Étude sur la côte et les dunes du Médoc/I

1re PARTIE. — LE LITTORAL ANCIEN.

I. HISTORIQUE SOMMAIRE DES TRANSFORMATIONS SUCCESSIVES

DU LITTORAL JUSQU’À L’ÉPOQUE DE LA FIXATION

DES DUNES.

Époque romaine.

Côte océanique. — C’est de l’occupation des Gaules par les Romains que datent les documents les plus anciens capables de nous renseigner sur les états antérieurs du littoral médocain et sur les transformations qu’il a subies avant d’être ce que nous le voyons aujourd’hui. Reportons nous donc à cette époque et suivons les modifications de la côte au cours des âges.

Il faut se représenter d’abord que la ligne des rivages maritimes de l’Aquitaine était autrefois fort sinueuse et située de plusieurs lieues à l’ouest de sa position actuelle. L’examen géologique de la région nous l’avait fait pressentir. Sur la rive gauche de la Gironde, le pays médulien se prolongeait en un plateau boisé appelé plus tard plateau de Grave (du bas latin grava, bois) et sur lequel nous verrons s’élever la Tour de Cordouan. Il formait l’extrémité de la presqu’île, vis-à-vis la pointe des Sanctons dénommée maintenant pointe de la Coubre ; et c’est là seulement que la Gironde avait son embouchure proprement dite.

Nous établirons, en effet, plus loin que Cordouan fut bâti sur un vaste plateau appartenant au continent et que l’océan, dans la suite, emporta tout ce terrain, ne laissant que le récif actuel comme un témoin de sa terrible puissance et de ses progrès effrayants. Disons, seulement qu’à la simple inspection de la carte, on doit estimer parfaitement rationnel de regarder Cordouan comme un ilot détaché jadis du continent et représentant le noyau de l’ancienne extrémité de la presqu'île médocaine. Ce rocher se trouve sur le prolongement de la courbe décrite par la côte du golfe de Gascogne depuis Arcachon et même Bayonne jusqu’à la pointe de la Négade. Il est situé au milieu d’un vaste platin qui s’enfonce en pente douce sous la mer et dont le périmètre seulement présente une brusque dénivellation qui le met en saillie et l'isole des autres fonds sous-marins. Entre ce récif et le rivage actuel se cachent sous les eaux plusieurs masses rocheuses telles que les rochers du banc des Olives et du banc du Gros Terrier, ceux situés en face des Cantines et ceux de St- Nicolas qui ne découvrent qu’aux basses mers d'équinoxe. Ces masses représentent l’ossature de l’ancien continent dont les rochers du nord-ouest, au delà de Cordouan, marquent le dernier prolongement. Toutes ces roches sont, nous venons de le voir, formées des mêmes calcaires tertiaires.

Il parait même établi qu’au temps des Romains, le golfe de Gascogne n'était pas aussi creusé qu’il l'est aujourd'hui, et que la ligne de ses rivages dessinait alors une moindre courbure.

Un peu au sud de l’extrême pointe médulienne se trouvait la ville romaine de Noviomagus. Écartons d'abord l’opinion erronée de certains auteurs qui voient Royan dans Noviomagus. Cette dernière ville étant chez les Bituriges ou Berruyers Vivisques, qui occupaient le Médoc, ne peut être Royan qui se trouve dans le pays des Sanctons (la Saintonge). Ptolémée d'Alexandrie, qui vivait vers l’an 150 après J.-C. (le seul ancien qui parle de Noviomagus), faisait de la géographie mathématique et déterminait la position astronomique de chaque lieu. Il dit à propos de l'Aquitaine : « sub his Bituriges Vivisci quorum civitates Noviomagus, Burdigala, » et donne la position de ces villes, mais admettant pour la construction de sa carte la méthode de projection d'Hipparque, il commet une erreur matérielle qui place les lieux trop à l'est, et Noviomagus se confond avec l'embouchure de la Gironde qui a même longitude et même latitude. Aussi Élie Vinet, après avoir refait le calcul, déclare que Noviomagus était en Médoc près du point occupé un peu plus tard par Soulac (Mezuret, N.-D. de la fin des terres, chap. prélim.).

Delurbe et le P. Labbé confondent cette ville avec Soulac. Des monnaies romaines trouvées à Soulac et les sépultures gallo-romaines des alentours de l'église semblent leur donner raison. Elles prouvent tout au moins qu'il y eut une station romaine importante à proximité.

Danville et Baurein la placent vers l'extrémité du Médoc sans préciser. Une notice historique, appartenant aux fonds bénédictins de St- Germain-des-Prés (Bibliothèque Nationale), écrite par un moine de Ste-Croix de Bordeaux lors de l'abandon de l'abbaye de Soulac, place Noviomagus près de Soulac en un point envahi par les sables et la mer.

Jouannet et le P. Monet prétendent que les ruines de Noviomagus sont visibles en mer entre Soulac et Cordouan. À ce propos il est de remarquer que la carte du Bas-Médoc de Blaw (1650) indique les Vestiges du cimetière de Fagion à 2 kilomètres au sud- ouest de Soulac, au bord de la mer, sur la plage même baignée par la haute mer. Qu’était-ce que Fagion ? Peut-être Noviomagus. La position de ces vestiges sur la carte de Blaw tend à prouver que la ruine et la disparition de ce Fagion sont l’œuvre des vagues de l'Océan. Or, tel a bien dû être le sort de Noviomagus. M. Goudineau place cette ville à 8 kilomètres O. N. O. de Soulac (long. 3°40’, lat. 45°30’), au bord du plateau de Lilhan, à l’extrémité d’un chenal qui unirait la Gironde à la mer.

Par contre MM. Léo Drouyn et Jullian estiment que les ruines romaines de Brion, au fond du marais de Vertheuil, sont les restes de Noviomagus. Ne sont-elles pas plutôt les vestiges de Métullium, chef- lieu des Meduli ? ou encore ceux du port de Condat ?

Bref, malgré l'incertitude qui règne sur cette question, il nous semble que Noviomagus doit être placée au bord de l‘Océan, en un lieu distinct de Soulac. En effet, c'était un emporium, une ville commerçante, un port fréquenté. À cette époque d‘ailleurs les transactions lointaines ne pouvaient s'effectuer que par mer. Or, Noviomagus avait été bâtie en un temps où, sur les côtes d'Aquitaine, alors accessibles et calmes, se faisait un grand négoce. Rien n'avait donc mis obstacle à son établissement au bord de l'Océan, sans doute au fond d'une petite anse, position qui avait dû tenter ses fondateurs. Plus tard des circonstances économiques, telles que le voisinage de Bordeaux ou l’ensablement de son port par des courants marins, précurseurs des cataclysmes de l’an 580, ruinèrent la jeune cité et la firent tomber dans l‘oubli, à peine florissante. Et ce n’est pas à sa place qu’a pu s'élever Soulac, car cette bourgade fondée dès le premier siècle par Ste Véronique aurait conservé quelque chose des édifices, du nom, on tout au moins du souvenir de la grande cité-mère, au lieu de débuter pauvre par quelques huttes de roseaux, comme l'indique son nom (Soulac du celtique soul, paille, chaume, et ac, en celtique article pluriel, ou lieu boisé en basque).

Au delà de Noviomagus la côte continuait vers le sud, suivant toujours un profil irrégulier. À peu de distance elle dessinait un premier golfe que représentent les profondeurs du lieu dit aujourd'hui le Gurp (de gurges, gouffre). Au fond de ce golfe, là où se trouve le rivage actuel, étaient les restes d‘une cité primitive, de l‘âge où l’homme ignorant les métaux, taillait le silex pour se faire des armes et des outils ; des traces s‘en montrent encore de nos jours aux patients chercheurs.

Plus loin, peut-être sur un cours d'eau aujourd'hui complètement perdu, s‘élevait la ville de Lavardin ou Labardon, précédée d‘un port. Les pêcheurs donnent encore ce nom au point de la côte actuelle (kilomètre 15, vers le Mât de la Pinasse), qui correspond à l‘emplacement de cette antique cité, et quelques-uns disent en avoir vu des ruines en mer a marée basse.

Un peu plus au sud, c’était l’embouchure d’une rivière assez importante qui déversait à la mer les eaux des landes voisines. L’obstruction de ce cours d’eau a formé plus tard les marais du Guâ et de la Perge qui ne dégorgent dans la Gironde qu’à cause de l’obstacle formé par les dunes. De plus en plus réduit avec le temps, ce n’est plus aujourd’hui qu’un ruisselet, qui sous le nom de Gaul, traverse la plage de Montalivet. Là encore, au bord de cette ancienne rivière, il y eut un établissement des hommes de l‘âge de la pierre. Depuis, les Romains s’étaient installés à proximité, comme le prouvent l’existence d’un castellum dans un bois situé au bord du marais de Mayan, et la découverte récente d’une statuette romaine sur la plage de Montalivet.

Non loin de là étaient le fleuve Anchise et le port du même nom. Le citoyen Fleury de la Teste écrit dans son mémoire (1800) : « Il exista autrefois des bassins tels, par exemple, que celui d’Arcachon, quoique peut-être moins étendus. Quelques-uns avaient des issues assez considérables pour la petite navigation. On en cite un dans la partie du nord, qu’on désigne sous le nom de port Anchise. » Les cartes des XVIe et XVIIe siècles marquent sur la côte du Médoc aux environs de Vendays et de Naujac cette rivière d’Anchise. Elles lui donnent un estuaire assez spacieux et placent, les unes à son embouchure, les autres plus en amont, la ville d’Anchise. Cette dernière figure dans différents portulans du XVIe siècle sous le nom de Balania, Ballanas, etc.

M. Goudineau voit dans la curieuse rivière du Deyre qui se perd dans les vases molles et marais de la Perge, l’ancien fleuve Anchise. Il lui donne comme embouchure le Gurp, et ajoute que sur ce cours d’eau se trouvait le port de Pélos, d’où l’on partait pour aller à Naujac et Magagnan, situés en amont.

Il est certain que le Deyre représente la partie supérieure du cours de l’Anchise. C’est le seul cours d’eau de la contrée dans lequel on puisse vraiment voir les vestiges d’une rivière jadis relativement considérable, subsistant encore au XVIIIe siècle. D’autre part, son aspect indique bien qu’avant les dunes elle devait avoir une réelle importance. L’étymologie de Naujac (ou Naviac, comme on l’écrivait autrefois, de navis, navire), vient encore à l’appui de notre thèse et établit qu’il se faisait là une navigation assez importante pour que cette localité, qui est située sur le Deyre, en tirât son nom.

Mais nous n’admettons pas l’embouchure du Gurp assignée par le savant auteur de la Navigabilité de la Gironde. Ce serait faire remonter le fleuve beaucoup trop au nord et infléchir à l’excès sa direction naturelle, surtout si l’on tient compte qu’autrefois la mer était bien loin de la rive actuelle. Du reste, où trouve-t-on au Gurp trace d’un cours d’eau ? Où en a-t-on jamais vu ? Ce n’est certainement pas dans la falaise de marne grise et d’alios dur qui se continue à un niveau de plus de 2m au-dessus de la ligne de haute mer sans autres interruptions que d’étroites fentes où suintent des filets d’eau insignifiants. Il ne peut vraiment y avoir au Gurp que le fond d’un ancien golfe, d’une ancienne baie, l’anse d’Anglemar. C’est moins loin qu’il faut chercher le cours inférieur du Deyre ou Anchise. Il y a tout au sud de la grande lède de Montalivet un ancien chenal appelé charrin des Frayres ou Courège qui, prenant son origine vers la lède du Mourey, aboutit à la mer par une forte brèche taillée dans la dune littorale au point kilométrique 20, 500, Aujourd’hui ce canal est presque effacé partout, sauf à la côte où la dépression du terrain et l’herbe poussée drue le distinguent bien nettement. À cet endroit de la plage, sous le sable, on peut voir d’abondants dépôts de limons fluviaux. Des eaux y suintent encore. En 1888, il en coulait dans le canal lui-même. En 1847, le débit des eaux provenant des marais et des landes sis au delà des dunes y était abondant et l’on y pêchait force anguilles.

Il devient évident pour qui se rend sur les lieux que ce charrin des Frayres est la continuation du Deyre et représente avec lui l’ancien Anchise. La direction générale nord-ouest est bien la même pour le charrin et pour le Deyre. Or c’est précisément celle de tous les cours d’eau tributaires de la Mer de France (Adour et affluents, Leyre, Garonne, Seudre, Charente, Vendée, Loire), direction qui est du reste le résultat d’influences cosmiques.

Enfin, le hasard nous a fait découvrir la preuve de ce que nous avançons dans un guide de la navigation sur les côtes de France et de quelques autres pays : Le petit flambeau de la mer, composé en 1770 par le sieur Bougard, lieutenant sur les vaisseaux du Roi. Dans un alinéa intitulé : « Côte d’Arcasson et petite rivière d’Anchise », il est dit qu’entre l’embouchure de la Gironde et le hâvre d’Arcachon il y a 16 lieues de côte unie, basse et sablonneuse ; qu’à moitié chemin est la petite rivière d’Anchise où seuls peuvent pénétrer les petits navires, encore l’entrée en est-elle difficile et il n’y va personne ; que cette rivière assèche à marée basse et que la mer y est pleine à 3 heures les jours de la nouvelle et de la pleine lune.

Outre que cette description concorde parfaitement avec la configuration et l’état des lieux, la position indiquée pour la rivière d’Anchise à mi-chemin de la Pointe de Grave au bassin d’Arcachon, soit 8 lieues de la Pointe, correspond parfaitement à celle de notre charrin des Frayres. (Dans le calcul il faut tenir compte que, depuis 1770, le cap Ferret s’est bien allongé vers le sud et la Pointe de Grave considérablement raccourcie.)

Venant donc de Magagnan et Naujac, le petit fleuve Anchise traversait la lède du Mourey, passait en un point situé actuellement entre les dunes du Mourey et de Lesplingade, puis suivait le cours du charrin des Frayres. À en juger par le Deyre, dont actuellement la largeur est environ l0m et la profondeur 1m50 à 2m50 en moyenne, l’Anchise n’avait de l’importance que vers la fin de son cours, surtout à son embouchure. Nous verrons qu’au début du XVIIIe siècle, celle-ci était encore signalée comme un hâvre profond. Anchise, Pélos même, ne devaient guère être plus considérables que les petits ports des esteys de la Gironde. Mais il est vraisemblable qu’à l’époque romaine, l’estuaire de l’Anchise avait de l’ampleur et que son port était assez fréquenté.

Descendant toujours au sud, la côte se continuait assez irrégulière, sillonnée par quelques chenaux marécageux déversant les eaux des landes comme celui sur l’emplacement duquel est bâtie la maison forestière de St-Nicolas, et dont on reconnaît l’ancien lit aux dépôts tourbeux et marécageux qu’ils ont laissés sur le sol primitif au-dessous du sable des dunes.

Puis c’était la vaste échancrure du golfe de Louvergne devenu l’étang d’Hourtin actuel. Ce dernier est, en effet, un ancien golfe dont les sables ont obstrué l’entrée et qui s’est augmenté de tous les apports d’eau des landes voisines. Bien des faits l’indiquent, beaucoup d’autres le démontrent.

C’est d’abord la tradition locale qui a gardé le souvenir d’un canal faisant jadis communiquer l’étang avec la mer. Les pécheurs montrent encore au pied des dunes, près de la Pointe blanque et de la lède de Balbise un endroit de l’étang plus profond que partout ailleurs et qu’ils disent avoir été l’embouchure du boucaut aujourd’hui disparu. Et de fait si l’on examine le relief de cette région des dunes, on voit qu’il existe, orientée sud-est nord-ouest, une dépression, sorte de couloir qui n’est guère interrompu que par une petite dune basse et sans importance. Ce couloir relie Balbise à la mer, coupant brusquement les trois grandes chaînes de dunes qui règnent parallèles à la côte dans les massifs d’Hourtin et de Carcans. Sa moitié sud-est est appelée escours de Balbise (forêt d’Hourtin, 2e série, divisions IX et X). C’est le dernier vestige de l’ancien boucaut. Le nom de Balbise paraît avoir comme étymologie le grec Balbis (idos) qui signifie : entrée, commencement. C’était bien là, en effet, l’une des deux entrées du chenal.

Celui-ci est d’ailleurs indiqué sur une carte marine de Blaw, dont la date est d’environ 1650, par les mots suivants : Ancien boucaut par ou s’écouloit les eaux de ces Etangs, mis en regard de la lède dite de Balbise, près de la pointe blanque que la dite carte dénomme : pointe de Babila. Cette même carte porte à l’entrée du canal de Lupian, rive est de l’étang, ces mots : Ancien port et mentionne qu’il y eut là une ville nommée Louvergne. Il paraît certain, en effet, qu’il y a eu au sud de l’entrée de ce canal une ville assez considérable, port fréquenté par le commerce et pouvant dater de la plus haute antiquité. Les pêcheurs dans ces parages trouvent des poteries, des silex, des décombres, divers objets dont la présence ne peut s’expliquer que dans l’hypothèse d’un port autrefois en communication avec la mer, cité perdue depuis par l’accumulation des eaux dans le golfe d’Hourtin devenu lagune fermée. L’inventaire de la terre de Lesparre, dressé en 1585, dit au sujet de cette partie de l’étang : « Auquel lieu les anciens disent y avoir eu une ville appelée Luserne. »

L’ancien village de Ste-Hélène dont les traces sont au sud de Lupian, était bâti en pierres de Nantes. La vieille cure d’Hourtin et le moulin qui en dépendait ont même été construits avec des matériaux tirés de là et consistant en des moellons, des pierres de tailles, voire des sarcophages faits de cette pierre de Nantes. Or cette pierre n’a pu être apportée de Bretagne que par mer, vu que la région dont il s’agit était totalement privée de chemins praticables, de transports possibles par terre, jusqu’au milieu de notre siècle. Il a donc bien fallu autrefois un port et une communication avec l’océan.

Lorsqu’on a construit le pont sur lequel la voie ferrée de Lesparre à Lacanau traverse le canal de Lupian, les fouilles ont fait découvrir dans le sol de nombreux coquillages marins, pareils à ceux qu’on, trouve aujourd’hui sur les rives de l’océan. Preuve certaine que la mer récemment encore arrivait jusque là.

Enfin, on peut observer que le sol primitif de la lande, alios ou autre, qui affleure sur toute la côte au pied de la dune littorale, au niveau de la haute mer, depuis Soulac jusqu’à la hauteur du Flamand, kilomètre 33, cesse d’apparaître au sud de ce point et s’enfonce alors de plus en plus. En face des Genêts, kilomètre 36, il est à 3m au-dessous du niveau de la mer. Ce n’est que parfois, lors des malines[1], qu’il découvre. Plus au sud on n’a jamais vu autre chose que du sable aux plus grandes profondeurs. Le milieu de l’étang n’est donc séparé de la mer que par des sables rejetés par elle et par conséquent elle y pénétrait autrefois largement.

Du reste, comme l’établissent les profils donnés par M. Chambrelent dans son ouvrage les Landes de Gascogne, le fond, dans le milieu de l’étang, est notablement au-dessous du niveau moyen de la mer. (La surface de l’étang est élevée de 15m au-dessus de ce niveau).

Il est encore un fait qui montre quelle différence de structure existe entre ta côte de Soulac aux Genêts et la cote en face l’étang d’Hourtin. Ce £ait fournit en même temps une autre preuve de la réalité de l’ancien golfe. C’est que les plages du nord sont étroites et très déclives (90 mètres environ entre les limites de haute et basse mer), et que les plages situées en face de l’étang sont larges (130m) et d’inclinaison très douce. Cette différence s’explique : pour les plages du nord par l’érosion marine qui a rongé la côte en falaise, pour les plages d’Hourtin et Carcans par l’accumulation des sables qui ont fermé le golfe au moyen d’un barrage dont la hauteur nécessite une base très large et à talus peu déclives. (Soulac fait exception et, quoique situé au nord de l’ancien golfe sur une côte jadis corrodée, présente une plage large et en pente douce. Ce fait est dû à un. atterrissement sableux de formation accidentelle dont nous parlerons plus loin.)

Au delà encore du golfe de Louvergne sur les limites du Médoc, était un autre bras de mer, mais plus étroit que le précédent, origine de l’étang actuel de Lacanau, ce dernier s’étant formé absolument comme celui d’Hourtin.

Côte fluviale. — Voyons maintenant du côté de la Gironde. Il a été dit qu’aux temps préhistoriques l’estuaire embrassait presque tout le Médoc. Après l’époque quaternaire, les eaux du fleuve ayant diminué avaient découvert les vases déposées et l’estuaire était devenu comme un delta marécageux formé d’îles séparées entre elles par des bras de la Gironde, sortes de grands chenaux en voie eux aussi de réduction et d’envasement. Ce delta, qui s’avançait à l’ouest beaucoup au delà de la rive actuelle et plongeait en pente douce dans la mer, fut alors habité par l’homme.

« Sous le sable de la plage, » dit un rapport rédigé en 1865 par l’Ingénieur de la Pointe de Grave, « on trouve sur beaucoup de points de la côte un plateau d’argile, identique avec celle qui forme les marais salants actuels de la Gironde, et qui a sa surface tantôt sillonnée de fossés analogues à ceux des marais salants, et tantôt couverte de troncs de saules et d’autres essences marécageuses. Enfin, nous avons vu enlever par la mer, dans l’anse des Huttes, une couche d’argile de plus de 80 centimètres d’épaisseur, sur laquelle on distinguait quelques fosses et de nombreux troncs de saules. Sur la nouvelle couche d’argile qui fut mise à nu apparaissaient deux abreuvoirs circulaires, formés chacun par un trou, ayant des parois revêtues de piquets verticaux dépouillés de leur écorce, reliés entre eux par des clayons horizontaux entrelacés avec la plus grande régularité. Non loin de ces abreuvoirs étaient des empreintes assez profondes de pieds de bœufs et d’hommes non chaussés, des moellons épars, quelques débris de briques, et de nombreuses écailles d’huîtres. De pareils vestiges démontrent bien que la plage actuelle de l’Océan est formée par les anciens marais qui bordaient la Gironde ; et du dernier fait, il ressort même que ces marais après avoir été utilisés une première fois ont été envahis par les eaux de la Gironde qui y ont déposé une nouvelle couche de vase de 80 centimètres. Il est utile d’ajouter que le vaste estuaire qui composait d’après cet aperçu l’entrée de la Gironde, était parsemé d’îles que l’examen géologique de la contrée permet de limiter. Ces îles ont été soudées par des dépôts de vase qui ont constitué les marais. Le dessablement de la plage qui a eu lieu pendant le mois de janvier 1865, a permis de constater dans le sous-sol, près de Soulac, une partie qui devait constituer une île, parce qu’elle était plus élevée que les parties environnantes, et qu’elle était exempte de vases. »

À l’époque historique encore, l’embouchure du fleuve était plus vaste qu’elle ne l’est actuellement et semée d’îles que les vases accumulées ont définitivement soudées entre elles. L’estuaire s’élargissait beaucoup et continuellement jusqu’à la mer, au lieu de présenter le brusque rétrécissement d’aujourd’hui. Pomponius Méla, qui vivait au 1er siècle de l’ère chrétienne, écrit: « 11. Garumna ex Pyrenæo monte delapsus, (…) at ubi obvius Oceani exæstuantis accessibus, adauctus est ; iisdemque retro remeantibus, suas illiusque aquas agit, aliquantum plenior et quanto magis procedit, eo latior fit ; ad postremum magni freti similis nec majora tantum navigia tolerat, … » (De situ orbis, lib. III, 11.) — « La Garonne descendant des monts Pyrénées,… dès qu’elle rencontre les flots écumants de la marée montante, elle grossit et s’en accroît ; lorsque ces flots redescendent, elle pousse ses eaux avec eux et plus elle s’avance, plus large devient son lit ; en dernier lieu pareille à un bras de mer, non seulement elle porte de grands navires, mais… » Description de la terre, livre III, 11, édition d’Élie Vinet, 1582).

Selon l’opinion de M. Goudineau, confirmée d’ailleurs par l’étude de la constitution du terrain comme par le texte précédent, la pointe de Grave n’existait pas autrefois. Elle a été formée uniquement de sable et de gravier apportés par les courants marins. Auparavant ce sont les massifs de St-Nicolas et de Cordouan qui marquaient la rive gauche du fleuve dont l’embouchure proprement dite était par suite bien au nord-ouest de sa position actuelle.

À l’époque romaine la première île qu’on rencontrait en remontant la Gironde était l’île d’Antros, sans doute celle à laquelle fait allusion la fin du rapport précédemment cité. Antros vient du celtique et signifie sauteuse. Pomponius Méla, le seul géographe latin qui en parle, écrit à la suite du passage cité tout à l’heure, ces lignes obscures dont on ne peut donner une traduction satisfaisante : « 12. In eo (Garumna) est insula Antros nomine: quam pendere, et attoli aquis increscentibus ideo incolæ existimant: quia quum videatur editior aquis objacet: ubi se fluctus implevit, illam operit ; nec, ut prius, tanquam ambit: et quod ea quibus ante ripæ, collesque ne cernerentur obstiterant, tunc velut ex loco superiore prospicua sunt. » (De situ orbis, lib. III, 12.) — « Il existe dans le lit de ce fleuve une île appelée Antros. Dans l’opinion des habitants elle est suspendue sur les eaux qui la soulèvent dès qu’elles grandissent, car lorsqu’elle paraît élevée elle domine les eaux, mais dès que le fleuve grossit, il la recouvre et ne l’entoure plus comme auparavant, et alors les choses qui précédemment cachaient la vue des rives et des collines sont vues comme d’un lieu plus élevé. » (Même édition).

Les géographes modernes ont contesté l’existence d’Antros ; en tout cas on n’est pas fixé sur sa position et sa configuration exactes.

Certains estiment que l’île d’Antros n’était autre que le massif de Cordouan. D’après M. Goudineau, elle renfermait la paroisse de St-Nicolas de Grave avec l’église, la tour et les maisons de Cordouan et formait un large plateau séparé du continent par un chenal dit de Soulac, reliant le fleuve à la mer et passant à l’endroit où est bâti aujourd’hui le hameau des Huttes. Ce n’était d’ailleurs pas une île proprement dite, puisque ce chenal étroit seul l’isolait de la terre ferme ; mais à cause des plages étendues et des vastes marais qui la bornaient, les unes du côté de l’océan, les autres du côté du fleuve, et en raison de l’amplitude océanique (qui est là de 5m) on pouvait croire à une île flottante, et c’est ce qui explique ce nom d’Antros et le passage cité de Pomponius Méla. Il en était d’elle comme des îles de Jau, Grayan, St-Vivien, etc., qui émergeaient au-dessus des marécages du Bas-Médoc.

D’Anville, dans sa Notice de la Gaule place aussi Antros à la pointe du Bas-Médoc, où elle était séparée du continent par le chenal de Soulac, lequel se serait obstrué depuis du côté de la mer, ce qui aurait relié l’île au continent, ainsi que cela s’est fait pour les îles de Jau, Grayan, Macau.

L’abbé Baurein conteste que Cordouan ait été bâti sur l’île d’Antros. Les géographes « qui pour l’ordinaire se copient les uns les autres », remarque-t-il avec justesse et non sans malice, l’affirment gratuitement sans le démontrer, notamment Delurbe, qui le premier l’a avancé et sans preuves ; puisqu’il est établi que c’est la mer qui plus tard a séparé Cordouan du continent, ce ne pouvait être auparavant une île. L’observation mérite d’être retenue et nous croyons avec Baurein qu’Antros et Cordouan étaient distincts. Il est beau- coup plus logique, d’après la description de Pomponius Méla, de placer Antros à l’est de Cordouan, au bord de la Gironde, dans une position analogue à celle des îles similaires de Jau et de Macau, et de laisser le continent se prolonger sans solution de continuité à l’ouest d’Antros pour former le plateau de Cordouan, d’autant plus que Pomponius ne dit pas qu’Antros était à l’embouchure du fleuve, mais bien dans le fleuve même, in eo. Il ne peut donc y avoir de doute.

Quant au chenal de Soulac, son existence ne nous paraît nullement démontrée. Si ce chenal eût existé vraiment, il est plus probable que la mer, au lieu de le combler, l’eût élargi et approfondi, comme ça a toujours été la tendance des courants marins frappant dans l’anse des Huttes. Dans ce cas-là on n’aurait pas dit non plus que Cordouan eût appartenu autrefois au continent, ou du moins l’on aurait mentionné l’existence du chenal.

D’ailleurs, si l’on examine la constitution de la presqu’île médocaine, on voit que du côté de l’océan elle était formée par un terrain uniforme et solide, coupé de cours d’eau en voie d’affaissement et d’érosion par la mer ; du côté de la Gironde, où des alluvions fluviales constituent le sol, par les rives du fleuve et des îles posées au milieu de hauts fonds en voie d’exhaussement et de colmatage. On est en droit de conclure par analogie qu’à l’extrême pointe, cette structure se continuait. On avait donc à l’époque romaine, d’un côté un même plateau supportant remplacement du futur Cordouan et Noviomagus sans solution de continuité et destiné à disparaître; de l’autre, les bords vaseux du fleuve destinés à devenir terre ferme, avec l’île d’Antros, séparée du continent par un chenal qui a pu être confondu avec celui dit de Soulac.

Enfin Baurein écrit au sujet de Soulac ; « Les anciens habitants de cette paroisse prétendaient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette église, formaient une vaste et fertile plaine, d’un terrain inégal et môle de monticules, de pays plats et de quelques marais. » Cette description contredit selon nous l’hypothèse du chenal de Soulac. La vaste plaine ne comporte pas l’idée d’un chenal unissant le fleuve à la mer, chenal que d’ailleurs on n’aurait pas manqué de mentionner.

Une carte de la Direction de Bordeaux (fermes royales) dressée en 1742 par Nolin, porte un petit hameau du nom d’Andernoz, à la pointe du Verdon, Est-ce une erreur ou un vestige d’Antros?

Après l’île d’Antros, ta rive fluviale se perdait dans de petits golfes et des marais ramifiés jusque dans l’intérieur des terres (Vensac, Queyrac, Lesparre) et au milieu desquels émergeaient quelques (les ou plateaux, notamment celles où devaient se bâtir plus tard Talais, Grayan, St-Vivien, et surtout l’ile de Jupiter, insula Jovis, devenue île de Je ou de Jau, qui renfermait sans doute un temple dédié au maître de l’Olympe. Au delà c’étaient les bastions barbares de Balirac ou Valeyrac (du celtique balir, fortification). Enfin une petite dérivation naturelle du fleuve, au lieu dit aujourd’hui Reysson, venait baigner le port de Condat et la villa Lucaniaca (Lugagnac), chantés par Ausone. De cette baie il reste comme souvenirs le village de Boyentran ou mieux Bayentran (de baie), comme l’écrivent Baurein et les anciens géographes, et le pont de la Calupeyre (de calupe chaloupe) situé sur la route de St-Corbian. Cette dérivation, devenue le marais de Vertheuil, fut desséchée au milieu du XVIIIe siècle. En somme, à l’époque romaine la partie orientale du Bas-Médoc n’était guère qu’une vaste nappe marécageuse toujours inondée, du milieu de laquelle surgissaient quelques îles et plateaux et qui, dans le cours des siècles, s’était transformée en palus, prairies et polders, sillonnés de canaux et de fossés, que nous voyons aujourd’hui.

Intérieur du pays. — Dans l’intérieur du pays, de Noviomagus jusqu’au sud, la majeure partie du territoire était occupée par une vaste forêt de chênes et de pins maritimes, sombre et vénérable massif, dans lequel le druidisme gaulois se réfugiait chassé des villes par le paganisme romain. De tout temps la Gascogne avait été boisée, comme du reste la majeure partie de la Gaule et même de l’Europe préhistorique. Le saltus Vasconiæ est mentionné par Strabon, Pline, Varron, et bien d’autres. Les noms de Bouscat (boscus), Bois-Majou (boscus major), la Barthe (bartha bois défensable en celtique), etc., témoignent de l’existence d’anciennes forêts. De la pointe de Grave (grava, bois en bas latin) au cap des Boïens (Teste de Buch), une vaste forêt s’étendait. Pourquoi ces forêts n’étaient-elles pas détruites par les habitants? Sans doute parce que ceux-ci avaient des besoins modérés et que la récolte de la résine demandait la conservation des arbres.

Une voie romaine, la Lébade allait de Bordeaux dans le Bas-Médoc, sans doute à Noviomagus par Louen, Moulis, St-Laurent, Lesparre. Elle servit de route jusqu’à ce qu’au XVIIIe siècle M. de Tourny en eût construit de nouvelles.

Commerce. — À l’époque romaine, la vie était concentrée sur les rives fluviale et océanique du pays, exception faite des environs immédiats de Lesparre, où devait être l’antique Metullium (soit à Brion, soit au lieu dit Rouman). Alors que le pays intérieur était occupé par la forêt dite de Lesparre et par d’autres bois et landes absolument sauvages et quasi déserts, une grande animation régnait sur les côtes et particulièrement près de la pointe où était l’emporium de Noviomagus. Là se traitaient une grande quantité d’affaires portant sur les productions de la Gaule et des pays voisins ; poissons du golfe Tarbellique, résines et miel des Landes, jambons des Cantabres, fromages du Béarn et du Bigorre, tissus et poteries du Quercy, draps de la Novempopulanie, marchandises de l’Angleterre, et sur les importations des pays étrangers : Phénicie, Grèce, Italie, Afrique. Les unes étaient embarquées pour Rome et les grandes villes de l’empire, les autres en arrivaient pour se distribuer dans les provinces lointaines. Les trirèmes et les galères les transportaient et, dans le port, s’entre-croisaient les liburnes à la blanche voile surmontée d’une longue flamme rouge.

Depuis longtemps déjà, des relations s’étaient établies entre l’Aquitaine et la Phénicie et la Grèce. M. Thoulet (Le Bassin d’Arcachon) rapporte qu’entre l’an 1200 et l’an 550 avant J.-C., les Pélasges Doriens eurent un grand mouvement d’expansion sur l’Asie-Mineure, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, symbolisé dans la Méditerranée par les voyages d’Hercule. Suivant une légende, une flotille de Doriens Crétois se serait aventurée au delà des colonnes d’Hercule, jusque dans le golfe de Gascogne. Assaillie par une tempête elle se serait réfugiée dans le bassin d’Arcachon (d’où son nom: ἀρϰεσις, secours). Les Crétois se seraient installés là, puis répandus aux alentours ; ce qui expliquerait l’origine grecque des noms de plusieurs localités (Arès, de Άρης, Mars — Balanos, de ϐάλανος, gland, chêne — Pissos, de πίσος, pois — Gujan, de γυίη, guéret, etc.)

Le passage suivant d’Ammien Marcellin établit qu’au moment de la conquête de la Gaule par César, le commerce et les relations des peuples d’Aquitaine avec le Midi et l’Orient étaient tels qu’ils avaient amolli leurs mœurs et que ces peuples n’opposèrent aucune résistance aux légions romaines :

« Aquitani ad quorum littora ut proxima placidaque merces adventitiæ convehuntur moribus ad molitiem lapsis in ditione venere Ramanorum : » Le présent convehuntur montre aussi que ce commerce continuait encore au IVe siècle, pendant lequel vivait Ammien Marcellin.



IVe siècle.


À cette même époque, le poète bordelais Ausone, nous fournit, dans ses Ve, VIe et VIIe épîtres à son ami Théon, de précieux renseignements sur le Médoc de ce temps-là. Il écrit :

Quid geris extremis positus telluris ni oris,
Cultor arenarum vates ? Cui littus arandum,
Oceani finem juxta, solemque cadentem,
Vilis arundineis cohibet quem pergola tectis ;
El tingit piceo lacrymosa colonica fumo.
(…)
Quand tamen exerces Medulomni in littore vitam ?
Mercatusne agitas ? leviore nomisniate captans
Insanis quod mox pretiis gravis auctio vendat,
Albentis sevi globulos, et pinguia ceræ
Pondera, Naryciamque picem, scissamque papyrum,
Fumantesque olidum paganica lumina tædas.
An majora gerens, tota regione vagantes
Persequeris fures ? qui te, postrema timentes,
In partem prædamque vocent ? Tu mitis, et osor
Sanguinis humani, condonas crimina nummis :
(…)
An cum fratre vagos dumeta per avia cervos
Circumdas maculis, et multæ indagine pinnæ ?
Aut spumantis apri cursum clamoribus urges,
Subsidisque fero ?
(…)
An quia venatus ob tenta pericula vitas,
Piscandi traheris studio ?
(…) Domus omnis abundat

Littoreis dives spoliis. Referuntur ab unda
Carroco, letalisque trygon, mollesque platessæ,
Urentes thynni, et male tecti spina elegati,
Nec duraturi post bina trihoria corni. » (Epist. v).

« Que fais-tu aux bords extrêmes de la terre, poète cultivateur de sables ? Le rivage que tu laboures touche aux confins de l’Océan et au soleil couchant. Une vile cabane aux toits de roseaux t’abrite et ta chaumière est imprégnée d’une fumée de poix qui fait pleurer…

» Quelle vie mènes-tu donc sur le rivage des Méduliens ? Fais-tu le commerce ? recherchant à bon compte ce qu’une hausse énorme te fera vendre à des prix fous : des mottes de suif blanc, de lourds pains de cire, et la poix de Néricie, et le papyrus en feuilles, et les torches résineuses à la fumée puante, flambeaux du paysan. Ou bien, t’occupant d’affaires plus importantes, poursuis-tu les voleurs errant par tout le pays ? Coquins qui, redoutant le dernier supplice, t’appellent peut-être, pour partager leur butin et leurs expéditions ? Toi, doux et répugnant au sang humain, tu remets les crimes pour de l’argent…

» Ou bien, avec ton frère, enveloppes-tu dans des filets et de longs réseaux emplumés les cerfs errants parmi les halliers fourrés ? Ou presses-tu de tes clameurs la course du sanglier écumant et tends-tu des embûches à la bête sauvage ?

» Ou plutôt, évitant les grands périls de la chasse, t’abandonnes-tu à la passion de la pêche ? Toute ta maison regorge enrichie des dépouilles des plages. On t’apporte, sortant de l’onde, et le turbot, et la pastenague meurtrière, et la sole délicate, et le thon échauffant, et l’élacat mal défendu par son épine et la sciène qui ne peut se conserver après deux fois trois heures. » (Épître v).

Et ailleurs :

Scirpea Domnotonis tanti est habitatio vati ?
Pauliacus tanti non mihi villa foret.

Unus a Domnotoni te littore perferet sestus
Condatem ad portum, si modo deproperes… » (Épist. vi).

« La chaumière de Domnoton est-elle donc si chère au poète ? La villa de Pauillac ne me tiendrait pas tant au cœur Une seule marée te portera de la rive de Domnoton au port de Condat, pourvu que tu te hâtes » (Épitre vi).

Et encore :

Ostrea baïanis certantia quae Medulorum
Dulcibus in stagnis reflui maris æstus opimat
Accepi, dilecte Theon, numerabile munus. (Épist. vii).

« Ces huîtres, rivales de celles de Baïes, que dans les étangs doux des Méduliens le flot de la marée engraisse, je les ai reçues, cher Théon ; c’est un magnifique présent. » (Épître vii).

De ces textes il ressort que l'extrémité de la presqu’île médulienne, déjà appelée fin des terres (extremis telluris in oris) était un terrain sablonneux, mais néanmoins cultivé, et que les dunes n'existaient pas encore. C’était en somme le sol des landes tel qu’il est de nos jours se continuant sans obstacle jusqu’à l’océan. Strabon a d’ailleurs écrit : « Aquitaniæ solum, quod est ad latus oceani, majore sui parte arenosum et tenue… » Le saltus Vasconiæ s’étendait jusque dans cette extrémité de la presqu’île et donnait abri à des cerfs et à des sangliers qu’on y chassait. Bans les marais d’eau saumâtre de l’estuaire girondin on élevait des huîtres exquises aujourd’hui disparues. Sur la côte on pêchait le turbot (carroco), la pastenague (trygon), les molles platusses ou soles (platessæ), le thon (thynni), la gate ou élacat (elegati), le perlon ou sciène (corni), etc.

L’étymologie de Domnoton, résidence de Théon, serait fournie par les mots celtiques : dom, habitation et not, port, habitation près d’un port ou dans un port. Baurein réfute sans peine l’opinion de ceux qui placent Domnoton à Donissan. Le seul port vraiment commerçant du pays devait être alors Noviomagus et Domnoton en était un faubourg, une annexe, ou s’en trouvait tout proche. Ou bien, si Noviomagus avait déjà disparu, Domnoton était alors port lui-même et c’est dans cette bourgade que se faisait le négoce sur les suifs, les cires, les poix, le papyrus, dont parle Ausone, En tout cas Domnoton était bien à l’extrémité du Bas-Médoc, peut-être à la place occupée aujourd’hui par Soulac. Le port de Condat, où une seule marée vous amenait de Domnoton, se trouvait dans une baie devenue aujourd’hui les marais de Vertheuil, non loin de la villa Pauliaca (Pauillac) où Ausone venait en villégiature.

Notons que les suifs, les cires, les bois résineux (tædas) devaient être des productions locales, que par suite les Médocains élevaient les animaux et possédaient les forêts aptes à les produire ; que dans ces forêts on gemmait les pins et on distillait la résine. Le papyrus était par contre évidemment marchandise d’importation égyptienne et la poix de Nérycie (pays de la Grande Grèce, Italie méridionale, province du Bruttium), d’importation italienne, ce qui est une preuve de plus des antiques relations de la Gascogne avec l’Orient et les régions méditerranéennes.

Nous ne croyons pas que la forme interrogative des phrases d’Ausone dans sa 5e épître, permette d’affirmer, comme l’ont fait généralement les commentateurs modernes, que Théon exerçait des fonctions de prévôt et de chef de police et était en même temps commerçant, chasseur, pêcheur, etc. On est seulement en droit de conclure que ces fonctions existaient en Médoc, ainsi que les objets de commerce et les animaux cités par le poète.

D’après le texte, il s’y trouvait aussi dès cette époque de ces vagabonds de côtes, épaveurs et bandits, qu’on appelait encore vagans (vagantes) au XVIIIe siècle.

Remarquons enfin qu’on nomme toujours tædas, dans la lande, les éclats de bois résineux qu’on utilise comme luminaire, et bien des chaumières s’éclairent encore de nos jours comme du temps d’Ausone.

À l’époque que nous considérons, une révolution religieuse s’accomplissait. Le christianisme était prêché un peu partout et la pointe Médulienne renfermait un de ses premiers foyers. Après la mort du Christ, une faible barque avait abordé aux environs de Noviomagus ; il en était descendu deux hommes et une femme nommés : Martial, Amadour et Véronique. Cette dernière s’était établie vers l’extrémité de la presqu’île et y avait bâti, au bord de la Gironde, un modeste oratoire en l’honneur de la Vierge. Autour de cet oratoire s’étaient groupés peu à peu des chaumières qui formaient le village de Soulac, Vers le même temps. St-Pierre ayant été martyrisé à Rome, Amadour avait bâti en l’honneur du chef des Apôtres, une église appelée dans les vieux titres : Sanctus Petrus in ligno, ce qui dans l’idiome local est devenu : Saint-Pierre de Lignan ou de Lihnan puis de Lilhan ou Lillan (l’h précédé ou suivi d’un n se prononçant en gascon comme g). Son ancienneté lui a valu d’avoir toujours le premier rang parmi les paroisses de l’archiprêtré de Lesparre. Elle se trouvait à 6 km environ au sud de Soulac, dans la grande lède du nom, à peu près sur le passage du chemin actuel de Soulac à Grayan, ou fort peu à l’ouest, en tout cas loin de la mer qui n’a pu l’ensevelir. En effet, on lit dans un pouillé de 1648 : « Ecclesia (Lilhan) est deserta et cooperta aquis. » Si c’eût été l’océan qui eût englouti cette église, on n’aurait pas dit qu’elle était déserte, on aurait simplement mentionné sa disparition. Les mots deserta et cooperta aquis ne peuvent s’expliquer que par l’envahissement des sables et des eaux douces qu’ils poussaient devant eux. Après avoir couvert Lilhan, ces eaux et ces sables l’ont dépassé et laissé derrière.

La carte de Blaw porte ces mois : Paroisse de Lilhan qui a été couverte des sables un peu à l’ouest du chemin de Grayan à Soulac.

En 412 eut lieu l’invasion des Vandales. Les Visigoths leur succédèrent (418-507), puis les Francs.



VIe Siècle.


Il est constant qu’à la fin du VIe siècle, l’Aquitaine fut ravagée par d’effrayants cataclysmes. L’historien Aimoin (950-1008), dans son ouvrage de Gestis Francorum (lib. m, cap, xxxii), raconte ainsi un de ces phénomènes qui affecta en l’an 580 la Gaule et surtout le bassin pyrénéen ; « Tunc quoque fulgur per cœlum cucurrisse visum est ; sonitusque tanquem ruentium arborum per totam pene terram auditus… Burdigalensis civitas terræ mutu concussa est… et de Pyrenæis montibus immensi lapides sunt evulsi ; quibus immensa pecudum hominumque multitudo percussa interiit… Ventus auster tam violens fuit ut sylvas prosterneret domos et sepes cerneret hominesque usque ad internecionem volutaret… »

Les historiens de la Gaule signalent un débordement de la Garonne en 580. D’après Grégoire de Tours, il y eut cette année-là un tremblement de terre et huit inondations ensuite de 580 à 592. La Chronique bordeloise signale en 574 un tremblement de terre qui est vraisemblablement celui de 580.

La tradition locale, dans le Médoc, garde le souvenir du déluge de l’an 600. Ermoaldus Niger, chroniqueur carolingien, le place entre le VIIe et le IXe siècles. La date de 580 paraît, somme toute, la plus plausible.

Ces convulsions cosmiques provoquèrent un grand changement dans le pays. Les rives océaniques, battues par les courants nouveaux, devinrent inabordables et dangereuses de calmes et accessibles qu’elles étaient ; l’océan les corroda et y rejeta des sables ; les estuaires et embouchures des cours d’eau s’obstruèrent ; l’entrée des golfes se rétrécit, les ports maritimes se perdirent. Les marais et les étangs littoraux allaient s’ébaucher bientôt, grâce aux dunes en création. C’est en effet de cette époque qu’on doit faire dater, nous le verrons, les variations des côtes et la formation des dunes.

Le rivage maritime de Gascogne, devenu inhospitalier, fut abandonné par le commerce. Celui-ci se reporta sur, le fleuve. Un port se creusa à Soulac remplaçant Noviomagus perdue. Car cette cité disparut sans nul doute en ce temps-là, emportée par les cataclysmes de l’an 5S0. « Noviomagus, dit Baurein, trop voisin de la mer et situé sur la côte occidentale du Médoc, éprouva la rigueur des flots. C’est ce qu’on peut penser de plus vraisemblable sur le sort de cette ancienne ville, s Sa destruction eut-elle lieu tout d’un coup par l’effet de quelque formidable tempête, ou bien la ruine vint-elle petit à petit, amenée par les progrès de la mer sur le continent ? Il est impossible de le préciser. Cette disparition dut être précédée d’une décadence qui se faisait vraisemblablement sentir du temps d’Ausone et d’Ammien Marcellin, et à laquelle le voisinage de Bordeaux, métropole de l’Aquitaine, puis les incursions des barbares, contribuèrent énormément. Mais elle n’eut lieu probablement qu’après le IVe siècle, à en juger par ce que rapportent les deux auteurs du commerce médocain à leur époque. Si Ausone ne cite pas Noviomagus dans ses écrits, c’est sans doute que cette ville était déjà en pleine décadence, ou que Domnoton en avait pris la place.

Cette perdition totale de Noviomagus n’en est pas moins étonnante et Ton peut dire avec Dom Maréchaux (N.-D, de la Fin des Terres) : « Cette ville ensevelie dans les flots cause une sorte d’éblouissement et de vertige. On croirait lire le prophète Ezéchiel annonçant à Tyr son châtiment : Cum… adduxero super te abyssum, et operuerint te aquæ multæ. »



Moyen-Age.


Cordouan. — En 731, les Sarrasins se rendirent maîtres de Bordeaux et de l’Aquitaine. Bien que refoulés l’année suivante, à la suite de la bataille de Poitiers, ils ont laissé de nombreuses traces de leur passage en Médoc. Ainsi : des noms propres tels que Sarrasin, Maurin, Hostein (hostis), appliqués à ceux d’entre eux restés dans le pays et à leurs descendants ; des lépreux, dits gahets, qui étaient fréquents chez les Maures ; le château des Sersins ou Cereins (de Sarraceni) près de Vensac ; le type arabe des habitants de Vendays très caractérisé surtout chez les femmes.

Mais ils ont laissé un témoignage autrement apparent de leur éphémère conquête : c’est la tour de Cordouan. Il est tout à fait logique de leur attribuer l’érection de cet édifice. On sait d’abord qu’ils avaient l’habitude d’élever de ces tours, soit comme phares sur les côtes, soit comme postes de vigie pour la sécurité de leurs garnisons, soit dans le but d’y faire des signaux à l’aide de feux. Le Roussillon, par exemple, qui fut longtemps sous leur domination, abonde en tours de ce genre.

À Cordouan, ils avaient un motif de plus pour en élever une, motif que le nom même indique. La Gascogne que nous avons vue en relations de négoce avec le Midi et l’Orient, à l’époque romaine, en avait alors avec l’Espagne et notamment avec Cordoue, pour le commerce du cuir (cordoa, en bas latin). Ce serait là l’étymologie du mot Cordouan.


Carte de la presqu′ile medocaine au Moyen-age

Peut-être même est-ce également l’origine des anciennes tanneries et pelleteries de Lesparre. Mathieu Paris, dans son Histoire, dit sur l’an 1252 que les Gascons étaient alors liés de commerce avec Cordoue, Séville et Valence. A fortiori devaient-ils l’être quand les Sarrasins dominaient en Espagne et dans l’Aquitaine. Il est donc tout naturel que ces derniers aient élevé un phare à l’entrée de la Gironde que les courants marins, bouleversés depuis les cataclysmes du VIe siècle, rendaient plus dangereuse, sur la route que suivaient les navires pour aller aux ports de Souclac et de Bordeaux.

Cependant M. Dutrait dit (Dictionnaire topographique et toponymique du Médoc) que le vrai nom est Corda, d’où est dérivé adjectif Cordanus. Le récif Corda portait la tour Cordane, ainsi que le phare est généralement appelé au moyen-âge.

À ce moment le terrain qui supportait l’édifice sarrasin, faisait partie de la terre ferme. On en a plusieurs preuves.

L’abbé d’Expilly, dans son Dictionnaire Géographique de la France, dit de cette tour : « Elle est bâtie… sur une isle de rochers qui suivant la tradition étoit alors contigüe à la terre ferme du Bas-Médoc et il ne paroit pas douteux que cela n’aît été ainsi, Il est également plus que vraisemblable que c’est par cette même langue de terre que furent voiturés tous les matériaux dont cet édifice est composé. »

Voici comment s’exprime Vinet dans ses Commentaires sur Ausone (1575) : « Scopulus est in medulico oceano, non procul ostio Garumnæ, sustinens turrim præaltam, unde nocturno navium cursus igne ostenditur, a proximo medulorum angulo quinque minimum passuum millibus distans sed cujus olim partem fuisse non dubitem. »

La tradition locale a de tout temps affirmé cet ancien état de choses. On lit dans Baurein : « Une tradition qui subsiste encore dans le bas-Médoc, porte que le local sur lequel celle Tour est placée étoit anciennement si peu séparé du continent, que pour y arriver, il suffisait d’enjamber un très petit courant d’eau, en y plaçant au milieu quelque-chose pour y appuyer le pied. » On trouve dans un mémoire lu à la Société d’agriculture de la Seine (tome ix, 1806) ; « L’isle de Cordouan qui tenoit à la terre ferme… ». Brémontier dit la même chose. Un rapport de l’Ingénieur des Ponts et chaussées à la Pointe de Grave, dressé vers 1850, soutient aussi cette idée qui subsiste encore de nos jours dans le pays.

Enfin l’examen des anciennes cartes marines vient également la confirmer. En passant des plus anciennes aux plus récentes on voit l’île de Cordouan se rétrécir et la passe de Grave s’approfondir et s’élargir de plus en plus. On conçoit aisément le moment où cette passe a commencé à se creuser et l’époque antérieure où le plateau de Cordouan appartenait au continent.

La tour ne resta pas seule, des maisons se groupèrent auprès, et, un peu plus tard, une église puis une abbaye s’y bâtirent, ainsi que nous le verrons bientôt, et tout cela alors que Cordouan tenait encore au reste du Médoc.

La domination Maure cessa en 773.

Abbayes de Soulac et de Saint-Nicolas-de-Grave. — En même temps Soulac prospérait ; l’oratoire de Ste Véronique avait été remplacé par une église et un monastère, suivant Dom Devienne, qui dit (tome II, p. 23) : « Avant l’invasion des Normands, il y avait à Soulac une ville considérable et un monastère célèbre. » Peut-être a-t-il exagéré cependant, car nous allons voir qu’au xe siècle, l’acte de donation de Soulac à l’abbaye de Ste-Croix ne parle que d’un oratoire.

On trouve dans la Chronique de Turpin, archevêque de Reims, imprimée à Paris en 1517 : « De l’or et de l’argent que les roys et princes d’Espagne donnèrent au roy Charlemagne, il fit bâtir et construire plusieurs églises il fonda Saincte Marie à Soulac et y donna 2 lieues de terre en tous cens. »

Il est vrai que les Normands dont les incursions s’effectuèrent depuis la mort de Charlemagne jusqu’en 991, date à laquelle ils abandonnèrent Bordeaux, commirent d’innombrables excès et amoncelèrent les ruines dans l’Aquitaine. Le Médoc fut d’autant moins épargné qu’il se trouvait sur le littoral, à l’entrée de la Gironde, et le premier exposé aux ravages de ces bandits. Soulac fut donc dévastée, comme le donne du reste à entendre Dom Devienne. La ville florissante qu’on y voyait et l’abbaye que peut-être elle renfermait devinrent la proie des Normands qui n’y laissèrent sans doute guère que des décombres. C’est pour résister à ces terribles ravages que des forts furent construits à Castillon et sur quelques autres points.

Lorsque le pays fut enfin débarrassé des Normands, il s’occupa de relever ses ruines et de réparer ses pertes. On était au Xe siècle. C’est alors que fut fondée l’abbaye de Soulac. Guillaume le Bon, comte de Bordeaux, venait d’établir en cette ville les bénédictins de Ste-Croix. Il leur fit donation de Soulac. Voici un extrait de la charte consacrant cet acte et qui se trouve aux archives de la Bibliothèque nationale (fonds de Ste-Croix de Bordeaux) :

« Alteram (villam) quæ vocatur Solaco cum oratorio sanctae Deigenitricis Mariæ, cum aquis dulcis de mare salissâ usque ad mare dulce, cum marisco, cum montaneis, cum pinetâ, cum piscatione, cum cunctà pratà, salvicinâ capiente, cum servis et ancillis, cuncta hæc do Deo et huic altari in honorem sanctæ Crucis ædificato. »

Cette charte est fort précieuse pour nous, parce qu’elle donne une description de Soulac en ces temps éloignés. Nous voyons que cette bourgade assez importante et dotée d’une chapelle dédiée à la Vierge, était située sur un terrain inégal, montueux, avec des prés, des marais salants (salvicinâ), et une forêt de pins maritimes dont il sera plusieurs fois question dans des documents postérieurs. Cette forêt se trouvait à l’ouest de Soulac au delà du rivage actuel sur un terrain aujourd’hui abîmé dans l’océan.

Quelque cent ans plus tard un autre prieuré fut fondé dans le voisinage de Soulac. C’est St-Nicolas de Grave. Un titre déposé à la Bibliothèque Nationale (fonds bénédictins de St-Germain-des-Prés), rapporte :

« Stephanus eremita et abbas de Corduanâ insulâ huic cœnobio præerat anno mxcii. Hic cum Ermenaldo ejusdem loci Priore, tumulluosas procellas vitare cupientes, in loco de Gravâ, juxta Oceanum in insulâ juris cœoobii Cluniacensis, volente Hugone abbate, construxere abbasiadam quam Sancto Nicolao dedicavere. »

Il ressort de l’examen de ce texte qu’en l’an 1093 Cordouan, dénommée île, était séparée de la terre ferme, qu’il s’y trouvait une abbaye, mais que ce lieu était exposé à de violentes tempêtes qui, après l’avoir séparé du continent, approfondissaient et élargissaient le passage ainsi ouvert. Il en ressort également que la nouvelle abbaye fut bâtie près de la Pointe de Grave, au bord de la mer et dans une île. Qu’était cette île différente de celle de Cordouan ? Évidemment l’île d’Antros dont la position correspondait à l’emplacement du nouveau prieuré.

St-Nicolas passa en 1131 aux moines de Soulac; l’investiture leur en fut donnée par l’archevêque Arnaud de Cabanac. Dans la Gallia christiana (inter instrumta), on lit : « De Ecclesia sancti Nicolaii de Grava, quod ut afferitis, vestri juris est et in parochia Ecclesiæ Vestræ Sanctæ Mariæ de Solaco sua est… »

Disons pour n’y plus revenir que l’emplacement de l’abbaye de St-Nicolas ne fut pas heureusement choisi. Baurein écrit à ce propos : « Il existoit vers le commencement du douzième siècle, une Église appelée St-Nicolas de Grave, située dans l’ancien territoire de la paroisse de Soulac… la passe qui existe maintenant entre l’extrémité du Médoc et la Tour de Cordouan a été faite par les ravages de la mer au préjudice du terrein dépendant de cette Église, puis- qu’elle retient encore la dénomination de Pas de Grave. »

Gagnée par la mer et les sables, cette abbaye dut être, au bout d’un certain temps, transportée encore à l’est. Les érosions de la mer et la marche des dunes la réduisirent de plus en plus et la chassèrent derechef. Son dernier emplacement est marqué dans la forêt domaniale actuelle de Soulac par une élévation isolée, arrondie, de profil tronconique. Cette dune se trouve à 400 mètres au nord de la voie ferrée et à 150 mètres au sud du garde-feu reliant le sémaphore à la Tour noire. Sa hauteur est de près de 15 mètres et son diamètre à la base en mesure 70. Sa forme seule indique qu’elle s’est formée sur un obstacle du sol primitif. Cet obstacle était le dernier reste de l’église et du prieuré de St-Nicolas de Grave. La tradition locale l’affirme ; la carte de Blaw indique : Chapelle de St-Nicolas à présent ruinée, ancienne Paroisse, en un point exactement correspondant à la dune dont nous parlons; enfin, sur les pentes sud-ouest de cette éminence on trouve encore des débris de moellons, pierrailles, mortiers, tuiles, provenant de l’édifice enseveli.

Creusement de la passe de Grave, formation de la pointe. — On a vu qu’à la fin du XIe siècle, Cordouan devenue île, renfermait un monastère et que de grandes tempêtes y sévissaient. La séparation d*avec la terre ferme eut lieu au Xe siècle, suivant M. Goudineau. Elle se fit sans doute peu avant l’an 1092, puisque d’une part, c’est à cette date seulement qu’est mentionnée la fuite de l’abbé de Cordouan effrayé par les tempêtes et leurs conséquences et que, d’autre part, au début du XVe siècle, l’île de Cordouan est encore assez vaste pour renfermer une chapelle et des maisons autour du phare, Baurein rapporte, en effet, que le recueil de Rymer contient une charte de Henri IV, roi d’Angleterre, datée du 8 août 1409, dans laquelle ce souverain déclare que son oncle Edouard, prince de Galles, a fait construire, à l’embouchure de la Gironde, dans le lieu le plus avancé en mer appelé Nostre Dame de Cordam, une tour et une chapelle sous l’invocation de la Vierge, avec des maisons et autres édifices et ce, afin de pourvoir à la conservation des navires qui courent de grands risques au travers des écueils et bancs de sable qui sont en cet endroit. Le roi parle ensuite de l’ermite auquel est confiée la garde de la tour et de la chapelle et de l’impôt prélevé sur les navires pour la subsistance de cet ermite. Il dit que l’impôt existe « ab antiquo tempore ». Cela tend à prouver qu’il y a toujours eu là quelque fanal ou signal pour la navigation, et vient corroborer ce que nous avons dit de l’érection de la tour par les Sarrasins.

On ne doit pas oublier d’ailleurs que les déplacements des rivages médocains n’ont pas suivi une marche continue et uniforme, mais au contraire ont progressé avec des intensités variables et sous des degrés divers. L’île de Cordouan, une fois formée, a donc dû être respectée quelque temps par la mer avant de se perdre irrémédiablement. C’est ce qui semble ressortir de l’examen des faits exposés ci-dessus et des dates respectives qui leur appartiennent.

En même temps que l’océan creusait la passe de Grave, l’atterrissement sableux de la pointe de Grave se formait et la figure de l’estuaire girondin se modifiait. Les mêmes agents physiques, qui isolaient Cordouan, emportèrent la majeure partie de l’île d’Antros avec remplacement primitif de St-Nicolas de Grave. La portion orientale de l’île fut soudée au continent et le chenal, qui l’en séparait primitivement, fermé sur ce point par l’effet des courants marins et des sables que ces courants charriaient.

Port et ville de Soulac. — Il a été dit que Soulac fut bâti au bord de la Gironde et qu’un port sur le fleuve y fut établi. C’est le contraire de l’état topographique actuel et cela est dû, nous l’expliquerons, au déplacement des rives océanique et fluviale. Mais ce déplacement est indéniable et en voici les preuves.

Le fleuve recouvrait jadis les marais fit palus de Soulac dont le fond s’est depuis exhaussé et asséché sous l’influence de phénomènes que nous exposerons au chapitre suivant. Les vieux rôles gascons relatent que les princes anglais se sont souvent embarqués à Soulac pour rentrer en Angleterre et y ont débarqué venant en Guienne, notamment le roi Henri III en 1242 et 1243. Or un port sûr était impossible à cette époque sur la côte océanique ravagée depuis l’an 580 par les courants marins et n’est admissible que sur la Gironde. Là il s’explique aisément puisque autrefois le fleuve recouvrait tous les marais et palus actuels de Soulac et du Verdon.

Si l’on examine la carte du Bas-Médoc dressée par Blaw vers 1650, on voit au N.-E. de Soulac, entre cette ville et le fleuve, un vaste espace sensiblement triangulaire occupé par les marais salants de Soulac, au milieu desquels serpente un fort chenal. Sur ce chenal, à 1 kilomètre de la ville, se trouve le mot Port et un chemin est indiqué reliant Soulac à ce point.

C’est là évidemment ce qui restait en 1650 de l’ancien port fréquenté par les Anglais. Les marais sont aujourd’hui desséchés et à l’état de prairies. On doit penser, par analogie, qu’avant le XVIIe siècle, ces marais étaient complètement sous l’eau, ce qui rendait l’existence du port absolument naturelle.

De même et d’après les anciennes cartes, les marais du Logis étaient autrefois une dérivation du fleuve.

Ajoutons cette observation sur ce texte de Baurcia : « Celle-ci (l’église de Soulac) étoit située sur une hauteur dont le fond paroissoit ferme et solide. Les anciens habitants de cette Paroisse prétendoient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette Église formoient autrefois une vaste plaine d’un terrain inégal et mêlé de monticules, de pays plat et de quelques marais. » Il y avait donc jadis des terres tout autour de Soulac excepté à l’est de la ville, qui est précisément le côté de la Gironde. S’il n’existait pas de terre là, il ne pouvait donc y avoir que le fleuve et ses dérivations.

Ces terres étaient en culture, avec quelques parties marécageuses. Des bois de pins et de chênes y étaient entremêlés ; au bord de la mer s’étendait la grande pineraie de l’abbaye.

À l’époque que nous considérons, la Guyenne était complètement sous la domination anglaise. L’ancienne église ou chapelle de Soulac avait été remplacée au XIe siècle par la grande basilique qui est restée debout jusqu’à nos jours malgré de nombreuses et malheureuses modifications. Cet édifice se composait d’abord du vaisseau à 3 nefs actuel, terminé à son chevet par trois chapelles absidiales. À la croisée du transept était une voûte à dôme surmontée d’un clocher ou tour rectangulaire. La porte d’entrée fort large était ouverte dans le mur de la face méridionale. Le monastère était adossé à la façade nord.

La ville de Soulac bâtie aux alentours de l’église avait une assez grande importance : les vieux titres y énumèrent encore 15 à 20 rues et 700 chefs de famille ou caps d’oustau, sujets de l’abbaye de Ste-Croix, en 1389. Il s’y faisait un commerce considérable portant principalement sur les vins de la région, recherchés par les Anglais. De nombreux marais salants y étaient activement exploités depuis, plusieurs siècles. Le port avait un grand mouvement. Cependant, la ville et sa basilique étaient déjà sujettes à des inondations provenant, soit des eaux du sol, soit des crues de la Gironde ; au point que les moines durent, en plein XIIIe siècle, exécuter dans l’église un remblai haut de 3 mètres et que bien des habitants firent de même pour leurs maisons. C’est vers cette époque aussi que s’écroulèrent les voûtes primitives de l’église et sa tour centrale, et que celle-ci fut remplacée par le clocher actuel bâti à l’angle des murailles septentrionales et occidentales. Au XIVe siècle, les religieux durent fermer le portail méridional et ouvrir une porte dans la muraille ouest de la basilique (grand portail actuel) mettant son seuil à 1m au-dessus du sol intérieur déjà surélevé.

Soulac était relié à Lesparre et au reste de la province au moyen de deux chemins. L’un, la passe Castillonnaise, faisait un coude au fort de Castillon et suivait la rive du fleuve sur un cordon littoral argilo-sableux, formé par la Gironde (ce qui démontre même qu’alors le colmatage et l’exhaussement de ces marais fluviaux étaient relativement avancés). L’autre, le chemin du Roi ou de la Reyne, passait par Vensac, Grayan, Lilhan. De Soulac, il fut prolongé plus tard jusqu’au Verdon. Ce chemin qui paraît avoir remplacé la voie romaine la Lébade, tire son nom de ce qu’il fut suivi par Éléonore de Guyenne (1198), puis par les autres rois ou reines d’Angleterre qui se rendaient à Soulac afin de s’y embarquer pour la Grande-Bretagne. Lors d’un de ses voyages, Éléonore, dit la légende, s’arrêta en chemin et se reposa sur une grosse pierre appelée depuis la Peyrereyne (la pierre de la reine). Ce nom s’est conservé et dans le pays l’on désigne ainsi une ou plusieurs bornes qui délimitent les bois et vacants sectionaux de l’Hôpital de Grayan. Nous avons vainement cherché sur le terrain la grosse pierre sur laquelle s’assit Éléonore. Elle n’existe sans doute que dans l’imagination des narrateurs, et le mot Peyrereyne que les cartes portent à 2 kilomètres à l’est de l’Hôpital est une fausse indication. Le chemin de Vensac à Videau et son prolongement de Videau à Soulac représentent à peu près le tracé du chemin de la Reyne. Ce dernier est ainsi mentionné dans un titre de l’an 1356 : « Ex parte itineris vocati de la Reyna per quod tenditur versus Solacum scilicet versus montem… ».

D’autres dénominations locales marquent encore le souvenir de la domination anglaise. Ainsi le Gurp est appelé port des Anglots ou anse d’Anglemar, parce que le 21 octobre 1452 Talbot y fit aborder la moitié de son armée dont l’autre partie débarquait à Soulac ; un chemin de Lacanau à Carcans est appelé chemin Tallabot encore en mémoire du fameux général ; le nom de Gartenvideau (jardin de Videau) donné à différents lieux-dits est aussi d’origine anglaise, comme celui de Gartieu, Gartiou (garden, jardin).

Forêts, lande. — Le Mont dont il est question dans l’acte de 1556 cité tout à l’heure était une forêt. Il est mentionné dans un autre titre où l’on dit que le seigneur de Lilhan possédait « castellarium de Lilhan et forestam qui dicitur le Mont et totam parochiam de Lilhan. » Mais où était placée cette forêt ? D’après les textes rapportés ci-dessus, il est hors de doute qu’elle se trouvait aux environs de Grayan, Lilhan ou Soulac, où il ne manque pas aujourd’hui encore de bois qui peuvent être regardés comme les restes du Mont en question. Quant à préciser la position de cette forêt, c’est impossible avec d’aussi brèves indications. Elle a disparu, ensevelie par la mer ou les sables, comme du reste le château et le village dont nous n’avons plus de traces aujourd’hui. Lilhan existait encore au XIIIe siècle, puisqu’à cette époque Olivier de Lilhan le comprend dans son acte d’hommage (Manuscrit de Wolfenbüttel).

Cette dénomination de Mont ou Montagne appliquée à un bois situé ordinairement sur une éminence plus ou moins considérable, souvent une dune ancienne, est fréquente en Gascogne comme en Espagne. Les cartes et actes anciens en offrent plusieurs preuves et aujourd’hui encore on rencontre cette appellation dans les communes d’Hourtin, de Carcans et de Lacanau.

À l’ouest et à la place de Montalivet était le bois Bertrand, totalement perdu depuis.

Au reste, sur toute la moitié occidentale du Médoc s’étendaient des bois dont l’ensemble jusqu’au ruisseau de Lacanau, alors déversoir de l’étang actuel, formait la forêt de Lesparre. C’était une partie du Saltus Vasconiae dont nous avons déjà parlé. Cette forêt comprenait tout le terrain couvert aujourd’hui par les dunes, avec la portion envahie par la mer, et les landes jusqu’à Lacanau. Les troncs et souches de chênes, dont plusieurs ont jusqu’à 3m80 de circonférence, qu’on trouve sur les plages mêmes de Montalivet et de St-Nicolas et dans quelques lèdes littorales, en sont des vestiges. Les bois des Petit et Grand Monts (Cne d’Hourtin) et du Mont de Carcans en sont des restes échappés à l’ensevelissement par les dunes modernes. Les essences principales la composant étaient le pin maritime, le chêne tauzin, le chêne vert, le chêne pédoncule. Le bouleau, l’aune et les saules n’y étaient que très secondaires. Elle était exploitée en futaie mais fort irrégulièrement, comme bien on pense. Les pins étaient gemmés. On en tirait beaucoup de résine dont une partie faisait un goudron très estimé pour les navires, comme étant plus gras que beaucoup d’autres.

Des restes nombreux de fours à résine (communal de Vendays, côte de St-Nicolas, côte de Montalivet) prouvent qu’on distillait le gemme de toute antiquité. Baurein dit de la paroisse de Vendays : « on y voit encore à présent des restes d’un ancien four à résine ou à goudron ; et ce qui annonce qu’il étoit destiné à cet usage, c’est qu’on voit dans ce même endroit les troncs d’anciens pins qui sont de la hauteur de 3 à 4 pieds et qui sont baignés par la mer. Ce four étoit incontestablement pratiqué au milieu d’une forêt de pins que la mer a submergée. » Le cerf, le chevreuil (cabirou), le sanglier, le renard, le loup, le blaireau, le lièvre, le lapin (conil), y étaient gibier abondant.

En ce temps-là ni l’océan ni les dunes encore récentes n’avaient fait de grands ravages.

La forêt de Lesparre appartenait au seigneur de ce nom. Elle se divisait en plusieurs cantons (forestæ dans les titres du temps) qui étaient administrés et affermés pour la chasse, chacun par un Prévôt généralement noble. Ce dernier payait à son suzerain des redevances déterminées.

Baurein rapporte dans son ouvrage quelques documents qui renferment d’intéressants détails sur le sujet qui nous occupe :

C’est d’abord un acte passé le 17 mai 1286 entre le noble baron Ayquem Guilhem, damoiseau, seigneur de Lesparre et le seigneur en Marestanh Arrobert, chevalier, et où il est dit que ce dernier tient du premier à foi et hommage le fief de Cartignac et tout le droit de prévôté sur cette partie de la forêt de Lesparre circonscrite par une ligne qui, commençant au port de Pélos, va de là vers Naujac puis, traversant Maganhan jusqu’au grand chemin de Carcans, suit ce che- min jusqu’au lieu appelé Onhac, d’où prenant à travers bois une di- rection droite elle arrive au lieu dit Lentz Deforcadengues, De là elle rebrousse sur Pélos. Arrobert doit faire garder cette partie de forêt ; il a droit, ainsi que ses gardes, d’y tuer le gibier nécessaire à sa nourriture. Les délinquants sont conduits par devant le seigneur de Lesparre. L’amende ordinaire est de 65 sols dont 60 sols reviennent au sire de Lesparre et 5 sols au Prévôt avec l’objet volé.

On conduit de tout le Médoc du gros bétail qu’on fait pacager dans la forêt moyennant une redevance par tête de bétail. Si les gardeurs ou les chiens prennent un sanglier, un cerf ou une autre bête fauve, ils ont droit à la moitié de la prise. Sur l’autre moitié qui revient au Prévôt, le seigneur de Lesparre a l’épaule droite avec 7 côtes dont le poil ne doit pas être brûlé, si c’est un sanglier — la hanche droite avec les bois, si c’est un cerf — enfin, la cuisse droite et la queue pour toute autre bête fauve.

Le seigneur et son prévôt ne doivent chasser le lapin que tous les deux ans depuis la St-Martin jusqu’aux Cendres.

Dans un acte conclu le 3 janvier 1332 entre les sires de Lesparre et d’Audenge, il est consigné qu’on était dans un droit immémorial de conduire, moyennant le consentement des dits seigneurs, toutes sortes de bestiaux et de les faire pacager dans les terrains situés entre le ruisseau de Lacanau et le lieu du Poth : « A rivo de Lacanau usque ad locum vocatum au Poth qui locus est in introitu forestæ domini de Sparrâ parte landarum »

À propos de ce droit de pâturage, citons cette note de Baurein : « La paroisse de St-Trélody est séparée de celle de St-Germain d’Esteuil par la passe Castillonnaise ou chemin Baccau. Elle étoit ainsi appelée parce que c’étoit par cette passe ou chemin qu’on conduisoit dans la forêt de Lesparre les vaches qui venoient des lieux situés dans la seigneurie de CastiJJon ou sur les bords de la rivière de Gironde. »

Un titre du 16 février 1347 porte que Guillaume du Bourg rend hommage pour la Prévôté de la forêt de la Règue qui s’étend jusqu’au Mont blanc, et qu’en sa qualité de prévôt il a droit à une portion de chaque cerf ou sanglier tué en forêt.

Le 10 juin 1362, Aymeric du Bourg rend hommage à Florimond, seigneur de Lesparre, pour le droit de chasse dans la forêt de Lesparre.

Quelques remarques sont à faire sur les textes qui précèdent ; Naujac et Maganhan ou Magagnan subsistent encore et aussi Cartignac qui n’est plus aujourd’hui qu’un petit hameau dépendant de Hourtin, tandis que c’était l’inverse autrefois, la paroisse d’Hourtin ne datant que de 1628 ; Pélos était évidemment au nord ou à l’ouest de Naujac, d’après le tracé que suit la limite de la prévôté d’Arrobert. Il est qualifié de port ; la rivière d’Anchise sur laquelle il était se déversait alors directement dans l’Océan. Le grand chemin de Carcans est encore connu entre Hourtin et Carcans.

Quant aux lieux dits Onhac et Lentz Deforcadengues on n’en trouve plus trace aujourd’hui.

L’étang de Lacanau communiquait encore avec la mer par le ruisseau du même nom qui était son déversoir dans l’Océan et le port s’appelait port Maurice, à en croire de vieux titres des Verthamon, anciens seigneurs de Lacanau. Il en était de même de l’étang d’Hourtin, dont le boucaut ne devait cependant pas tarder à s’obstruer complètement. En effet, nous verrons qu’en 1585 cet étang ne renferme que de l’eau douce, ce qui prouve que sa séparation d’avec la mer était déjà assez ancienne à la fin du XVIe siècle, la salure des eaux ayant disparu.

Le ruisseau de Lacanau et le lieu du Poth marquaient la limite sud à la fois de la forêt de Lesparre et de la baronnie de Carcans, car cette dernière dépendait de la seigneurie de Lesparre,

La forêt ne formait pas un massif absolument continu ni de limites nettes et régulières. Dans les enclaves et sur ses bords se trouvaient plusieurs villages ou lieux habités.

Parmi ceux-là citons d’abord Grayan et auprès le fief de Martignan dont les bâtiments subsistent encore, puis les villages d’Astrac et de Cassac disparus sous les vagues ou les sables. Un peu au sud était l’Hôpital de Grayan, appartenant à l’Ordre de Malte et dépendant de la Commanderie de Benon en Médoc, qui elle-même relevait du Temple de Bordeaux. Fondé au XIIe siècle par les pèlerins de Compostelle, il disparut de bonne heure. Le commandeur était propriétaire de l’étang de la Varreyre ou Barreyre, qui renfermait des carpes et des tanches. Cet étang est très ancien.

Un peu au delà vers Lesparre on trouvait Benssac, d’origine celte, aujourd’hui Vensac. (En gascon comme en espagnol le B et le V se prononcent de même, de là ce piquant dicton : « O beata gens cui vivere idem est ac bibere ! »)

À l’ouest de Vensac était Artigue-Extremeyre (du latin artiga défrichement et extremus extrême, ce qui indique que ce lieu était tout au bord de la forêt). Les gens du pays affirment qu’il est recouvert par la dune de la Canillouse (commune de Vensac). C’est aussi la position que lui attribuent les anciennes cartes. Un prieuré y fut établi, comme le démontre un contrat du 11 novembre 1354, qui fut passé « au loc d’Artigua-Extremeyra, en layra devant la porta du Priorat de Artigua-Extremeyra. » C’était aussi le siège d’une sénéchaussée dont le titre appartint au bailli de Lesparre, sans doute après l’ensablement de cette région.

En descendant au sud, on rencontrait le fief de Sercins, puis celui de Mayan, ensuite la paroisse de St-Seurin de Vendays ; non loin, sur la rivière Anchise, le village du même nom et le port de Pélos.

Bien au delà, en pleine forêt, était le lieu-dit Marestanh ou Mansirot. Il en est question dans une charte de 1108, de laquelle il ressort que le sire de Lesparre a voulu fonder un monastère dédié à Ste Foi, en ce lieu : « illum locum qui vocatur Mansirot, situm inter mare et stagnum… secundum loci situm placuit appellare Marestagnum. » Le seigneur concède le droit de défrichement et de pacage : « omnem terram arabilem quæ in totâ illâ forestâ inveniri poterit ad laborandum… , concedentes etiam pascua porcorum et vaccas a padouir per forestam, tam in æstate quam hyeme. » C’est la seule trace qu’on ait de ce prieuré. Ou bien il n’a pas été bâti et la concession du sire de Lesparre resta sans objet, ou bien il disparut de très bonne heure sous les sables. Ce sont les dunes d’Hourtin, plutôt que celles de Carcans, qui en recouvrirent l’emplacement, car nous avons vu qu’Arrobert, sire de Cartignac, était seigneur en Marestanh (acte de 1286).

Carcans formait une baronnie, dépendant de la seigneurie de Lesparre. Un château-fort y avait été élevé, mais il était déjà ruiné vers 1585. On lit, en effet, dans l’inventaire de la terre de Lesparre : « Près du dit bourg (Carcans) et comme enclos en icelle, il y a une grande et haute motte élevée avec marques de grands foussés et fondements de vieilhes masures, qui a esté autrefois le chasteau du baron de Carcans. Car ledit lieu a porté anciennement titre de baronnie, comme il se void par les dons faits à la dite terre par ces mots : Les terres et baronnies de Lesparre et de Carcans. »

Le même document porte qu’au milieu du bourg était une fontaine miraculeuse.

Aujourd’hui les ruines du château ont disparu et fait place à un moulin à vent juché sur la butte.


XVIe siècle.

Divers documents, entre autres l’inventaire de la terre de Lesparre, dresse vers 1585 pour la vente de celle seigneurie, qui appartenait alors au duc et à la duchesse de Nevers, et quelques textes des archives nationales ou départementales relatifs à l’abbaye de Ste-Croix de Bordeaux, renferment des détails et descriptions qui permettent de se rendre compte de l’état du littoral Médocain au XVIe siècle. Il convient donc de les donner ici tout au long.

Littoral maritime. — L’île de Cordouan se rétrécissait de plus en plus en même temps que le passage, ouvert par l’Océan entre elle et la terre ferme, s’agrandissait d’année en année. Ce passage, dit passe de Grave, avait, en 1575, 5 000 pas, soit environ 4 kilomètres de largeur, d’après Vinet (voir page 35). L’inventaire de la sirie de Lesparre porte : « La tour de Cordouan placée d’une lieue avant dans ladite grande mer à main gauche. À la main droite, sont le Pas des Asnes et audit lieu rades des navires pour l’attente du temps pour l’entrée et l’issue des navires. Audit pas des Anes la Couvreau et Pas de Graves qui sont à l’entrée et embouchure de ladite grand mer, demeurent lesdits navires à cause du mauvais temps plus de quinze jours devant ledit lieu de Cabens et Verdon, le tout juridiction de Lesparre. » La tour de Cordouan venait d’être rebâtie en 1584 par l’architecte Louis de Foix sur l’île assez grande encore pour que les ouvriers aient pu y installer autour du phare leur village temporaire. La carte de J. Waghenaer (1590, Miroir de la mer) donne Cordouan comme une île assez spacieuse sur laquelle est bâti un édifice fortifié important. Une tour ou donjon s’élève du milieu des fortifications. D’après cette carte il semble que les navires ne passent encore qu’au nord de Cordouan, la passe de Grave n’étant sans doute pas assez profonde. La mer faisait chaque jour des progrès plus considérables ; le rivage reculait peu à peu en même temps que les sables gagnaient toujours. Le danger, inaperçu aux siècles précédents, se manifestait davantage et commençait à frapper l’esprit des populations. Sur la côte de Soulac, la grande forêt de pins, qui appartenait à l’abbaye, venait de disparaître. Voici ce qui en est dit incidemment dans l’Estat des droicts et appartenances du prieuré de Nostre-Dame de Soulac et de son revenu (fin du XVIe siècle) : « Le prieuré de Nostre-Dame de Soulac est situé dans le Médoc joignant la mer vis à vis la tour de Cordouan.

» Les limites du terroir de jurisdiction dudit prieuré se prennent du costé de la mer vers le couchant depuis les grandes montagnes de sable appelées la leudon ausquelles aboutissoit la grande pinède dudit prieuré que la mer a inondée et dont il ne parroist plus que quelque souche jusque à la pointe de Soulac ditte la mer de Soulac tout le long de la coste de la mer l’estendue de deux grandes lieues et demy.

» De la pointe ledit terroir se termine le long du canal de Thales jusque au pont de Thales et du pont en continuant de remonter le dit canal jusque vis à vis des montagnes de sable de la leudon qui vont se adjoindre à la mer au-dessus ou estoit la pinède. Il y a depuis les montagnes de la leudon à Soulac une grande lieue et plus et de Soulac au pont de Thales trois quart de lieue et du pont de Thaïes aux montagnes de la Leudon une lieue. »

Les dunes de la Leudon ou Ludon sont encore connues de nos jours, elles se trouvent au sud et tout près de l’Amélie à la pointe de la Négade. Elles sont indiquées sur la carte des dunes dressée par le service des Ponts et chaussées au commencement de notre siècle. Quant au Pont de Thales (pont de Talais), c’est celui sur lequel la route de Bordeaux au Verdon traverse le chenal de Talais.

En descendant la côte vers le sud nous retrouvons tout de suite après la Leudon l’emplacement de Lilhan, mais ce village est abandonné : « Au lieu de Lilhan en ladite terre, près de la grande coste que les sables toutefois ont couvert et n’y a plus de maisons,… la Paderie de Lilhan, en laquelle paderie n’y a présent que deux feux. Les sables ont tellement couvert tout ledit lieu qu’il n’y a plus d’habitants. » (Inventaire de la sirie de Lesparre.)

La terre de Lilhan fut apportée en dot à Thomas de Montaigne par sa femme Jacquette d’Arsac, héritière de cette seigneurie. Michel de Montaigne écrit dans ses Essais, publiés en 1580 : « En Médoc, le long de la mer, mon frère, sieur d’Arsac, veoid une sienne terre ensepvelie soubs les sables que la mer vomit devant elle ; le faiste d’aucuns bâtiments paroist encore ; ses rentes et domaines se sont eschangez en pascages bien maigres. Les habitants disent que, depuis quelque temps , la mer se poulse si fort vers eulx, qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers et veoyons de grandes montioïes d’arène mouvante qui marchent d’une demi-lieue devant elle et gagnent païs » (tom. I, liv. xxx).

Cette expression depuis quelque temps et le reste de la phrase semblent indiquer que l’invasion de la mer et des sables, après avoir été lente pendant un temps assez long, (soit les siècles du XIIe au XVIe,) venait tout à coup de s’accélérer. Cela justifierait notre opinion que le déplacement des côtes médocaines s’est fait avec des intensités variables suivant les époques. Cependant il ne faut pas s’exagérer la donnée chronologique du texte de Montaigne sur lequel on a ergoté plus qu’il ne le comporte. Peut-être bien les habitants, mesurant seulement alors le chemin parcouru par le phénomène, s’apercevaient-ils soudain de sa progression.

Après Lilhan, encore des ruines sur la côte : celles du port de Lavardin et du village de Magrepot, emportés par les vagues ou couverts par les sables. Du côté des terres : « la palu de Graïan qui va respondre vers Vendais et Sarxins de trois lieues de longueur ; une demy-lieue ou environ de largeur.

» Auquel lieu ledit seigneur de Sarxins prétend y avoir droit… Les Saintongeois y mènent leur bétail, comme la meilleure herbe et dont ils payent 20 solz pour chacun audit de Sarxins. » (Inventaire).

Au delà c’est Artigue-Extremeyre qui est bien près de disparaître sous la dune ; puis les marais de la Perge, que commence à former un cours d’eau (le Gaul) obstrué par les sables qui ensevelissent le bois Bertrand, et dont il est dit : « Entre Graïan et Vendais, depuis le lieu d’Artigue-Extremeyre jusqu’à Vendais il y a une palu qui contient demi-lieue de largeur et de longueur une lieue et demie jusqu’à Plume, tirant vers le Guâ. Laquelle est le plus souvent inondée d’eau coulant tant de l’estang que d’égout des landes ; laquelle se rendroit bonne par le moyen des susdites réparations et récurement d’Esteys et de canaux. » (Inventaire), Ce village de Plume est certainement celui que Baurein appelle Eslume et dont il dit : « Il y avoit dans cette paroisse (Vendays) un Village appelé Eslume dans lequel il existoit une chapelle du même nom… Mais celle-ci, ainsi que le Village ou elle étoit située, n’est plus connue. Ce lieu, selon les apparences, a été ou couvert par les sables ou submergé par la mer. »

La forêt de Lesparre commence à se démembrer d’une façon sérieuse. Sur la côte, les vagues et les sables l’entament fortement ; ailleurs, les excès des hommes : abus de dépaissance, exploitations exagérées, incendies, lui sont presque aussi funestes que les éléments. Il en est souvent ainsi.

Nous avons noté la disparition des cantons de la Règue et du bois Bertrand. Voici ce que dit l’inventaire de la sirie de Lesparre pour les bois de Teste ou Taste Corneille et Labresquet ou La Bresquette qui subsistent aujourd’hui dans les communes de Naujac et de Vendays; mais il ne paraît pas qu’il y eût alors des métairies : « Les bois de Taste Corneille et forêt de Labresquet sont au midi de Vendais et égarées plus de deux lieues des maisons. Toutefois les paroisses de Cayrac, Vendais et autres les dégradent et dépeuplent. Et les bergers qui mettent le feu aux landes en font brûler la plus grande part pour couper le bois brûlé. A quoy l’on veille de les y attrapper, dont plusieurs ont été punis et payé l’amende. »


Grande forêt du Mont, étang de Cartignac. — Au nord de l’étang de Cartignac (c’est le nom qu’on donnait alors à l'étang d’Hourtin, (Hourtin n’ayant été qu’un petit hameau dépendant de Cartignac jusqu’en 1628), entre cet étang et la mer étaient les bois du Grand et du Petit Mont, formant à cette époque un massif d’un seul tenant et d’une superficie très considérable. Ces bois se composaient d’une futaie irrégulière de pins maritimes, mélangés d’une petite quantité de chênes tauzins, verts et pédoncules. Quelques bouleaux et aunes s’y trouvaient dans les parties humides, surtout près de l’étang et des marais. On en tirait du bois d’œuvre, du bois de feu et beaucoup de résine, comme d’ailleurs de presque toute la forêt de Lesparre. Cette résine se distillait dans des fours assez primitifs maçonnés en forêt même et dont on retrouve des traces fréquentes. Nous avons déjà dit que deux petites portions de ces bois du Grand et Petit Mont, échappées à l’envahissement des sables, grâce aux semis faits sur les dunes vers 1845, subsistent encore sous les mêmes dénominations au nord et au sud du lieu dit Contaut, à l’extrémité nord de l’étang.

« Près des sables est le Petit et Grand Mont, qui sont grands pinadas qu’ils appellent et qui anciennement et selon les anciens titres s’appelaient la Grand forêt du Mont.

» Laquelle est presque toute inféodée, à la charge de ne toucher aux chênes et autres arbres pour bâtir et surtout aux bêtes rousses et sauvages quelles qu’elles soient.

» Près d’icelui est le grand étang de Cartignac admirable à la vérité, lequel prend son commencement près le lieu appelé le Pelous, finissant au lieu appelé Talaris.

» Le parcours de la dite terre, (l’étang), les uns disent contenir en longueur 6 lieues, les autres 5 et une grande lieue de largeur.

» Auquel lieu les anciens disent y avoir eu une ville appelée Luserne.

» Mondit seigneur et Madame ont privativement sur tous autres droit de pêche et nul n’y peut pêcher sans leur permission. Sauf quelques tenanciers qui y ont fait quelques prises ; mais ledit droit de pêche par eux affermés.

» L’eau duquel estang bien que proche et aboutissant auxdits sables, front et grand coste de la mer et qui ne prend aucune eau ou dégout d’aucun lieu, est néanmoins clair et douce comme eau de fontaine.

» La profondeur de plus de 10 brasses et des endroits où l’on dit ne pouvoir trouver fond…

» Portant bateaux de 2 tonneaux pour le trafic des planches de pin et rouzine qui se fait en ladite grande forêt…

» Le poisson le plus fréquent qui se pêche audit estang sont nombreux et grands brochets et de telle foison qu’ils en pourvoient presque tout le Médoc et la ville de Bordeaux. Quant aux carpes elles sont des plus grandes que l’on sauroit voir et comme monstrueuses. Mais elles sentent tellement la vase que difficilement on peut en manger. Il semble que transportées à un autre estaing fait sur la pelouse et gravier, seraient très bonnes.

» Ledit Grand Mont est presque de même étendue et même grandeur que ledit estaing. Duquel se tire grande quantité de rouzine à cause des pins et pinadas qu’ils appellent, dont ladite forêt est garnie et presque toute ameublée.

» Mais les sables la gagnent grandement de jour à autre. De sorte que la plupart des grands arbres sont assablés. Ce qui a fait dire à Vinet, historiographe, que les liebvres en Médoc gissaient sur les arbres, car souvent à la chasse on les lève du gîte sur lesdits arbres. Et les renards y font leurs tanières. » Ce texte, tiré de l’inventaire de la sirie de Lesparre, établit qu’à la fin du XVIe siècle, la communication de l’étang avec la mer était fermée depuis longtemps.

Landes, cultures, droits d’usages et seigneuriaux. — Enfin dans la grande lande qui s’étend entre Vendays et Carcans, Lesparre et l’étang, la forêt se morcelait en une infinité de bois plus ou moins irréguliers et étendus, dits brottiers ou broustiers : « Depuis lesdits monts, estaing et dites Paroisses tenant la plaine vers ledit lieu de Vendais, y a une grande lande qui peut contenir 6 lieues et près de 3 lieues en largeur, compris la susdite lède, le long des sables » dans laquelle y a plusieurs beaux lieux propres à inféoder. El esquels (le seigneur) a faict nombre grand d’inféodations et à plusieurs sujets de ladite terre spéciallement aux habitants de Carcans qui chacun ont pris nombre grand de sedons de landes à eux voisines (la sedon, mesure de superficie, valait 7a 82ca) ; ensemble les habitants dudit Vendais, Maian, Sarnac et à plusieurs desdites autres paroisses.

» En laquelle plaine et étendue de pays sont nombre grands et petits bois revenants qu’ils appellent Brottiers comme ; Lamodenéau sur la lède, le Gartinvideaux, Boribarin, Artiguemeyarre, la Parten, Ardilas, au Puy, Hélin, Grossac, Passedey, Artiguebardin, Pomerette qui s’inféoderont de jour à autre.

» Il y a autres broustiers comme Vignolles, au Tignos, au Bernet, Lagunan, Londa, Lagune, Mauran, Durlagumer, aux Aranguas, le Dehès, qui est entre Luppian et Hourtin, Loubresture contre Ste-Hélène qui s’inféodent aussi et plusieurs prises par cy-devant laides. » (Inventaire).

On remarquera que beaucoup des noms de bois et de lieux donnés ci-dessus subsistent encore de nos jours. (Nous les avons écrits en italiques).

À en juger par la fréquence des inféodations que nous voyons donner par le sire de Lesparre, les habitants de la lande s’occupaient encore assez activement d’agriculture. On lit aussi dans l’inventaire : « Les habitants de Vendais prennent de jour à autre nombre grand de landes pour faire prés… » Malheureusement leur activité s’exerçait trop souvent au détriment de la forêt.

Ils affirmaient avoir des droits d’usage non seulement au pâturage, mais encore au chauffage, bien que leurs titres ne fussent pas très certains : « Les habitants prétendent leur droit d’usage et de chauffage en plusieurs et des plus beaux lieux desdits bois, boscaiges et broustiers. Mais ils ne montrent aucun titre et quand ils en auroient, le dégradement qu’ils ont fait et abus grand commis au droit prétendu, seroit plus que suffisant de leur faire perdre ledit droit d’usaige. Comme les plus mauvais montrent n’en avoir aucun, ayant demandé à inféoder depuis peu de jours lesdits lieux mêmes. » (Inventaire).

Par contre le seigneur prélevait certaines redevances sur les usagers : « Plus le droit que mondit seigneur a de prendre et avoir chacun an à chacune fête dis St Martin sur les manants et habitants de ladite terre et sirie de Lesparre, tenant porcs en bois et forêts du Mont, en temps et saison de paisson du gland et paisson desdits bois — de chacun porc 12 deniers — sur chaque pourcelle 6 deniers — sur chaque gouret 6 deniers — lequel pacage de porcs vaut au total : 46l 18s. » (Inventaire).

Le seigneur prélève encore sur la récolte résineuse : « … sur chaque quintau de rouzine : 2 deniers — sur chaque quintau de gemme : 2 deniers… »

Le Verdon. — Venons maintenant à la côte fluviale. En remontant le fleuve, nous rencontrons, aussitôt passé la pointe de Grave, le lieu dit le Verdon, qui était alors moins qu’un hameau : « Au susdit lieu appelé le Verdon, dit l’Inventaire de la terre de Lesparre, est la onzième et dernière canau appelée la canau de Soulac distante de celle dudit Talais d’une lieue faisant l’embouchure de ladite rivière de Gironde à la grand mer, allant respondre près du village de Soulac et à un moulin à vent de manant distant d’un quart de lieue de ladite canau,

» Il y a aussi audit lieu une canau appelée Rambau qui n’a entrée dans le pays de la longueur de 600 pas. L’on y descend à pied sec et porte bateau de poix de 10 muids ; en laquelle canau y aborde une barque de 30 tonneaux ; en laquelle font le scel des agrières et qui en provient desdites salines pour être porté à Bordeaux.

» En front desquels lieux est le pasturage des Cabans appartenant auxdits seigneur et dame qui s’afferme à six vingt livres.

» Ils sont beaucoup gagnés par les sables de la mer. D’ailleurs comme étant un abord propre à toute heure et toute saison, abry et havre pour les navires, lointain et distant de 6 lieues du château et ville de Lesparre, lesdits Saintongeois étrangers et malgré lesdits habitants de Soulac ont dégradé et dégarni de bois ledit lieu qui avoit été autrefois, comme l’on dit, une belle fourest.

» Audit lieu de Cabens, pasturage y avoit anciennement comme il y a encore, mais à cause de la distauce desdits lieux, comme dit est, l’on ne peut y surprendre grand nombre de Saintongeois qui y viennent chasser aux furets emportant leurs pleins sacs de counilles (lapins) et même ceux dudit Soulac, de sorte qu’elle est presque toute dépeuplée de counilles. »

Ce pâturage des Cabens, dont on n’a plus souvenir maintenant, se trouvait dans la plaine des Logis de Grave. La description ci-dessus rapportée l’indique et sur la carte de Belleyme (1786) ce hameau des Logis est dénommé : Logis de Caben.

Les relations entre les deux rives de la Gironde étaient fréquentes. On voit que l’auteur de l’Inventaire se plaint amèrement des déprédations que les Saintongeois commettent sur les bois et sur le gibier. Il renouvelle ses doléances à propos de la pêche. Sur ce point-là ces Saintongeois ne sont pas plus scrupuleux. Du reste, les troubles de l’époque et l’éloignement de Lesparre les favorisent. Le hameau du Royannais a pour origine une colonie venue de la rive opposée. Des sauniers de Marennes vinrent pour exploiter les marais salants du Verdon.

Soulac, les moines et le sire de Lesparre. — Au delà nous retrouvons Soulac que l’Inventaire nous montre bien du côté du fleuve, comme nous l’avons établi plus haut. « Le long de la rivière de Gironde est la courtine de Soulac lieu ancien de pêche de la juridiction de Lesparre, accoutumé par ci-devant d’être toujours affermé… » Le mot courtine signifie ici une « sorte de petit parc formé par des filets tendus sur des piquets », comme le définit Littré. (La pêche de la courtine se faisait jusque vers 1840 dans le bassin d’Arcachon.)

Soulac est en décadence. Le fleuve s’est éloigné d’elle, les vases qu’il recouvrait se sont exhaussées et converties en marais salants et terres ou prés salés, traversés par un chenal qui relie encore le port au fleuve, mais qui tend à s’envaser ; à l’ouest, les sables s’avancent précédant l’Océan lui-même. D’autre part, nous sommes à la fin du XVIe siècle : les inondations de la Gironde, cause des remblais exécutés dans l’église, et les guerres de religion bouleversent et ruinent Soulac comme le Médoc ; l’abbaye tombe en commende et de douze moines qu’elle contenait autrefois, il n’en reste plus que deux ou trois, encore négligent-ils leur église et leur monastère au point d’amener des réclamations de la part des habitants.

Au nord, à l’ouest et au sud de la ville, les terres sont affectées à diverses cultures et s’entremêlent de quelques petits bois ; mais la mer et les dunes les réduisent de plus en plus. Parmi les bois sis au nord de Soulac, citons la futaie de chênes de St-Nicolas de Grave, dont il sera question un peu plus loin, et le bois d’Esteort ou de Lestor. Ce dernier est un taillis de chênes irrégulier et très fourré, dans lequel les gens du pays prennent des harts, ce qui lui vaut son nom (du patois estor, lestor, hart, ramille qu’on tord pour en faire un lien). À l’est, dans la palu autrefois couverte par le fleuve, sont de nombreux marais salants et quelques pâturages.

La suzeraineté de ces territoires se divise entre l’abbé de Soulac et le sire de Lesparre. Mais la limite des deux juridictions est sinon ignorée, du moins souvent méconnue, et c’est une source de difficultés et de tracasseries sans fin entre les deux seigneurs. Chacun d’eux prétend restreindre l’autre.

Écoutons le baron de Lesparre :

« Auquel lieu est le bourg de Soulac, assis sur un recoin visant ladite grand mer, lequel est limité de 4 croix près dudit bourg.

» Duquel le vol d’un chapon entrerait toujours et de tous costés dans la terre de Lesparre. » (Le vol d’un chapon était une ancienne mesure locale valant environ 100m ; cela voudrait dire que Soulac était une enclave de 100m seulement de rayon dans la sirie, mais cela semble bien exagéré.)

« Ledit bourg estant et appartenant en titre de prieuré qui est depuis 1582 Monsieur d’Ax, dans lequel et non ailleurs, il a haute, moyenne et basse justice.

» Et tous les habitants d’icelle qui ont bien assis desdits environs et paroisses dudit Talais, sont, comme dit est, tenanciers de mesdits seigneur et dame, tant des salines et ailleurs.

» Lesdits habitants de Soulac prétendent avoir privilège de couper bois pour leur chauffage et mêmement pour leur four banal, qu’ils ne peuvent chauffer sans le prendre dans ladite terre de Lesparre, Et étant, comme dit est, si lointains se sont ainsi licenciés de dégrader lesdits bois et dépeupler ladite garenne de counils.

» Il y a la saline appelée les Places, possédée par Manaud, la saline de Guirauton de laquelle Comminge fermier a componu comme l’on dit à 250 livres — qu’ils ont tous laissés tomber en friche et depuis en pasturage pour raison dequoi il y a depuis procès contre les susdits. » (Inventaire).

Le sire de Lesparre prélève un droit sur les salines : « A et lient mondit seigneur au lieu de Soulac dedans ses terres et seigneurie de Lesparrois, 2 pièces de terres salées dont l’une est appelée Port Lairon et l’autre le Mebo 25l 17s. — A et prend mondit seigneur les agrières de terres salées de Soulac valent par an 12 muids de sel à 20 sols l’un ainsi que se vend chacun an audit lieu de Soulac : 7l 4s. » (Inventaire).

De fait en 1399, Gaussens de Mons, bourgeois de Soulac, consent au sire de Lesparre une reconnaissance pour « quarante ayres de terres salées scizes aupré de Soulac, lieu appelé Gorbelhon ; » (Aujourd’hui Gourbillon). En 1490, Jean de Borde consent reconnaissance pour une pièce de terre salée « « appelée de Gurpissous ! ». En 1529, Arnaud Maurend vend à Pierre Couchard plusieurs pièces de terres, au lieu dit « prairie de la Porte et Mailles » à condition de payer 22 sols de cens et rente annuelle au seigneur de Lesparre.

Ce dernier prétend exercer pour toutes les côtes de sa seigneurie, y compris celles de Soulac, « privativement sur tous autres, tout droit de naufrage, qui arrive fort souvent pour lesdits lieux du Pas des Asnes et autres endroits de ladicte coste… Les sables mêmement sont périlleux. » (Inventaire). Et ce droit s’exerçait sur tout ce qui tombe à la côte : épaves, navires, ambre gris, poissons, baleines, etc…

Toutes ces prétentions paraissent exagérées, si l’on se reporte à l’acte de donation de Soulac aux Bénédictins de Bordeaux. Voyons ce qu’opposent les moines.

On lit dans l’Estat des droicts et appartenances du prieuré de Nostre-Dame de Soulac, déjà cité :

« A ladite ville et église de Soulac fut donné avec toutes les appartenances des boys, la pinède, les montagnes, les prés, marais et salines et toutes justices avec le droit de pesche et tous aultres droits. Lesdits religieux depuis ladite donation sont seigneurs hauts, moyens et bas de tout le terroir de jurisdiction dudit Soulac dans toute l’estendue cy-dessus spécifiée et tous les habitants de temps en temps leur ont rendu les homages de fidélité. »

Le même document porte que les religieux ont « droit de censière lods et ventes sur les biens, terres et vignes, prés et salines, boys et maisons dudit Soulac » — « le droict d’agrière… le droit de pesche, considérable à raison de la pesche des huîtres qui se faict à la pointe de Soulac… le droict de naufrage et espave sur la coste de la mer, durant toute l’estendue jurisdiction dudit Soulac durant deux grandes lieues et demy… »

Il ajoute : « lesdits religieux ont un four banal …, le seigneur de Lesparre, par transaction de l’an 1195, est obligé de fournir le bois pour le chauffage dudit four… appartient auxdits religieux les dixmes de tous gains, gros et mesmes vins, aigneaux et aultres choses subjettes à dixmes… ensemble la dixme du sel.

» Item… luy appartient les bois et pastures de St-Nicolas dans ledit terroir de Soulac de contenance deviron une grande demy lieue » ou trois quarts. Il y a des arbres de haulte fustaye que l’on peut couper et valent environ huit cent escus. »

Dans son chapitre sur les droits que le monastère de Ste-Croix a sur Soulac, Dom Abadie s’exprime ainsi :

« Il est certain et indubitable que la iustice haute, moyenne et basse appartient au prieur de Soulac dans le lieu, territoire et iuridiction dudict Soulac. Et s’estend ladite iuridiction despuys la pinède jusques à la poincte de Soulac et despuis la poincte jusques au port de Thallas et tout le long du canal dudict Thallas jusques aux grandes montaignes de sable et à la mer de Gironne. Ce qui se preuve par les hommages rendeus en divers temps et par advis contradictoire donné contre la dame de L’Esparre par lequel elle feut condamnée à faire replanter les fourches patibulaires que ledit seigneur de Soulac avoit fait planter au pont de Thallas extrémité de sa iuridiction et n’a point esté troublé dans l’exercice de sa iustice dans toute l’estendue de ladite iuridiction que despuys quelques années que les officiers de L’Esparre ont voulu terminer la iuridiction dudict prieur aux quatre croix du lieu de Soulac, ce qui n’a peu induire prescription, ledict seigneur de Soulac ayant toujours faict ces actes au contraire et s’estant tousiours maintenu dans la iouissance de ladite iustice dans toute ladicte estendue, malgré les efforts desdicts officiers.

» Le dict seigneur de Soulac a le droit de créer les officiers, comme lieutenant, greffier, procureur, sergent.

» Audict seigneur de Soulac appartient encore le four banal dans ledict lieu de Soulac… Si le seigneur de L’Esparre s’acquittoit présentement des obligations qu’il a de fournir du bois pour le four banal suivant la transaction de 1195, il vaudroit cent escus de revenu pour le moins et ne vaut présentement que 200 livres de rente… Les rentes se montent à 40l 10s en argent, 1 barrique de vin et 3 poules…, plus est deu au sacristain et infirmier de Saincte Croix 3l 6 blancs en argent et 1 boisseau de sel de rente foncière sur deux salines.

» Appartient encore au prieuré de Soulac le droit d’agrière au quint des fruits sur diverses salines, vignes et terres, jusques au nombre de 61 pièces… et 3 autres pièces, l’une au sixain, l’autre à huit, l’autre au dix.

» Le droit de pesche appartient aussi au seigneur de Soulac, où est à remarquer que la pesche des huîtres se fait dans la iuridiction du prieur qui peut faire passer 3 muids de sel et les apporter dans Saincte Croix sans payer aucun subside…

» Appartient encore audit prieur le droit d’entrée, mesurage et boucherie, comme aussi le droit de naufrage contre lequel le seigneur de L’Esparre ne peut prétendre prescription… Ledict droit se preuve par le tiltre de la donation faicte dudict Soulac au monastère de Saincte Croix…

» Et doibt aussi ledict seigneur de L’Esparre au seigneur prieur de Soulac vingt-quatre lapins de rente annuelle pour raison de certains lieux qu’il tenait, de luy suivant la transaction de 1195.

» Item appartiennent encore audict seigneur plusieurs vacances de bois marets et aultres qu’il peut donner à fief nouveau. »

La transaction de 1195 à laquelle font allusion les documents précédents est intéressante en ce qu’elle établit que les moines de Soulac et le seigneur de Lesparre avaient des droits et devoirs réciproques. Elle avait pour objet les points suivants :

Les religieux remettent au seigneur de Lesparre la dîme des moulins et salines qu’il possède à Soulac. En retour le seigneur leur accorde pour toujours la moitié de cette même dîme, plus la moitié d’un revenu annuel de 200 sols et la saline qu’il a au port Larron. Il leur donne en outre le droit de s’approvisionner dans ses bois pour le chauffage de leurs fours, et s’engage à payer chaque année pour dîme 24 lapins de sa chasse. Enfin, il veut que l’église de Soulac jouisse de la moitié des revenus de la place qui est devant elle, à charge d’entretenir un cierge pendant le carême et jusqu’à l’octave de Pâques.

Comme on le voit, les possessions des deux parties étaient assez mêlées, ce qui explique leurs continuels différends.

Littoral fluvial. — Mais laissons abbé et baron se disputer et achevons notre visite rapide de la côte fluviale.

Après Soulac voici Talais ou (Thallas) surgissant entre des marais, des palus et les bords vaseux du fleuve. L’inventaire de la sirie de Lesparre en dit : « Depuis ladite canau de Talais jusqu’à la dernière canau qui est celle de Soulac, distante d’une lieue, sont les lieux sur le limon de ladite rivière appelés Crassa de Talais, Crassa de Soulac où les insectes, cubasseaux, chevrettes, couthoies se pêchent.

» Et il se voit à bord à ladite pêche à chacune marée pour une fois 50 batteaux sur lesdits lieux. Et n’est permis d’y pêcher que par permission de Monseigneur et Dame. Il faudroit toujours néanmoins tenir main forte et garde sur lesdits lieux d’hommes armés d’arquebuses et nombre de bateaux difficilement pourroit l’on empocher lesdits Saintongeois qui y viennent pêcher à si grand nombre et dont ils provisionnent presque tout Bordeaux de ladite pêche des susdites choses. »

À propos de pêche il convient d’en noter une qu’exerçaient jadis dans la mer de France, paraît-il, les pécheurs gascons, mais dont ils seraient bien empêchés aujourd’hui : celle de la baleine. En 1290, le seigneur de Lesparre réclamait une baleine échouée à la côte et qui avait encore un harpon au flanc (Recueil des actes de Rymer). Un acte de 1315 relate un fait semblable. Cleirac dans son Traité des us et coutumes de la mer (1661), insère une charte de la Comptablie de Bordeaux dans laquelle on mentionne des baleines échouées à la côte de Lège et de Buch avec les harpons dont elles sont blessées et il décrit cette pêche : « La pêche de la baleine, qui fréquentoit pour lors nos parages, dit Baurein, étoit une autre source de richesse pour ce même pays. » Mais, ajoute-t-il, « on ne fait plus depuis longtemps d’autre pèche sur nos côtes que celle du poisson de marée. »

L’inventaire de la sirie de Lesparre dit encore: « L’Estey de Talais… est à une lieue de la canau de St Vivien. Sera remarqué qu’audit lieu il y a de belles prairies où il se pourroit faire de beaux prés enfermés qu’ils appellent barrails. Le lieu de Talais se pourroit augmenter de beaucoup par le moyen des prairies. Ce que l’on avoit commencé faire aux années 1580 et 1581… »

Sur toute cette côte fluviale, on retrouve d’anciennes dérivations de la Gironde transformées en marais, puis en palus, qui servent de pâturages et qui sont traversés par de grands chenaux se déversant dans le fleuve et venant de fort loin, souvent par exemple de Vensac, Lesparre et au delà. L’inventaire en compte onze depuis l’estey de St-Vincent (Trompeloup) jusqu’à l’embouchure du fleuve. Dans ces chenaux pénètrent des barques pour le commerce du poisson, du sel, etc.

« Elle (la 9e canau) se trouve au lieu appelé St-Vivien… Auquel lieu il y a une grande palu qui va respondre à celle de Cayrac… et l’une palu correspondant à l’autre de sorte que par les deux bouts aboutissent à ladite rivière de Gironde. C’est ce que l’on dit et comme a esté dit ci-dessus par l’ingénieur que les bateaux pourroient venir au chasteau de Lesparre. »

« … L’isle de Jau se trouve sur la rivière de Gironde… >

Le plateau de Jau-Dignac-Loirac figure encore comme île sur une carte de 1742 avec cette mention : Isle de Jau ou Petite Flandre. Au XVIe siècle, il était réellement séparé du continent par de larges marais et de profonds esteys qui lui méritaient parfaitement la qualification d’île.

« (La 8e canau)… est au lieu-dit Pont de Guy distant de demi-lieue de la rouille de Balirac… la plus grande partie des eaux de la grand Palu qui va respondre près du chasteau de Lesparre s’écoulent à ladite canau, laquelle Palu dure 2 lieues et demie de longueur jusques au chasteau de Lesparre et de largeur une lieue. Ladite canau autrefois et du temps que le Président Mulet étoit baillif a été comme l’on dit fossoyée la longueur d’un quart de lieue. Laquelle si elle eust été parachevée de fossoyer, le seigneur de Lesparre auroit tiré grand profit par l’abonnissement de celle-ci, tant par le plantement d’aubarèdes qui se pourroit faire, que par nombre grand d’inféodations. » Les aubarèdes étaient des saussaies.

» Tirant devers Lesparre qui sont les grandes eaux et cinq ou six ponts, est la paroisse de Cayrac. Près de Lescapon sont aussi de grands abords de palus, il y a semblablement cinq ou six ponts. » (Inventaire).




XVIIe Siècle.



L’état des côtes médocaines au XVIIe siècle nous est indiqua par les textes et les cartes géographiques de l’époque. Parmi ces dernières, il en est une des plus curieuses et des moins connues que nous avons déjà citée ; elle appartient aux archives de la Conservation des Forêts à Bordeaux, elle paraît dater de 1650 et être une copie de la carte de Blaw (1638) ; son échelle est probablement de 2 pouces anglais pour 1 mille de 1 760 yards, soit 1/31 679 (1 760 yards = 1 609 mètres).

En général, tous ces documents sont loin d’offrir une exactitude absolue, et les cartes les meilleures en apparence renferment bien des erreurs. Il n’y faut donc voir que l’ensemble et non y chercher la correction des détails.

Une remarque première à faire, c’est que la silhouette générale des côtes tant fluviale que maritime est la même qu’à notre époque ; seulement ses proportions sont plus larges, les pointes plus saillantes et plus nombreuses, au moins du côté de l’Océan. Cela doit être, les progrès de la mer s’ accentuant d’année en année et n’ayant pas alors modifié aussi profondément les lignes des rivages.

Observation analogue pour tes dunes, qui occupent tout le littoral maritime ; mais elles ne pénètrent pas si loin qu’aujourd’hui dans l’intérieur du pays.

Par contre, les eaux du fleuve couvrent encore beaucoup de terrains actuellement asséchés et sa rive est un peu à l’ouest de sa position actuelle.

L’îlot de Cordouan est assez étendu. Les cartes le représentent ordinairement très allongé dans le sens du S.-E. au N.-O., avec deux petites ramifications rocheuses de chaque côté orientées de même. Berey nous a laissé une intéressante, sinon très fidèle reproduction de Cordouan datée de 1669 et qu’il a gravée dans le coin d’une grande planche représentant une vue panoramique de Bordeaux à l’époque. On voit le phare, d’une architecture très ornée, bâti sur une pointe de l’îlot et présentant un côté de sa base aux lames de l’océan. Du côté opposé, au pied même de l’édifice, est un petit groupe de bâtisses. L’île émerge assez haut au-dessus des eaux, surtout à l’extrémité opposée au phare où s’élèvent une tour polygonale et une assez grande maison.

La Pointe de Grave, où l’abordage est facile, dit la carte de Blaw, est large, arrondie et avance bien plus en mer qu’actuellement. La profondeur maximale de l’eau tout contre la rive est de 33 pieds ou 11m (tandis que le gouffre qui s’y creuse de nos jours atteint déjà 26m). Toute la pointe est sablonneuse. Mais on constate que le terrain occupé aujourd’hui par les dunes du Rocher était, avant le XVIIe siècle, à l’état de marais salants. Comme tout à côté, à l’est, sont les marais considérables du Logis dont le chenal se déverse dans l’anse de l’Aigron (aujourd’hui de la Chambrette), cela confirme la thèse de M. Goudineau sur la formation accidentelle de la Pointe de Grave et sa nature de terrain de transport. (Voir plus haut page 23).

Au sud, dans les sables, est une petite dune à côté de laquelle la carte de Blaw met la mention suivante : Chapelle de St-Nicolas à présent ruinée, ancienne Paroisse.

La rive maritime présente successivement : la pointe du grand Terrier, la pointe de Jean du Soau dont les rochers de « St-Nicolas » ou « d’Usseau » sont aujourd’hui les restes ; puis la pointe d’Esteorte ou de Lestor, à la hauteur du bois du même nom. Ce bois, où nous voyions aux siècles précédents les gens du pays s’approvisionner de harts, s’ensable de plus en plus et disparaîtra bientôt sous une grande dune aride qui conservera le nom de Lestor. Entre ces deux pointes d’Esteorte et du Soau est une baie très peu dessinée, l’anse du Saurtou, qui deviendra l’anse bien approfondie des Huttes.

Sur le fleuve, après l’anse de l’Aigron, se trouve la pointe du même nom, moins allongée qu’aujourd’hui et d’où part la patache ou bateau qui fait le service entre la côte du Médoc et celle de Saintonge. Le hameau du Verdon n’est alors constitué que par les quelques habitations appelées maintenant les Grandes Maisons ; plus au sud un vaste espace triangulaire, occupé par les marais salants du Verdon et de Soulac, au milieu desquels serpente un fort chenal qui porte ce dernier nom. Sur ce chenal, la carte de Blaw indique un port, reste de celui de Soulac. Au sommet ouest du triangle se trouve cette ville.

La même carte de Blaw donne le plan détaillé de celle-ci. On y remarque, parmi d’assez nombreuses maisons dont quelques-unes importantes, l’église et auprès d’elle un moulin élevé sur une butte ; seuls ces deux édifices survivront à l’ensablement. Il est intéressant de voir qu’à cette époque les dunes arrivent contre l’église. La ville, sans doute primitivement bâtie autour de la basilique, qui en était le centre, n’existe plus qu’à l’est de cet édifice, le laissant sur son bord occidental. C’est l’emplacement occupé actuellement par la dune qui porte le monastère et le passage à niveau de la voie ferrée. Le fait suivant corrobore le témoignage de la carte : en 1894, lors du creusement d’un puits au chalet que M. Daniel a fait bâtir sur celle même dune en face du couvent, les fouilles ont découvert des matériaux de construction. Ces derniers appartiennent évidemment aux maisons de l’ancien bourg, enseveli sous la dune en question. Du reste, plusieurs personnes attestent encore aujourd’hui que les habitations de leurs ancêtres sont bien sous cette dune.


Soulac en 1650. Extrait de la carte attribuée à Blaw.

Des chemins relient Soulac au Verdon et à son port. Soulac communique avec le sud par le chemin de Bordeaux qui passe aux Ponts de Soulac et de Talais et à Talais même, et par un autre moins important, le chemin du Roi, qui passe à Lillan. De ce village, il ne subsiste plus qu’une métairie et de petits bois, le reste est ensablé.

Au sud-est de Soulac et entre les chemins de Bordeaux et du Roi sont les marais et pacages de Soulac, Lillan, Grayan, Talais, généralement inondés. Au sud-ouest, les sables continuent mélangés de lettes marécageuses.

En descendant le littoral vers le sud, on rencontre, à la hauteur de Soulac, la Pointe et passe du Bols de Grignon ou l’Église (carte de Blaw), dénomination qui est un souvenir de l’ancienne pignada appartenant à l’abbaye et disparue ; puis plus bas (même carte), les Vestiges du cimetière de Fagion, peut-être vestiges de Noviomagus ? — toujours plus au sud, la pointe et l’anse de la Leudon, appelées aussi pointe et anse de Luden de Pinadas, en mémoire encore de la pineraie des Bénédictins, ensuite la pointe de Batsable, notre Négade actuelle ; puis l’anse d’Anglemar ou port des Anglots, dont la carte de Blaw marque l’emplacement au lieu dit aujourd’hui le Gurp et ajoute que le nom rappelle le débarquement de Talbot sur ce point en 1452 ; enfin la pointe de Lavardin à l’endroit appelé maintenant Mât de la Pinasse et où l’on a vu à basse mer des murailles en ruine, restes de l’ancienne ville du même nom. Les dunes sont bordées à l’est par des marais plus ou moins inaccessibles et des landes inondées, au milieu desquels est l’étang de la Barreyre ou de Piquéou et qu’interrompent seulement les terres un peu eslevées sises au couchant de l’Hospilal.

Plus loin, à l’est des Sereins, à la place de la dune de la Canillouse pas encore bien formée, sont le bois et le moulin de Extremeyre ; le village d’Artigue Extremeyre, que nous avons vu florissant et possédant un prieuré, est tout à fait perdu.

Ce que l’on nomme maintenant lède de Montalivet est appelé quartier aux Gaulles, à côté est la passe des Gaulles. Le nom du ruisseau de Montalivet, le Gaul, vient sans doute de là. Il arrosait ce quartier aux Gaulles. La dune le Viney (ou la Vigney) est déjà formée, À l’est se trouve l’emplacement de Maine Monot, autrefois village. Puis dans la lande on trouve successivement les bois de le Terot, Tignoux, Grimont, la Bresquet avec la passe du même nom. Celui de la Bresquet est connu ; de celui de Tignoux, il reste encore quelques boqueteaux au lieu dit Quayrchours indiqué plus tard carrefour des Tignoux sur la carte de Belleyme (1786).

La côte, au sud du quartier aux Gaulles, est coupée par l’estuaire de la rivière d’Anchise que Jeanszoon, très optimiste, signale en 1625 comme havre profond à marée et propre aux grands navires à haute mer. Cependant les sables le réduisent et gênent le cours de la rivière. Ils envahissent et détruisent le bourg d’Anchise, et bientôt la navigation oubliera ce dernier point accessible de la côte. Un peu plus loin, au lieu dit St-Nicolas, est un marais large d’environ 200m, au milieu duquel un chenal envasé écoule lentement une partie des eaux de la région que ne déverse pas l’Anchise.

Le littoral au sud de l’Anchise ne présente plus qu’une immense étendue de dunes arides en progression vers l’est. La région aujourd’hui dénommée le Junca et le Pin-sec s’appelle alors quartier des fontaines. Le sol de cette région recouvre en effet une nappe d’eau douce souterraine supportée par l’alios ou l’argile et qui aujourd’hui alimente les puits des habitations et les nombreuses sources qui suintent à la côte. Puis on trouve sur le rivage : le truc des Negas, en face du point devenu plus tard le Flamand ; le truc de la Barre un peu au sud ; enfin, aux environs de la Malicieuse, le truc ou butte de la Caraque, ou échoua, dit la carte de Blaw, 6 vaisseaux portugais, ou il y avoit des richesses Imanses et un prince qui fut tué par les habitans du payis et aussy une partie de ses gens. Ce truc de la Caraque est mentionné ailleurs dans deux procès-verbaux de bornage de la seigneurie de Castelnau, datant, l’un de la fin du XVIIe siècle, l’autre de 1783. Le premier porte : « jusqu’au lieu appelé présentement le grand vaisseau de la Caraque qui fait séparation de la côte de Lesparre et de la dite terre de Castelnau. » Mais aujourd’hui toutes ces dénominations sont oubliées, comme la mésaventure du prince portugais et de ses richesses « Imanses ».

Au bord oriental des dunes subsistent encore quelques débris des anciennes forêts du littoral : le bois de Barbarieu (nom de même origine sans doute que Belsarieu), enseveli plus tard sous les dunes de Sargenton et de Labernade dont la partie la plus saillante au levant est alors appelée le Portet, sable qui avança continuellement et qui comble les marais (carte de Blaw) ; les bois du petit et grand Mont, dénommés autrement Forest ou montaigne de Cartignac et qui forment encore une longue bande d’un seul tenant ; le Petit Grener au lieu dit actuellement les Bahines ; enfin le petit bois de Matignon : qui ne disparaîtra que vers 1810, laissant son nom au canton (Extrémité est du garde-feu de la Gemme, limites des forêts d’Hourtin et Carcans).

L’étang d’Hourtin et Carcans, appelé également étang de Cartignac ou de Ste-Hélène, présente sur sa rive occidentale des découpures bien plus nombreuses mais moins accentuées qu’aujourd’hui. Les principales sont : la pointe du Courberey notre Piqueyrot actuel, mais beaucoup moins allongé, la pointe Beranouil aux Bahines et la pointe Babila ou Balbise à côté de laquelle la carte de Blaw indique l’emplacement de l’ancien boucaut de l’étang. Sur la rive orientale se trouve le chenal de Lupian à l’entrée duquel la carte de Blaw porte : Ancien port — La tradition assure que dans cet endroit il y avait une ville appelée Louvergne ; sur le bord droit du chenal, cette même carte marque le marais de Louvergne, très profond et, en amont, la fontaine, le passage et le moulin de Lupian. Au sud sont la chapelle de Ste-Hélène à moitié submergée et la berle voisine. À son extrémité nord, l’étang se prolonge en une suite de lagunes et de marais inondés. Il en est de même à sa partie méridionale et ces marais traversés par le ruisseau des Etangs vont rejoindre l’étang de Lacanau.

Cependant les deux lacs restent bien distincts et ne sont pas réunis en un seul, comme l’indiquent à faux certaines cartes du temps. Celles-ci dénomment ce lac unique : Etang doux de Médoc et lui attribuent 5 lieues de long, ce qui n’est précisément que la longueur de l’étang d’Hourtin seul. Cette grosse erreur de mesure suffit à démontrer l’inexactitude des cartes en question. La carte de Blaw, elle, donne bien les deux lacs séparés.

La lande est à cette époque très souvent couverte par les eaux. Les principales localités en sont Vendays, Naviac (ou Naujac), Magagnan, Cartignac, le Port, Hourtin qui vient de se fonder, après la ruine de Sainte-Hélène (1628), sur l’emplacement du parc à vaches d’un pâtre nommé Hourtin (de stercore erigens pauperem), Pey d’au Camin, Carcans, etc.


XVIIIe Siècle.


Au XVIIIe siècle, l’océan et les sables continuent leur œuvre de ruine et de désolation ; le déplacement des rivages du Médoc s’accentue encore davantage dans le sens que nous avons déjà indiqué : avancement de la mer, recul du fleuve.

Pointe de Grave. — La Pointe de grave, entièrement sableuse, est fortement attaquée par les vagues. La carte de Bellème nous montre, en 1786, à l’extrémité : la balise de la Pointe ; sur la rive maritime : les ruines de la batterie du fort Grave, et sur la rive fluviale : les ruines de la batterie du fort Chambrette, toutes sur le point de s’abîmer dans les flots.

Cependant, le rocher de St-Nicolas ou d’Usseau ou du Sand (toutes ces dénominations se trouvent sur les anciennes cartes), est moins détaché de la terre ferme et moins affaissé qu’aujourd’hui. Vis-à-vis du rocher, la dune qui porte maintenant le sémaphore est à peu près constituée. Elle s’appelle Montagne de Jean du Saud, la plus haute de toutes. (carte de Magin 1771).

Du côté de la Gironde, le mouvement d’exhaussement et de colmatage du sol se poursuit. Les marais du Logis sont définitivement séparés du fleuve par un cordon de sables et ne s’y déversent plus que par un étroit chenal,existant encore, qui débouche près du Verdon. La vaste plaine, à l’est de Soulac, est encore très marécageuse, mais les prairies s’y substituent peu à peu aux marais.

À cette époque, on bâtit la chapelle du Verdon pour assurer les secours de la religion aux marins faisant escale dans la rade. Elle est édifiée en 1731 et placée sous le vocable de Notre-Dame de Bonsecours et St Louis. Les sommes nécessaires pour son érection, son entretien et les émoluments du chapelain, sont d’abord fournies par une taxe créée en 1712 sur les navires sortant de la Gironde. Puis, en 1731, un arrêt du Conseil supprime cette taxe et met l’entretien de la chapelle et du chapelain à la charge de la caisse de Cordouan. Tout cela n’a pas lieu sans protestations de la part des bénédictins de Ste-Croix, seigneurs de Soulac, et « curés primitifs et décimateurs » de toute la paroisse, qui s’écrient dans un mémoire rédigé vers 1710 : « Et voilà d’abord une autre paroisse succursale établie dans un hameau où il y a des huguenots en plus grand nombre, il n’y a que des cabaretiers où on fait de grandes débauches. »

Disparation de Soulac. — C’est vers le milieu du XVIIIe siècle que disparaît le bourg de Soulac. Nous l’avons vu, au siècle précédent, réduit de moitié, n’occupant plus que l’emplacement situé à l’est de l’église. À l’époque dont nous parlons, les sables l’envahissent de plus en plus et les habitants sont contraints les uns après les autres d’abandonner leurs maisons englouties. Ils vont fonder le Jeune Soulac. La mémoire que nous citions tout à l’heure au sujet de la chapelle du Verdon dit : « Les 2/3 des maisons et terres du bourg de Soulac sont déjà dans le sable, la grande église en est déjà entourée et humide. »

L’ensevelissement de la basilique est assez lent, en raison des dimensions de l’édifice. Dès le début du siècle, le seuil du portail, ouvert dans le mur occidental au XIVe siècle, s’élevait de 1 mètre au-dessus du dallage intérieur. Le sable menaçant la façade et les côtés, on remblaye le sol intérieur et la porte du XIVe se trouve de plain-pied avec celui-ci. Plus tard, le flot de sable montant toujours, on mure cette porte et l’on ménage une entrée dans le transept nord. Mais les sables finissent par envahir ce point lui-même et restent maîtres de l’édifice que prêtres et habitants doivent abandonner.

Par acte passé à Soulac le 16 février 1744, par-devant Me Cruon, notaire royal, le curé et les habitants de Soulac exposent que les sables couvrant l’église et empêchant d’y pénétrer, ils avaient voulu la démolir et transporter les matériaux en un lieu convenable pour en rebâtir une autre nouvelle. Mais la Chambre de Commerce de Bordeaux ayant représenté au Ministre que, la cage du clocher de l’église étant une balise indispensable à la navigation, il fallait laisser subsister l’église, « M. le Ministre, porte l’acte, aurait fait offrir auxdits habitants par Mgr l’Intendant de Bordeaux la somme de 10 000 livres pour les indemniser desdits matériaux… Les habitants ont délibéré tous d’une voix unanime de faire comme ils font par le présent acte, cession, abandon et transport de ladite église en faveur et au profit du Roy pour en disposer ainsy et comme il trouvera à propos, moyennant ladite somme de 10 000 livres à eux offerte et pouvoir retirer les matériaux qui ne sont pas nécessaires pour la conservation de la cage du clocher… »

Dans un acte passé devant Me Despiet, notaire à Bordeaux, le 3 juin 1744, cette vente est ratifiée par le « révérend père dom Cézar Arribal, prieur de l’abbaye de Ste-Croix de Bordeaux, congrégation de St-Maur, agissant en qualité de procureur constitué du révérant père dom Jean-Louis Secousse prestre religieux de ladite congrégation de Saint-Maur et prieur titulaire du prieuré simple et régulier de Notre-Dame de Soulac,… ». Les matériaux de la vieille église étaient estimés 30 582 livres. Le roi ajouta à titre gracieux 500 livres aux 10 000 stipulées au marché ci-dessus.

À 70 mètres environ au sud-est de l’abside de l’église, sur un petit tertre, se trouvait un moulin à vent qui servait aussi de balise pour la navigation. En 1756, le baron d’Arès, son propriétaire, est obligé d’entretenir deux attelages de bœufs toute l’année pour déblayer le moulin. Ce dernier a été démoli dans la suite, en 1858, pour fournir des matériaux d’empierrement au chemin qui passe aujourd’hui devant le monastère, presque sur son emplacement, reliant Soulac à la grand’route.

Dès 1771 (carte de Magin), les sables couvrent entièrement Soulac et les alentours ; les nefs de l’église sont combles, seuls le clocher et le moulin voisin émergent de ce désert de sable.

Baurein, dans ses remarquables Variétés Bordelaises, a consigné de précieux renseignements sur ce point intéressant du Bas-Médoc.

« On observera que les sables qui ont couvert l’église de Soulac, et qui, pour cette raison, fut abandonnée en l’année 1774, l’ont déjà outrepassée, et qu’ils continuent à s’avancer vers le levant. Il y a des temps où cette église paroit à découvert ; mais des nouveaux sables que la mer dépose continuellement sur nos côtes et que l’impétuosité des vents accumule en montagnes, la couvrent de nouveau… Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur les suites déplorables des progrès des sables : une étendue immense de champs autrefois fertiles, couverts depuis longtemps par les eaux des marais, ou qui n’offrent plus qu’une surface stérile, et qui sont changés en affreux déserts, parlent plus puissamment que tout ce qu’on pourroit dire, et démontrent la nécessité de chercher des moyens pour prévenir la perte totale du pays des Landes… »

« … Ces sables s’avancent dans les terres et changent quelquefois de local, en sorte qu’il y a des temps ou cette ancienne église paroit en partie découverte… Cette Église,… qui ne se trouve plus qu’à la distance d’un demi-quart de lieue de la mer, ou de quatre cent soixante-quinze toises ». (926 mètres.)

« Celle-ci étoit située sur une hauteur, dont le fond paroissoit ferme et solide. Les anciens habitants de cette Paroisse prétendoient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette Église formoient autrefois une vaste et fertile plaine, d’un terrein inégal et mêlé de monticules, de pays plat et de quelques marais. On n’y voit maintenant qu’un pays aride, désert, un pays couvert de dunes et de sables, de différentes élévations et de diverses consistances, que la mer a déposés sur ses bords, et que les vents ont transportés et accumulés dans cette plaine. Ces sables ont entièrement couvert l’ancien bourg de Soulac qui étoit considérable. On ne voit plus autour de l’ancienne Église, qui étoit située dans le bourg, que des pierres, des briques éparses çà et là, des fondements de maisons et moulins à vent… Les sables font tous les jours de nouveaux progrès. Ils ont déjà gagné un quart de lieue de terrein entre l’ancienne et la nouvelle église… »

« … La paroisse de Soulac est en plaine ; en général le terroir y est assez gras ; mais les sables, qui s’avancent continuellement sur » la partie qui est en culture, font que ce terroir devient sablonneux ; le restant est marécageux ou terrein de palu. La partie marécageuse est très coupée… aussi y engraisse-t-on quantité de bœufs et y élève-t-on des chevaux. On y entretient aussi quantité de moutons, ce qui occasionne un débit considérable de laine… »

« … Il y existe de très beaux marais salans, qui fournissent beaucoup de sel ; il résulte d’une charte de l’an 1195 que, dès lors, on y avoit pratiqué de pareils marais… Il y croit d’ailleurs de très beaux fromens et d’excellens légumes. Le lieu appelle les Beausses est en particulier réputé pour très fertile… »

« … Le bourg de Soulac est à la distance de trois quarts de lieue du fleuve de Gironde, sur lequel il n’y a point de port pour embarquer les denrées. On ignore si un ancien port, appelé Lairon, et dont il est fait mention dans une charte de 1195, existe encore dans Soulac. »

Baurein ajoute qu’il n’y a que trois chenaux pour embarquer les denrées : celui de Neyran, celui du Vieux Soulac et celui de la Pointe ou du Verdon, et qu’« on met en état les batteries de la Chambrette, de la Pointe de Grave et de Gérofle. »

Il dit encore de Soulac : « Cette paroisse a environ cinq à six lieues de circuit, le quartier le plus éloigné est celui de la Pointe-de-Grave qui est à la distance d’unc lieue et demie de la nouvelle église. Il existe dans la paroisse de Soulac 132 feux ou familles. Les habitans sont, pour la plupart, sauniers ; les autres sont laboureurs, journaliers ou gardeurs… La paroisse de Soulac est dépendante de la juridiction de Lesparre, et, en partie de sa seigneurie directe. » L’autre partie est de la seigneurie des abbés de Ste-Croix de Bordeaux.

On lit d’autre part dans une supplique de Pierre Raulet, syndic de la paroisse de Soulac, en date du 7 novembre 1773 : « La paroisse de Soulac est possédée plus de 7/8 de sa contenance et le meilleur fonds (ceux proches du fleuve) par MM. les privilégiés, les uns conseillers au Parlement de Bordeaux, les autres… ; le reste de la paroisse est habitée par des journaliers non possédant fonds, plusieurs gens à gages de ces Messieurs privilégiés, et enfin par une vingtaine de pauvres propriétaires possédant quelques morceaux de terre de très mauvaise qualité et dont majeure partie est envahie par les dunes de la mer… »

Un procès-verbal d’enquête dressé du 5 mars au 11 avril 1774 par Pierre Bontemps, secrétaire de la subdélégation du Médoc, établit que la majeure partie des propriétés taillables de la paroisse est envahie par les sables ou près de l’être.

Les dunes. — Au sud de Soulac, rien de particulier n’est à signaler. Le littoral présente les mêmes accidents topographiques qu’au xviie siècle, seulement sa situation a empiré à cause des progrès constants de ses deux ennemis : le sable et la vague, D’après Baurein, la mer n’est plus qu’à une petite lieue de l’église de l’Hôpital de Grayan. C’est à cette époque que la rivière d’Anchise se perd. Nous avons vu (au début du chapitre) qu’en 1770 son estuaire est d’entrée fort difficile même pour les petits navires, qu’il assèche à marée basse et que pour cela la navigation l’abandonne. Les sables obstruent et comblent l’embouchure et le cours supérieur de la rivière devient le Deyre.

Les dunes et lèdes se forment et se constituent telles que les travaux de fixation les trouveront et les conserveront jusqu’à nos jours. Elles reçoivent pour la plupart les dénominations qui les désignent encore aujourd’hui. Elles présentent cet aspect tout spécial et désolé que le boisement leur a enlevé en les revêtant de verdure. Qu’on se représente ces montagnes de sable complètement nues et arides, d’un blanc jaunâtre éblouissant au soleil, uniformes et mornes dans leur ensemble, mais toutes différentes entre elles, tantôt hautes, tantôt basses, les unes isolées et coniques, les autres disposées en chaînes parallèles à profil irrégulier, mais toujours arrondi, coupées de cols et de dépressions, avec une pente abrupte du côté des terres ; entre les dunes, les lettes moins stériles, refuges d’une maigre végétation herbacée, mais plus souvent inondées, et à l’état de mares ou d’étangs ; et par une forte tempête, tout cela se bouleversant, s’exhaussant, s’éboulant, envahissant irrésistiblement champs, maisons et forêts, au milieu d’aveuglants tourbillons de poussière. « Cette immense surface, dît Brémontier, qui pourrait être comparée à celle d’une mer en fureur dont les flots soulevés seraient subitement solidifiais dans le fort d’une tempête, n’offre aux yeux qu’une blancheur qui les blesse, une perspective monotone, un terrain montueux et nu, et enfin un désert effrayant…

» Les dunes ne couvrent pas toujours l’espace qu’elles occupent, tantôt isolées ou contigües, tantôt les unes sur les autres, elles sont encore divisées par chaînes entre lesquelles il se trouve des vallons peu larges, d’une longueur souvent de plusieurs milles sans interruption. Les dunes sont rarement dans le même étal ; leur sommet s’élève ou s’abaisse ; elles se réunissent ou se séparent ; de nouveaux vallons se forment ou se remplissent, et tous ces changements ou ce désordre sont l’effet des vents dont elles forment le jouet. »

Jouannet en dit : « Vues de loin, elles ressemblent à une longue ligne de nuages éclairés par le soleil. Leurs masses, groupées au hasard et découpées comme ces vapeurs mobiles que les vents amoncellent, prêtent à l’illusion. De près, ce sont des rampes sans verdure d’un blanc légèrement jaunâtre, nues et arides. C’est surtout quand on pénètre au milieu des dunes non boisées et qu’on les contemple de leurs plus hauts sommets qu’elles se montrent dans toute leur aridité. »

Certaines lèdes seulement faisaient alors une bien légère diversion à cette monotonie saharienne. Celles qui se trouvaient près de la mer renfermaient ordinairement un peu de végétation. Assez vastes, ne recevant pas beaucoup de sable, elles se garnissaient par places de gourbet, de joncs, de roseaux, de quelques sous-arbrisseaux mêmes que les tempêtes ensablaient d’ailleurs de temps à autre. Par contre, dans les lèdes situées à l’est, aucune plante ne pouvait s’installer. Ces lèdes étaient étroites, resserrées entre de hautes dunes qui s’y éboulaient et les comblaient constamment pour les reformer plus loin ; enfin la plupart étaient remplies d’eau. Ce dernier fait tenait à deux causes. D’abord les eaux des étangs et marais étaient bien plus hautes qu’aujourd’hui. En second lieu et surtout, les eaux de pluie coulaient sans s’arrêter sur les pentes nues des dunes-blanches et venaient se réunir dans les bas-fonds, au lieu d’être retenues comme maintenant par la végétation et par la couverture du sol. Les pêcheurs mettaient du poisson dans ces petits étangs et s’en faisaient d’excellents réservoirs.

Le parcours des dunes n’était pas sans présenter quelques risques. On pouvait s’égarer et rester longtemps sans se retrouver au milieu de ce véritable labyrinthe de collines et de vallées uniformes d’aspect. En cas de grand vent, le sable soulevé en tourbillons aveuglait le voyageur, entravait sa respiration et le désorientait. Enfin dans les lèdes les blouses étaient fréquentes. C’étaient des sortes de fondrières qui se formaient dans les bas-fonds inondés où le vent jetait doucement et sans le tasser du sable sur les eaux. La masse sableuse tenue en suspension par l’eau, pour ainsi dire, s’écroulait à la moindre pression du pied. Ordinairement, on ne s’enfonçait pas très profondément et on s’en tirait sans trop de difficulté, si l’on avait soin de ne point précipiter les mouvements. Aujourd’hui, l’on ne trouve plus que quelques blouses sur les plages de la mer et des étangs.

Dans les lèdes erraient de pauvres troupeaux de vaches et de chevaux qui y vivaient à peu près à l’état de nature. Le plus souvent, on les laissait seuls, livrés à eux-mêmes. S’ils étaient accompagnés, c’était du légendaire pâtre landais juché sur des échasses, couvert de peaux de moutons, armé d’un fusil et dont la silhouette se profilait étrange sur l’horizon de cette étrange contrée.

Les bestiaux appartenaient, soit à des particuliers qui les marquaient pour les reconnaître, suit aux communes riveraines. Dans ce dernier cas, ils étaient absolument sauvages, on les abattait à coups de fusil et on les vendait. Une vache valait de 30 à 40 livres. (Brémontier).

M. Fleury de la Teste, dans son mémoire de l’an viii, après avoir dit que l’aspect des dunes ne présente « dans toute leur étendue qu’une nudité absolue, un désert aride et effrayant où l’on chercherait en vain le plus petit arbrisseau », ajoute cependant pour les lettes : « il y croit des herbages excellents et on a remarqué que les bestiaux qui s’y nourrissent y acquièrent un goût extrêmement délicat. »

De Villers se montre plus difficile et avec raison sans doute, quand il écrit dans son 3e mémoire (1779) : « Il croît quelques mauvaises herbes, dans les intervalles des dunes qu’on nomme Leyte, qui servent à la pâture de quelques chevaux aussi sauvages que les païsans qui en sont les propriétaires. »

La surface totale des dunes de Gascogne à la fin du xviiie siècle, est évaluée par Brémontier à 75 lieues carrées (de 2 000 toises) ou 113 887 hectares. Le Rapport sur les différents mémoires de M. Brémontier (Société d’agriculture de la Seine, 1806) leur attribue 233 880m ou 60 lieues de longueur et 1 lieue 1/4 ou 2 500 toises de largeur réduite, soit une superficie de 75 lieues carrées ou 1 139 myriares, exactement 1,139,627,650 mètres carrés. Ce dernier chiffre, multiplié par 17m de hauteur moyenne, donne le cube total de 19,373,670,050 mètres cubes, d’après le même document.

Suivant un état dressé par le service des Ponts et chaussées en 1835, la contenance des dunes était à cette date : de la Pointe de Grave au Junca : 9806ha, du Junca aux Grands Monts : 5010ha, des Grands Monts au sud de l’étang d’Hourtin : 5640ha, soit au total 20 456 hectares pour une région correspondant à peu près à celle du Médoc. On peut, sans erreur notable, admettre pour 1800 le chiffre de 1835, car, si dans ces 35 années, la mer a envahi une certaine portion du littoral, les dunes non encore fixées ont aussi progressé dans l’intérieur des terres et il y a eu une certaine compensation. En adoptant la même hauteur moyenne de 17 mètres, le cube des dunes médocaines serait pour la même époque d’environ 3,477,530,000 mètres cubes. L’avancement annuel moyen des dunes dans l’intérieur des terres serait de 20 mètres environ.


Pour achever cette esquisse de l’état du littoral à la fin du XVIIIe siècle, il faut dire un mot des mœurs de ses habitants. Ceux-ci s’occupaient surtout de l’élève des moutons et de l’exploitation de la résine. Il y avait aussi des forges ; suivant Baurein, le nom du bois du Herreyra (ou Ferreyra, forge en gascon) sis dans la commune de Lesparre, l’indique nettement.

Sans aller aussi loin que de Villers qui semble trouver que de son temps les chevaux errants des dunes étaient plus civilisés que leurs propriétaires, la vérité oblige à dire qu’à la fin du XVIIIe siècle et encore au début du XIXe siècle les habitants du littoral maritime étaient généralement fort grossiers et arriérés de toutes façons. Cela se comprend si l’on songe qu’à cette époque le pays n’avait pour ainsi dire pas de voies de communications, quelques mauvais chemins reliant tout juste les villages principaux entre eux et au chef-lieu ; que la culture agricole était très restreinte, les terrains n’étant guère qu’à l’état de landes rases ou boisées ; que toute navigation avait cessé sur la côte ; que les paysans étaient plus occupés au gemmage des pins et surtout à ta chasse et à la pêche qu’à toute autre culture ou industrie ; que l’instruction n’était pas répandue ; que la contrée avec ses sables envahisseurs et ses marais pestilentiels était peu habitable ; que tout concourait en somme à l’ignorance et à la rudesse des mœurs.

« La récolte des pins, écrit de Villers dans son 3e mémoire (1779), n’exige aucune sorte de culture, n’est exposée à aucun événement des saisons ce qui engage les païsans à s’y donner de prédilection ; ils contractent une vie molle, paresseuse, errante dans les bois et qu’ils préfèrent à cultiver les terres…

» Les Pasteurs dans l’été pour favoriser le pacage des bestiaux mettent le feu partout et causent les plus grands désordres dans un païs où les sécheresses de l’été disposent tout à s’enflammer aisément et à devenir difficile à s’éteindre et surtout à cause de la grande quantité de pins et de matières résineuses qui sont presque l’unique culture actuelle. »

Entre autres, il était une coutume qu’on serait indulgent à ne taxer que de barbare. On promenait la nuit sur la plage, une vache dont une corne et une jambe de devant étaient reliées par une corde. À cette corde était suspendue une lanterne allumée. Le balancement imprimé au falot par la marche de la bête ainsi entravée, faisait prendre ce falot pour le feu d’un navire en marche. Les bâtiments qui se trouvaient en mer s’approchaient sans méfiance, supposant la côte fort éloignée. Ils s’échouaient finalement et se voyaient mis au pillage par ceux qui les guettaient sur la plage.


Nous avons suivi à travers les âges les vicissitudes du littoral médocain et ce pays, jadis riche et florissant, nous l’avons vu se transformer en un désert aride et désolé. Pour terminer cet historique, nous avons encore à examiner comment, au cours du siècle présent, ce pays est sorti de son linceul de sable. Mais, avant d’aller plus loin, il faut se rendre compte des changements désastreux que nous avons constatés, étudier les variations des rives du Médoc, la formation des dunes et de ses étangs, et les causes de ces phénomènes.





II. VARIATIONS DES RIVES OCÉANIQUE ET FLUVIALE ET LEURS CAUSES.

Considérations générales sur les variations des rivages.

Les lignes des rivages maritimes ne sont pas fixes. Elles subissent des déplacements plus ou moins lents, plus ou moins accusés, dont les causes souvent multiples sont encore imparfaitement connues.

En voici quelques exemples entre mille : Les terres voisines du pôle boréal, telles que la Nouvelle-Zemble et le Spitzberg, augmentent d’étendue aux dépens de la mer. La péninsule Scandinave est affectée d’un mouvement assez complexe qui se traduit, en général, par l’émersion de la partie nord et par la submersion de la partie sud. L’Écosse se soulève. Les Pays-Bas s’affaissent. La côte d’Italie présente des traces d’émersion dans tes temps préhistoriques et d’immersion depuis l’époque historique. L’isthme de Corinthe est plus étroit qu’autrefois. La Chine subit un mouvement d’oscillation semblable à celui de la Scandinavie. Sur les côtes de France, les faits du même genre abondent : La Flandre, aux environs d’Ardres, a été submergée vers le milieu du IIIe siècle, puis s’est relevée ; la mer remontait autrefois jusqu’à Abbeville, tandis que les vaisseaux ne dépassent pas de nos jours St-Valéry ; les falaises de Normandie reculent peu à peu ; les rochers du Calvados ont certainement fait partie jadis de la terre ferme. Vers le VIIIe siècle, la forêt de Scissy, prés du Mont St-Michel, a été engloutie par la mer, et Jersey attenait autrefois au Cotentin ; les côtes de Bretagne présentent presque partout des signes de submersion. Celles du Poitou, de l’Aunis, de la Saintonge et le littoral du golfe de Lyon, n’ont cessé de gagner du terrain depuis l’époque historique.

Ces phénomènes ont été interprétés de diverses façons et beaucoup d’entre eux paraissent dus à des causes différentes. Les limons charriés par les cours d’eau augmentent les terres aux dépens des mers comme cela a lieu dans les deltas et aux embouchures des fleuves méditerranéens (Rhône, Pô, Nil). Mais ces alluvions vaseuses se tassent beaucoup, quoique très lentement, et il en résulte un affaissement du niveau général, surtout si, par l’endiguement des fleuves, l’homme empêche le colmatage du sol. C’est le cas des Pays-Bas.

M. Bouquet de la Grye a fait remarquer que le degré de salure des mers influe sur leur niveau. Deux mers inégalement salées et communiquant ne peuvent être au même niveau pour se faire équilibre ; l’égalité de poids et l’inégalité de densité nécessitent l’inégalité de volume. Si la salure vient à varier, ainsi que cela se produit près des pôles par suite de la fusion d’une partie des glaces ou de la congélation d’une partie des eaux, le niveau variera conséquemment. Les émersions constatées en Scandinavie ne proviendraient-elles pas de l’augmentation reconnue des glaces arctiques, au moins en partie?

On a pensé aussi à rattacher ces phénomènes, au moins ceux de submersion, à une cause astronomique générale. Dans son mémoire sur les Révolutions de la mer, M. Adhémar expose une théorie fort ingénieuse et séduisante pour expliquer les glaces de l’époque quaternaire, les déluges, et en général les révolutions du globe. La voici en résumé : On sait que la masse des mers de l’hémisphère austral est de beaucoup supérieure à celle des mers de l’hémisphère boréal, et qu’il en est de même des glaces des deux pôles. Or, par suite de la précession des équinoxes, il y a inégalité entre les sommes des heures de jour et de nuit des deux hémisphères. De cette inégalité résulte une différence dans les températures correspondantes, différence qui produit celle des glacières des deux pôles. L’inégalité qui existe entre les poids des deux masses glacées déplace nécessairement le centre de gravité du système terrestre et l’éloigné du centre de figure du globe. Ce déplacement du centre de gravité entraîne le déplacement des eaux ; et c’est ce qui retient actuellement la majeure partie des mers dans l’hémisphère austral où se trouve le centre de gravité, entre le plan de l’équateur et le pôle antarctique, à cause de la prépondérance de la glacière australe. Mais par l’effet de la précession des équinoxes combinée avec le déplacement de l’orbite terrestre, la différence entre les heures de jour et de nuit des deux hémisphères passe à l’avantage de l’un d’eux tous les 10 500 ans environ ; et cette périodicité est celle du déplacement du centre de gravité, conséquemment celle du déplacement des eaux, qui, à la suite des glaces, se portent tous les 10 500 ans d’un pôle à l’autre. En l’an 1248, les deux hémisphères avaient la même température. Depuis, l’hémisphère boréal se refroidit, tandis que l’hémisphère austral se réchauffe, la glacière arctique augmente aux dépens de la glacière antarctique et les eaux commencent à revenir vers le pôle nord. De là des perturbations dans les lignes des côtes, qui se termineront par un déluge sur notre hémisphère.

M. Croll a émis une théorie analogue basée sur la variation de l’excentricité de l’écliptique et sur l’intensité variable des phénomènes glaciaires dans les régions polaires.

Une autre cause du déplacement des rivages, non plus hypothétique celle-là, mais bien constatée, réside dans les érosions marines. Sur beaucoup de points, la mer attaque ses rives. Elle le fait avec puissance et une rapidité -dépendant d’éléments multiples, dont les principaux sont : la hauteur des marées, la force et la direction des courants, la direction et l’intensité des vents dominants, la nature du sol, le profil et le contour de la côte, enfin sa stabilité plus ou moins grande. La marée n’est guère que de 0m70 dans les océans bien ouverts ; au fond de certains golfes, où sa force est contrariée, elle atteint une grande hauteur, 14 ou 15 mètres, par exemple dans la baie du Mont St-Michel. La hauteur moyenne des vagues en pleine mer est de 4 à 6 mètres, par les gros temps ; elle arrive à 13 mètres dans l’Atlantique. On a mesuré à Alger, à Cherbourg et à Skerryvorre, la pression des vagues ; on a trouvé que cette pression s’élève en moyenne à 3000 ou 3 500 kilogrammes par mètre carré. À cette action des vagues superficielles s’ajoute l’action des lames de fond, dont la force est souvent très grande. On a constaté que des vagues pouvaient se briser parfois sur des récifs cachés à 50 mètres de profondeur et ramener des matières vaseuses de fonds situés à 150 mètres. On conçoit quelle peut être la puissance d’un tel agent dynamique et l’on ne s’étonnera pas des ravages qu’il commet. C’est lui qui a fait subir à l’île d’Helgoland, de 1793 à 1848, une ablation annuelle de 0m90. C’est lui qui fait reculer la falaise du Havre de 0m20 à 0m25 par an.

Mais la principale cause des variations des rivages est, d’après M. de Lapparent (p. 557 et suiv.), ce que l’éminent géologue appelle les ondulations de la surface terrestre. « Ces ondulations, dit-il, partout où elles se produisent, entraînent par leur composante horizontale, un déplacement, en longitude et en latitude, des points qu’elles affectent, tandis que, par leur composante verticale, elles modifient l’altitude de la terre ferme. » Un même lieu peut être affecté, soit uniquement d’un mouvement d’émersion, soit uniquement d’un mouvement d’immersion, soit enfin des deux alternativement. Et ces mouvements, d’un caractère essentiellement oscillatoire, peuvent s’effectuer plus ou moins lentement, d’une façon continue ou par saccades. « Ces déplacements, ajoute M. de Lapparent, s’expliquent sans difficulté, si on les considère comme la traduction des mouvements généraux d’une écorce soumise à des efforts latéraux de compression, développés par la nécessité où elle se trouve de se plier aux changements de dimension du noyau interne. De cette manière, certaines parties se gonflent en refoulant l’océan, tandis que d’autres semblent l’attirer dans des sillons qui vont se creusant de plus en plus… L’important, à nos yeux, est de rattacher les grands mouvements de l’écorce du globe… au refroidissement progressif du noyau igné. »

On doit ajouter que si, comme nous l’avons dit plus haut, beaucoup de déplacements de rivages paraissent dus à des causes différents, travaillant isolément, beaucoup aussi semblent résulter du concours simultané de plusieurs facteurs. Les ondulations de la surface terrestre, les influences astronomiques, les érosions marines ou les alluvions fluviales et d’autres agents encore actionnent souvent de concert la même ligne de côtes. Le déplacement de celle-ci est alors la somme algébrique de ces diverses forces qui peuvent agir toutes dans le même sens ou dans des sens contraires.



Variations des rivages du Médoc.


Les côtes du Médoc, elles aussi, ont changé au cours des siècles. On peut même les ranger parmi celles qui présentent les modifications les plus considérables.

Faits. — En faisant, dans le chapitre précédent, l’historique du littoral médocain depuis dix-huit cents ans, nous avons, par le fait, indiqué ses variations les plus accentuées.

On a vu ainsi la presqu’île médulienne se rétrécir et reculer devant l’océan, le plateau de Cordouan s’isoler, puis s’immerger entièrement à l’exception du seul emplacement de la tour, la grande pinède de l’abbaye de Soulac s’abîmer dans les flots ; en général les saillies de la côte maritime disparaître, ses échancrures se combler, son profil se régulariser, le fleuve s’éloigner de sa rive première et découvrir des terrains jadis submergés.

En somme, l’extrême pointe du Médoc semble se déplacer de l’ouest à l’est ; exemple Soulac, qui passe du bord de la Gironde au rivage de la mer. Bien entendu, ce mouvement n’est qu’apparent ; la latitude et la longitude d’un point donné du pays n’ont pas varié. Les eaux seules se sont réellement déplacées.

En dehors de la région soulacaise, la côte maritime ne manque pas de traces de variations. C’est ainsi que sur la plage, depuis Montalivet jusqu’en face de la maison forestière de St-Nicolas, on trouve d’assez nombreuses souches de chênes encore en place. Ces souches accusent un âge fort avancé. Elles sont souvent baignées par les lames de la haute mer. Il est évident que les arbres dont elles sont les restes, n’ont pu croître au contact des vagues et que l’océan était fort éloigné lorsqu’ils existaient. On sait qu’en général la végétation ligneuse, au moins pour les grands arbres, est impossible tout à proximité de l’océan.

De même, sur plusieurs points de la côte, dans la zone littorale, et notamment en face du poste forestier des Genêts, on voit de grands et gros pins morts qui n’ont pu venir que loin de la mer pour se faire un fût aussi haut et aussi droit que celui qu’ils conservent encore.

Il serait facile, en descendant la côte du nord au sud, de trouver d’autres marques de son recul devant les eaux envahissantes. De nos jours encore au Moulleau, à cap Breton, les progrès de la mer sont considérables.

Cependant en Médoc, nous le répétons, ce déplacement n’a pas été partout un recul uniforme du continent. Si les promontoires des caps ont été abattus, par contre des golfes, des anses, ont été fermés. Le continent a donc été augmenté sur quelques points. Mais combien ses gains sont peu de chose auprès de ses pertes !

Élie de Beaumont écrit dans ses Leçons de géologie pratique que la côte de Gascogne n’a pas bougé dans son ensemble. Il se trompe, faute d’une connaissance suffisante des lieux. Bien plus, les accroissements partiels on donné l’idée à quelques uns que la rive du golfe de Gascogne gagnait en général sur l’océan.

« Il est présumable, dit un rapport du 17 août 1840 à la commission des Dunes, que la mer occupait anciennement l’emplacement actuel des dunes et qu’elle s’est continuellement reculée au droit du centre du golfe… Ce fait est en désaccord avec les idées de Brémontier sur les dunes et avec les observations faites à St-Jean-de-Luz, à la pointe de Grave, à la Teste même ; mais ce ne sont là que des affouillements locaux sans importance qui ne peuvent faire repousser l’atterrissement général du centre. »

C’est le contraire à notre avis, et il serait aisé de vérifier que les affouillements constatés à la Pointe de Grave, à la Teste et en beaucoup d’autres endroits, l’emportent de beaucoup sur les atterrissements qui ne sont que de petites exceptions. Comme à Brémontier, il nous paraît certain que le déplacement général de la côte s’est fait de l’ouest à l’est et non aux dépens de l’océan. (V. dans le même sens E. Reclus, Nelle géographie universelle, La France, chapitre II).

Suivant M. Delesse on retrouve le tracé de l’ancien littoral en p longeant à travers les dunes jusqu’à sa rencontre, avec le niveau de la mer, le plan régulier du plateau des Landes.

L’invasion des eaux était accompagnée de l’invasion des sables a formée les étangs et les marais littoraux. Cette formation sera étudiée plus loin.

Il convient d’ajouter que les progrès de la mer ont atteint leur maximum à Soulac en 1883 et que depuis 1889 environ, et au moins entre Arcachon et Soulac, l’océan s’arrête et n’empiète plus sensiblement sur le continent. Est-ce la paix ou un simple armistice ?

Quant au littoral fluvial, nous avons dit aussi quelle fut sa transformation : à l’immense nappe marécageuse semée d’îles, au baies et aux ports d’autrefois, aux larges canaux, porteurs de barques marchandes, aux grands palus inondés, aux nombreux marais salants, se sont substituées de vastes prairies, sillonnées d’étroits chenaux et dans lesquelles s’élèvent les chevaux du Médoc, pendant que le fleuve se reportait au nord-est contre les coteaux de la Charente.

Enfin, il ne faut pas oublier, parmi les variations des rives médocaines, l’atterrissement purement sableux qui constitue l’extrême pointe de Grave, dont l’effet a été de rétrécir brusquement et anormalement l’embouchure du fleuve. A la vérité, cette extrême pointe est corrodée maintenant par les courants marins, même sur sa rive orientale, mais ce n’est là qu’une petite exception toute locale à l’avancement général du rivage fluvial du Médoc.


Mesures de variations de rivage. — Il serait difficile de donner des mesures exactes de toutes ces variations de rivages. Sauf Cordouan et la Pointe de Grave pour lesquels on possède depuis une centaine d’années des données précises, fournies par les travaux et études des Ponts et chaussées, on n’a guère pour le reste du pays que la comparaison des cartes anciennes et modernes. Les premières sont généralement peu exactes. Dans les mesures qu’on y peut prendre l’on ne saurait chercher l’exactitude absolue. On doit se contenter de comparer ces mesures anciennes avec les distances modernes et de voir le sens général de leurs écarts.

Le tableau ci-dessous oppose seulement les mesures tirées de la carte de Belleyme (1786) aux distances actuelles. Il donne pour une courte période de temps, il est vrai, le signe et la valeur relative des déplacements en question ; réduction de la Pointe de Grave, recul du rivage maritime, progrès du rivage fluvial.

POINTS DE REPÈRE

Mesures prises sur la carte de Belleyme

toises mètres

Distances actuelles (état major où mesures directes)

mètres

De l’église de Soulac à la mer.

500 975 460

De l’église de Soulac à la Pointe de Grave.

4650 9068 7950

Du phare de Cordouan à la côte (rocher St-Nicolas),

2900 5800 6935

De l’église de Grayan à la côte (Le Gurp),

2970 5792 5710

De Mayan à la côte.

3100 6045 5750

De l’église de Vendays à la côte,

4250 8288 7460

D’Hourtin à la côte,

5000 9750 9050

De l’église de Soulac au bord du fleuve, mesure prise, non sur la carte de Belleyme, mais sur celle de Blaw (1650),


3326 4010

Si l’on compare les cartes des xvie et xviie siècles à celles établies de nos jours, on constate que la Pointe de Grave était alors plus large, plus arrondie et plus longue qu’aujourd’hui et l’îlot de Cordouan bien plus étendu.

En 1780, la Pointe est attaquée et 150 toises (300m) sont enlevés en quatre ans. Des mesures prises pendant ce siècle, il appert qu’en 1818 elle s’avançait à 730m au nord-ouest de sa position actuelle. De 1818 à 1830, son recul annuel moyen fut de 15m, (soit 180 mètres pour les douze années), de 1830 à 1843, il fut de 30m et de 1842 à 1846, date de la construction de l’épi de Grave, il atteignit 48m (190m pour ces quatre années).

Entre la tour de Cordouan et la côte du Médoc on compte actuellement 7000m ; une carte de 1630 en indique 5400. Vinet, en 1575, donne 5000 pas de Cordouan à la Pointe de Grave.

De 1825 à 1854, la plage de l’anse des Huttes a reculé de 350m.

Aux Olives, la ligne de la haute mer était en 1744 à 950m de la vieille église, en 1786 à 926m, en 1818 à 650m, en 1865 à 560m, en 1882 à 450m et en 1893 à 460m. D’après Mr le lieutenant de vaisseau Hautreux, de 1708 a 1890, le rivage a reculé de deux kilomètres en face des Huttes et de 1 500 mètres en face des Olives. Les habitants de Soulac n’ont pas oublié cette nuit effrayante du 28 octobre 1882, pendant laquelle l’océan démonté enleva 8m de la dune littorale des Olives sur 300 mètres de longueur et fit écrouler en partie plusieurs villas construites au sommet de cette dune. Or, en 1857, la rive de l’océan était à 80 mètres de ces villas et le pied de la dune en était éloigné de 50m ; aujourd’hui cette dune est réduite à un seul versant très déclive, large de 10m en moyenne, au pied duquel atteignent les fortes marées.

D’après les cartes hydrographiques, la passe du sud entre Cordouan et les rochers de St-Nicolas s’est approfondie de 1m" entre 1825 et 1853, C’est seulement vers le début du xvie siècle que ce chenal est fréquenté. Les navires n’y passaient pas auparavant à cause de sa profondeur insuffisante.

Du temps de Brémontier les érosions de la mer étaient de 2m par an sur la plage d’Hourtin.

En dehors du Médoc nous trouverions des modifications de rivages semblables. Ainsi le cap Ferret s’est allongé de 4000m depuis deux cents ans et s’allonge constamment encore. En huit années la mer a corrodé 360m de la rive ouest de la passe d’Arcachon, et c’est là où étaient bâtis auparavant les postes des douanes que se trouve maintenant la plus grande profondeur de la passe. À Cap-Breton, l’océan ne cesse d’avancer et bientôt le sémaphore s’abîmera dans les flots.

Causes des variations des rivages en Médoc


Rive océanique. Érosion marine. — Essayons de dégager les causes des variations de rivage du Médoc, du côté de l’océan d’abord, du côté du fleuve ensuite.

L’érosion marine, due aux courants qui frappent la côte, apparaît tout d’abord comme la cause principale du déplacement du rivage océanique. Elle est indéniable. C’est évidemment elle dont un voit le travail en maint endroit, au pied de la dune littorale, dans le sol primitif, bancs d’alios et d’argile coupés on falaise, taillés en gradins, et dont le niveau supérieur, dominant de 1 ou 2 mètres la ligne de haute mer, prouve bien qu’ils n’ont pu être ainsi taillés que par l’action des vagues. C’est elle qui arrache à des assises submergées ces blocs de tourbe qu’on trouve rejetés sur les plages. C’est contre ses efforts que le service des Ponts et chaussées a édifié ces brise-lames et ces épis qui cuirassent la pointe médocaine du Verdon à Soulac. C’est encore elle qui a détruit en janvier et en février 1895 la digue de la Chambrette et creusé la plage en cet endroit. C’est elle enfin, qui, venant en aide à un autre agent que nous allons étudier tout à l’heure, l’affaissement, a contribué à creuser un bras de mer entre Cordouan et le continent et à produire ces reculs effrayants de la Pointe de Grave et de la côte de Soulac notés plus haut.

On conçoit très bien quelle intensité peuvent atteindre les effets de cette érosion par ce qui a été dit au début du présent chapitre sur la hauteur et la pression des vagues.

Le phénomène se comprendra parfaitement aussi pour peu que l’on examine sur la côte le mode d’action de la lame. L’onde venant de la haute mer se ralentit sur la plage à cause du frottement et de l’inclinaison plus ou moins grande du sol. Celle qui la suit est garantie du frottement par cette précédente, et, conservant une vitesse supérieure, elle atteint ou rencontre la première, la surmonte en s’enflant au sommet, la dépasse et tombe en formant une petite cataracte, véritable chute hydraulique souvent d’une grande puissance ; puis elle s’étale à son tour pour être dépassée de même par l’onde suivante et en provoquer aussi la chute en cataracte. Lorsque l’onde retombe ainsi, elle affouille la plage. Si la déclivité du sol n’est pas forte, le flot chasse seulement devant lui le sable et les galets. L’affouillement, nul ou à peu près sur une pente faible, est en raison directe de cette pente. Si la côte est abrupte et présente, par exemple, un banc d’alios en falaise, une dune littorale à pic, l’onde ne pouvant déferler librement ronge le pied de l’obstacle et en fait ébouler la partie supérieure. Toute sa force vive s’utilise dans cette attaque. Dans ce cas, la puissance d’érosion s’accroît encore si l’eau entraîne avec elle des sables, des graviers et des galets, dont la masse augmente la force de l’élément liquide ; fait d’expérience que le raisonnement démontre également.

D’après M. de Lapparent, « l’assaut livré par ta vague au rivage atteint sa plus grande intensité au pied même de la lame, là où vient frapper sa partie plongeante… Cette vitesse (de la lame plongeante) varie avec l’heure de la marée… Elle passe par un maximum qui se produit ordinairement entre la moitié et les trois quarts de la hauteur de la marée… C’est aux environs de la ligne de haute mer, que cet effet (le plus grand effet utile de la lame) devra se produire. » C’est bien ce que l’on observe sur les places du Médoc.

Il ne faut pas non plus oublier l’action des lames de fond, dont il a été dit quelques mots au début de ce travail. Elles ont détruit ou contrarié bien des travaux entrepris sur la côte de Soulac par les Ponts et chaussées et ce sont elles qui, aujourd’hui encore, creusent un gouffre sous l’épi de Grave.

Nous avons exposé au début que la mer attaque ses rives avec une intensité dépendant d’éléments divers et notamment de la direction et de l’intensité des vents dominants, de la nature du sol, du contour de la côte et de sa stabilité. On verra tout à l’heure la part qui revient à ce dernier facteur dans les érosions de la côte médocaine. L’énumération des autres dit seule combien ils ont dû contribuer à augmenter la puissance des lames. Les vents d’ouest et sud-ouest règnent presque constamment sur la côte de Gascogne et avec une violence souvent extrême. Le sol est formé d’argile, de sable à l’état pulvérulent ou agrégé en alios ; tous ces éléments ne sont nullement résistants. La côte, si elle ne l’a plus guère aujourd’hui, avait, du moins autrefois, un contour irrégulier, découpé, prêtant beaucoup aux attaques des courants marins. Tout cela s’est donc trouvé réuni pour faciliter énormément le travail funeste de l’océan.


Rive océanique, affaissement. — L’érosion marine n’est pas la seule cause du recul de rivage constaté en Médoc. Il est certain qu’elle n’a pas agi seule mais bien de concert avec d’autres forces dont la principale réside dans les oscillations ou ondulations de la surface terrestre. Ces ondulations se traduisent par des déplacements en latitude et longitude et des modifications dans l’altitude des points observés. Mais elles n’apparaissent guère que comme des mouvements de haut en bas et de bas en haut, aussi les désigne-t-on couramment par les termes d’affaissements et de soulèvements. Bien que ces expressions soient en toute rigueur impropres, nous les emploierons parce qu’elles ont l’avantage d’être claires.

La côte du Médoc a subi un affaissement qui doit se continuer encore de nos jours. Bien des preuves l’établissent.

Il convient d’abord de remarquer que l’érosion marine capable de modifier sérieusement un continent, comme cela a eu lieu sur la rive Gasconne, ne s’exerce généralement que contre un rivage en voie d’affaissement. Nous avons déjà fait allusion à cela en exposant que la mer attaque ses rives avec une intensité dépendant de divers éléments, dont la stabilité de ces mêmes rives n’est pas le moindre. On le conçoit aisément d’ailleurs. Citons à l’appui de notre proposition l’opinion de M. de Lapparent. Le savant professeur écrit dans son Traité de Géologie : « On peut dire sans exagération que des érosions capables de modifier sensiblement la forme des contours océaniques ne se produisent que sur les points où la croûte terrestre s’affaisse. Partout ailleurs l’œuvre propre des flots se réduit à très peu de chose. » Et encore : « Ajoutons qu’un rivage qui s’affaisse est plus sujet qu’un autre à être attaqué par l’érosion marine et qu’ainsi, à moins d’indices contraires, il peut y avoir dans l’intensité de cette érosion une présomption en faveur d’un affaissement. »

De nombreux faits et plusieurs observations faites sur la côte permettent de changer cette présomption en certitude.

Tout le monde a vu, rejetés par les vagues sur les plages médocaines, des blocs d’alios et de tourbe lignitiforme de diverses grosseurs. Ces blocs ont été arrachés par l’océan à des bancs qui sont actuellement au-dessous du niveau de la mer, ou au moins au-dessous du niveau de la haute mer et qu’on voit de temps à autre à ciel ouvert, lorsque par une forte marée ou une tempête les vagues rongent la plage et enlèvent le sable qui recouvre ordinairement ces assises. Or, pour l’alios et plus encore pour la tourbe où l’on retrouve des débris de plantes de marais, de bois de bruyère et de chêne, la formation de ces bancs n’a pu avoir lieu qu’à une certaine hauteur au-dessus de l’océan. Il a donc fallu un abaissement du sol pour les amener sous les eaux.

Plusieurs affirment avoir vu en mer, à marée basse, des ruines, des pans de murs, etc., débris de Noviomagus, de Lavardin ou d’autres ports ; on a trouvé sur l’argile découverte sous la plage de Soulac des empreintes de pas d’hommes et d’animaux, des traces de salinières et de parcs à moutons, etc. La submersion de la pineraie de l’abbaye de Soulac et de nombre d’églises et de villages, relatée par les vieilles chroniques, là présence de troncs d’arbres encore en place debout, sur les plages de Montalivet, sont aussi des faits du même ordre. Tout cela ne peut évidemment s’expliquer que par un affaissement du sol. L’érosion marine seule n’aurait pas laissé ces débris debout, ni ces empreintes intactes, mais les aurait dispersés et détruits.

Le fait suivant démontre avec évidence l’affaissement du Bas-Médoc. Ayant procédé à un nivellement entre la plage et la vieille église de Soulac en 1893, nous avons constaté que le dallage primitif de cet édifice est à 1m25 au-dessous du niveau de la haute mer. On sait aussi que le déblaiement de l’église n’a pu être poussé jusqu’à ce même dallage à cause de l’eau qu’on rencontre à peu de distance sous le plancher actuel. Celui-ci a dû être maintenu à 3m20 au-dessus du dallage pour rester à sec. Il est inadmissible que cet état de choses existât lors de la construction de la basilique et que les moines, qui étaient des architectes prévoyants, aient bâti cet édifice sur un terrain inondé au.dessous du niveau des hautes marées.

De plus, les moines exécutèrent à différentes reprises, et notamment au xiiie siècle, des remblais à l’intérieur et à l’extérieur de l’église et du monastère, bien après leur construction, pour se défendre de l’invasion des eaux. Assurément, ces inondations ne pouvaient être produites uniquement, comme l’admet l’abbé Mezuret, par de fortes marées ou des crues de la Gironde, phénomènes accidentels et passagers, dont on se serait aperçu dès le premier établissement de l’église et de la ville. Elles étaient dues à l’affaissement du sol. C’est contre les effets de cet affaissement, effets continus et ressentis bien après l’érection de la basilique, qu’ont été effectués les remblais dont il s’agit.

Baurein dit d’ailleurs de l’église de Soulac : « Celle-ci étoit située sur une hauteur, dont le fond paraissoit ferme et solide. » Aujourd’hui elle est au-dessous du niveau de la haute mer. Le dénivellement du sol est donc évident.

Une des caractéristiques de l’affaissement des côtes, signalée par M. de Lapparent, est la prolongation en mer, sur une certaine distance, de la ligne de thalweg des fleuves, qui forme ainsi une véritable vallée sous-marine. L’existence de cette vallée sous-marine, prolongement exact d’un estuaire fluvial, est une preuve d’affaissement, car cette vallée n’a pu être creusée, ni par le fleuve actuel dont la force d’érosion est annihilée par la mer, ni par les vagues qui nivellent les accidents des côtes au lieu de les augmenter. Il faut donc bien admettre qu’elle est le résultat de l’érosion par le fleuve, à une époque où le niveau de l’embouchure était plus élevé qu’aujourd’hui, et que par suite ce niveau s’est abaissé depuis.

Eh bien ! ne pourrait-on pas appliquer cela à l’estuaire de la Gironde ? Une étude attentive du relief sous-marin à l’embouchure du fleuve, autour de Cordouan et jusqu’au delà du Grand-Banc, ne ferait-elle pas reconnaître l’existence d’une vallée sous-marine, bien caractérisée au moins du côté de Cordouan et continuant assez loin en mer le thalweg de l’estuaire Girondin. Et ne serait-ce pas une preuve de plus en faveur de la dépression qu’a subie le littoral du Médoc ? Sur la même côte, au sud, la fosse de Capbreton, ancienne embouchure de l’Adour, paraît être un exemple frappant de vallée sous-marine.

Pour M. Delfortrie, non seulement l’affaissement existe et sur toutes les côtes du golfe de Gascogne, mais encore il est l’unique cause des empiètements de la mer et l’érosion ne se fait pas sentir. À l’appui de sa thèse, il cite plusieurs faits qui établissent certainement la réalité d’un dénivellement du sol (Affaissement des côtes de Gascogne, actes de la soc. Linnéenne de Bordeaux). C’est d’abord un puits en moellons bâti aux Cantines de Tout-Vent, à environ trois kilomètres de l’océan, vers 1836. En 1853, la mer avait envahi ces trois kilomètres, atteignait le puits et le déchaussait. Jusque vers 1863, cette frêle colonne de moellons se dressa, à marée basse, sur une hauteur de près de trois mères, intacte, sans être corrodée. Ce sont ensuite les rochers de St-Nicolas, d’une élévation et d’une étendue considérables sur la carte de Belleyme, devenus aujourd’hui écueils sous-marins ; le rocher de Cordouan qui présente sur la carte de l’état-major une étendue moitié moindre que celle indiquée par de Belleyme et son feu dont l’abaissement est officiellement constaté par les ingénieurs dans l’état de balisage ; la disparition de nombreuses églises et de paroisses entières, etc.

D’après le calcul de M. Delfortrie, l’abaissement serait de 0m3 par an, et le sol de l’église de Soulac se serait déprimé de 2m50 depuis la construction de l’édifice.

Il n’est pas douteux que le rivage gascon s’affaisse sur toute sa longueur. Les arguments de M. Delfortrie et de bien d’autres (E. Reclus) qui partagent son opinion, sont convaincants ; mais il n’en est pas moins vrai que le dénivellement du sol n’est pas l’unique cause des envahissements de l’océan et que l’érosion’ marine y contribue pour sa bonne part. Même dans les faits cités par M. Delfortrie à l’appui de sa thèse, on ne peut pas dire que l’érosion n’a pas aidé raidissement à les réaliser. Si le puits des Cantines a disparu vers 1863, c’est bien pour avoir cédé finalement à l’action des lames.

Il en est de même du fort et du phare de Grave placés autrefois à l’entrée de la Gironde, du côté est de la pointe, et détruits complètement aujourd’hui.


Origine et date des phénomènes d’érosion et d’affaissement. — Quelle est l’origine de ces érosions et de cet affaissement que nous venons de constater dans les variations des rivages du Médoc ? Quand ont-ils commencé ? Quelle est leur cause ? À quel fait ou à quelle loi physique doit-on les rattacher ? Autant de questions qu’on ne peut résoudre pour la plupart que par des hypothèses, en raison du peu de données que l’on possède en somme sur les phénomènes dont il s’agit.

On s’accorde généralement à faire dater les perturbations des côtes gasconnes de la fin du vie siècle de l’ère chrétienne.

Les auteurs du début de cette ère, tels que Pomponius Méla, qui vivait au ier siècle, Ptolémée, qui écrivait au iie, Ausone et Ammien Marcellin, qui sont du ive, représentent les rivages médocains comme fréquentés par le commerce maritime et très florissants pendant toute cette série de siècles.

Ils ne parlent pas d’envahissement par l’océan. Il est vrai qu’Ammien Marcellin dit cependant des Gaulois : « Alluvione fervidi maris sedibus suis expulsos. » (lib. XV, cap ix) ; et d’après M. Sansas (Origines aquitaniques), Ephore et Posidonius attribuent les migrations des Cimbres et des barbares de même origine aux invasions de la mer. C’est 100 ou 200 ans avant Jésus-Christ que ces migrations ébranlèrent la République romaine. Toutefois les rivages du Médoc, au dire des premiers écrivains cités, ne paraissent pas avoir été éprouvés par des submersions qui aient compromis leur prospérité à cette époque de l’histoire. L’hypothèse de déluges, au début de l’ère chrétienne, avancée par l’abbé Mezuret, ne nous semble pas fondée, pour le Médoc du moins.

Nous avons dit quels furent les cataclysmes de l’an 580. D’autre part, on sait qu’au xie siècle, Cordouan possédait une abbaye déjà menacée par les tempêtes, qu’au xive siècle, il s’y trouvait encore une tour, une chapelle et des maisons. Cela montre que la mer entamait le continent depuis un temps relativement court. Le phénomène, bien que sa progression fût sans doute inégale, n’a donc pas pu commencer à une époque très reculée, sans cela Cordouan n’aurait pas été aussi développé au xve siècle.

Bref, c’est aux environs de l’an 580, on est autorisé à le penser, que prirent naissance les phénomènes d’érosion et d’affaissement, ou que du moins ils s’accusèrent franchement.

Tant que la pente du rivage sous-marin était douce, dit M. Goudineau, les lames de fond et les courants ne pouvaient affouiller le sol. Après les cataclysmes du vie siècle, qui pourraient bien être la suite de celui de l’Atlantide, les grandes profondeurs se rapprochèrent, les vents d’ouest devinrent régnants, la mer corroda le terrain pliocène devenu abrupt.

Remarquons en passant que M. Goudineau admet, lui aussi, la simultanéité des phénomènes d’érosion et d’affaissement.

Mais, en dernière analyse, quelle est la cause ultime de ces perturbations et de ces modifications de rivages ?

Nous venons d’énoncer une opinion qui les regarde comme la con- séquence de la disparition de l’Atlantide, ce vaste continent qui serait actuellement au fond de l’Océan atlantique, mais que seul à peu prés Platon mentionne.

C’est assez la manière de voir de Montaigne (Essais, liv. I, chap. xxx) et de Dumas Vense (Revue maritime et coloniale, février 1876).

Reportons-nous aux théories exposées, au début de ce chapitre, dans les considérations générales sur les variations des rivages. Il est admissible de rattacher les phénomènes qui nous occupent au système des déluges périodiques de M. Adhémar, théorie fort plausible, fondée sur la précession des équinoxes et l’inégalité des températures des deux pôles. On peut aussi la faire dériver de la variation de l’excentricité de l’écliptique et de l’intensité variable des phénomènes glaciaires aux deux pôles ; système analogue professé par M. Croll.

Sans contredire la valeur de ces savantes hypothèses et l’influence indéniable que les grands faits astronomiques et cosmiques exercent sur la répartition des terres et des mers et sur le niveau des océans, nous estimons plus rationnel et plus plausible d’attribuer tout simplement en définitive les phénomènes d’érosion et d’affaissement des côtes médocaines aux ondulations de la surface terrestre. Ces phénomènes sont, comme nous l’avons exposé dans nos Préliminaires et pour employer les termes de M. de Lapparent, ces phénomènes sont la traduction des mouvements de l’écorce terrestre, soumise à des efforts latéraux de compression. Ceux-ci sont développés par la nécessité où est cette écorce de suivre la contraction du noyau igné interne. Ainsi des rides se forment sur les continents et sur les fonds sous-marins. Les phénomènes volcaniques impriment aussi leurs mouvements à ceux-ci comme à ceux-là. Il en résulte forcément des changements dans le niveau des océans et dans la configuration des rivages et par suite, des affaissements, des érosions ou l’inverse suivant les lieux. C’est assurément ce que nous avons eu en Médoc.

Peut-être y a-t-il en encore une autre cause à ce dénivellement du sol, à Soulac plus particulièrement. Ce serait le tassement du terrain et spécialement de cette couche d’argile d’origine alluviale, qui forme le sous-sol du littoral médocain et de presque toute la pointe. On conçoit aisément qu’un tel sédiment puisse se comprimer beaucoup avec le temps, surtout sous le poids d’édifices comme la basilique de Soulac. Cela se passe dans tous les Pays-Bas.

Peut-on mesurer les variations des côtes médocaines ? déterminer la quantité dont elles se sont déplacées ? Non, les éléments manquent pour cela. Même dans le cas où l’envahissement de la mer n’aurait commencé qu’en 580, il n’y a pas de repères qui permettent d’évaluer la quantité de terrain emportée. Les chroniques et documents anciens se bornent à mentionner les faits sans donner aucune indication de temps ni d’espace.

Montaigne, parlant de la terre d’Arsac en Médoc, possédée par son frère, écrit : « Les habitants disent que depuis quelgue temps, la mer se poulse si fort vers eulx, qu’ils ont perdu quatre lieues de terres. » Mais ce depuis quelque temps est bien vague et ne fournit pas de repère précis ; il donne seulement à penser que le phénomène avait augmenté d’intensité depuis un certain nombre d’années.

Un chercheur contemporain évalue à vingt kilomètres la largeur de la zone envahie par l’océan. Ce n’est là qu’une opinion personnelle dont la démonstration scientifique est à faire.

« La portion du littoral de Gascogne, aujourd’hui immergée, doit être considérable, écrit M. Delfortrie en 1879 ; à la suite de sondages pratiqués il y a une dizaine d’années, le terrain pliocène a été retrouvé au large, à dix kilomètres devant le cap Breton, à vingt kilomètres devant Arcachon, et à cent vingt kilomètres à la pointe de Grave. Bien que ces données accusent déjà une immense étendue de terrain disparu, il y a tout lieu de présumer qu’on doit encore en reculer de beaucoup les limites. »

Nous constations plus haut que depuis 1889, la mer respecte les rives médocaines et a cessé en général .son mouvement de progression, que même elle a reculé à Soulac de 1882 à 1889. et nous demandions : est-ce la paix ou un simple armistice ? Chi lo sa ? c’est peut-être là la meilleure réponse, dans l’incertitude où l’on est de la cause exacte de ce mouvement. Si on l’attribue à un fait astronomique variable, il pourrait fort bien avoir atteint aujourd’hui un maximum après lequel il entrera en décroissance. S’il est surtout, comme c’est notre opinion, une conséquence des ondulations de la surface terrestre, ces ondulations devant se continuer tant que le noyau igné interne ne sera pas refroidi, mais étant d’un caractère essentiellement irrégulier, le mouvement en question peut également bien s’arrêter pour jamais, ou reprendre dans le même sens ou dans le sens inverse, suivant une marche irrégulière. Le champ est ouvert aux hypothèses. Le profil de la côte étant maintenant régularisé, c’est une chance pour que cette côte ne soit plus attaquée. Toutefois les érosions faites à la dune littorale de Soulac et à l’anse de la Chambrette par les grandes marées de janvier et février 1895, pourraient bien être un funèbre avertissement pour cette portion du Médoc.

À Soulac, il est un fait particulier qui influe sur cet arrêt de la mer, qui pourrait bien même être la cause de son léger recul actuel et qui n’existe pas sur le reste de la côte du Médoc. C’est le déplacement vers le nord et le long du rivage d’une masse de sable actuellement confondue avec le banc des Olives. Cette masse sableuse, dont on a, paraît-il, suivi la marche depuis Bayonne et qui se dirige sur l’embouchure de la Gironde, protège par sa position actuelle la côte de Soulac contre les courants marin-s. Elle produit même, de l’Amélie à Soulac, l’accumulation de sable et la reconstitution de la dune que tout le monde constate aujourd’hui. Nous y reviendrons ultérieurement.


Causes du déplacement de la côte fluviale. — Après le rivage océanique, examinons les causes du déplacement de la côte fluviale. Ce déplacement a été précédemment exposé. Il consiste dans la translation du fleuve de l’ouest à l’est et le rétrécissement de son embouchure.

La cause de ce mouvement serait-elle d’abord un soulèvement du sol ? Soulèvement parallèle à l’affaissement du rivage maritime et synchrone avec lui. De sorte que la presqu’île médocaine aurait été affectée d’un mouvement de balance autour d’un axe passant à peu près en son milieu, c’est-à-dire vers Blanc, à l’ouest de Lesparre, Vensac, le Jeune Soulac et la Pointe de Grave. Un mouvement oscillatoire semblable se produit en Scandinavie et en Chine. En Médoc, on ne peut affirmer qu’il existe ou ait existé, les repères et indices manquant absolument du côté du fleuve.

En ce qui concerne le rétrécissement brusque de l’embouchure de la Gironde, il est certain que la Pointe de Grave proprement dite, depuis les rochers de St-Nicolas, est constituée par une masse de sable pur ci de gravier occupant une portion du lit du fleuve. Ce cap, cet atterrissement doit alors sa formation à la combinaison des courants fluviaux avec les courants marins qui creusèrent la passe de Grave. Les uns et les autres en se rencontrant laissèrent déposer en cet endroit du fleuve, le long du rivage de l’époque, dans une masse d’eau neutre en quelque sorte, c’est-à-dire où ces courants n’agissaient plus, une partie des matériaux qu’ils charriaient. C’est précisément sa nature alluvienne et peu consistante qui facilite maintenant l’érosion de cette pointe par de nouveaux courants. Peut-être ceux-ci finiront-ils, à force de creuser le gouffre sous l’épi de Grave, par emporter cette pointe et par rendre à l’estuaire Girondin son ancienne rive gauche que marquaient autrefois les massifs rocheux de Cordouan et de St-Nicolas.

C’est en se basant sur ces faits que M. Goudineau reproche aux Ponts et chaussées d’avoir consacré leurs travaux à défendre cet atterrissement quasi-fortuit et précaire de la Pointe de Grave, au lieu d’établir, suivant son projet, un barrage des rochers de St-Nicolas à Cordouan assis sur l’ancienne arête rocheuse de la presqu’île. Ce barrage aurait fermé la passe de Grave, provoqué ainsi par de nouveaux atterrissements la reconstitution de l’antique péninsule médulienne (la Pointe de Grave actuelle étant abandonnée) et assuré la navigabilité de la Gironde.

Dans son mouvement de translation vers le N.-E., la Gironde obéit du reste à une loi générale dont on constate nettement les effets sur les fleuves de France, de la Seine à la Gironde. Ces cours d’eau sont reportés vers le nord et rongent leurs berges septentrionales qui sont pour cela plus abruptes que les berges méridionales. La cause de ce phénomène paraît résider dans l’influence prédominante des vents du sud et dans l’action de la rotation du globe.

Il est en, outre des faits bien établis qui rendent compte des variations de la côte fluviale. Ce sont le colmatage par le fleuve lui-même, l’établissement des digues et clayonnages, et le dessèchement des marais par l’homme.

Nous avons dit comment, il y a seulement 500 ans, la partie nord-est du Médoc était une vaste et irrégulière nappe d’eau, alimentée par la Gironde, et de laquelle émergeaient les îles de Talais et de Jau, les plateaux de Grayan, Vensac et Queyrac. À une époque plus ancienne, ces marécages étaient plus profonds et faisaient partie intégrante de l’estuaire Girondin plus vaste qu’aujourd’hui. Il est indubitable que les vases et limons, charriés par le fleuve en tout temps, se sont déposés petit à petit sur les crassats, dans les golfes, partout où les eaux étaient tranquilles et à l’abri des courants violents du thalweg. Les fonds se sont peu à peu exhaussés, grâce à cet amoncellement continu d’alluvions. Il s’est accompli là un travail similaire à celui qui obstrue peu à peu l’estuaire de la Loire, de celui qui forme les deltas du Rhône, du Pô, de la Meuse, du Nil, etc.

Les hommes ont aidé à ce colmatage en établissant sur les bords du fleuve divers ouvrages, tels que les digues et les gords. Disons quelques mots de ces derniers dont la suppression, qui a été une faute commise par l’administration, a passionné le Bas-Médoc il y a 50 ans. Le gord était placé au milieu de la plage de vase découvrant à marée basse, entre les niveaux des deux flots. Il se composait de deux haies ou clayonnages en branches de tamarix figurant un V ; au point de jonction des deux clayonnages se trouvaient deux bourgnes ou nasses en osier se faisant suite, la première vaste, la seconde plus resserrée. Les deux branches du gord étaient d’inégale longueur, l’une mesurant 50 mètres, l’autre 30. La plus courte était du côté de la terre, la plus longue du côté du fleuve et à peu prés parallèle au courant ; enfin leur ouverture était en amont et les nasses en aval. On comprend le fonctionnement de l’appareil. À marée haute, les poissons abondent sur les bords du fleuve ; lorsque la marée descend, ils sont entraînés par le courant, se trouvent pris entre les haies du gord, et sont amenés dans les nasses. Ils y restent prisonniers jusqu’à ce que le pêcheur vienne, à marée basse, glissant sur la vase molle à l’aide de ce curieux batelet appelé pousse-pieds ou acon, vider les bourgnes.

Les gords ont existé de temps immémorial. Au xvie siècle, ils étaient déjà le mode de pèche le plus employé sur les bords de la mer de Gironde. L’inventaire de la terre de Lesparre, manuscrit déjà cité qui date de 1585, porte à propos de la rouille de Balirac (c’est-à-dire le chenal de Valeyrac) : « près du dit lieu y a une petite palu à inféoder et lieux commodes de gorps pour prendre le poisson. »

Ce qui a amené la suppression de ce mode de pêche, c’est qu’on lui reprochait d’abord de détruire une quantité énorme de poisson, parce que les branches des claies et les brins des nasses étaient si serrés que les plus petits poissons et les crevettes même ne pouvaient échapper. La critique était juste. On l’accusait en outre de rendre la navigation périlleuse, ce qui était faux. Par contre, les gords avaient le grand avantage de protéger les rives du fleuve, de favoriser considérablement leur colmatage et la constitution des mattes fertiles. Et de ce chef, on ne peut que s’associer à l’opinion de M. Goudineau, déplorant et critiquant leur suppression.

Voici quelques extraits d’un rapport rédigé le 8 novembre 1844 par le garde général des Forêts de Lesparre, à qui l’on avait demandé des renseignements sur la question. Ce mémoire est d’autant plus intéressant que son auteur n’avait aucun intérêt dans l’affaire et était forcément impartial :

« Le point de la Maréchale est distant du Verdon de 34 à 36 kilomètres environ. Il existe sur cette rive plus de 130 gords qui forment une ligne continue depuis By jusqu’à Talais. Les gords se trouvent ainsi à environ 300 mètres de la rade où peuvent mouiller en tout temps les petits bâtiments, et à 500 mètres de celle où les gros navires jettent l’ancre ordinairement. Ces pêcheries sont établies sur une ligne qui divise la plage en deux parties dont l’une présente un plan incliné vers la mer et l’autre une surface plane du côté de terre. On attribue cette inégalité de terrain à la présence des gords qui retiennent les vases, les sables, les coquillages, etc.… Sous ce rapport ils sont très utiles, parce qu’ils atténuent l’effet des vagues et les propriétés riveraines en éprouvent moins de dommages…

» Un gord peut prendre, terme moyen, 1 kg de poisson par jour, ce qui fait 365 kg par an et par gord, et pour 130 gords : 47 450 kg de poisson marchand, sans compter le petit poisson, les chevrettes, les crabes, etc., lesquels à 0fr60 le kg, pris sur les lieux, donnent une somme de 28470fr au moins.

» Les gords ont toujours été considérés comme le moyen de pêche le plus destructeur…

» Pour éviter les graves conséquences que nous venons de signaler, il conviendrait de mettre de l’ordre dans l’emploi de ce mode de pêche, de déterminer la dimension des mailles des filets et l’écartement des verges…

» Nous devons faire remarquer que les gords, tels qu’ils sont construits sur la Gironde, ne peuvent nuire en aucune manière à la navigation…

» L’ordonance royale du mois d’août 1681, tout en consacrant la liberté de la pêche dans la mer, a cependant tracé des régies relativement aux modes de pêche à employer, à la dimension des mailles des filets, à la manière d’en faire usage, etc.… Il serait bien important de la remettre en vigueur, particulièrement les 2e et 3e Titres… »

C’était évidemment là la seule solution raisonnable de la question. Mais l’administration maritime ne voulut pas l’admettre et malgré la protestation de toute la population intéressée et de ses représentants, à la suite d’un vote du Conseil général, les gords furent radicalement supprimés.

Par le dessèchement et la culture, les hommes contribuèrent aussi à changer en terrains solides et féconds ces palus du Bas-Médoc si longtemps fonds de fleuve, lorsque le colmatage fut assez avancé pour qu’ils pussent en prendre possession et les faire passer du domaine maritime dans le domaine continental. Au moyen-âge, les seigneurs inféodèrent beaucoup de ces marécages et de ces alluvions à leurs vassaux qui, peu à peu, les transformèrent et en firent les prés salés, raillonnats et mattes de Gironde.

Au xvie siècle, on s’occupa un peu plus de creuser des fossés d’assainissement. Rappelons que l’inventaire de la terre de Lesparre dit à ce sujet : « (La 8e canau)… est au lieu dit Pont de Guy distant de demi-lieue de la rouille de Balirac… la plus grande partie des eaux de la grand Palu qui va respondre près du chasteau de Lesparre s’écoulent à la dite canau…

» la dite canau autrefois et du temps que le Président Mulet étoit baillif a été comme l’on dit fossoyée la longueur d’un quart de lieue. Laquelle si elle eust été parachevée de fossoyer, le seigneur du Lesparre auroit tiré grand profit pour l’abonnissement de celle-ci, tant par le plantement d’aubarèdes qui se pourroit faire, que par nombre grand d’inféodations. »

Plus tard, lorsque Bertrand duc d’Épernon eut acquis la seigneurie de Lesparre, il entreprit l’assainissement des marais qui allaient par l’Hervault de Lesparre à la Gironde et qui étaient des foyers d’épidémies si intenses que chaque année le cinquième de la population périssait. En 1628, pour effectuer le dessèchement complet de ces marais, il passa un marché avec des Hollandais. Ce sont ceux-ci qui creusèrent les fossés et élevèrent les digues existant encore dans cette région qui en a conservé le nom de polders de Hollande.

Aux siècles suivants, on continua et on perfectionna cet assainissement, qui n’est cependant pas aujourd’hui terminé comme il devrait l’être.

Actuellement, les gords ne sont plus là pour protéger le rivage, ils n’ont pas été, au moins partout, remplacés par des digues. Les mattes susceptibles de tant de fertilité ne sont pas à l’abri des fortes marées et des crues qui peuvent les dévaster comme les inondations de 1875 et de 1882. Le Verdon lui-même est presque à la merci d’une Gironde débordée. Les malines de janvier et février 1895 qui ont emporté la digue de la Chambrette ne le prouvent que trop. Il y a bien à faire de ce côté-là, et, s’il est vrai que la rade de Pauillac s’envase d’une façon inquiétante, pourquoi ne pas réaliser l’idée d’un homme considérable du Médoc et d’intelligence remarquable, M. Ernest Lahens, qui aurait voulu établir une digue de la Pointe de Grave à Richard et un port de guerre et de commerce au Verdon, assurant ainsi la défense stratégique de l’estuaire, protégeant la côte bas-fluviale des inondations et donnant à bordeaux le St-Nazaire qui lui devient indispensable.



III. FORMATION DES DUNES ET DES ÉTANGS LITTORAUX.

Dunes


On appelle dunes des collines de sables que les vents accumulent et poussent devant eux. Les dunes sont essentiellement mobiles. Il y a les dunes continentales, comme au Sahara, et les dunes maritimes. C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent les dunes de France, dont les plus importantes et de beaucoup, sont celles des côtes de Gascogne. Parmi ces dernières sont les dunes du Médoc, dont nous avons uniquement à nous occuper.

Dans toute la région gasconne, on donne le nom de lèdes ou lettes aux vallons ou plaines basses, plus ou moins étendus, qui séparent les dunes entre elles. Sur plusieurs points, les lèdes ne sont que la continuation de la lande dont le sol est recouvert d’une faible couche de sable; telles sont la lède du Mourey, la lède de la Canillouse, celle du Gurp et celle de Lilhan, etc.… Ce sont des lèdes extérieures au massif des dunes ; la caractéristique des lèdes intérieures est d’être situées au-dessus du sol primitif.

On appelle piquey, ou terrier, ou poujeau les dunes coniques isolées, situées généralement un peu en dehors du massif des dunes, précisément dans ces lèdes extérieures. Un truc est un sommet de dune ou une petite éminence quelconque faisant saillie sur le terrain.

Le sable, seul élément constitutif des dunes, provient de la désagrégation et du broyage par les vagues des débris minéraux que charrient les courants marins. Ceux-ci trient ces débris et les déposent en divers points suivant leur intensité propre et suivant la densité de ces matériaux, abandonnant d’abord les galets et graviers, puis, en dernier lieu, les sables et les vases. « C’est, dit Brémontier, un des moyens que la nature, toujours sûre de parvenir à ses lins, emploie pour détruire et peut-être pour régénérer toute la surface du globe. »

Le sable des dunes de Gascogne est presque purement quartzeux.

« Le sable siliceux est nécessaire à la formation des grandes dunes, parce qu’il est le seul qui se dessèche immédiatement aux premiers rayons du soleil et qu’il est plus rebelle que tout autre à la végétation. » (de Lapparent).

Ce sable n’est cependant pas aussi sec qu’on se l’imagine communément. Il renferme une humidité constante encore plus grande au sommet qu’à la base des dunes. Cette humidité maintient une certaine adhérence entre les grains de sable, et c’est ce qui permet à la dune de progresser sans être dispersée et éparpillée. Les grains sont très ténus. Leur diamètre est en moyenne de 7 dixièmes de millimètre.

Formation des dunes. — Plusieurs conditions sont nécessaires à la formation des dunes. Il faut : que les courants marins charrient du sable à la côte ; que la mer, en se retirant à marée basse, laisse à découvert une étendue de plage assez grande pour que le sable y sèche ; qu’enfin les vents du large soufflent plus souvent que ceux de terre pour pousser le sable du rivage vers l’intérieur du pays. Enfin, il n’est pas indifférent que la côte reste fixe ou se déplace, soit aux dépens des eaux, soit à leur avantage, par suite d’érosion ou d’affaissement. Les empiétements de la mer surtout favorisent les apports sableux.

Ces conditions ne se trouvent que trop bien réalisées sur le littoral gascon, où les apports de sable par la mer ont été et sont encore considérables, où, avec une amplitude océanique de 5m, la distance horizontale entre le niveau de la haute mer et celui de la basse mer varie de 100 à 250m, où les vents d’ouest sont de beaucoup les vents dominants, où enfin l’érosion marine et l’affaissement reportent constamment la ligne des rivages vers l’est.

« Lorsque la côte de la mer est basse et le fond sablonneux, dit Cuvier (Discours sur les révolutions du globe), les vagues poussent ce sable vers le bord ; à chaque reflux, il s’en dessèche un peu et le vent qui souffle presque toujours de la mer en jette sur la plage. Ainsi se forment les dunes, ces monticules sablonneux, qui, si l’industrie de l’homme ne parvient pas à les fixer par des végétaux convenables, marchent lentement, mais invariablement vers l’intérieur des terres, et y couvrent les champs et les habitations, parce que le même vent qui élève les sables du rivage sur la dune jette celui-ci du sommet de la dune à son revers opposé à la mer. »

Le mode de formation des dunes s’explique donc aisément La mer amasse du sable sur la plage, en se retirant elle le laisse à découvert, ce sable s’assèche sous l’influence du soleil et des vents, devient meuble. Le vent du large le pousse et le rejette sur la rive au delà de la ligne des hautes marées. Là, il l’amoncelle, entasse grain sur grain, chacun de ceux-ci n’étant pas assez léger pour voler comme la poussière. Généralement du reste, des obstacles naturels viennent aider cette accumulation. Une touffe d'herbe, un caillou même suffit à retenir un peu de sable et à former un faible amas, un petit truc, suivant l’expression consacrée. Ce truc grandit, exhaussé par les sables qu’apporte encore le vent. La dune se forme. Elle a une pente douce du côté de la mer, car de ce côté vient le sable qui tend à remplir toute cavité, à s’arrêter contre tout obstacle et dont les grains glissent les uns sur les autres, les derniers poussés par-dessus les premiers. Cette pente varie de 7 à 20 degrés, soit de 20 % à 33 %. Du côté opposé, la masse prend un talus à terre coulante, soit, en moyenne, 30 degrés ou 60 %. En effet, à mesure que les nouveaux sables atteignent le sommet de la dune et le dépassent, ils entrent dans une zone abritée du vent, où ils n’obéissent plus qu’à la pesanteur qui leur fait prendre leur inclinaison naturelle d’éboulement.

Ainsi se constitue, parallèle à la côte, une première série de dunes d’un profil d’ailleurs très irrégulier. Mais forcément, ces dunes ne sont pas fixes. Le vent en fait ébouler la crête, il apporte aussi de nouveaux matériaux qu’il jette par-dessus ceux déjà entassés. Il grossit donc le versant est, et fait progresser de ce côté le talus à terre croulante. La dune s’éloigne donc du rivage en totalité, ou du moins pour la plus grande partie, et s’avance vers les terres en roulant sur elle-même. Car, le vent poussant les grains de sable les uns par-dessus les autres, ceux qui avaient été projetés d’abord le plus loin se retrouvent en arrière et à découvert après avoir été surmontés et dépassés par ceux chassés après eux. Ils sont alors repris par les vents, rejetés par-dessus les autres et ainsi de suite. Sur la place laissée par cette première série de dunes, au bord de la côte, et avec un intervalle plus ou moins grand qui est la lette, se forme, de la même manière, une autre série qui progresse vers les terres à la suite de la précédente et qui est à son tour suivie par une nouvelle. Il s’établit de la sorte plusieurs chaînes de dunes parallèles entre elles et au rivage. Au delà de ce système, en pleine lande, les ouragans, soulevant de grandes masses de sable, forment quelquefois des monticules isolés dits piqueys ou terriers, projetés çà et là comme des avant-coureurs du fléau. Telles sont, en Médoc, les dunes isolées de l’Hôpital de Grayan, de Vensac, et celles qui sont espacées depuis la Perge jusqu’à St-Isidore (Ricarde, Hon, Viney, etc.). Cependant pour ces piqueys du Médoc nous croyons devoir attribuer leur formation plutôt aux circonstances suivantes qu’aux ouragans. Ils se trouvent tous à l’est de lèdes vastes, mais couvertes d’une faible épaisseur de sable. Le vent a soulevé ce sable que les apports de la mer, peu abondants sur cette partie de la côte, ne suffisaient pas à renouveler. Il l’a accumulé contre quelques obstacles naturels du terrain et a formé ces petites dunes isolées dont le faible volume représente seulement les matériaux enlevés à la surface des lèdes sans adjonction d’apports marins.

Dans leur marche sous l’action des vents, les grains de sable ne font guère que rouler sur la surface du sol. Ordinairement, ils ne s’élèvent pas à plus de 0m50 de hauteur, mais par les grandes tempêtes, il en vole jusqu’à 2m. Leur vitesse, souvent très grande et qui varie suivant leur poids et l’intensité du veut, diminue rapidement. Le vent ne les emporte pas à plus de 200 mètres de la plage.

On peut se rendre compte de ces phénomènes aujourd’hui encore dans quelques dunes non fixées de Soulac et de Grayan et, plus au sud, sur la dune littorale des forêts domaniales. Si l’on s’y trouve un jour de grand vent, on voit les dunes blanches enveloppées d’une couche brumeuse et mouvante de poussière ; sur les crêtes, on est fouetté par ce sable volant dont les grains piquent vivement le visage et les mains comme des milliers d’épingles et pénètrent dans les yeux, les oreilles et jusqu’entre les lèvres fermées.

Le principal effort des courants atmosphériques se dépensant sur le littoral et leur intensité diminuant à mesure qu’ils s’avancent dans les terres, il en résulte que les petits graviers, les sables grossiers, bref, les matériaux les plus lourds, se déposent les premiers près de la rive, tandis que les sables fins seront poussés plus loin du côté des terres.


Mouvements des dunes. — « Le vent est l’unique moteur des sables » (de Vasselot). Ce moteur agissant avec des intensités variées et dans divers sens, car il ne souffle pas constamment du même point de l’horizon, produit naturellement des irrégularités dans la composition, la forme et la marche des dunes.

Généralement, les sommets tendent à s’accroître et les dépressions à s’approfondir.

Généralement aussi, les dunes prennent la forme d’un croissant dont la concavité regarde les terres, le côté opposé au vent. Ce fait peut s’observer aujourd’hui à chaque pas dans les dunes fixées, celles-ci ayant conservé la forme qu’elles avaient lors de leur boisement ou gazonnement. Il s’explique, parce qu’un courant atmosphérique donnant contre un monticule perd de sa force au sommet et augmente plutôt d’intensité sur les côtés où, par conséquent, il entraîne plus de sable (de Vasselot) ; parce qu’aussi et surtout les grains de sable, ayant moins de hauteur à franchir sur les bords de la dune qu’en son milieu, cheminent plus vite sur ces bords (de Lapparent).

Le mouvement le plus important des dunes est leur déplacement dans le sens du vent. Nous avons expliqué le mécanisme de cette progression. Il est à remarquer que cet avancement continuel tend à combler l’intervalle qui sépare deux séries de collines, souvent d’ailleurs pour en creuser un pareil sur un autre point. « De cette manière, dit M. de Lapparent, d’une part les rides cheminent devant elles, et d’autre part, leur élévation devient de plus en plus grande, à mesure qu’on marche dans le sens du vent. Elles constituent comme autant de vagues dont les crêtes viennent affleurer un même plan. La pente de ce plan est la direction moyenne, inclinée sur l’horizon, que le vent, d’abord horizontal, est forcé de prendre, tant par l’obstacle que les dunes lui opposent que par la composante verticale des remous qui se produisent entre deux ondulations consécutives. »

Par l’effet de ce mouvement, les dunes succèdent aux lèdes et les lèdes aux dunes ; un même point du sous-sol supporte, suivant les temps, une épaisseur variable du sable ; et comme, en définitive, la dune roule sur elle-même, chaque grain de sable est tour à tour à son sommet et à sa base.

On a souvent et avec justesse comparé la dune à la vague. Nous avons vu tout à l’heure que leur formation est semblable et leur profil pareil. Cette similitude se retrouve encore dans leur mode de progression, et nous pouvons dire avec M. Thoulet (Le bassin d’Arcachon) : « On observe une fois encore combien la nature est simple dans ses manifestations, demeure fidèle aux lois qui la régissent et les répète. Le glacier est un fleuve lent, la dune est une vague lente, l’air forme des vagues plus rapides que celles de la mer et, à mesure que la rapidité de ces vagues augmente, elles s’appellent son, chaleur, lumière, rayons actiniques. »

À la fin du xviiie siècle, d’après des observations suivies pendant huit ans par Brémontier, les dunes de la Teste avançaient de 20 à 25 mètres par an dans l’intérieur des terres, et, d’après les calculs du célèbre ingénieur, Bordeaux eût été ensevelie en 2 000 ans. On lit dans un mémoire intitulé : Projets d’amélioration pour une partie du Ve arrondissement de Bordeaux, présenté au conseil du dit arrondissement, le 26 messidor de l’an VIII par le citoyen Fleury fils aîné de la Teste, l’un de ses membres : « Elles (les dunes) envahissent chaque année, sur toute leur longueur, plus de 10 toises de toutes sortes de propriétés. » Or 10 toises valent à peu près 20 mètres.

Bien que l’avancement annuel des dunes du Médoc n’ait pas été mesuré spécialement à cette même époque, il est permis de penser qu’il devait être aussi de 20 mètres environ. Ces mesures concordent d’ailleurs avec les documents historiques. L’église de Lège, rebâtie en 1480 à quatre kilomètres de sa position primitive, dut être reportée encore en 1650 à trois kilomètres plus loin dans les terres. La fameuse basilique de Soulac, qui date du xiie siècle, fut complètement ensevelie en 1744, après des vicissitudes diverses. Il y eut à son sujet ce fait curieux, conséquence des lois exposées tout à l’heure sur le cheminement des dunes, à savoir que la dune après l’avoir couverte entièrement, découvrit ensuite, au commencement du xixe siècle, le faîte de l’édifice. Le vent avait poussé au delà la colline sableuse qui laissa alors émerger de son flanc occidental le clocher et les combles de l’église jadis perdue.

Il faut se garder de croire, nous l’avons dit, que la vitesse de progression des dunes ait été constante. Elle a varié sûrement aux diverses époques de l’histoire, elle variait même d’une année à l’autre, et évidemment dans une même année, suivant la violence des vents et la fréquence des tempêtes. Brémontier cite des dunes ayant, par de fortes tempêtes, avancé de deux pieds en 3 heures, de trois pieds en 6 jours. Tous ceux qui connaissent les dunes ont pu et peuvent voit encore de pareils phénomènes. D’autre part on a constaté de longs moments d’accalmie dans l’invasion des sables, La preuve en est sur la côte de Soulac, où jadis les apports sableux furent considérables, puis cessèrent, puis paraissent devoir reprendre.

Vers 1872, dans les Landes, la progression des dunes était de 4m30 en moyenne par an, et la quantité de sable transporté de 75mc par mètre courant de dune littorale. M. Raulin, observant que toutes les dunes d’un même rivage ne marchent pas à la fois, estime que l’avancement des dunes de la Guienne n’a dû être que de 1 à 2 mètres par an dans l’ensemble.

Toutes choses égales d’ailleurs, la vitesse de progression des dunes est en raison inverse de leur volume (Brémontier).

Les sables cheminent d’autant plus vite qu’ils sont plus rapprochés de la côte, car la force du vent est d’autant plus grande qu’elle s’est moins dépensée et a rencontré moins de résistances. Conséquemment les lèdes, qui séparent les chaînes de dunes entre elles, diminuent et tendent à disparaitre à mesure qu’on s’éloigne de l’océan. Chaque série de collines tend à rejoindre celle qui la précède à l’est. Encore un fait qu’il est facile de vérifier en parcourant les dunes.

Effets de l’invasion des sables. — Quels étaient les effets de l’invasion des sables ? Un ensevelissement, un ensevelissement lent et particulièrement effrayant par son inéluctabilité et son silence, mais qui ne devait jamais surprendre ni les hommes ni les animaux et auquel les populations pouvaient soustraire leurs biens meubles, leurs effets et la majeure partie de leurs récoltes. Seulement, c’était une réduction constante de la propriété, une disparition du sol productif, une diminution continuelle du capital foncier. Cependant Thore rapporte qu’un berger qui s’endormit abrité au pied d’une dune pendant une violente tempête y périt enseveli par le sable pendant son sommeil.

L’ensablement se fait « sans rien détruire et, pour ainsi dire, sans rien offenser, » selon la juste expression de Brégontier. Tout s’ensevelit et disparaît si tranquillement, que les végétaux périssent lentement par asphyxie sans changer de position et que le sommet des arbres est encore verdoyant au moment de disparaître. Des faits semblables se peuvent constater actuellement à Soulac dans une petite pineraie envahie par les sables qui ont obstrué la rue de l’Amélie.

Une fois dans le sable, les tissus végétaux se décomposent, mais pas très vile. Les minéraux, les édifices restent intacts, témoin la vieille église de Soulac, déblayée après plus de 150 ans d’ensevelissement et demeurée solide, contrairement à l’opinion de bien des contemporains de son exhumation.

La dépopulation était aussi un corollaire forcé de l’invasion des dunes. Enfin, comme nous allons le voir tout à l’heure, l’existence des marais et étangs littoraux est une autre de leurs conséquences.

Origine, date et causes de formation des dunes. — De quelle époque datent les dunes ? Il est nécessaire d’abord de faire une distinction. Il y a eu, en Médoc et sur tout le littoral aquitanique, deux catégories, deux époques de dunes: l’une récente, moderne, la seule généralement connue, dont les sables ont été fixés grâce à Brémontier et qui fait le sujet de ce travail ; l’autre très ancienne, préhistorique même, dont il faut dire ici quelques

Si l’on examine sur les profils donnés plus haut la constitution géologique de la côte, on voit au-dessus des argiles et alios qui datent de la fin de la période pliocène ou du commencement de l’époque quaternaire, une assise de sable de dune surmontée à son tour d’un banc d'alios sur lequel repose le sable de la dune moderne. Il est certain d’après cela, qu’il y a eu autrefois des dunes dont l’accumulation s’est arrêtée. Pendant cette période de repos, la végétation s’est installée sur ces dunes et il s’est formé une couche d’alios. Puis les dunes récentes se sont constituées et ont tout recouvert.

Ces anciennes dunes, bien moins étendues et bien moins élevées que les dunes modernes, ont dû ne pas occuper toute la longueur du littoral. Noms avons dit qu’autrefois la côte médocaine était très découpée et sinueuse ; il en était ainsi à l’époque des dunes préhistoriques en question. Ces sables ont dû s’amonceler d’abord sur les promontoires, sur les lignes de côtes saillantes où les courants charriant le sable rencontraient la première résistance. Pourquoi ces dunes se sont-elles arrêtées ? Comment se sont-elles fixées ? Il est difficile de le dire aujourd’hui. On doit cependant présumer qu’un changement dans la disposition et l’intensité des courants marins et des vents a provoqué une période de repos pendant laquelle la végétation spontanée s’est installée sur les sables et qui a permis la formation de la couche d’alios qui sépare les deux catégories de dépôts sableux. Il paraîtrait aussi que les Boïens auraient reboisé certaines dunes et que les forêts ainsi créées auraient été ensuite vers l’an 407 détruites par les Vandales, sauf deux petits lambeaux qui sont les vieilles forêts de la Teste.

M. de Lapparent dit au sujet des dunes de Gascogne : « Sans doute, au début de la période actuelle, il y a eu une ère des dunes, pendant laquelle les sables se sont accumulés sur le littoral. Mais bientôt la végétation naturelle a pris possession de ce territoire et la conquête eût sans doute été définitive, si l’homme dans son imprévoyance n’était pas venu détruire l’abri qui le protégeait. »

Avant lui Élie de Beaumont avait écrit : « L’aspect général du phénomène conduirait à penser que toutes les dunes d’un grand nombre de localités remontent à peu près à une même époque. Cette époque ne serait autre chose que le commencement de la période actuelle, qu’on pourrait appeler l’ère des dunes. À partir du moment où les dunes actuelles ont pris naissance, les choses se sont passées sur la surface du globe comme elles se passent aujourd’hui; auparavant la marche des choses était différente. » Et l’illustre géologue semble admettre que depuis le début de l’époque quaternaire, les dunes se forment sans interruption. Mais c’est là une erreur.

On ne peut pas douter, du reste, de l’existence des dunes anciennes, puisque la vieille forêt de la Teste, celle de la montagne de Lacanau, les bois du Mont de Carcans, du Grand et du Petit Mont d'Hourtin se trouvent plantés sur des éminences sablonneuses ayant tous les caractères des dunes. Ces bois et forêts renferment des pins et des chênes très gros et très vieux et sont les restes des forêts préxistantes aux dunes modernes, restes échappés à l’ensevelissement accompli par ces dernières.

Le mémoire de M. Fleury, précédemment cité, porte à ce sujet : « Le terrain sur lequel elles sont (les forêts de la Teste, de Lacanau et de Biscarosse) est parfaitement le même que celui des dunes et d’après cette égalité entre la nature des fonds, il ne peut rester aucun doute que ceux-là furent autrefois comme sont aujourd’hui les dunes qui les envahissent. Par la même conséquence, il devient évident que cette chaîne de dunes a été dans quelques parties encore plus avancée qu’elles ne sont aujourd’hui sur le plat pays et que les dunes qui existent maintenant se sont formées depuis la fixation des premières. »

Revenons maintenant aux dunes modernes et voyons à quelle époque elles ont dû commencer.

Nous avons dit dans le chapitre premier que ces dunes ont pris naissance, comme les phénomènes d’érosion et d’affaissement, dans les cataclysmes de l’an 580.

D’abord, il y a présomption pour qu’il en soit ainsi. Les dunes maritimes sont, en somme, un appareil littoral, dans la formation duquel la mer a une part d’action plus grande que le vent. L’océan est le générateur, le vent est le moteur. Ces accumulations de sable et les phénomènes de variations des rivages sont connexes. Celles-là ne se forment guère que sur des côtes affectées par ceux-ci. Les dunes des Pays-Bas en sont un exemple et, en France, toutes nos dunes, dans le Pas-de-Calais, en Bretagne, en Vendée et Saintonge, en Gascogne, et sur les côtes de la Méditerranée, se trouvent sur des rivages en mouvement.

Citons encore à ce propos l’éminent auteur du Traité de Géologie : « La liaison de l’œuvre des dunes, dit-il, avec celle de la mer est trop évidente pour que ces deux ordres de choses ne soient pas confondus dans une même étude. Ce n’est plus comme un produit des vents, mais bien à titre d’appareil littoral que les collines de sable mouvant contribuent sous cette forme à l’accroissement des continents. » On conçoit très bien du reste que le même courant marin qui corrode ou accroît un rivage y rejette aussi le sable qu’il charriait. Il est donc logique d’assigner aux dunes du Médoc la même date d’origine qu’aux perturbations des côtes de ce pays, c’est-à-dire la fin du vie siècle.

Les écrits de nos ancêtres et les documents historiques confirment cette opinion.

Avant le vie siècle, il n’est pas question des dunes. Les géographes et naturalistes latins qui nous ont laissé des descriptions assez détaillées de l’Aquitaine sont muets sur les sables mouvants, et certainement le phénomène des dunes est trop remarquable et a trop de conséquences pour qu’ils ne l’eussent pas mentionné, s’il avait existé à leur époque. Ausone, qui vivait au ive siècle (309-394), semble indiquer au contraire la stabilité des rives sablonneuses du Médoc de son temps, quand il écrit à Théon, habitant des environs de Soulac :

« Quid geris, extremis positus telluris in oris »
» Cultor arenarum vates ? cui littus arandum »
» Oceani finem juxta, solemque cadentem. »

Le même poète, s’adressant toujours à Théon, parie aussi du négoce considérable que son ami fait sur les côtes du Bas-Médoc.

Ammien Marcellin, contemporain d’Ausone (320-390), représente les côtes médocaines comme très accessibles et calmes de son temps, ce qui permettait au commerce de s’y faire en grand. « Aquitani, écrit-il, ad quorum littora ut proxima placidaque merces adventitiæ convehuntur, moribus ad molitiem lapsis in ditione venere Romanorum. »

Ces cultures, ce commerce n’auraient pu se faire, toute cette richesse et la mollesse des mœurs qui en était la conséquence n’auraient pu se produire, si les sables mouvants eussent alors existé.

Baurein prétend même qu’au ixe siècle les côtes du pays de Born n’étaient pas encore couvertes par les dunes, car les Normands y firent, à cette époque, une incursion et rapportèrent un riche butin ; s’il y avait eu des dunes, le pays ne pouvant plus faire de commerce, n’aurait pas été riche et les barbares n’y auraient pas abordé.

M. Delfortrie exagère, à notre avis, en ne faisant dater les dunes que du xvie siècle. C’est évidemment trop retardé. La vérité est qu’à cette époque seulement le phénomène commença à prendre de grandes proportions et à frapper les populations. On ne peut prendre pour un repère précis le depuis quelque temps de Montaigne.

Quant à Brémontier, qui fait remonter l’apparition des dunes juste au déluge, à la suite de calculs basés sur leur volume total et leur avancement annuel, sa conjecture, comme il dit d’ailleurs, se réfute d’elle-même.

Beaucoup d’auteurs semblent attribuer la formation des dunes modernes exclusivement aux défrichements, aux abus d’exploitation et de pâturage, aux incendies, et autres excès commis par l’homme dans les forêts qui s’étaient installées sur les anciennes dunes, excès qui rendirent leur mobilité à ces sables précédemment fixés (de Lapparent, J. Thoulet, etc.).

C’est ce qu’expose M. Élisée Reclus en ces termes :

« Il n’est pas douteux qu’avant le moyen-âge toutes les dunes du littoral étaient couvertes de bois. Dans les landes comme en Es- pagne le nom de Mont ou Montagne s’applique à la fois aux collines de sable et aux arbres qu’elles portent, on peut en conclure que toutes les hauteurs devenues mobiles plus tard, étaient jadis uniformément boisées et par conséquent non moins stables que les falaises des Pyrénées qui les continuent au sud. D’ailleurs, il reste encore sur les dunes quelques débris des anciennes forêts : non loin de Cazau, au sud du Bassin d’Arcachon, le voyageur peut s’égarer dans une solitude où se dressent des pins gigantesques, sans rivaux en France, et des chênes de plus de 10 mètres de tour,

» Mais presque tous ces bois, où de vieux titres nous montrent les seigneurs chassant le cerf, le sanglier, le chevreuil, furent abattus par les riverains imprévoyants ou brûlés par les pâtres ; les animaux lâchés dans les dunes, en broutèrent les herbes, en piétinèrent le sol ; les sables, redevenus libres, furent de nouveau soumis à l’action des vents d’ouest, qui sont les vents dominants de la côte. À chaque tempête, les crêtes des monticules au-dessus desquels la poussière tourbillonnait comme une brume, s’avançaient incessamment vers l'est ; les talus de sable croulant gagnaient les plaines de l’intérieur, et, dans leur marche, recouvraient landes et marais, villages et cultures. » (Nelle géographie universelle, La France. Chap. II.)

Il est certain que de nombreux abus de jouissance du fait de l’homme rendirent leur instabilité aux anciennes dunes déjà boisées, et que les invasions barbares, notamment, ravagèrent beaucoup de forêts.

L’ingénieur baron de Villers dit dans son Prospectus du projet général d'un port au bassin d’Arcachon (1779) : « On sait qu’il y avoit dans ces temps reculés une bien plus grande partie des dunes couvertes de bois que divers incendies ont détruites et qui n’ont pas été replantées…

» Le captal de Buch avoit déjà concédé des dunes et en avoit ensemencées lui-même en chênes et pinadas, son entreprise réussit supérieurement, déjà les arbres alloient produire, les sables commençoient à se fixer, mais des habitants mal intentionnés les incendièrent. Vraisemblablement la privation de pâturage dans les lieux semés à laquelle on les tenoit assujettis porta à cet excès ceux qui se trouvoient exclus de ce droit. »

L’inventaire de la terre de Lesparre en 1585 porte : « En front desquels lieux (le Verdon) est le pâturage des Cabans appartenant auxdits Seigneur et Dame, qui s’afferme à six vingt livres.

» Ils sont beaucoup gagnés par les sables de la mer. D’ailleurs comme étant un abord propre à toute heure et toute saison, abry et havre pour les navires, lointain et distant de six lieues du chasteau et ville de Lesparre, lesdits Saintongeois étrangers et malgré lesdits habitants de Soulac ont dégradé et dégarni de bois ledit lieu qui avoit été autrefois comme l’on dit, une belle fourest. »

Mais contrairement à l’opinion précitée, ces déboisements inconsidérés n’ont pas été la seule cause de formation des dunes. Ils n’en ont même été qu’une cause secondaire, une réunion d’accidents favorisant et accélérant le phénomène. La raison primordiale et principale de ce dernier réside dans l’apport des courants marins. Nous l’avons déjà dit d’une façon générale en traitant de la formation des dunes.

Au surplus il suffit de parcourir la côte, d’examiner les profils donnés ci-joint pour constater que la mer a autrefois, comme de nos jours, vomi sur sa rive d’énormes quantités de sable qui, poussées par le vent d’ouest, ont marché sur le pays et se sont ajoutées, sur plusieurs points, aux collines de sable rendues mouvantes par les déboisements. Cela est manifeste.

L’inventaire cité tout à l’heure le démontre jusqu’à l’évidence. Ne dit-il pas au xvie siècle : « les sables de la mer » pour désigner les dunes envahissantes !

Si l’apport des courants marins avait été nul ou négligeable, l’énorme volume des dunes modernes n’aurait jamais pu être fourni par les seules dunes anciennes. Celles-ci se seraient éparpillées, épuisées, sous l’action des vents et dans les divers accidents du terrain avant d’avoir pu constituer les montagnes que nous voyons aujourd’hui ; elles n’auraient pas suffi non plus, ou plutôt il leur aurait été impossible de former tous les étangs et marais littoraux qui existent et d’obstruer les boucauts ou canaux naturels qui reliaient autrefois ces Étangs à la mer. Il a fallu tous les sables apportés par les courants marins pour effectuer ce travail considérable que nous allons étudier.

Enfin, d’où viennent ces sables vomis par la mer ? Où est la source de ces incessantes alluvions ? Les uns y voient avec Brémontier des débris arrachés par l’érosion marine aux côtes rocheuses de France et d’Espagne. Cela semble logique.

Pour d’autres, dont MM. Delfortrie, Élisée Reclus, la cause de ces apports continuels est dans l’affaissement des côtes gasconnes. Le sable est enlevé au terrain pliocène immergé qui se retrouve au large à plus de 10 kilomètres de Capbreton, 20 kilomètres du Cap Ferret, 120 kilomètres de la Pointe de Grave. Le fait de retrouver sur les plages des galets et des blocs, évidemment arrachés aux assises d’alios ou de tourbe lignitiforme que recouvre le sable des plages et des dunes, vient à l’appui de cette thèse.

Cependant nous hésitons à admettre ce pliocène immergé comme la source unique des sables de nos côtes ; car ce sable paraît trop pur et trop fin pour ne pas avoir été longtemps charrié par les courants marins et ne pas venir de fort loin ; de plus parmi les galets que les vagues amassent par endroits sur les plages, comme à Montalivet, il en est beaucoup qui semblent absolument étrangers aux roches sédimentaires

du plateau gascon.

Étangs et marais littoraux


Les marais et étangs, qui forment une zone ininterrompue depuis Vensac jusqu’à Arcachon au pied et à l’est des dunes, sont une conséquence de ces dernières. Ils proviennent des eaux du pays amassées à la base des dunes et aussi, sur plusieurs points, de la fermeture par les sables d’anciennes échancrures de la côte, golfes ou estuaires.

En effet, l’ensemble de la moitié occidentale du Médoc s’incline vers l’ouest en pente très douce, il est vrai, pour arriver par-dessous les dunes au niveau de la mer. Il est facile de s’en convaincre en observant que l’altitude du terrain varie de 5 à 10 mètres du nord au sud dans la partie est des communes de Vensac, Vendays et Naujac, alors qu’au bord de l’océan, dans ces mêmes communes, le sol affleure à peu près au niveau de la mer, au pied de la dune littorale (V. le profil pris entre Hourtin et Pauillac, que donne M. Chambrelent dans son ouvrage : Les Landes de Gascogne). On conçoit dès lors, comment les eaux de toute cette partie du Médoc, qui, avant les dunes, se déversaient à la mer par divers cours d’eau (rivières, crastes, esteys, charrins) aujourd’hui obstrués et comblés par les sables, comment ces eaux ont été arrêtées par ces mêmes dunes et se sont accumulées contre ce gigantesque et infranchissable barrage en nappes de profondeur variable selon le relief du terrain.

De plus, la côte était autrefois sinueuse et découpée, elle présentait des parties rentrantes plus ou moins profondes, estuaires ou petits golfes, qui sont devenus les étangs d’aujourd’hui, par une transformation dont voici l’exposé.

Lorsque les cataclysmes du vie siècle eurent détruit l’ancien équilibre de la côte, les courants marins, qui du nord au sud charriaient les sables en même temps qu’ils corrodaient les pointes et les promontoires, déposaient leurs matériaux en arrivant dans les eaux calmes des golfes, obéissant en cela à la loi générale des sédimentations. Ces dépôts continuels ont rapproché peu à peu l’une de l’autre les deux pointes qui marquaient l’entrée du golfe ; ils exhaussaient aussi par places le fond de celui-ci. Généralement la pointe nord était prolongée vers le sud pendant que les courants faisaient reculer la pointe sud, mais la corrosion au sud étant plus lente que l’atterrissement au nord, la jonction finissait par se faire (cela se passe actuellement à Arcachon).

Au bout d’un certain temps, un cordon littoral a été constitué, réduisant le golfe à une lagune et ne le laissant plus communiquer avec la mer que par un exutoire ou chenal (appela boucaut en Gascogne) qui a fini par se comblera son tour. Sur le cordon littoral, les dunes ont pris naissance et elles l’ont augmenté en largeur comme en hauteur. Une fois le boucaut fermé, la lagune d’eau salée, lagune morte, ainsi formée, a reçu et dû conserver toutes les eaux douces qui lui arrivaient des terres environnantes. Il en est résulté une élévation considérable du niveau des eaux, par suite une augmentation énorme de la superficie submergée en même temps qu’une dilution progressive, puis une disparition complète du sel marin contenu dans les eaux primitives.

« Tels sont, dit M. de Lapparent, les nombreux étangs qui accompagnent la chaîne des dunes landaises et dont un seul, celui d’Arcachon, a gardé une communication directe avec la mer. Tous les autres en partie comblés, soit par le sable même des dunes, soit par » l’apport des cours d’eau de l’intérieur, ont perdu leur salure primitive, entraînée par voie d’infiltration sans jamais pouvoir se renouveler et sont aujourd’hui à un niveau supérieur à celui de l’Océan. »

« La tradition est même, écrivait l’ingénieur de Villers dans son 3e mémoire (1779), que cet étang (Cazaux) étoit un port et tout indique qu’il en étoit de même de tous les autres étangs qui se trouvoient situés le long des dunes au nord et au sud du bassin d’Arcachon. Il est très vraisemblable que les sables ont bouché les entrées de ces havres, qui sont devenus par la succession des temps les étangs considérables que l’on y trouve aujourd’hui et que ces sables les ont en partie comblés et exhaussés tels qu’ils sont maintenant. »

À propos de Cazaux, rapportons ce fait probant qu’en forant un puits à la maison forestière de la Salie à l’ouest de l’étang de Cazaux et à 750m de la mer on a rencontré à 15 mètres de profondeur une couche de limon fluvial, lit de l’ancien boucaut, que les sables ont recouvert.

On lit dans le mémoire de M. Fleury de la Teste, auquel nous avons déjà fait des emprunts : « Il exista autrefois des bassins tels, par exemple, que celui d’Arcachon, quoique peut-être moins étendus. Quelques-uns avaient des issues assez considérables pour la petite navigation. On en cite un dans la partie du nord qu’on désigne sous le nom de port d’Anchise. Dans la partie du sud on en cite un autre vis à vis l’étang de Cazaux, dans lequel on distingue, en effet, un chenal très profond qui aboutit au pied des dunes qui le bordent. Enfin on en cite un troisième à Mimizan… Ces issues s’étant fermées successivement par les progrès des sables, il resta une grande quantité d’eau sans écoulement. Les eaux courantes ayant continué à s’y verser, il en est résulté ces lacs, ou étangs… »

Si les étangs du sud de la côte (Aureilhan, S’-Julien, Léon, Soustons) ont conservé aujourd’hui encore leur communication avec la mer, alors que les étangs du nord (Hourtin, Lacanau, Cazaux, Parentis) l’ont perdue, c’est d’abord que les courants marins qui charriaient le sable et qui ont obstrué tous ces petits golfes ou estuaires allaient généralement du nord au sud ; les golfes du nord recevaient leur premier choc et absorbaient la majeure partie des sables charriés. Ils ont donc dû se fermer plus tôt que ceux du sud qui ne recevaient que des courants appauvris en force et en matériaux. Une autre raison est que la côte sous-marine au sud est en pente plus rapide et forme une terrasse plus étroite qu’au nord, de sorte que les apports sableux y sont moindres. Il y a lieu de croire que ces étangs d’Aureilhan, St-Julien, etc.… auront leur boucaut obstrué à leur tour, à moins d’un changement dans le régime de la côte.

Cette résultante générale nord-sud des grands courants côtiers (qu’il ne faut pas confondre avec d’autres petits courants touchant même le rivage et se dirigeant en sens inverse) subsiste encore de nos jours. C’est à elle qu’est dû l’allongement très rapide de la pointe du Ferret, à l’entrée du bassin d’Arcachon, gigantesque réservoir que ses dimensions mettent en dehors des conditions des étangs voisins, mais dans lequel on constate cependant les progrès de cette obstruction dont nous donnions la théorie tout à l’heure. Le cap Ferret a son extrémité actuelle à quatre kilomètres au sud de la portion qui lui était donnée en 1658 par M. de Karney. D’autre part, la rive opposée du Moulleau est fortement rongée.

Remarquons que toutes les embouchures des boucauts, des étangs et des cours d’eau du littoral de Gascogne ont subi ou subissent plus ou moins ce déplacement du nord au sud. Il est donc logique d’affirmer que le boucaut de l’étang d’Hourtin a obéi à une translation semblable et que lorsqu’il s’est définitivement obstrué, son embouchure maritime se trouvait notablement au sud de l’emplacement qu’elle occupait antérieurement et qui correspondait à l’entrée de l’ancien golfe de Louvergne.

En comparant la carte de Belleyme (1786) à l’état actuel, on constate que depuis une centaine d’années, la rive est de l’étang d’Hourtin aurait reculé de 470 mètres vers Hourtin, la rive ouest aurait avancé de 440 mètres dans le même sens et que la côte aurait reculé de 700 mètres devant la mer. Ces déplacements résultent des progrès de la mer et du mouvement des dunes.



IV. FIXATION DES DUNES CONSTITUTION DES FORÊTS ACTUELLES

Origines de la fixation des dunes


Premiers faits. — On lit sur le monument élevé à Brémontier dans la forêt d’Arcachon : « L’an 1786, sous les auspices de Louis XVI, M. Brémontier fixa le premier les dunes et les couvrit de forêts. En mémoire du bienfait, Louis XVIII continuant les travaux de son frère, éleva ce monument en 1818. »

Cette inscription est trompeuse. Le célèbre ingénieur n’a le mérite ni de la priorité ni de l’invention dans le boisement des dunes. Il a seulement celui, très beau à la vérité, d’avoir su profiter des travaux ou découvertes de ses devanciers, d’avoir su comprendre et lancer, malgré les difficultés du moment, cette gigantesque entreprise de la fixation des dunes. À ce titre, la reconnaissance de la postérité lui est assurément due. Mais il a terni sa réputation en dissimulant qu’il devait beaucoup, sinon tout, à ses aînés et même à un collaborateur, et en usurpant le titre d’inventeur, aidé dans cette « erreur volontaire d’amour-propre » (Grellet-Balguerie) par l’aveuglement de ses contemporains, tandis qu’il aurait dû partager sa gloire avec d’autres plus modestes ou moins favorisés, qui sont restés généralement inconnus. Sic vos non vobis. L’histoire est pleine de semblables exemples !

Certains auteurs font dater de la fin du xviiie siècle la découverte du vrai moyen de fixer les dunes et en attribuent le mérite, les uns à l’abbé Desbiey, les autres au baron de Villers, D’autres placent à une date bien antérieure les premiers travaux de ce genre. (Ch. Bal, La vêrité sur la fixation des dunes,1850 ; Delfortrie, Les dunes littorales du golfe de Gascogne, 1879 ; J. Thoulet, Le bassin d’Arcachon, Revue des deux Mondes, 1893 ; Dulignon-Desgranges, Les dunes de Gascogne, le bassin d’Arcachon et le baron de Villers, 1890).

Dès la plus haute antiquité, des sables ont été couverts de végétation. La preuve en est dans ces forêts installées sur des dunes anciennes et dont nous avons montré des vestiges dans les troncs restés debout sur certaines plages du Médoc et des débris dans les bois des Monts d’Hourtin, de Carcans et de Lacanau. C’est aussi l’opinion de Baurein, de Jouannet, de Bernadau, du baron de Villers (passage cité au chapitre III), d’Élisée Reclus, de M. de Lapparent, etc. Mais ou ne peut savoir si ces premières dunes ont été boisées par les travaux de l’homme ou plutôt par les seules forces de la nature. Il paraîtrait que les Boïens avaient installé sur certaines dunes des forêts que les Vandales détruisirent à peu près totalement en 407. Un vieux titre donne à croire qu’au xve siècle, les captaux de Buch avaient ensemencé des dunes ; mais on n’a rien de positif à cet égard et les procédés usités dans ces temps anciens furent oubliés.

Au xviiie siècle la question se présentait donc entière, et c’est de cette époque seulement que datent les premières vraies tentatives faites dans le sens de la fixation des sables. En 1734, Alain de Ruat, captal de Buch, planta ou ensemença de grandes dunes en pins et en chênes. Les résultats avaient été satisfaisants, mais des incendies dus à la malveillance aveugle des pâtres détruisirent les bois déjà grands (Mémoires de de Villers ; Greliet-Balguerie, La fixation des dunes). — L’essai était donc à reprendre, et c’est dans ce but qu’Amanieu de Ruat, petit-fils du précédent, demanda au roi, à plusieurs reprises et notamment en 1779, la concession des dunes situées dans l’étendue de son captalat, puis leur inféodation. Il fit de nouveaux semis, mais n’obtint qu’un très médiocre résultat.

Il paraît qu’en 1727 un sieur Baleste-Marichon, maître chirurgien royal à la Teste, eut l’idée d’ensemencer les lèdes. L’opération réussit, mais elle n’avait porté que sur les lèdes. D’ailleurs, on semait à la volée, sans recouvrir ni protéger les graines, et ce procédé par trop simple ne pouvait aboutir sur les sables mouvants des dunes.

Baurein a noté dans ses Recherches sur l’ancien état des côtes de la mer de Gascogne (Ms. de la Bibliothèque de Bordeaux, I766), qu’on avait déjà en partie fixé des dunes, et il y a timidement émis l’idée des semis sur les sables. Dans un mémoire adressé en 1768, par Marbotin, conseiller à la Cour du Parlement de Bordeaux, à Duchesne, premier secrétaire de l’Intendance, le même fait de fixation ancienne des dunes est signalé. Mais on ignore quand et comment cette fixation fut obtenue.

On rapporte aussi qu’un paysan du nom de Berran aurait arrêté la dune d’Udos à Mimizan ; mais Berran avait employé uniquement le clayonnage dont l’efficacité est de bien courte durée. D’après Thore, un ancien notaire de Mimizan, nommé Texoëres, aurait fixé une dune par une complantation en gourbet. L’authenticité de ces derniers faits est loin d’être établie.

Il faut observer qu’à l’époque on ne se rendait pas toujours compte de l’utilité de la végétation sur les sables. En 1742, au Verdun, un nommé Isac Reynal, voisin du chapelain, avait coupé les arbres et les plantes poussés devant sa demeure et avait ainsi permis aux sables d’envahir le jardin du chapelain. Celui-ci se plaignit et éleva des palissades pour se protéger. L’Intendant lui donna tort et fit enlever les palissades.

Bien plus, un préjugé courait communément qui faisait regarder les sables comme absolument stériles et impropres à toute végétation. Nous verrons les rédacteurs des rapports et procès-verbaux relatifs aux premiers travaux de fixation des dunes, constater avec étonnement dans ces sables une fertilité qu’on ne leur soupçonnait pas.

Pendant la seconde moitié du xviiie siècle, on commença à s’inquiéter sérieusement des progrès des dunes et à rechercher les moyens de les arrêter. Toutefois leur fixation n’était pas le principal objectif des études et des entreprises d’alors ; elle n’arrivait qu’en seconde ligne d’un plan dont le but primordial était la mise en valeur des Landes par le défrichement et la canalisation.

C’est ce que l’on voit dans les deux intéressantes requêtes présentées au roi en 1773 et 1775 par M. Bocquet-Destournelles, avocat, au nom du comte de Montausier. L’une d’elles porte : « Sur la requête présentée au Roi en son conseil par Anne Marie André de Crussol, comte de Montausier, colonel-lieutenant du régiment d’Orléans infanterie, contenant que les avantages considérables que l’Etat et le public pourroi eut retirer des landes de Bordeaux, si elles étoient cultivées, font désirer depuis longtemps que l’on puisse parvenir à les dessécher et défricher. Ce pays immense produit des bois de toute espèce, des pignadas, des mines dont on retireroit la plus grande utilité par le moyen des débouchés : Bordeaux ne seroit plus obligé d’aller chercher en Hollande le goudron pour les vaisseaux; l’air deviendroit plus salubre ; une partie de ces cantons est aujourd’hui sujette à des fièvres longues et difficiles à déraciner et dont la cause, de l’aveu unanime, est dans les exhalaisons des marais; la terre cultivée augmenteroit la population et donneroit des prairies agréables et fécondes au lieu des marais. Les essais pratiqués par la Cie Neser et Billard font voir tout ce qu’on peut espérer s’ils étoient mieux suivis ; quelques familles établies il y a 4 ou 5 ans dans un des plus mauvais endroits de ces landes cultivent aujourd’hui des champs, des vignes, des jardins, des pépinières, des pignadas qui sont en très bon rapport. Les dunes ou montagnes de sable, qui appartiennent à sa Majesté, ainsi que les bords de la mer, ne produisent rien ; il seroit possible d’en tirer parti en faisant des plantations d’arbres à peu de distance de ces dunes et en semant sur leurs talus des graines abondantes en racines telles que le chiendent et autres graines de cette espèce. On auroit le double avantage d’arrêter par là les désastres causés par les sables que la mer dépose continuellement sur ses bords, et d’empêcher les dunes de se fendre, de s’affaisser et de s’étendre insensiblement dans les terres. Les ravages opérés par ce fléau ne sont malheureusement que trop réels. L’ancien et le nouveau Soulac ne présentent maintenant qu’une mer de sable. De hautes dunes couvrent aujourd’hui l’ancien bourg de Mimizan, (…) Le dessèchement et défrichement de ces landes, ne peut s’opérer que par des canaux navigables et de dessèchement qu’il est facile de construire…

» Requerroit à ces causes le suppliant qu’il plût à sa Majesté l’autoriser et ses ayants causes à construire à ses frais des canaux de navigation, 1° depuis Bayonne jusques au bassin d’Arcachon en côtoyant les dunes à travers les étangs qui se trouvent entre ces mêmes dunes et la terre ferme, 2° depuis le bassin, etc.… »

On lit dans l’autre requête, qu’ « il existe dans les landes de Bordeaux, et notamment depuis Bayonne jusqu’à la pointe de Grave, le long des bords de la mer, des terrains immenses appartenant à sa Majesté, lesquels sont incultes, déserts et ne rapportent absolument rien au Domaine ; que la plupart de ces terrains, en avançant dans les terres, sont couverts d’eau en tout temps ; qu’il en sort des exhalaisons qui rendent l’air très malsain et occasionnent des fièvres et autres maladies difficiles à détruire. Il seroit possible à force de frais et de dépenses de défricher ces landes, dessécher ces marais et de les mettre en culture en bons pâturages (…) Requérant à ces causes, le suppliant, qu’il plût à sa Majesté de lui faire concession de tout le terrain qui régne le long des bords de la mer depuis la pointe de Grave jusques à Bayonne, etc. »

Le projet de Montausier n’aboutit point, parce que la fixation des dunes, qui était la première condition de sa réalisation, fut déclarée matériellement impossible par l’Administration des Ponts et Chaussées consultée à ce sujet. Chose à noter, ce fut le sous-ingénieur Brémontier qui émit le premier cet avis défavorable.

La mise en culture du terrain et l’ouverture de canaux dans les Landes inspirèrent un grand nombre de projets ou d’entreprises qui ne furent pas réalisés ou échouèrent misérablement. M. Dulignon- Desgranges (dans la brochure citée plus haut) en analyse plus de dix- sept. La fixation des sables y était à peine envisagée ou même négligée complètement.

À côté des particuliers agronomes ou financiers, qui s’occupaient de ces questions tant en vogue alors, l’Académie de Bordeaux ou Société des Sciences, Arts et Belles-lettres s’y intéressait également. L’abbé Louis Desbiey faisait partie de cette académie. Il y présenta sous le nom de son frère, Guillaume, receveur des fermes du roi à la Teste, un mémoire sur l’amélioration des Landes qui fut couronné par l’Académie et imprimé en 1776.

Suivant les uns (Bal, Delfortrie, Thoulet) les frères Desbiey, aidés par MM. Caule et d’Entomas-Darmentieu, auraient réussi en 1769 à fixer par des semis de pins une dune qui menaçait leur bien patrimonial près de St-Julien-en-Born. L’abbé aurait lu, le 25 août 1774, à l’Académie, un mémoire intitulé : « Recherches sur l’origine des sables de nos côtes, sur leurs funestes incursions vers l’intérieur des terres et sur les moyens de les fixer ou du moins d’en arrêter les progrès ». Ce mémoire fut visé plus tard dans une note placée à la fin du mémoire primé en 1776. L’original, déposé à l’Académie, aurait été prêté au comte de Montausier qui ne l’aurait jamais rendu. La seule copie qui en existât aurait été, elle aussi, prêtée par Desbiey, sur la prière de l’intendant Dupré de St-Maur, au sous-ingénieur Brémontier qui ne l’aurait pas non plus rendue. Pendant la Révolution, l’abbé émigra. Après son retour, en 1810 seulement et Brémontier déjà mort, il revendiqua la priorité de sa découverte, expliqua que son mémoire avait été perdu, que ses semis avaient disparu broutés par des bestiaux, enfin protesta, mais en vain, contre Brémontier qui s’attribuait toute la gloire du boisement des dunes.

Suivant les autres (dont M. Dulignon-Desgranges), qui tirent argu- ment de la correspondance même de l’abbé Desbicy, les deux frères ne se seraient occupés dans leur propriété de S’-Julien que d’accli- mater divers arbres fruitiers ou forestiers sur le sol de la lande; leur mémoire de 1776 n’aurait eu pour objet que la mise en valeur des landes, sans traiter des dunes ; l’histoire des manuscrits perdus serait apocryphe et de l’invention de Desbiey, comme aussi la disparition de ses semis de pins de St-Julien.

En tout cas, personne n’a pu dire quels avaient été exactement les procédés de fixation des Desbiey : semis de pins, soit entre clayonnages, soit sous couverture de branchages — ou bien plants de vigne marcottés tous les deux ans et placés entre des palissades parallèles.

De Villers. — En 1778, un sieur de Lorthe ayant formé un nouveau projet comprenant l’exploitation et la canalisation des landes et de plus la construction d’un port au bassin d’Arcachon, Louis XVI envoya le baron Charlevoix de Villers, ingénieur de la Marine et des Colonies, étudier ledit projet. Déjà sous Louis XIV, Vauban avait conseillé de faire du bassin un port de refuge pour les vaisseaux de guerre. La mission du baron de Villers dura quatre années, pendant lesquelles il fut constamment en butte aux vexations et à l’hostilité de l’intendant Dupré de St-Maur, des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des géomètres même employés par lui, tous coalisés dans leur jalousie à son égard.

De Villers résuma ses études dans cinq mémoires.

Le premier, de 1778, est un abrégé de l’historique des landes et l’exposé des travaux préliminaires. Il a pour titre : Prospectus du résultat des différentes observations faites relativement au port d’Arcachon.

Le second, rédigé la même année, est le Résumé d’observations sur la commission de S. M. décernée à M. le baron de Villers pour l’examen du projet de former un port au bassin de la Teste-de-Buch, etc. Il est plus étendu, plus complet que le premier.

Le troisième, écrit en 1779, est intitulé : Prospectus du projet général d’un port au bassin d’Arcachon, d’un canal de ce bassin à Bordeaux, d’un autre de la rivière de Ladour vers Baïonne et de l’établissement de toutes les Landes.

Le quatrième, écrit aussi en 1779, est tout spécial. Il a pour objet : Le port d’Arcachon et particulièrement son entrée.

Le cinquième et dernier date de 1781. Il renferme le Résumé du devis des travaux du port d’Arcachon, etc.

Les mémoires de de Villers sont soigneusement étudiés jusque dans les détails et témoignent d’une connaissance approfondie des lieux.

Le troisième est le plus intéressant pour nous, bien que les autres aient plusieurs parties communes avec lui. Le savant et modeste ingénieur y expose sa méthode de fixation des dunes. Cette fixation était le premier travail qui s’imposait et elle était réalisable : « Pour venir à bout de creuser des canaux, dit de Villers, (…) il faut avant tout retenir les sables des dunes qui seules peuvent entraver la marche des travaux ; pour cela faire, il faut les fixer par l’ensemencement du pin, et, pour que cet ensemencement soit possible, il suffit de retenir la graine d’une façon quelconque. » Et ailleurs ; « Mais il est un besoin plus urgent et d’un avantage infini, c’est de fixer les dunes… » (2e Mémoire).

Voici comment de Villers propose d’y arriver :

« La première [difficulté majeure à la formation d’un port] est la source du mal qu’il faut arrêter dans son principe, le seul moyen (et il est sûr) c’est de fixer les dunes de sable par une complantation générale qui garantisse également de la submersion totale le Bassin, les Passes, les Islets, tous les villages et terres cultivées le long de ces dunes depuis la pointe de Grave jusqu’à Baïonne. (…) Depuis vingt ans l’invasion des sables augmente prodigieusement. (…) Depuis la pointe de Grave jusqu’à Baïonne, il existe sur les dunes plusieurs forêts que les sables couvrent tous les jours, ce qui prouve la nécessité urgente de les arrêter en même temps que la possibilité en est démontrée, puisqu’il en subsiste près de 40 mille journaux encore parfaitement boisés, ces dunes de sables couvertes de bois sont devenues fermes et liées par les racines de différentes espèces d’arbres ou arbustes qui y ont été semés et qui les ont parfaitement consolidées.

» Cet exemple doit donc prouver suffisamment la possibilité et la facilité de l’ensemencement proposé.

» Pour l’exécuter il n’est question que de commencer l’ouvrage du côté de la mer, à l’endroit même où les hautes marées ne montent pas, c’est là la source fatale de ces sables, et continuer successivement en venant du côté des terrains habités. On peut avec succès pour arrêter les sables dans les portions complantées, les espacer par de légers cléonages ou fascinages qui empêcheroient ces sables de passer ces cléonages et de s’accumuler ou de trop couvrir les ensemencements, y jeter de la graine de pins à distance égale, du gland de loin en loin et beaucoup de graines de différents arbustes et herbes rampantes dont l’élévation et le fourré serviroient à opposer un rempart à la course du sable qui, sur ces bords, est on ne peut plus fin et par conséquent léger ; les graines d’agions appelés dans le païs vulgairement jogues, celles du genêt, celle du gourbet, espèce de jong qui se plaît infiniment dans le sable et surtout celles du gruau paroissent les plus propres à remplir cet objet. Cette dernière a un avantage sur toutes les autres, c’est que fleurissant deux fois l’année, et donnant conséquemment sa graine autant de fois, elle se reproduit d’elle-même et ne s’élevant pas au-dessus d’un pied, s’étend et forme un abri assez étendu pour que le vent ne puisse pas prendre le sable sur son sol ; rien de plus aisé que de s’en procurer puisque c’est avec le secours de cette graine qu’on est parvenu à Dunkerque à donner des bornes aux sables de cette côte

» Il faut… [aux habitants] leur interdire le pacage dans les dunes et terres ensemencées tout le temps nécessaire pour en assurer le succès qui sera fixé au moins à 15 ans… leur deffendre surtout et à tous résiniers de lâcher des cochons dans les forêts (les sangliers qui peuplent beaucoup faisant déjà assez de dégâts) ainsi que des chèvres, ce qui est trop contraire à la reproduction des jeunes pins et des chênes. » (3e mémoire, 2e division, article 1er).

De Villers conclut en proposant de faire quelques essais pendant deux ans, au cas où l’Administration douterait de l’excellence des moyens indiqués et « d’ordonner préalablement à tout, et sans aucun jdélai, cet ensemencement général des dunes. » Il ajoute que l’État pourra retirer plus tard 4 à 5 millions de revenu des forêts ainsi constituées.

Le baron de Villers termina ses travaux et quitta la Guienne à la fin de 1781.

Brémontier. — En 1784, Nicolas Thomas Brémontier fut nommé ingénieur pour cette Généralité. Il remplissait alors les fonctions de sous-ingénieur en Normandie, son pays natal. Avant d’entrer dans les Ponts et Chaussées, il avait été longtemps clerc de Procureur. Nous l’avons déjà vu en Guienne comme sous-ingénieur. C’était à l’époque où il donnait un avis contraire au projet Montausier, qu’il estimait impraticable en raison de l’impossibilité où l’on était de fixer les sables (1773).

En 1784, ses opinions changèrent, influencées par les travaux des Ruat, des Desbiey, et surtout par les études de de Villers ; Il comprit alors la possibilité et les moyens de réaliser cette grande idée du boisement de toutes les dunes et résolut d’y arriver, non sans vouloir d’ailleurs en faire son œuvre à lui seul. Il obtint du gouvernement, et la tâche n’était pas alors des plus faciles, quelques crédits pour faire des essais et commença ceux-ci en 1787 à la Teste. Un propriétaire de cette localité, Pierre Peychan, avait déjà étudié la question des semis sur les sables et obtenu de bons résultats en couvrant les graines de branchages pour neutraliser l’action du vent. On ignore si ce procédé, procédé classique de la fixation des dunes encore employé de nos jours, était de l’invention de Peychan lui-même, ou lui avait été inspiré par les mémoires de de Villers qui le cite, ou par les travaux du général Claussen en Zélande, on autrement. Bref, Brémontier voulut s’assurer le concours de cet homme expérimenté. Peychan consentit à s’adjoindre à l’ingénieur en qualité d’inspecteur des travaux des dunes sous ses ordres.

Ils commencèrent des semis de pin et de genêt à la dune du Pilat en 1787 et les continuèrent en 1788 dans la plaine du Moulleau. Mais, contre l’avis formel de Peychan, Brémontier ne voulut pas user des couvertures de branchages ! Le vent balaya les graines ; l’insuccès fut complet et les travaux arrêtés. De 1791 à 1793, Peychan seul, autorisé par l’administration départementale de la Gironde, fit une nouvelle tentative. Il ensemença, mais sous couverture, l’emplacement de la ville d’hiver actuelle d’Arcachon et obtint une réussite parfaite. On ne devait pas cependant reprendre les travaux avant l’an x (1802), date à laquelle commença seulement, pour ne plus s’arrêter qu’après achèvement, et, hâtons-nous de le dire, sous l’impulsion de Brémontier, la colossale entreprise de fixation des 113 900 hectares des dunes de Gascogne,

C’est pendant cette période d’inaction que furent publiés plusieurs mémoires ou brochures, qui, se basant sur les essais faits de 1787 à 1793 montraient la possibilité du boisement des dunes, la nécessité de ce travail et les avantages qui en résulteraient pour la région et pour l’État lui-même.

La principale de ces publications est à tous égards la première en date de celles produites par Brémontier : le célèbre Mémoire sur les dunes et particulièrement sur celles qui se trouvent entre Bayonne et la Pointe de Grave, à l’embouchure de la Garonne. Paris, thermidor an v (juillet 1797).

Dans les trois premiers chapitres, l’auteur expose la nature des dunes et leur formation. Au chapitre iv, il donne les Moyens qui peuvent être employés pour la fixation des dunes. Ces moyens consistent à établir parallèlement à la côte et à 20 ou 25 toises (40 ou 50m) de la laisse de haute mer, soit un ou deux cordons de fascines de 4 ou 5 pieds de haut, soit un fossé de 12 pieds de largeur sur 6 de profondeur, — ensemencer en pin, genêt et ajonc la zone de 100 toises de largeur qui s’étend quasi horizontale entre la mer et les premières dunes, — continuer les semis à l’est une fois que ces premiers ont 5 ou 6 ans en procédant par zones successives et contiguës larges de 25 à 30 toises ; — pour protéger les graines une couverture de branchages serait excellente, mais trop coûteuse, la remplacer par des cordons de fascines parallèles plus ou moins proches ou disposés en damier.

C’est, on le voit, exactement le système préconisé par de Villers (à part le fossé qui semble d’une efficacité douteuse et n’a du reste jamais été employé). Et cependant Brémontier dît au début du chapitre, que la fixation des dunes a toujours paru sinon impossible, du moins très difficile, que le Danemark et l’académie de Leyde l’ont vainement tentée, et il ne souffle mot des Ruat, de Desbiey, ni de de Villers ! S’il se décide à mettre la note suivante au bas d’une page du même chapitre, c’est en prenant bien soin d’affirmer la priorité pour lui et même de frauder la vérité quant aux premiers essais de 1787 et 1788 : « J’ai trouvé, dit-il, depuis la rédaction de ce mémoire, dans le nouveau voyage de Coxe en Danemark, Suède, etc., publié en 1791, que le général Claussen avait employé avec succès le moyen des couvertures en branchages (dont nous nous sommes également servis en 1787 et 1788) pour fixer les sables des environs de Frédéric Swerk sur le rivage septentrional de Zélande… »

Le devis des ouvrages à faire pour la fixation générale des dunes forme l’objet du chapitre V. Il se divise en deux sections. Dans la première section, Brémontier envisage le cas où l’on se bornerait à fixer une zone littorale de 100 toises (200m) de largeur tout le long des côtes (100 000t) soit une surface de 10 millions de toises carrées ou 11 900 journaux bordelais (4 000ha), laissant à la nature le soin d’achever elle-même la fixation des dunes sises à l’est, ce qui demanderait bien deux siècles et plus, selon l’auteur, La dépense totale serait ainsi de 300 000 livres en semant 25 livres de graines par journal (38kg par hectare) et en ne faisant qu’un cordon de fascines (100 000 toises), mais y compris : rétablissement de cabanes-abris en planches à 4 ou 5 milles les unes des autres, le traitement de 20 gardes pour les 6 premières années à 300 livres chacun par an, la fourniture de 11 900 livres de graines pour regarnis, et une somme de 10 547liv pour frais imprévus.

Dans la seconde section, Brémontier suppose que l’on veuille fixer toute la superficie des dunes, ce qui demanderait 30 ou 35 ans. En évaluant le prix de fixation du journal à des chiffres qui varient de 8l à 53l, selon que le terrain est plus ou moins déclive, plus ou moins exposé aux vents, et en comptant que l’on protégera les graines au moyen de clayonnages parallèles, sans couverture, il arrive à une somme totale de 8 millions de livres, y compris 875 296l pour frais imprévus.

Le chapitre VI est consacré à l’énumération des avantages qui doivent résulter de la fixation des dunes. Ce sont notamment : un revenu considérable pour l’État, 5 055 000 livres (la production résineuse seule serait au bas mot de 3 quintaux (150 kg.) de résine à 5 livres le quintal par journal), soit un taux d’intérêt de 12,5 % ; le pays produisant lui-même les résines, térébenthines, etc. dont il a besoin ; un nouvel aspect des côtes favorable à la navigation ; la possibilité d’ouvrir des canaux de navigation et d’assainissement dans les Landes ; un obstacle opposé au progrès de la mer, etc. Dans une note, à la fin du mémoire, Brémontier fait l’éloge de Peychan qui a dirigé sous ses ordres à lui, a-t-il bien soin d’ajouler, les essais de serais à la Tesle. Nous savons, pour ces essais, la part de succès qui revient à chacun d’eux.

Par la suite, le fameux ingi^-nieur modifia ses procédés de fixation Cl SCS estimations. Il avait dû reconnaître l’efficacité supérieure des couvertures de ramilles, le s)-stèrae de Peychan, II l’a même implici- tement déclaré dans des procès- ver baux officiels de tournée {1795 et 179S), où il constate la bonne venue des semis de la Tesle. Dans ces documents, bien qu’il ne précise pas l’âge de ces jeunes bois, la sur- face qu’il leur attribue (36 hectares, alors que de lySyà [791 on par- courut eu tout une centaine) montre qu’il ne peut avoir en vue que les semis &its par Peychan avec convcnure en 1791. Aussi adopta-t- il résolument ce procédé.

Ainsi, dans son quatrième mémoire du 20 pluviôse an Xii (10 février 1S03) relatif aux dunes des côtes rie la Manche et de la mer du Nord, il prescrit le mode d’ext-cution suivant pour Ic-s semis : établir un cordon haut de 8 à 10 mètres, au bord de la mer, au niveau des plus hautes marées, ou au pied des monticules à fixer, lorsqu’un apport de sable est à craindre; à l’abri de ce cordon, semer à la pelle sans préparation sur les parties planes, à raison de 5 â 6 Kg. de graines de pin et 4 à 6 décagrammes de graines de genèl par arpent {^7* , 50") ; sur les pentes ou les parties balayées par le vent, semer sous couverture de branchages, ceux-ci étant maintenus par des gaules placées paral- lèlement à I" les unes des autres et retenues elles-mêmes par des pi- quets à crochet. II évalue à 39’""- le prix de la plantation d’un arpent en louffes de gourbet espacées de o’"30, y compris la confection de 20" de clayonnage, ^à 98’’’ gole prix de l’ensemencement sous couverture d’un arpent, y compris encore 20" de clayonnage : ce prix de 98’’- 50 devant baisser à jp^’- , lorsque, au bout de quelques années les samis antérieurs fourniront les broussailles nécessaires. Dansée même mémoire, Bré- montier donne le tableau suivant, récapitulant les eadmaiions relatives à toutes les dunes de France :


Entre l’embouchure île VV.S- caut el celle de la Seine. .

En Ire l’embouchure de la Seine cl celle de la Gi- ronde, compris les isics. .

Eolre l’embouchure de la Gi- roode e[ lesOoatlèresd’Es-


Surface eu lieues de


Surface en hectares


Mourant de la dépense


Produits présumés


75


35 ’555 20400 113887


1030000 900000

SOOOOOO


550 o«> 450000 4000000


Tolaux


.


■59342


fi 930000


5000000 Dans une lettre qu’il adresse, le 25 frimaire an xi (16 déc. 1802), à la Société d’Agriculture de la Seine, Brémontier écrit : « D’après un calcul que nous ne croyons pas exagéré, le Gouvernement, qui fournira une somme de 2 350 000fr, retirera en 57 ans, un revenu net de 575 000 francs qui s’accroîtra successivement ; en 60 il sera remboursé de sa première dépense, et en 81 à peu près il jouira plus que complètement des produits de cette entreprise que nous pouvons porter, sans trop d’erreur, à 4 ou 5 millions de revenu. »

Les essais concluants de 1791 avaient démontré la possibilité de la fixation des sables. Brémontier avait su, par ses démarches et ses écrits, convaincre tout le monde et intéresser le public même à l’entreprise qu’il préconisait. Cette persévérance est le beau côté du caractère de Brémontier et constitue le meilleur de sa gloire qu’on ne doit point lui marchander. Il a fait preuve en cela d’un esprit hardi et ouvert aux grandes conceptions. Un tel esprit était nécessaire pour entreprendre et exécuter le boisement de toutes les dunes, malgré leur immense étendue, malgré les difficultés et les préoccupations politiques et sociales du moment.

À la suite du célèbre ingénieur et sous ses auspices, bien des gens travaillaient la question de la fixation des sables. Ainsi fut rédigé, par exemple, le mémoire suivant, revêtu d’une lettre approbative de Brémontier : Projet d’amélioration pour une partie du Ve arrondissement de Bordeaux, présenté au conseil du dit arrondissement le 26 messidor de l’an VIII, par le citoyen Fleury fils aîné, de la Teste, l’un de ses membres (17 juillet 1800). On y lit notamment que le procédé des semis avec couverture est « le plus simple, le plus infaillible et le plus économique » ; que la dépense totale de fixation des dunes ne dépassera pas 4 à 5 millions et que le journal de bois produira 8fr de revenu en résine.

Enfin le triomphe de Brémontier fut de convaincre le gouvernement et d’obtenir les crédits nécessaires pour cette grande œuvre.

Mais, avant de poursuivre cet historique, il convient de préciser le rôle du célèbre ingénieur et de montrer le mal-fondé de sa réputation d’inventeur, sans toutefois porter atteinte à ses mérites. Nous avons dit quels furent les travaux des Ruat, quels furent peut-être ceux des Desbiey, et quelles ont été les études du baron de Villers. Or, il est inadmissible que Brémontier n’ait pas eu connaissance des premiers, dont tout le monde entendit parler en Guienne, où lui-même avait été assez longtemps sous-ingénieur, avant d’y revenir avec le grade supérieur. On peut encore moins douter que les mémoires du baron de Villers ne lui fussent parfaitement connus. N’en est-ce pas d’ailleurs une preuve suffisante que de retrouver dans ses écrits le cadre, les idées et les chiffres de ceux de de Villers, reproduits parfois servilement ! (Delfortrie, Les dunes littorales du golfe de Gascogne ; Dulignon-Desgranges, Les dunes de Gascogne). Et cependant Brémontier garde un silence absolu et bien étrange en vérité sur ceux qui lui ont ouvert la voie et dont il est le débiteur. Bien plus, pour s’attribuer la priorité, il date ainsi son mémoire sur les Dunes imprimé en 1797 : Fait le 25 avril 1790 et remis à l’administration du département de la Gironde le 25 décembre 1790. Dans un autre travail, intitulé Observations et lu à la séance de l’Académie de Bordeaux du 27 germinal an vi (16 avril 179S), il prétend avoir composé son mémoire dès 1776 et mûri son procédé depuis 25 ans ! Mais ces retards de publication sont complètement inexplicables, Brémontier ayant eu tout intérêt à prendre date aussitôt que possible.

Pour plus de sûreté encore, Brémontier se fit, en rusé normand qu’il était, décerner par la municipalité de la Teste, en janvier 1803, un certificat élogieux niant que « qui que ce soit avant le citoyen Brémontier aît fait travailler efficacement à la fixation et à la fertilisation des dunes ». Puis il écrivit aussitôt aux signataires pour les remercier de leur déclaration spontanée. Malheureusement pour le succès de la supercherie, le certificat et la lettre de remerciement sont de la même écriture ! Selon le joli mot de M. Dulignon-Desgranges, les Testerins n’avaient que « contresigné l’autographe de ce bienfaiteur de l’humanité. »

Toutes ces manœuvres réussirent et l’opinion publique regarda Brémontier comme le véritable et le seul inventeur du procédé de fixation des dunes, alors qu’il avait seulement mis à exécution les idées et les projets des autres. En vain quelques-uns de ses contemporains voulurent remettre les choses au point. M. Tassin, secrétaire général de la Préfecture des Landes, rappela les insuccès de 1787 et de 1788, et les mérites des devanciers et collaborateurs de Brémontier. Mais ce dernier protesta, se donna l’auréole de la persécution. On le crut. La commission des dunes, l’Académie de Bordeaux étaient à sa dévotion ; elles le couvrirent de lauriers et s’indignèrent contre ses détracteurs (séance de la commission des dunes du 12 nivôse an xiv — 2 janvier 1806).

Quant à Peychan, auteur du procédé des couvertures de branchages, ses fonctions d’inspecteur sous les ordres du fameux ingénieur l’empêchèrent de parler. Il mourut sans avoir osé revendiquer ses droits, laissant son chef, qui d’abord avait décrié son procédé, s’en attribuer le mérite.

Après la mort de Brémontier, la tradition continua jusqu’à nos jours la réputation usurpée de ce bienfaiteur de l’humanité, qui a eu le tort de ne pas savoir se contenter de sa part légitime de mérite et de gloire déjà très belle. Le corps des Ponts et Chaussées prit d’ailleurs le soin d’entretenir l’illusion de la renommée. Rares ont été jusqu’ici ceux qui ont su la vérité et tenté de la faire connaître.

Achevons cet exposé par ces paroles bien justes et instructives que nous (extrayons d’un mémoire adressé le 6 août 1812 à la Commission des Dunes, par M. Guyet-Laprade, Conservateur des Forêts à Bordeaux, du temps même de Brémontier, et membre de celle Commission : « À la vérité, dit-il, nous ne donnions pas à feu M. Brémontier ni au corps des Ponts et Chaussées le mérite de l’invention relative à l’opération de l’ensemencement et de la fixation des dunes de sable sur le golfe de Gascogne, par la raison que nous avions sous les yeux la preuve qu’elle ne lui appartenait pas, mais nous ne lui enlevions pas la gloire et le mérite d’en avoir provoqué l’application. » Il ajoute qu’il a depuis 9 ou 10 ans connaissance du Mémoire du baron de Villers, qui « n’est qu’une révision d’un mémoire présenté au gouvernement sous Louis XIV, vérifié par M. de Vauban. Il est vrai, remarque-t-il aussi, que toutes les améliorations qui ont eu lieu et que les changements qu’a essuyés le système depuis la reprise des travaux, sont plutôt dus aux observations éclairées par l’expérience de l’inspecteur qu’à tout autre membre de la Commission et plus qu’à MM. les Ingénieurs en chef qui ont succédé à M. Brémontier qui, y compris M. l’Ingénieur en chef actuel, n’y ont paru que trois fois. »


Fixation des dunes


Organisation législative. — Brémontier parvint donc à persuader le gouvernement de la possibilité et de la nécessité de fixer les dunes. Les essais de 1791 à 1793 étaient en effet convaincants. L’Institut national, appelé à juger les moyens proposés, donna son entière adhésion au projet (classe des sciences et arts, 16 floréal an viii, 6 mai 1800). Aussi le gouvernement se décida-t-il à intervenir. Dans un rapport aux consuls du 9 frimaire an ix (30 nov. 1800), Chaptal, ministre de l’Intérieur, exposait en ces termes la situation et proposait les mesures nécessaires :

« Les dunes, en roulant sur elles-mêmes, avancent dans les terres et envahissent tout ce qu’elles rencontrent à leur passage, les forêts, les maisons et les campagnes cultivées. Elles menacent les campagnes en refoulant les eaux des ruisseaux qu’elles obstruent, et forment prés de quarante lieues de lacs et de marais pestilentiels, qui jettent la dévastation et la mort parmi les habitants.

» Le projet de l’ingénieur en chef (Brémontier) est basé sur ce que les dunes sont susceptibles de devenir fertiles et d’être arrêtées dans leur marche par des plantations de pins maritimes et de genêts, protégés par quelques précautions indiquées par l’auteur.

» L’expérience a justifié l’utilité de ce procédé.

» Des semis furent faits en 1788, 1792 et 1793, sur 4 890 mètres de longueur ; ils occupent environ 1 200 journaux de terrain (372 hectares).

» Les semis ont parfaitement réussi…

» Les essais qui ont été faits, l’examen d’une Commission spéciale nommée par le ministre de l’intérieur et l’opinion de l’Institut national ne permettent aucun doute sur l’efficacité des moyens présentés pour arrêter la mobilité des dunes, ainsi que pour les rendre productives par la vente des bois qui y auraient été plantés.

» Ce projet mérite toute l’attention du gouvernement…

» Son exécution rendrait à la culture des bois cent lieues de terrain carrées susceptibles un jour de rapporter annuellement 5 000 000 de francs…

» Pour ne point rendre illusoire ce projet, il convient d’affecter annuellement à son exécution 20 000 francs pour subvenir aux dépenses des plantations des dunes entre la Gironde et l’Adour, à l’entretien des premiers semis, et à celles de leur administration.

» Cette dépense, faisant partie de l’administration des Forêts et devant procurer des produits forestiers, doit être acquittée par la régie des forêts nationales sur les produits des départements de la Gironde et des Landes.

» Les premières plantations faites peuvent encourager des spéculations particulières ; dans ce cas, on pourrait concéder ces dunes à charge de les planter.

» Les semis faits en 1788, entre la grande et la petite forêt d’Arcachon, y sont d’une beauté rare.

» Ces sables sont devenus si fertiles que ces plantations ont besoin d’être éclaircies et essartées ; les branchages qui en proviendront deviennent indispensables à la propagation des semis ; ce travail ne peut être différé et rend encore indispensable ce fonds annuel de 20 000 francs.

» Enfin les plantations des dunes, indiquées depuis longtemps comme une mesure aussi bonne en administration qu’en finance, est un objet digne des soins du gouvernement, qui, par cet acte éclatant, signalera son désir d’assurer l’existence de propriétés menacées de l’envahissement des sables, et de favoriser la multiplication des bois… »

Conformément aux conclusions de ce rapport, les consuls rendirent le 13 messidor an ix (3 juillet 1801) un arrêté, inséré au Bulletin des Lois et dont les dispositions essentielles étaient celles-ci :

On fixera et plantera en bois les dunes de Gascogne d’après les plans du citoyen Brémontier. — Les travaux auxquels est affecté un crédit annuel de 50 000 francs, seront surveillés et dirigés sous l’autorité et sauf l’approbation du préfet de la Gironde, par une commission composée de l’ingénieur en chef, d’un administrateur forestier, et de dois membres de l’Académie de Bordeaux nommés par le préfet. Celui-ci nommera un inspecteur et un garde forestier, dont les traitements seront respectivement de 1 200 francs et 600 francs.

Cet arrêté fut bientôt suivi d’un autre, en date du 3e jour complémentaire an ix (20 septembre 1801), appelant l’administration des Forêts à concourir aux travaux des dunes et qui prescrivait notamment que les dépenses pour les clayonnages et ouvrages d’art seraient faites sur les fonds de l’intérieur, et celles pour les plantations et traitements des agents forestiers sur les fonds affectés aux forêts ; que le préfet présiderait la Commission des dunes et, à son défaut, qu’elle serait présidée par l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, lorsque la délibération aurait pour objet des ouvrages d’art, ou par le conservateur des Forêts lorsqu’il s’agirait de semis et plantations ; etc.

Telles étaient les grandes lignes de l’organisation qui régit au début cette immense entreprise de la fixation des dunes dont Brémontier resta en fait, jusqu’à sa mort (1808), le glorieux directeur. Malgré la modicité des ressources affectées à ces travaux, ceux-ci n’en furent pas moins poursuivis avec activité et succès. Les événements politiques de 1815 les interrompirent seuls : mais l’ordonnance du 5 février 1817 en prescrivit la reprise sous la direction et sur le budget des Ponts et Chaussées. Elle décida aussi qu’à mesure que les semis atteindraient un âge à fixer ultérieurement, le service des Ponts et Chaussées les remettrait à l’administration des Forêts qui en prendrait dès lors la régie. Nous verrons enfin qu’en 1862 tous les travaux des dunes cessèrent d’être confiés aux Ponts et Chaussées pour l’être exclusivement aux Forêts.

À quel titre l’État a-t-il occupé les dunes pour les fixer ? La question présente d’autant plus d’intérêt qu’aujourd’hui les communes du littoral sont disposées à engager contre le Domaine des instances en revendication.

Il faut remarquer qu’avant la Révolution la propriété des côtes de la mer et les droits inhérents à cette propriété (naufrage, épave, pêche, etc.) étaient d’abord disputés entre le roi d’une part, et les seigneurs locaux d’autre part (prieur de Soulac, sire de Lesparre, baron de Lacanau, captal de Buch, etc.). À la vérité, le pouvoir royal paraissait se contenter d’une sorte de suzeraineté. Mais comme les seigneurs et leurs vassaux ou fermiers en vinrent dans la suite à délaisser complètement ces sables incultes et stériles, le souverain en fut alors universellement regardé comme le véritable seigneur et propriétaire. C’est ce qui ressort des Mémoires des de Montausier, de Villers, Brémontier, Fleury et d’autres encore, qui tous présentent la fixation des dunes comme un devoir s’imposant à l’État et comme une spéculation dont il retirera les plus grands avantages. Durant les premières années des ensemencements, cette idée est également adoptée par les habitants des communes voisines qui appellent les dunes fixées ; « biens de la République », « semis de la Nation », « semis de l’État », « propriétés du gouvernement », « propriétés impériales ».

Aussi, lorsqu’en 1801 l’État commença les travaux, il occupa les terrains à titre de propriétaire, animo domini, et sans aucune espèce de formalité. Pour agir ainsi, il pouvait se fonder non seulement sur ce que les dunes lui appartenaient, au moins pour la partie touchant le rivage comme lais et relais de mer ; mais encore sur ce qu’elles étaient des propriétés particulières abandonnées par leurs maîtres et lui revenant dès lors comme biens en déshérence, et aussi sur ce qu’elles étaient pour beaucoup propriétés seigneuriales ou ecclésiastiques confisquées au profit de la Nation, en vertu de la loi des 10-11 juin 1793.

C’est en 1809 seulement, dans sa séance du 36 mai, que la Commission des Dunes agita pour la première fois cette question de la propriété des dunes, et du caractère de leur possession par l’État. La Commission s’en occupa de nouveau dans sa séance du 9 avril 1810 : « Il paraît, dit le procès-verbal de cette séance, que les dunes en général n’appartiennent au gouvernement que comme lais et relais de la mer, ou par l’abandon que sont censés en avoir fait les propriétaires qui ont cessé d’en payer les contributions, toute espèce de production ayant disparu par suite de l’envahissement des sables.

» Il est nécessaire cependant que la législation prononce quelque chose à cet égard

» Elles ont été abandonnées par les propriétaires, on les a fait ensemencer aux frais du gouvernement, et elles font partie de la grande propriété nationale.

» Il est certain que les dunes, dans leurs progrès, ont envahi une superficie immense de propriétés particulières. Des preuves s’en font remarquer avec évidence, et la tradition en a conservé la mémoire à la Teste, à Mimizan, au Vieux-Soulac, et quelque trace qu’il en subsiste, les propriétaires, dont plusieurs ont dû conserver leurs titres, seraient-ils fondés à les revendiquer, lorsqu’elles sont ensemencées ? Plusieurs, dit-on, paraissent disposés à le faire. »

» C’est à ces difficultés que la législation doit pourvoir ; elle saura allier au droit sacré de la propriété, des principes qui protègent la conservation des travaux et en assurent les revenus. »

Le 11 du même mois, la Commission présenta au Ministre un projet de loi relatif à cette question.

Bientôt après parut le décret du 14 décembre 1810, inspiré sans doute par le projet de la Commission et par de précédentes instructions de l’administration des Ponts et Chaussées. Mais ce décret, qui n’a été d’ailleurs inséré qu’en 1847 au Bulletin des lois, fut d’abord considéré comme simple règlement administratif et demeura longtemps sans exécution dans les dunes de Gascogne. On soutient même, à tort ce nous semble, qu’il leur serait aujourd’hui encore inapplicable. Ce n’est qu’à partir de 1833 que l’on commença à remplir, pour l’occupation des terrains à fixer, certaines des formalités qu’il indique. Celle occupation des terrains par les agents de l’État fut dès lors autorisée par des décrets, qui réservaient les droits en revendication des tiers et visaient l’article 5 du décret de 1810. En général, du reste, on fixait d’abord les dunes, laissant les lèdes à la libre disposition des communes et de leurs troupeaux. Plus tard seulement, les communes ayant refusé de rembourser ses dépenses à l’État ou n’ayant pu le faire, l’État acheva le boisement des lèdes et garda le tout. Tel est le cas des dunes d’Hourtin et de Carcans.

Bref, « lorsque l’État a ensemencé les dunes, en vertu de l’arrêté des consuls du 13 messidor an ix, il a fait acte de propriétaire. Les droits des propriétaires des terrains abandonnés par suite de l’envahissement des sables n’en étaient pas moins réservés implicitement, mais à la condition qu’il en fût justifié dans le délai de trente ans à compter du jour où l’État, possesseur de bonne foi, avait mis en culture les terres trouvées sans maître.

» Cette réserve existait d’ailleurs… en vertu d’un principe de droit qu’il n’appartenait pas à l’État de faire fléchir. » (Mémoire de l’administration des Domaines relatif à la revendication de la forêt domaniale de Soulac par les communes de Soulac et du Verdon).

Suite des travaux en Médoc. — Revenons maintenant au Médoc que nous avons laissé, à la fin du xviiie siècle, en proie aux sables dévastateurs, et suivons-y les travaux de fixation.

Le territoire de Soulac était un des points du littoral gascon les plus menacés après la Teste ; aussi, dés 1801, très peu après la promulgation du premier arrêté des consuls, la Commission des Dunes, le Préfet de la Gironde et Brémontier s’y rendirent pour inaugurer les travaux. Cette visite est relatée dans un procès-verbal du 3 vendémiaire an x (22 sept. 1801).

« Notre premier soin, y est-il dit, a été de parcourir la c6te et d’y faire choix du lieu le plus convenable pour l’établissement de nos premiers ouvrages. Nous y avons vu, avec peine, que le fort était menacé par la mer ; qu’une assez grande partie de la pointe de Grave allait être incessament envahie sans espoir de pouvoir l’empêcher ; que la côte n’était qu’un désert affreux et dénué de toute espèce de production, et que les progrès rapides des dunes dans les terres étaient effrayants. L’Église de Soulac en est une preuve incontestable. Le clocher, qui, il n’y a pas 30 ans, était enseveli sous une épaisseur de plus de 20 mètres de sables, en est aujourd’hui entièrement débarrassé et sert de balise. La montagne a passé.

» Unanimement convaincus que le point le plus avantageux pour l’établissement de notre premier atelier se trouvait au midi du fort, nous y avons fait transporter les lattes, piquets et branchages, que nous avions provisoirement fait couper et approvisionner sur la côte ; et, à quatre heures précises de l’après-midi, le Conseiller d’État, Préfet de la Gironde, le Commissaire principal de la Marine, les membres de la commission et le citoyen Brémontier, nommé président de ladite Commission par les consuls de la République, et auteur du projet, les citoyen Peyjehan, inspecteur, et Barrennes tracèrent chacun leur sillon, semèrent les premières graines, établirent les premières couvertures et commencèrent enfin cette grande et utile opération d’où doit dépendre la conservation de tant de possessions précieuses, le salut d’un très grand nombre de navigateurs, la fertilisation de plus de douze cent mille quarrés de terrein, qui sans exagération ni dans les dépenses ni dans les produits, doivent apporter un revenu à peu près égal à cette dépense qui ne peut former un objet de plus de 4 ou 5 millions. Après avoir donné les ordres nécessaires pour la continuation de ce premier atelier, nous nous sommes rembarques avec cette douce satisfaction et une conviction intime, que deux décades, au plus, suffiront pour faire germer et naître la plus grande partie de nos graines, et successivement de même toutes celles qui seront semées dans ces sables dévastateurs et soi-disant arides et que les meilleurs et les plus savants agriculteurs avaient si mal à propos condamnés à une éternelle stérilité.

» Le Conseiller d’État Préfet Dubois. »

Le fort dont il est ici question s’appelait fort Grave et se trouvait sur le bord de la mer un peu au nord du lieu dit aujourd’hui la Claire. C’est donc au sud de ce lieu-dit, entre les marais des Logis et la dune Girofle, que furent semées, par les mains mêmes de Brémontier, du Préfet Dubois et des membres de la Commission, les premières graines dont sont issus les quelques pins quasi séculaires qui s’élèvent aujourd’hui en cet endroit.

Mais ce n’était là qu’un premier début. Les travaux furent bientôt organisés et répartis sur une plus vaste échelle par l’arrêté préfectoral du 23 nivôse an x (13 janvier 1802), dont les considérants ne sont pas la partie la moins intéressante.

En voici un extrait :

« Le Conseiller d’État, Préfet du département de la Gironde,

» Vu : 1° le mémoire du citoyen Brémontier…

» 2° l’arrêté des consuls du 13 messidor an ix

» 3° Notre arrêté du 17 Thermidor, qui nomme les citoyens Brémontier, ingénieur en chef, Guyet-Laprade, Conservateur de la 11e division des Forêts, Bergeron, Labadie de Haux et Catros, membres de la Société des sciences, arts et belles-lettres de Bordeaux, section de l’Agriculture, pour composer ladite Commission.

» … » 9’ la leUre des Administrateurs généraux des ForCts du 3i vendé- » miaire.... et par laquelle ils manifestent l’intérêt qu’ils attachent à » une opération dont les résultats doivent être aussi avantageux et » offrent de faire un fonds de 50000 fr. pour l’article seul des planta-


» Considérant que le vent d’ouest souffle presque liabituellement » sur cette plage

» que les progrès des dunes vers l’est deviennent tous les jours plus » sensibles, qu’elles sont sur le point d’engloutir la commune de la y Teste cl tout son territoire,

» qu’une partie notable du Médoc eu est déjà couverte et que si on » n’oppose sans délai aux irruptions de la mer des obstacles qu’elle » ne puisse pas franchir, cet élément privera le département de la » Gironde cl la République du sol précieux où croît un dos meilleurs » vins de l’univers.

» Considérant que les sablesdes dunes ont été mal à propos regardés » comme stériles,

» qu’il y croit en très peu de temps des végétaux de toutes espèces » et que le seul moyen de les soustraire à l’action du vent et de les » fixer consiste à y jeter des graines avec des précautions coave- » nablcs.

»

» Considérant que les sables à couvrir de végétaux sont d’une » immense étendue et qu’une fois mis en rapport, ils fourniront le » bois de chauifage et le charbon nécessaires aux départements de la » Gironde, des Landes et des Basses- Pyrénées où la rareté de ces » objets est déjà sentie ;

» Considérant que le pin semé sur les dunes y devient très beau, et » que si on en multiplie l’espèce sur cette vaste superficie elle four- > nira sous peu d’années à la marine et au commerce des quantités ia- » calculables de goudron; qu’on pourra même rendre le commerce » étranger tributaire de la France pour ces deux denrées ;

s> Considérant que les dunes une fois couvertes, produiraient un » immense revenu au profit du gouvernement, » Arrête ;

» Art. 2. — Pour continuer l’ensemencement et les ouvrages, Usera » établi dans le mois 5 ateliers sur les points suivants savoir : le i" » au VerdoQ, entre la Pointe de Grave et les balisesde Soulac, le 2* » sur la cote d’Arcachon, le ^’ à la pointe de Pachon, le 4" au cap » Ferrct, le 5’ au Boucaul de Mimizan

»

xAht. 5, — I-’Administratioa géné-rale des Forêts est invitée à » nommer des gardes pour veiller à la conservation des semis, des clayonnages et des autres ouvrages accessoires et à mettre incessament à la disposition de la Commission des dunes la somme de 50 000 francs

» Art. 6. — La Commission est invitée à faire mêler dans l’ensemencement des graines de diverses espèces d’arbres et notamment de ceux qui sont reconnus les plus propres à la construction des navires. (…) »

Les semis du premier atelier du Verdon furent terminés le 28 juillet 1806 . Ils comprenaient : la Pièce de la Pointe entre les terres et vignes des Logis et la Pointe de Grave, la pièce du Verdon entre les Logis et le Verdon, enfin la longue pièce du Royannais, allant depuis la route de Bordeaux rejoindre les premiers semis de vendémiaire an x. On continua ensuite dans le voisinage des Logis, du Royannais, des Grandes-Maisons. Vers la même époque, on commença les travaux au nord du Vieux-Soulac (dunes de Lestor, des Huttes, de la Grande Courbe, de Poléron) ; ils furent terminés en 1811. En 1809 on attaqua les dunes autour de l’église et au sud du Vieux-Soulac, jusqu’au Coustau ; on sauva ainsi le hameau du Vieux-Soulac que ses habitants se préparaient à abandonner aux sables qui déjà le touchaient. De 1817 à 1821 on revint au Verdon, sur la côte, et l’on fixa les dunes de Tout-Vent, du Rocher, de Girofle, etc. Tout fut terminé en 1821 sur le territoire de Soulac.

Dès l’an xi (1802) on commença les travaux d’ensemencement dans les régions d’Hourtin et de Carcans par quelques emplacements disséminés dont le boisement était acquis en 1806. C’était notamment les lèdes du Salot, du Sablon (ou Sablonnet), le Crohot des Poulains, les lèdes de Bret et du Hairay (forêt dle d’Hourtin), la lède de la Sippe (forêt dle de Carcans).

On continua les semis dans l’ordre suivant :

  • en 1806, dunes du Flamand ;
  • de 1807 à 1809, dunes et plaines du Junca, de Bonneau, de Jean Petit, du Crohot de l’âne, de la Côte, de Calais, de Lacroix, petites dunes du Flamand, (forêts part. et domle du Flamand) ;
  • de 1810 à 1815, dunes de Lacroix, de Brémontier (forêt part. du Flamand), des Genêts (forêt domle d’Hourtin) ;
  • de 1817 à 1825, dunes de Carau, Ramon, Taste soule, la Canillouse (voisines de l’Hôpital de Grayan), dunes de Meynieu, dunes intermédiaires (forêt part. du Flamand), dunes des Genêts (forêt dle d’Hourtin) ; en 1819 on fit un regarni au Verdon sur 2 dunes dont celle du Sémaphore ;
  • de 1826 à 1831, dunes de la Barreyre, Piquey Leley, la Moulineyre, Martignan (alentours de l’Hôpital de Gravan), du Hournau (forêt part. du Flamand) ;
  • de 1832 à 1838, dunes de Martignan (Hôpital de Grayan), de Ginestras, de la Marthe, de la Saudine, du Cocu, des Dormants, du Crohot long, de Sergentou, du Crohot de l’âne, du Flamand (forêt part, du Flamand), de Calais, de Lacroix, petites dunes du Flamand, dunes des Genêts, de Lirangeon (forêt domle d’Hourtin) ;
  • de 1839 à 1843, dunes de la Perge, des Abits, du Crohot Nègre, de Lesplingade, la Hon, Gorgélian, la Viney, Bumet, Lignon, Lespau, du Mourey, du Berger, de Larrigade, Martalinat, du Hagnot, de Baronnin, des Agneaux, de Labernade, des Aubes (forêt part. du Flamand), des Aubes, des Genêts, de Bret (forêt domle d’Hourtin) ;
  • de 1843 à 1847, dunes du Beautemps (forêt dle du Flamand), de Lirangeon, des Grands Monts, des Places, de Place Vieille (forêt domle d’Hourtin) ;
  • de 1848 à 1855, dunes des Frayres (forêt dle du Flamand), de Place Vieille, de Pointe Blanque, canton de Balbise (forêt dle d’Hourtin), dunes de la Gemme, de Bombannes, de Coben, de la Baynasse (forêt domle de Carcans) ;
  • de 1855 à 1860, dunes des Bahines, du Crohot des Poulains, de Gréchas, du Salot, des Places (forêt dle d’Hourtin), dunes de la Gemme, de Malignac (forêt domle de Carcans) ;
  • de 1860 à 1863, dunes des Bahines, du Crohot des Poulains, de Gréchas, de Place-Vieille, des Phares, de la Gemme (forêt domle d’Hourtin), de Malignac, de Bombannes, de Coben, de la Parten, de Barin de haut, de la Sippe (forêt domle de Carcans).

En 1864, nous trouvons donc terminés les gros travaux de fixation des dunes du Médoc. Il ne restait plus alors que quelques lacunes à remplir, quelques regarnis et travaux de détail qui furent exécutés dans la suite par l’Administration des Forêts. Car les Ponts et Chaussées ne faisaient que des ensemencements en grand sur les dunes blanches et de quelque importance, laissant ordinairement de côté les lèdes et les petits trucs.

L’ordre suivi dans les semis montre que ces travaux ont été bien et rationnellement conduits ; on a commencé d’abord par les dunes de Soulac, Grayan et Vendays, qui menaçaient immédiatement des habitations et des cultures ; l’on n’est passé qu’ensuite aux dunes d’Hourtin et de Carcans qui, séparées du pays par les marais et les étangs, étaient d’un danger moins pressant. Remarquons enfin que l’État s’est désintéressé du littoral de Grayan et de Vensac, où les apports de sable n’avaient pas d’importance et que les communes propriétaires prétendaient fixer elles-mêmes.

Brémontier avait proposé pour les grands massifs de dunes, comme ceux d’Hourtin et du Flamand, de réserver des allées larges de 20 ou 50m, perpendiculaires à la côte, non boisées, mais garnies seulement d’herbes ou d’arbustes. Ces allées auraient servi de balises pour la navigation, grâce à leur couleur et à leur aspect bien différenciés de ceux des bois environnants. Elles auraient aussi joué le rôle de « préservatifs d’incendie ». Il ne paraît pas que cette idée ait jamais été réalisée, du moins sur le littoral médocain, autrement que par nos garde-feu modernes.

Un autre projet du célèbre ingénieur a eu le même sort, bien qu’ayant reçu un commencement d’exécution. Il consistait à rétablir les anciens boucauts qui déversaient à la mer les eaux des étangs, en laissant une allée nue de 120 toises (240m) de largeur, que les vents auraient creusée jusqu’à la mettre au niveau des étangs. On aurait facilité l’action du vent en ameublissant le sable par des piochages.

L’idée était originale, sinon très pratique. Une allée semblable fut tracée pour l’étang d’Hourtin, mais elle se perdit dans la suite et on ne la rétablit point. Elle allait de l’est à l’ouest, et prenait à la lède de Malignac, au sud de laquelle on voyait alors les restes d’un bois de pin (Rapport de l’Ingénieur de Libourne du 4 fructidor an XI, 22 août 1803). C’est ce bois de Malignac dont nous avons parlé à la (in de notre chapitre Ier. Le tracé de Brémontier n’était donc pas sur l’emplacement de l’ancien boucaut d’Hourtin, qu’il laissait bien au nord à Balbise.

Modes et procédés d’exécution. — Dès le commencement des travaux, on établit sur divers points des dunes des cabanes ou baraques en planches, couvertes en brandes ou en chaume de gourbet, pour abriter les ouvriers et les surveillants et gardes. Il y en avait au Flamand, à Malignac et sur la côte d’Hourtin. Les archives de la Conservation des Forêts de Bordeaux renferment, à propos de cette dernière, un document intéressant datant de 1806. C’est un croquis en couleurs, fort grossier du reste, des dunes et de l’étang d’Hourtin, avec légende explicative, annexé à une lettre qu’adressait à la Commission des dunes un chef ou conducteur d’atelier du nom de Coutures. On y voit l’étang bordé du côté de la lande par des pêcheries que marquent des pieux innombrables; au nord sont les marais du Pelous « pallus vrayment mœotides », dit Coutures, avec de nombreuses pêcheries également, et la lande du Pelous, puis le bois des Aubes (ou Petit Mont) avec le fossé ou craste traversant les marais et avec la fontaine ferrugineuse ; puis, le long des dunes, les bois du Grand-Mont, de Malignac, du Mont de Coben (ou Cawbens ?) et du Mont de Carcans. Au nord et près de Malignac se trouve le port de l’atelier des semis, au lieu dit Croot d’aux Guits (ou Crohot des Canards, forêt domle d’Hourtin) ou aborde le bateau qui transporte les matériaux destinés aux travaux des dunes. De ce port, un chemin sinueux de 5 quarts de lieue va à la cabane des serais, située à 150 toises (300m) du rivage de la mer (dans la zone littorale d’Hourtin, à peu près sur le prolongement du garde-feu de la Gemme ou de l’ancien garde-feu du Crohot des Canards), Quand on ne traverse pas l’étang, pour aller d’Hourtin ou de Naujac à la cabane, explique Coutures, on prend le tour par la lande du Pelous, puis les dunes. Parmi celles-ci, sont représentées sur le croquis des lèdes garnies d’une maigre végétation herbacée. La côte maritime est figurée très sinueuse, ce qui devait être peu exact. Sur le rivage, au sud de la cabane des semis, sont échoués deux « navires impériaux la Charente et la Joye ».

Dans les dunes de Gascogne, les travaux de fixation ont été pour l’ensemble effectués en allant de l’ouest à l’est suivant la direction des vents dominants, et cela pour que les premiers semis installés protégeassent contre les sables mouvants les semis faits après eux, et aussi pour qu’eux-mêmes ne fussent pas ensevelis sous les sables venant de la côte. Cependant on s’est souvent écarté des prescriptions de de Villers et de Brémontier, qui voulaient que les premières fixations eussent lieu sur la zone littorale séparant la laisse des hautes mers des premières dunes, « afin de tarir la source même du mal », et que l’on continuât ensuite à fixer des zones successives et contiguës. Quelquefois même on a commencé les travaux à l’est du côté des terres, avant que les sables de l’ouest ne fussent immobilisés. La nécessité de sauver des cultures et des lieux habités, ou d’arrêter la marche particulièrement prompte de quelques hautes dunes, la présence à l’ouest d’une vaste lède inondée ou enherbée, l’éloignement et la rareté des broussailles nécessaires à la couverture, et aussi les progrès rapides des travaux, justifiaient ces anomalies. D’ailleurs, toutes les fois qu’un apport de sable était à craindre, soit au bord de la mer, soit surtout dans l’intérieur des dunes, on garantissait l’atelier du côté de l’ouest et du côté du N.-O. ou du S.-O. par des palissades ou des clayonnages élevés jusqu’à 8 et 10m, contre lesquels s’amassaient les sables et qui donnaient au semis le temps de lever et de grandir, avant d’être atteints par ces sables. (Brémontier, mémoire du 30 pluviôse an xii ; Devis des travaux des dunes dressés par les Ponts et Chaussées.)

Les palissades étaient formées généralement de planches fichées dans le sol et ayant entre elles un intervalle de 2 centimètres. Les sables s’accumulaient contre la palissade en prenant une pente douce du côté du vent. Une partie passait par les intervalles des planches et, se déposant de l’autre côté, formait un second talus à terre croulante qui contrebuttait et maintenait la palissade. Quand celle-ci était près d’être couronnée, on l’exhaussait en relevant verticalement les planches. Les clayonnages étaient formés de cordons de branchages tressés sur piquets agissant de même à l’égard des sables. Lorsque ceux-ci atteignaient le sommet du clayonnage, on en établissait un nouveau sur la levée de sable ainsi obtenue.

Ces palissades (ou clayonnages) étaient placées touchant à l’atelier d’ensemencement. Au-devant d’elles, du côté des apports sableux, on ménageait une bande de terrain, large d’environ 40m, qu’on ne boisait pas, mais qu’on plantait seulement de touffes de gourbet disposées en quinconces. Tout ce système constituait pour l’atelier la défense à l’abri de laquelle s’effectuaient les semis. Ces sortes de digues protectrices se distinguent encore de nos jours (notamment la passe de Bret dans la forêt d’Hourtin) par une levée de sable longeant une zone de terrain dont le peuplement est notablement plus clair et plus jeune que les bois environnants. Ce qui s’explique par ce que ce peuplement plus jeune est né de semis naturels qui à la longue ont remplacé la zone de gourbet et proviennent des graines tombées des pins d’alentour.

Le mode d’ensemencement que l’on a employé pour fixer la presque totalité des dunes est le semis dit avec couverture ou sous couverture. Il consiste, on le sait, à étendre sur le sol des broussailles qui couvrent les graines et les empêchent d’être balayées par les vents. Mais il faut que ces broussailles soient elles-mêmes retenues, afin que les vents ne les dispersent pas non plus. Leur fixation a varié et s’est perfectionnée suivant le cours des temps. Au début, on maintenait ces broussailles par des gaules parallèles, qui étaient tenues elles-mêmes par des crochets en bois. C’était fort dispendieux. Au bout de quelque temps on supprima les gaules et on fixa les broussailles au moyen de crochets seulement. Puis enfin ces derniers furent abandonnés, grâce à un entrepreneur qui introduisit la méthode appliquée aujourd’hui encore, laquelle consiste à jeter sur les branchages de 30 en 30 centimètres des pelletées de sable qui les assujettissent très suffisamment. De plus, ces ramilles bien aplaties, parées en éventail au moyen de la serpe, sont imbriquées les unes sur les autres, et celles du bord du chantier sont rechaussées pour enlever toute prise au vent. Les broussailles employées étaient, comme de nos jours, des rameaux d’ajonc, de genêt, de pin, ou même de bruyère. Souvent, faute de mieux, on dut prendre des branchages de tamarix, de saules et même des roseaux ou « bauge » des marais. Aujourd’hui on jette d’abord la semence sur le sol et on place ensuite la couverture par-dessus ; autrefois on semait souvent, au contraire, les graines par-dessus la couverture, sans doute parce que ces semis s’ensablaient facilement, en raison de la quantité de dunes qui étaient encore mouvantes.

Quelquefois, lorsque la broussaille était rare ou trop éloignée, on remplaçait la couverture par des aigrettes, c’est-à-dire des rameaux piqués verticalement dans le sol à peu de distance les uns des autres. Ce procédé était moins efficace, mais bien plus économique que le précédent. Ou parfois encore, on protégeait les semis par des cordons de fascines se croisant perpendiculairement, de manière à laisser entre eux de petites cases, comme celles d’un damier, dans lesquelles étaient jetées les graines.

Enfin, dans les lèdes enherbées et partout où les mouvements de sable n’étaient pas à craindre, on pratiquait le semis à la pelle, procédé très simple qui consiste à faire un trou ou plutôt une fente dans le sol à l’aide d’une pelle ou d’une pioche, à y jeter quelques graines, et à le refermer en tassant avec le pied. Les trous sont disposés par lignes parallèles ou en quinconces, suivant l’espacement jugé convenable. Les semences employées étaient généralement des graines de pin maritime, de genêt à balai, d’ajonc épineux et de gourbet, ces dernières s’employant à peu près uniquement à proximité de la mer. On y adjoignit souvent des glands de plusieurs sortes de chênes et des châtaignes (par exemple au Verdon en 1809). On essaya même par serais ou plantations un grand nombre d’arbres et d’arbustes résineux et feuillus (Rapport sur les différents mémoires de M. Brémontier. Soc. d’agriculture de la Seine, 1806). Mais on s’en tint en somme aux quatre espèces de semences énumérées ci-dessus en premier lieu, comme étant celles qui réussissent le mieux, qui sont les plus abondantes et les moins chères et qui se manient le plus facilement. (Voir pour les travaux des dunes : Mémoire sur les dunes de Gascogne, Laval, ing. en chef, Annales des Ponts et Ch., 1847, — Notice sur le pin maritime, Lorentz, adm. des Forêts, Annales forestières, 1842, — Les Landes et les dunes de Gascogne, Goursaud, insp. des forêts, Revue des Eaux et Forêts, 1879-80).

Pendant les douze premières années environ de la fixation des dunes, tous les travaux se faisaient en régie avec des ouvriers à la journée ou à la tâche. Vers 1814, on donna à l’entreprise la coupe et le transport sur les chantiers des broussailles nécessaires à la couverture, en continuant d’exécuter en régie le serais et la pose de la couverture. C’est en 1817, pour les dîmes du Médoc, qu’on commença à effectuer la totalité du travail par voie d’adjudication publique. Depuis, on ne s’est pas départi de ce mode d’exécution, assurément le plus économique et le plus régulier pour des travaux d’une pareille importance.

À ce propos, nous ne pouvons passer sous silence le mémoire qu’un M. Taffard-Larnade, de la Teste, adressa, le 5 décembre 1816, au Ministre de l’Intérieur sur les moyens économiques de l’ensemencement des sables. L’auteur s’y attribue le mérite : d’avoir donné l’idée de la couverture de broussailles pour protéger les graines et de sa substitution aux clayonnages employés au début, — d’avoir donné aussi l’idée de supprimer, pour la pose de cette couverture, les lattes et crochets au moyen desquels on la maintenait d’abord, ce qui diminue les frais de moitié, — d’avoir fait donner à l’entreprise la coupe et le transport des branchages, qui s’effectuaient primitivement en régie, etc. Il critique les proportions des graines employées dans les travaux, préconisant le chêne, dont il veut voir augmenter la quantité semée. Il signale des détournements frauduleux de fonds, le peu de surveillance de la Commission des Dunes. Il propose de supprimer des emplois et de diminuer des traitements.

Les prétentions et les accusations de M. Taffard, qualifié d’« esprit turbulent » par l’administration, furent réfutées et la Commission des Dunes rejeta ses propositions.

Les ateliers de fixation ne manquaient pas de pittoresque et offraient un spectacle qu’il est intéressant de se représenter. Sur le ciel pur d’une belle journée de printemps ou d’automne, les goëlands blancs passent à grands coups d’ailes, l’océan d’un bleu glauque renvoie les rayons du soleil en reflets métalliques qui dansent sur les vagues, et la blancheur des sables est éblouissante. Le grondement des lames s’abattant sur la plage retentit seul dans le silence de ce désert. Cependant, au milieu de ce décor grandiose et sauvage se déroule un saisissant épisode de la lutte continuelle que l’homme soutient contre les forces de la nature.

Sur un versant de dune descendant en pente assez douce vers la côte, se déploie une longue suite de travailleurs qui tournent le dos à la mer. Au premier rang sont des femmes, jeunes pour la plupart, séparées de deux en deux par des gars, qui ont pour mission de consolider le tapis de broussailles qu’elles étalent. Les uns et les autres allègent leur costume, car ils ne se ménagent point, et le soleil, dont rien ne les abrite, est ardent.

La plupart sont bras et jambes nus ; les hommes, maigres et vigoureux, ont une simple culotte et leur chemise, avec le petit béret landais posé sur le crâne ; les femmes, le corsage ouvert, portent jupe courte, et sont coiffées de la vaste benèze. Tous sont brunis par le hâle de la mer et du soleil.

On travaille allègrement, mais non sans échanger quantité de lazzis. Les femmes avec la serpe façonnent et parent en éventail les rameaux que leur jettent des enfants placés derrière, puis les disposent sur le sable à la façon des tuiles d’un toit. Leurs compagnons assujettissent ces branchages et jettent dessus des pelletées de sable qui les maintiennent. Le chantier opère à reculons.

Derrière ou devant cette ligne d’ouvriers, passe le semeur qui, de son « geste auguste », jette à la volée les graines sur lesquelles des oiselets pillards arrivent bientôt prélever un léger tribut.

Auprès des travailleurs vont et viennent le chef d’atelier qui commande, reprend, gourmande en quelques mots de patois, et le garde surveillant qui conduit le travail.

De temps à autre arrivent, cheminant péniblement sur le sable, des attelages de bœufs ou des chevaux de bât. Ils portent en charges débordantes les broussailles coupées au loin, et c’est à grands renforts de gestes et de jurons gascons que les excitent leurs conducteurs. Ceux-ci, aidés par les gamins, déposent les fagots par tas de proche en proche, pendant que le garde, soupesant ces bourrées, procède à leur réception. Puis bêtes et gens retournent chercher de nouvelles chaînes.

Le soir venu, toute l’équipe s’en va pêle-mêle à la cantine, cabane de planches et de chaume, abri de la nuit, trouver le souper et le repos bien gagnés, après un dur travail, qui, pour sembler perdu dans l’immensité de ces sables déserts et dévastateurs, ne les transforme pas moins peu à peu et sûrement en forêt féconde et bienfaisante.

Attitude des populations à l’égard des travaux. — Bien que tout le monde se rendît compte, au début du siècle, de la nécessité d’arrêter les dunes, il se trouvait cependant des propriétaires et des pâtres assez jaloux de leur liberté d’allures et assez ennemis de toute intervention étrangère pour non seulement ne pas faciliter les travaux de fixation, mais encore les entraver ou même les détruire.

C’est un des nombreux exemples de cette lutte de la raison prévoyante contre l’égoïsme et l’ignorance, lutte ingrate que doivent si fréquemment soutenir les agents de l’État, et dont une large part est réservée aux forestiers avec l’Arabe incendiaire, le pâtre montagnard, ou même une municipalité à court d’argent.

Les documents de l’époque nous ont conservé des témoignages de ces différences d’attitudes des populations médocaines vis-à-vis des reboiseurs des dunes.

Les habitants de Soulac ont plus que tous autres, parce qu’ils étaient plus endommagés, demandé et favorisé la fixation des sables et assuré le gouvernement de leur reconnaissance pour ce bienfait. Dans une suite de délibérations de 1806 à 1811, le conseil municipal de Soulac expose que la commune « voit journellement son terrain envahi par des sables que les vents poussent avec violence » et demande un règlement qui défende de mener paître à moins de 60 toises (120m) de distance du pied des dunes, et d’arracher ou couper les plantes qui croissent en ces endroits (26 ventôse an ix) ; il demande « une subvention pour la charge d’un garde champêtre, afin d’empêcher les habitants de couper sur les dunes les plantes appelées gourbet » (28 février 1809), « qu’il soit fait une supplique à la Commission des dunes pour faire faire les couvertures aux frais du gouvernement » (12 mai 1809), et qu’il soit alloué « une somme suffisante pour fixer les sables errants qui vont dans l’intérieur du hameau du Verdon et menacent d’envahir le chenal de Rambaud et le port » (13 mai 1811).

Précédemment, le 5 juillet 1810, le maire de Soulac écrivait au nom de ses administrés au préfet de la Gironde : « C’est une grande satisfaction pour moi de voir une grande partie des propriétés à l’abri de l’envahissement des sables… Je pense que c’est la commune qui vous doit des remerciements et il m’est très agréable de vous prier de recevoir les expressions de sa profonde reconnaissance. Les travaux ordonnés par M. Guyet-Laprade au midi du Vieux-Soulac sont à la veille d’être terminés; les habitants ont fourni abondamment les broussailles nécessaires, et si, dans cette circonstance, il m’était permis d’émettre mon opinion, je vous demanderais de (aire continuer les travaux au nord pour achever de couvrir la chaîne des dunes qui nous menacent… J’ai parcouru un de ces jours les semis, ils offrent un coup d’œil satisfaisant ; les pins semés cette année sont d’une fraîcheur vraiment étonnante relativement aux chaleurs excessives qui ont eu lieu ; leur beauté est surtout remarquable sur le sommet des dunes. J’en ai remarqué qui avaient environ 3 pouces de tige et 10 à 11 de racine, preuve évidente du succès. Dans le fond, les pins ont une couleur (jaunâtre occasionnée sans doute par la trop grande humidité qui augmentera encore dans la mauvaise saison… »

Et le 20 mai 1811, il écrit encore : « Je vous supplie, M. le Préfet, au nom de tous les propriétaires de cette commune, de faire obtenir des fonds plus importants à la Commission afin qu’elle puisse venir à notre secours et que les dunes les plus élevées soient couvertes avant l’hiver.

» En ce qui concerne la dune du Vieux-Soulac, tout annonce la certitude d’un succès complet ; la fixation de ces sables rassure les habitants qui les avoisinent et leur offre un gage assuré de la conservation de leurs biens. »

On lit d’autre part dans un rapport de tournée du 17 décembre 1810 : « M. le Maire (de Soulac) nous a observé qu’il serait bien nécessaire de fixer une dune située prés de l’ancien couvent de Saint-Nicolas, laquelle envahit journellement des terrains d’excellente qualité, prairies et terres labourables… »

Par contre, dans cette même commune de Soulac, en 1809, un propriétaire, M. de St Léger, refuse de laisser prendre, dans ses marais salants envahis par les sables, les joncs et tamarix nécessaires pour les travaux de couvertures !

Les habitants de Grayan, Vensac et Vendays réclament la fixation de leurs dunes, mais ils ne font rien pour la faciliter et fournir la couverture. Plusieurs sont même sourdement hostiles à cette entreprise. À propos de la lède du Junca, sans doute, un procès-verbal de visite de l’Inspecteur Dejean, en date du 27 décembre 1806, porte : « il paroit que les habitants de la commune de Vendays veulent s’opposer à ce que cette plaine soit semée vis à vis leur territoire, ils prétendent qu’elle leur appartient et disent en payer les impositions. »

Pour protéger les semis de Soulac, le Préfet rend, le 16 janvier 1806, conformément à une délibération de la Commission des dunes du 1er brumaire an xiv (23 octobre 1805), un arrêté dont voici les dispositions essentielles :

« Considérant que, quoique les plantes dites Elimus arenarius, appelées gourbets dans le pays et autres qui croissent spontanément sur les dunes, soient insuffisantes pour arrêter complètement le cours des sables, cependant leur multiplication en retarde les progrès,

» que les habitants se permettent de les couper, même de les arracher complètement, ce qui rend les sables à leur mobilité naturelle… »

Il est fait défense « à qui que ce soit de laisser errer ou faire pacager les bestiaux dans toute l’étendue des dunes, lèdes et sables, depuis la pointe du Verdon jusqu’à sa limite vers le sud du territoire de Soulac et à la distance de 150m du pied des dunes, du côté des terres…, de taire brûler sur les lieux, de couper et arracher les gourbets et autres plantes, etc. »

Dans sa séance du 17 fructidor an xiv (4 sept, 1806), la Commission demande la même mesure pour les dunes en général, par la délibération suivante :

« Vu le procès-verbal de visite des ateliers des semis de Hourtins et du Verdon fait du 26 vendémiaire dernier et jours suivants,… duquel il résulte que les habitants des environs de l’atelier d’Hourtins ne cessent de contrarier par des voies de fait, injurier, menacer les employés, que malgré des exemples récents de sévérité, ils continuent à faire pacager les bestiaux dans les semis,… que plusieurs habitants ont porté la malveillance au point d’arracher les jeunes pins à mesure qu’ils sortent de terre, » la Commission demande que l’on effectue le bornage des ateliers et que les dispositions de l’ordonnance de 1669 soient appliquées à ces parties ainsi délimitées, que l’on autorise les gardes et ouvriers à tuer les bestiaux errants, que l’on fasse défense aux pâtres d’avoir des fusils, etc.…

Le vœu de la Commission reçut satisfaction et dans la suite plusieurs arrêtés préfectoraux, s’appuyant sur l’ordonnance du 13 août 1669 et sur la loi du 29 septembre 1791, interdirent la coupe des bois, épines et broussailles, ainsi que le pâturage.

Constatons enfin que par un curieux retour des choses d’ici-bas, les communes, qui jadis étaient les premières à réclamer l’intervention de l’État dans les dunes et à déclarer celles-ci sa propriété, sont aujourd’hui les plus acharnées à revendiquer ces mêmes dunes boisées comme leur appartenant, et pour un peu traiteraient l’État de voleur.

Dépenses. — Il serait extrêmement intéressant de faire le décompte exact de toutes les dépenses entraînées par la fixation des dunes depuis le commencement jusqu’à la fin, de comparer ensuite ce décompte aux prévisions de Brémontier et du gouvernement de 1801, ainsi qu’aux revenus fournis par les bois nés de ces dépenses. Mais ce travail, en admettant qu’il soit rigoureusement possible, serait extrêmement long et difficile, et nécessiterait des recherches que nous n’avons ni le temps, ni la possibilité matérielle de faire. Force nous est donc de nous contenter de quelques renseignements partiels sur les prix des matériaux et des travaux, et sur la série des entreprises qui ont exécuté l’ensemencement des dunes du Médoc.

Le prix de la graine de pin maritime était de 5 sous la livre en 1797 (Brémontier). En 1804, elle coulait 23fr le boisseau (25 litres ou 15 kg.) à la Teste et de 36 à 40fr à Hourtin, Le transport de la Teste à Hourtin a coûté 46fr pour 6 boisseaux 90 kg.). En 1817, elle se payait 0fr33 le kilogramme et la graine de genêt 0fr80, à peu près moitié des prix actuels.

En 1860, les devis portaient les prix suivants pour l’achat et ensemble d’un kilog. de semence : graine de pin, o’^jo; graine de genft, o^’ôo; graine d’ajonc, l’^so; graine degourbet, offjo.

D’après un rapport de l’ingénieur ordinaire Tannay du 30 fructidor an xm (7 septembre 1806), l’atelier qui exécutait alors les semis à la pelle au Verdon se composait de 6 enCanIs, gagnant chacun o’f 75 par jour, commandés par un chef d’atelier gagnant i^^so et sous la direc- tion d’un conducteur qui touchait loo’^ par mois (^’^33 par jour), A cette époque, la journée d’une femme se payait environ o’^So. En 1828, à Hourtin, le semis à la pelle revenait à 14’’ l’hectare.

En 1860, la journée d’un homme est de a^’oo; celle d’une femme de r’^oo; celle d’un jeune garçon de o^’ 75; celle d’une voiture bouvière, conducteur compris, de 6f’’4o; et celle de deux chevaux ou mulets avec leur guide de 5*’95.


Voici le devis pour la fixation d’un hectare de dunes en 181 7 (en- treprise Vives à Hourtin) :

c__i I as Kg de Efralaes de pin marUiroc à o f. ij l’un — d 8,as 1 15 Kff — de gtntt ^ o 80 - ,a,oo

il coupage 1,00 \ PW^ l liage 1,00 J I transport 3 noo" j cordes fagatsF eteodag’e, i journée et dc- \ mie de femme à o fr. So


7 ff • *S


\ pour iioofagou: 7 fr. 45 X ",00= 89,40

Total 109,65

Bénéfices et avancede fonda, i/io" 10,95

Prii lolal du semia avec couverture sur 1 bectare de dune 110,60


El voici le devis pour le même Uavail en 1860 (entreprise Barrau et Gorry à Carcans, rédigé par M. Chambreleni, ingénieur ordi- naîre) ;

/ 20 Kg de graine de pin ±0,30,

I emploi compris 6,0a

Eosemeneenient 1 6 Kg — de g^endi à 0,60 . , . 3,60

d’un hectare de dune 1 3 Kg — d’ajonc à 1,50. . . . 3,00

en pin, genêt, ajonc ( 4 Kg — degourbet à 0,10 . . 0,80

et gourbet / Total ’3i4o

I 3^10 pour faui frais et bénéfice j,oi

1 Total 15,41 — 13,40 Report



t5,+o



Coupe de looo fagots du i>oids





de 15 kgs à 1,50 le cent, ci. .


.5,00




Ramassage el lia^e des brous-





sailles à 0,40 le cent, ci ... .


4,00



Fixation d’un hectare


Transport à dos de cheval à une




de duDS avec une


distance moyen ne de 1(100




couverture eatière



56,53



de brouasallles


Elendaf^c et sablage des looo





fagots à :,3()le cent, ci . . .


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Total


«7.52





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Total. ......


100, fis


Prix total des semis av


c couverture d’un hectare de dune


. . -


>i6,os


Dans la même entreprise, ce prix varie d’ailleurs de 53 fr. 20 à 14S fr. 00 suivant que l’on fait «ae de mi- couverture (500 fagots de broussailles à l’hectare) ou une couverture entière (1000 fagots) et que ces broussailles sont prises plus ou moins loin (isgo"" ou 4000"’ de dis- tance moyenne).

Le prix d’ensemencement d’un hectare de dune a forcément variiï d’année en année selon le cours de la main d’œuvre et des matériaux, selon l’abondance et la proximité de la broussaille, selon les variations de procédé!!, et les autres conditions du travail. Sa moyenne totale pour les travaux à l’entreprise a été d’environ i^of’’2j. Les moyennes ci-dessDus sont tirées des statistiques dress^-cs par les s;rvic^s des Ponts Cl Chaussées et des Forêts pour la Gironde :

1819: u8,79 — 1810:

1818:167.46 — 1819:185,67 — 1831 :

1835:113.89 — 1839:137,57 — 1B40:

18+4:130,31 — 1845:135,14 — 1846;

1S54: iag,5l — 1S60: 133,16 — iSfii:

Les dépenses d’ensemencement àcs dunes du Mcdoc ont été à peu prés les suivantes (Travaux des Ponts et Chaussées seulement).

Ateliers du Verdon, de Soulac et de l’Hôpital de Grayan :


— 333 3t>3fr. 43


i32.ao - 1813: 133,83

307,89 — 1834: 147,19

115,09 — ’842 ■■ iia,io

13’, 77 — 1847 : 109,98


deraniài8T5: s [411^ 56’’ 66« — de 1817 à 1832: 7" 46 85 -


141453,91 111840,53


Toiam 1137 03 51 —


=53 3"=, 43


Ateliers du Flamand fl d’Hourtin :



de l’an II à 1815 : soi^a ^i» jcc» _ de 1817 à 1833: .157 62 6q — de 1834 ài8û3:44’T 6’ ’S —


83783,93 88407,69 531485,76

Report : 955 979 fr. 80

Ateliers du Beautemps et de Grayan :

de 1834 à 1848 : 152ha 93a 37ca — 19 777,18 — 19 777 fr. 18

Ateliers de Carcans (et Hourtin partie) :

de 1848 à 1863 : 3243ha 48a 25ca — 526 609,90 — 526 609 fr. 90

Totaux généraux : 10 710ha 11a 47ca pour 1 502 366 fr. 88

Pour avoir la somme totale des frais d’ensemencement, il faudrait ajouter à ce dernier total généra! toutes les dépenses que l’administration des Forêts a faites en travaux de regarnis et de boisements de petites dunes et de lèdes, concurremment ou non avec le service des Ponts et Chaussées. Enfin, pour obtenir le décompte exact de toutes les dépenses engagées pour la fixation des dunes dont nous parlions tout à l’heure, on devrait encore ajouter les sommes afférentes aux traitements des divers préposés, agents et commissaires, à la construction et à l’entretien des maisons des gardes et aux nombreuses améliorations qu’exécutait l’administration des Forêts une fois qu’elle avait pris possession des semis faits par les Ponts et Chaussées.

Voici la liste à peu près complète des entreprises données par le service des Ponts et Chaussées pour la fixation des dunes :

Atelier du Verdon :

1814, entreprise Bitouneau, coupe et transport de broussailles pour couverture.

1815, entreprise Bourgès, coupe et transport de broussailles pour couverture.

1817-1821, entreprise Bourgès, Fixation de 100 hectares de dunes au Verdon. Adjudication du 6 juin 1817.Prix par hectare : estimation de l’ingénieur 133fr81, adjudication 130fr (rabais de 3fr81 par hectare), Dépense total : 48 753fr67.

Atelier d’Hourtin :

1814, entreprise Barrère, coupe et transport de broussailles ; adjudication du 23 Juillet 1814, 5fr75 par cent de fagots de 10 kg.

1815, entreprise Barrère, même travail : adjudon du 18 mai 1815, 6fr50 par cent de fagots de 10 kg.

1817-1821, entreprise Vives, Fixation de 300ha de dunes et de 115ha en continuation. Adjudication du 15 octobre 1817. Marché prorogé en 1820 pour 13984 fr. sur 115ha. Dépense totale : 40 352 fr. 04.

1821-1825, entreprise Meynieu, fixation de 360ha de dunes. Devis pour un hectare: 140 fr. 14 ; pour 360ha : 50 450 fr. 40 ; somme à valoir pour imprévu : 2 549 fr. 60 ; total : 53 000 fr. 00, Adjudication du 4 août 1821, rabais de 10 fr. 14 par hectare. L’entrepreneur, non au courant des travaux, résilie son marché en 1824, après avoir fixé 122ha seulement et dépensé 16 133 fr. 87.

1832-1835, entreprise Barrère jeune, fixation de 588ha (Sargentou, Jean Petit, Hournau, les Genêts, dunes littorales). Devis : 53 721 fr. 56 pour les semis, 3 200 fr. pour la construction de la maison des Genêts destinée aux gardes et aux ingénieurs, total 55 921 fr. 56, plus 4 078 fr. 44 pour imprévu. Adjudication du 32 juin 1832, prix d’adjudication : 49 770 fr. 19.

1855-1861 ; entreprise Dehillote-Ramondin, Fixation de 561ha 45a 73ca et de 115ha 37a 77ca en continuation (les Places, les Bahines, Gréchas, Crohot des Poulains, Salot, Place vieille). Devis 67 556 fr. 93, plus 4 443 fr. 07 à valoir pour imprévu, total 72 000 fr. Adjudication du 14 avril 1855. Rabais de 1 %. Décret d’occupation du terrain du 19 nov. 1855. Prix d’adjudon : 66 881 fr. 37. Suppléments accordés : 16 461 fr. 04 par décision Minelle du 13 mars 1857 et 858 fr. par don du 14 août 1860. Dépense totale : 84 200 fr. 41.

1857-1860 ; entreprise Dehillote-Ramondin. Fixation de 146ha 06a, au sud des dunes précédentes. Mêmes conditions que ci-dessus. Prix : 19 000 fr. Décret d’occupation du 26 déc. 1857.

1857-1860 ; entreprise Dehillote-Ramondin. Fixation de 568ha 51a 98ca (Les Phares), 88 180 fr. 80, plus 6 819 fr. 20 à valoir. Adjudon du 12 déc. 1857.

1859-1863 ; entreprise Gorry jeune. Fixation de 432ha 03a (Bahines, Crohot des Poulains, Gréchas, Place vieille). Devis : 57 313 fr. 11 plus 4 686 fr. 89 à valoir. Adjudication du 30 juin 1860 ; prix d’adjudon : 42 503 fr. 88, plus 3 166 fr., à valoir. Supplément de 465 fr. 69 en 1862.

Atelier de l’Hôpital de Grayan :

1818, 67ha 65a. — Devis : 130 fr. 79 l’hectare ; total : 8 847 fr. 94. Bourgès soumissionne au prix du devis.

1834-1837 ; contenance 84ha (?) environ, Gamarde Bernard. Prix : 10949 fr. 45.

Atelier du Flamand :

1835, entreprise Barreyre jeune. Fixation de 300ha (communes de Gaillan et de Vendays), Devis : 158 fr. 93 à l’hectare (à l’hectare : 15 kg. de graine de pin, 8 kg. de graine de genêt et 1 500 fagots à une distance de 3000m), soit pour 300ha : 47 679 fr., plus 12 321 fr. pour imprévu. Adjudon du 5 juin 1835, rabais 12 %. Prix d’adjudon 42 957 fr. 22.

1835, entreprise Barreyre aîné. Fixation de 300ha (Lirangeon). Devis : 124 fr. 24 à l’hectare, soit 37 329 fr., plus 7 671 fr. pour imprévu. Adjudication du 23 juillet 1835, Rabais 14 %. Prix d’adjudon 32 502 fr. 94.

1839, soumission Barreyre jeune. Fixation de 66ha 66a 67ca (Gorgélian, la Viney, Bumet). Prix 10 000 fr., (150 fr. l’hectare). Travaux reçus en 1847.

1839-1849, entreprise Barreyre aîné et Peyruse gendre. Fixation de 935ha (La Perge, Mourey, la Bresquette, les Aubes). Devis 113 621 fr. 35. Adjudication du 22 juin 1839, Prix : 102 485 fr. 43. Mise en régie de l’entrepreneur en 1845.

1843-1847, entreprise Dehillote-Ramondin. Fixation de 592ha 50a (Lirangeon, les Grands Monts, les Places, Place vieille). Devis 152 fr. l’hectare. Adjudon du 8 juin 1844. Rabais de 14,50 %. Prix : 74 397 fr. 68. En 1847 on accorde un supplément de 7 000 fr., pris sur la somme à valoir pour imprévu. Dépense totale : 81 397 fr. 68.

Atelier du Grand Beautemps :

1847. Entreprise Gorry Thomas. Fixation de 33ha 96a 88ca (Beautemps). Devis : 4 500 fr., y compris cordons de défense et poteaux bornes. Soumission du 9 octobre 1847. Rabais de 11 %. Prix : 4 199 fr. 73.

1848. Même soumissionnaire et même rabais, 34ha 96a 49ca (les Frayres). Devis : 4 959 fr. 12 + 240 fr. 88 = 5 200 fr. 00 (136 fr. 20 l’hectare). — Prix de la soumission : 4 628 fr. (121 fr. 22 l’hectare).

Atelier de Carcans :

1848-1859. Entreprise Dehillote-Ramondin. Fixation de 1053ha 58a 50ca (Malignac, la Gemme, Gartiou, Bombannes, Coben, Baynasse). Devis: 262 384 fr. 37, plus 25 475 fr. 56 pour imprévu (170 fr. 90 l’hectare fixé en pin, genêt et gourbet). Adjudon du 29 juillet 1848. Rabais 2 fr. 66 % — Prix 255 404 fr. 95. — Supplément de 4 416 fr. 93 accordé sur la somme à valoir pour imprévu par décision Minelle du 10 juillet 1855. Dépense totale: 259 821 fr. 87 comprenant : fixation et semis 241 821 fr. 57, ouvrages de défense 17 185 fr. 54, poteaux et piquets 814 fr. 76. Décret d’occupation du 14 décembre 1S48.

1860-1863. Entreprise Gorry jeune et Barrère. Fixation de 800ha 88a 22ca (dunes d’Hourtin et de Carcans, au sud des Phares). Devis : 120 765 fr. 68, plus 9 234 fr. 32 à valoir, Adjudon du 24 nov. 1860, Prix 109 313 fr. 72 (plus 5 686 fr. 28 à valoir). Décret d’occupation du 10 avril 1861.

1861-1863. Entreprise Barrau et Gorry puîné. Fixation de 1389ha 01a 53ca (dunes de Malignac, la Gemme, Bombannes, Coben, La Parten, Barin de Haut, la Sippe). Devis : 157 474 fr. 31, plus 7 525 fr. 69 à valoir ; total : 165 000 fr. Adjudon du 8 juin 1861, Prix du devis. Décret d’occupation du 10 avril 1861.

C’est donc en 1863 que prennent fin les gros travaux de fixation des dunes du Médoc. Les ensemencements que fera ensuite le service forestier ne seront que des regarnis ou des travaux de détail.




Constitution des Forêts actuelles


Travaux et gestion de l'Administration forestière. — Un règlement du 28 septembre 1818, pris en suite de l’ordonnance de 1817, prescrivait qu’en principe le service des Ponts et Chaussées remettrait les dunes ensemencées à celui des Forêts, lorsque les semis auraient atteint l’âge de 7 ans. En fait, on s’est souvent et beaucoup écarté de cette règle, et bien des jeunes peuplements ont été remis aux agents forestiers à un âge plus avancé que celui indiqué. Les raisons de ces irrégularités étaient celles-ci : les Ponts et Chaussées n’abandonnaient que d*assez grandes surfaces à la fois, et dans certains cas ils conservaient les semis plus longtemps, afin de pouvoir en ex- traire à leur gré des broussailles pour des travaux ultérieurs.

Ainsi, 1238ha du territoire de Soulac, ensemencés de 1802 à 1821, ne furent remis que le 22 juin 1833 ; 142ha 80a 65ca, des dunes de Vensac, fixés de 1819 à 1831, ne le furent qu’en 1848, ainsi que 182ha 54a 35ca ensemencés de 1820 à 1834 sur celles de Grayan. Par contre, au Flamand, l’Administration des Forêts prit possession dès le 31 mars 1837 de 1855ha fixés de 1807 à 1833, et en 1848 de 501ha 72a 27ca ensemencés de 1832 à 1840.

Notons aussi que les ingénieurs craignaient que les agents forestiers ne compromissent la fixation des dunes en pratiquant dans les semis des éclaircies et élagages justifiés par l’intérêt cultural des peuplements, mais jugés par les ingénieurs prématurés et dangereux pour l’immobilisation des sables. Ces craintes étaient exagérées, et c’est avec raison que les forestiers ont pu reprocher aux Ponts et Chaussées d’avoir entravé la croissance et le développement de bien des peuplements en les ayant gardés longtemps à l’état de fourrés et gaulis épais, sans nettoiement ni éclaircie.

Lorsque l’Administration des Ponts et Chaussées faisait à celle des Forêts la remise des semis, elle se réservait généralement la faculté d’y prendre sans indemnité les broussailles nécessaires pour d’autres ateliers déterminés, et, ayant l’achèvement de ces ateliers, les agents forestiers ne pouvaient faire aucune coupe de bois et de branchages dans les dunes à eux remises, sans l’agrément du service des Ponts et Chaussées.

Une fois en libre possession des terrains qu’on lui livrait, l’Administration forestière y exécutait toutes les améliorations qu’elle jugeait utiles : boisement de lèdes, fixation de dunes blanches non comprises dans les ensemencements des Ponts et Chaussées, regarnis dans leurs semis, essais d’introduction de diverses essences feuillues et résineuses, fossés assainissement, éclaircies, nettoiements et élagages des peuplements, construction de maisons de gardes, etc. Citons comme exemples :

De nombreux regarnis et fixations de dunes blanches effectués de 1840 à 1860 dans la forêt du Flamand (dunes du Crohot long, des Dormants, etc).

En 1841, les travaux suivants mis en adjudication dans la m^me forêt : ensemencement de 20ha en pins maritime et sylvestre aux grand et petit Boënon, 1 421 fr. — de 40ha en pin maritime aux cantons des Noyers, lède de Calais et des Genêts, 813 fr. — de 10ha en chêne blanc au Junca, 1 624 fr. — de 15ha en chêne liège à Jean Petit, 532 fr. 87 — de 5ha en châtaignier aux Dormants, 1 573 fr. 25.

En 1863, semis à la pelle dans 300 hectares de lèdes d’Hourtin et de Carcans, 2 025 fr. en régie (6 kg de graines de pin à 0 fr. 50 le kg et 2 journées 1/2 à 1 fr. 50 l’une, soit 6 fr. 75 de frais par hectare).

Les éclaircies se pratiquaient dès que le service forestier «avait la libre gestion des peuplements créés sur les dunes. Elles étaient proportionnées, comme consistance et comme nombre, à l’état et à l’âge des bois. Pendant longtemps on les exécuta en régie avec des ouvriers payés à la journée ; au bout d’un certain nombre d’années, les surfaces à éclaircir augmentant d’étendue, on confia ces opérations à l’entreprise.

Pendant qu’elle exécutait ces travaux d’amélioration et qu’elle procédait ainsi à l’ éducation des futures pineraies des dunes, l’Administration forestière commençait l’exploitation des produits réalisables et tâchait de tirer le meilleur parti des bois que les exigences culturales disaient abattre.

En 1839 parut, à la date des 31 janvier - 4 mai, une ordonnance royale concernant l’aménagement et l’exploitation des pins maritimes des dunes de Gascogne. Elle autorisait la mise en adjudication de la résine à extraire de 7 540 hectares de dunes boisées déjà soumises au régime forestier et des autres parties de dunes qui seraient ultérieurement remises par les Ponts et Chaussées, au moyen de baux à ferme dont l’Administration forestière fixerait la durée et les conditions. Elle prescrivait aussi de faire des éclaircies pour favoriser l’accroissement des bois et hâter leur mise en rapport.

Par application de cette ordonnance, de 1840 à 1877, l’extraction de la résine fut successivement affermée par baux de 5 ans dans les cantons des forêts assez âgés pour cette exploitation. On pratiqua et le gemmage à mort et le gemmage à vie. À cette époque, l’on commença à payer les résiniers en leur donnant la moitié de la valeur de leur récolte, usage qui se continue de nos jours. Avant 1840, on leur donnait tant du mille d’arbres travaillés. Vers 1840 également, on cessa de cuire la gemme en forêt, dans des chaudières installées sur des fourneaux de maçonnerie, ce qui ne donnait que de la colophane sans essence, et de faire la térébenthine au soleil. Les usines à alambics s’installèrent et fabriquèrent avec les procédés perfectionnés modernes. (V. Notice sur le pin maritime, Lorentz, Annales forestières, 1842).

Durant la période de 1840 à 1877, le prix courant de la barrique de résine (de 235 titres en moyenne), prise en forêt, subit des variations considérables. En 1843, lors des premiers gemmages dans les dunes du Flamand, ce prix était de 30 fr. Il se maintint à peu, près tel jusqu’à l’époque de la guerre de Sécession d’Amérique (1861-1865). Pendant la durée de cette guerre, les arrivages des résines américaines cessèrent à peu près totalement. Les résines françaises, débarrassées alors de cette concurrence, firent prime, et le prix de la barrique atteignit 200 fr. en Médoc. Ce fut pendant quelque temps la fortune du pays; malheureusement les résiniers et les propriétaires de forêts gaspillèrent pour la plupart l’argent qu’ils gagnaient en aussi grande quantité. C’est alors qu’on voyait des ouvriers résiniers ayant touché leur salaire en écus de 5 fr. et se rendant à leur village, se faire accompagner d’un homme qu’ils chargeaient de porter leur argent et dont ils payaient la journée pour cela ! Après la guerre, les importations d’Amérique reprirent. Le prix de la barrique de gemme redescendit brusquement à 50 fr., puis 44, puis 30, et même 35 fr.

Quant aux bois abattus par éclaircies.ils furent le plus souvent vendus en adjudication publique à Soulac, à Vendays, à Lesparre, à Hourtin et à Carcans. Ils ne trouvaient du reste acquéreurs qu’à des prix assez bas, eu raison surtout de la difficulté de leur vidange.

Enfin, l’on ne négligeait pas les produits accessoires, comme la chasse. L’année même de la remise des semis de Soulac, le 21 novembre 1833, l’Administration forestière affermait le droit de chasse dans 1200 hectares de ces jeunes bois, pour 6 ans, moyennant le prix de 360 fr.

Notons aussi qu’une verrerie avait été installée dans le communal de Vendays, près de St-Nicolas, vers 1855. On y faisait surtout des bouteilles en verre clair très appréciées. À proximité et en abondance se trouvaient le sable et le bois, néanmoins cette entreprise s’anéantit de bonne heure.

Telle était la situation des dunes, les Ponts et Chaussées continuant la grande œuvre de Brémontier et avançant de jour en jour dans la fixation des sables mobiles et dévastateurs, l’Administration des Eaux et Forêts prenant ensuite la gestion des bois ainsi créés et procédant à leur mise en valeur, lorsqu’en 1863 intervînt le décret des 29 avril- 16 mai réorganisant les attributions de ces deux administrations et ordonnant qu’à partir du 1er juillet 1862, le service des Ponts et Chaussées cesserait de s’occuper de la fixation des dunes, qui serait désormais entièrement confiée au service forestier. La mesure était rationnelle et excellente. La majeure partie des travaux, en effet, consistait en ensemencements ; les ouvrages d’art (palissades et clayonnages) en formaient une part bien moindre. Ces travaux se trouvaient donc être plutôt de la compétence des forestiers que de celle des ingénieurs. Si ceux-ci, occupés d’ordinaire à des œuvres d’un ordre scientifique tout différent, en avaient d’abord été chargés, c’est que Brémontier, qui avait fait entreprendre la fixation des dunes, était un des leurs.

De plus, la nouvelle attribution des services supprimait bien des tiraillements et de petites difficultés qu’avaient occasionnés auparavant la dualité de catégorie des agents opérateurs et la dualité d’origine des crédits alloués. Ainsi, en 1812, le Conservateur des Forêts, M. Guyet-Laprade, à qui revenait (en l’absence du Préfet) la présidence de la Commission des Dunes lorsque les délibérations de celle-ci portaient sur les travaux de semis ou plantations (article 4 de l’arrêté du 3e jour complémentaire an ix), M. Guyet-Laprade se plaint que l’Ingénieur en chef conserve la présidence de la Commission, non seulement quand celle-ci délibère sur les ouvrages d’art, mais encore lorsqu’elle s’occupe des ensemencements. Il se plaint aussi que le service des Ponts et Chaussées tende à accaparer toute la direction des travaux au détriment de la part qui en revient au service forestier. Et il faut que le Directeur général des Eaux et Forêts et le Ministre, saisis de l’affaire, rappellent la Commission et l’Ingénieur en chef à la stricte observation des règlements en vigueur, faisant droit ainsi aux réclamations du Conservateur.

Lorsque l’Administration forestière fut exclusivement chargée de continuer cette œuvre magistrale, les gros travaux de fixation, nous l’avons dit, étaient terminés ou à peu près en Médoc. L’entreprise Barrau et Gorry pour 1389ha dans Carcans était en cours d’exécution et les agents forestiers n’eurent qu’à surveiller ses dernières opérations et recevoir tout l’atelier.

Cependant à cette époque la région des dunes du Médoc n’était pas boisée absolument partout. Les Ponts et Chaussées et aussi, dans une certaine mesure, le service forestier, avaient fixé tous les sables mobiles ayant quelque importance ou constituant une menace pour les terrains habités ou cultivés, en commençant par les plus mouvants et les plus dangereux. Ils avaient laissé de côté une partie du littoral médocain où les apports de sable venant de la mer étaient très faibles et n’avaient jamais donné naissance à des dunes considérables et envahissantes. Cette portion de la côte est celle comprise entre la pointe de la Négade (ou plus exactement les dunes de la Leudon, aujourd’hui l’Amélie) et le lieu dit de St-Nicolas, près du Junca, portion qui dépend des territoires des communes de Soulac, Grayan, Vensac et Vendays. Elle ne présentait alors, comme aujourd’hui, qu’une rangée de petites dunes, dont la hauteur ne dépassait pas 10 mètres et situées tout au bord du rivage. A l’est, sur une largeur variant de 1 kilomètre à 3 km 500, s’étendaient de vastes lèdes sablonneuses plus ou moins enherbées ou garnies de broussailles, au delà desquelles, tout contre les terres ou les marais, se dressaient de hautes dunes tantôt isolées (piqueys), tantôt disposées en chaîne étroite. Ces hautes dunes seules avaient été fixées par les Ponts et Chaussées (dunes de Martignan, Labiau, Barreyre, Moulineyre, etc.), mais toute la région comprise entre elles et le rivage de la mer se trouvait donc nue ou à peu près.

Malgré la très faible quantité de sables apportés sur cette partie de la côte par la mer depuis la formation de ces grandes dunes et piqueys dont nous venons de parler (formation expliquée au chapitre III), ces sables commençaient, vers 1860, à s’étendre dans les lèdes littorales (Lillan, le Gurp, la Canillouse, Montalivet). Ils en détruisaient les maigres pâturages, et même ils envahissaient quelques-uns des ensemencements faits par les Ponts et Chaussées. L’Administration des Forêts se préoccupa de cette situation. Mais les communes n’étaient pas disposées à laisser l’État mettre la main sur leurs terrains pour les fixer. Elles voyaient bien que cette prise de possession, quoique précaire, deviendrait en fait immuable, en raison de l’impossibilité où elles seraient pour fort longtemps de rembourser à l’État ses dépenses. Aussi pour Vendays un accord amiable intervint. Le 28 mai 1865, les agents forestiers et la municipalité délimitèrent contradictoirement une zone littorale comprenant les petites dunes blanches formées le long du rivage maritime. Cette zone devint propriété définitive de l’État qui s’occupa aussitôt d’achever son ensemencement (terminé en 1876 pour les parties boisées en pins). À l’abri de cette zone de défense, la végétation se propagea dans les vastes lèdes communales. Peu à peu même elles se sont boisées, soit naturellement, soit au moyen de semis entrepris par la commune, et constituent aujourd’hui la forêt communale de Vendays.

La délimitation de la zone littorale de Vendays fut la dernière prise de terrains par l’État en Médoc. Les communes de Vensac et Grayan hésitèrent à faire comme leur voisine, elles prétendirent même se charger de la fixation de leurs sables du littoral et l’Administration n’insista pas, reconnaissant le peu d’urgence de la question. Aujourd’hui encore les choses sont au même point et, sauf quelques semis particuliers ou communaux, la côte de l’Amélie à Montalivet présente toujours de petites dunes et d’immenses lèdes mal garnies d’herbes, de bruyères et d’ajoncs, au milieu desquelles errent les troupeaux de moutons.

Dune littorale. — À côté des grands ensemencements exécutés par le service des Ponts et Chaussées, à côté des travaux divers et des exploitations effectués par l’Administration des Forêts, il était un autre genre d’ouvrage purement de défense, dont il convient de parler maintenant. Pour avoir été tardivement mis à exécution (vers 1851), il n’en a pas moins pris beaucoup d’importance dans la suite et jusqu’à nos jours. C’est de la dune littorale qu’il s’agit. Nous n’avons pas la prétention d’en faire ici la monographie, nous dirons seulement en peu de mots ce qu’est cette dune et comment elle a été constituée en Médoc. Nous engageons le lecteur, désireux d’avoir plus de détails sur ce sujet intéressant et tout spécial et sur les travaux considérables qu’il comporte, à lire les savantes notices suivantes ; La dune littorale (Revue des Eaux et Forêts, année 1875) et Les dunes de la Coubre (imprim. nat. 1878) par M. de Vasselot de Régné, aujourd’hui Conservateur des Forêts ; Les Landes et les dunes de Gascogne (Revue des Eaux et Forêts, 1879 et 1880) par M. Goursaud, inspecteur des Forêts ; la Dune littorale (Revue des Eaux et Forêts, 1886) par M. C. Grandjean, inspecteur-adjoint des Forêts.

On appelle dune littorale une dune artificielle élevée tout au bord de la mer pour recevoir les sables vomis par elle et en défendre les dunes boisées sises à l’est.

À qui revient l’idée de cette sorte de barrage opposé à l’envahissante poussière siliceuse ? Personne, croyons-nous, ne la peut revendiquer tout entière ; comme toujours en ces sortes de choses l’idée ne se constitue et ne prend corps définitivement qu’après avoir été travaillée et mûrie par plusieurs successivement. Le baron de Villers et après lui Brémontier paraissent l’avoir entrevue confusément. Le premier parle de « commencer l’ouvrage du côté de la mer » et d’« arrêter les sables par de légers cléonages ou fascinages », en attendant que les végétaux issus des graines semées leur opposent un « rempart » suffisant. (Prospectus). Le second, moins vague, dit dans son mémoire : « Le premier objet dont il paraît qu’on doive s’occuper pour la fixation absolue et la fertilisation des sables, c’est de les empêcher de s’échapper de la plage et de prévenir les dégâts qu’ils pourraient faire. » Et il propose un ou deux cordons de fascines de 4 ou 5 pieds de hauteur, ou bien un fossé large de 13 pieds et profond de 6. Mais ces défenses littorales que les deux ingénieurs indiquaient ne devaient, dans leur pensée, être que temporaires, leur entretien ne s’imposait pas au delà du temps nécessaire aux semis pour lever et former suivant eux en grandissant un obstacle insurmontable aux sables. En fait, nous l’avons dit, on enfreignit souvent les recommandations de de Villers et de Brémontier, qui voulaient que les travaux allassent de l’ouest à l’est en s’appuyant sur une dune artificiellement élevée auprès de la laisse des vives-eaux ; mais toujours l’on abritait les ateliers par des lignes de défenses (clayonnages ou palissades) à l’ouest, au nord-ouest et au sud-ouest, si les apports sableux étaient à craindre de ces côtés. Ces défenses fonctionnaient comme des dunes littorales. Lorsque les travaux d’ensemencement s’exécutèrent sur les parties des sables les plus rapprochées de la mer, on employa les mêmes moyens de protection et, réalisant partiellement l’idée des deux promoteurs de ces travaux, on établit les palissades ou clayonnages le long de la côte tout prés de la laisse des hautes mers. Mais ce n’était toujours que comme protection des semis les plus voisins et non comme dune littorale pour la défense de l’ensemble, qu’on éleva ces palissades et clayonnages.

Cependant la dune littorale est nécessaire, indispensable partout où les apports sableux de la mer se continuent avec un peu d’abondance. Il est évident que si elle n’existait pas, les végétaux installés sur les terrains contigus à la plage seraient au bout de peu de temps ensevelis et complètement étouffés sous les sables rejetés par les courants marins, et cela d’autant plus rapidement que ces végétaux, directement exposés à la violence des vents de mer, périraient vite ou ne végéteraient qu’à l’étal de touffes ou de buissons incapables d’arrêter des sables. Il est évident aussi que le vent pousserait toujours de plus en plus loin ces nouveaux sables mouvants tout comme ceux précédemment fixés, et qu’ainsi l’œuvre de Brémontier serait compromise et destinée même à une perte certaine. Sur les parties des côtes où ces apports sableux sont nuls ou insignifiants, et telles sont en Médoc les côtes de Grayan, Vensac et Montalivet, la dune littorale était inutile et ne fut pas établie ou conservée. Mais, dans ce qui va suivre, nous n’avons en vue que les portions du rivage maritime, et ce sont les plus considérables, sur lesquelles les vagues rejettent sans cesse, bien qu’en quantités variables, des matériaux que les vents reprennent ensuite après dessication.

Divers systèmes plus ou moins différenciés ont été et sont encore proposés pour la constitution de la dune littorale. On peut les ranger sous deux conceptions principales que divise en définitive le but qu’on se propose. L’une, dérivant de cette idée que l’on doit arrêter absolument les nouveaux sables au pied de la défense littorale et empêcher le moindre grain de quartz de la franchir, comprend une dune très rapprochée de la mer, à pente raide et nue du côté de celle-ci et à pente douce et gourbettée du côté des terres. Selon la bizarre image employée par un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, les partisans de cette idée, comparaient la forme des dunes boisées à celle d’un chien assis et regardant vers l’est (?) et soutenaient qu’avec cette forme les sables ayant marché en avant, il fallait donner la forme inverse à la dune littorale, c’est-à-dire retourner le chien vers l’océan. Ils espéraient qu’avec cette disposition la dune ferait muraille contre laquelle les apports sableux de la mer viendraient buter sans la pouvoir franchir. Cela paraît avoir été l’idée de Brémontier, qui écrit dans son Mémoire de l’an v (§. 48) : « Les nouveaux sables (…) formeront une nouvelle dune (…) qui protégera le terrain et les plantations qui se trouveront après elle, non seulement contre les vents, mais encore contre les efforts de la mer, qu’elle tendra à retenir dans son lit et dont cite diminuera les progrès sur nos eûtes. Cet effet paraît naturel : la dune fixée sera sapée par sa base, les sables éboulés retomberont alternativement sur la plage et seront reportés au dehors. Cette lutte continuelle, cette opposition renaissante doit produire un ralentissement d’autant plus sensible dans les irruptions des eaux, que… » M. Laval, ingénieur en chef, successeur de Brémontier (vers 1845) soutient la même opinion. Ce système est nettement préconisé par un autre successeur du fameux ingénieur, M. Chambrelent, qui écrivait en 1887 dans sa brochure Les Landes de Gascogne (page 93) : « On finit (…) par arriver à une hauteur telle que le sable ne peut plus monter au delà de la palissade. Cette hauteur est généralement de 8 à 10 mètres ; en ce moment la dune littorale a atteint la hauteur qu’elle doit avoir, les sables ne peuvent plus la franchir avec un talus aussi incliné, et s’arrêtent définitivement devant cette barrière.

» Tant que les vents du large soufflent, ces sables restent sur la plage, arrêtés au pied de la dune nouvelle ; mais dès que les vents opposés se lèvent, ils sont rejetés à la mer qui les prend et les renvoie sans qu’ils puissent désormais marcher vers les terres. »

Tout cela est pure utopie. En effet, après un laps de temps de durée variable, le vent d’ouest aura accumulé les sables en si grande quantité contre la dune qu’ils finiront par la dépasser, ou bien on devra donner à cette dune des hauteurs bien supérieures à 10m et tellement extraordinaires que tout le système en sera renversé. Les vents d’est, bien moins fréquents et intenses que ceux du large, seront sans action sur les nouveaux sables qui s’en trouveront d’ailleurs abrités par la dune même. De plus, les vents d’ouest et la mer creuseront et saperont infailliblement la dune, et d’autant plus qu’elle sera plus élevée et plus dénudée, les nouveaux sables passeront par ses brèches ; si bien qu’en admettant la possibilité de cette dune, il faudrait des travaux énormes et dispendieux pour la maintenir et réparer ses continuelles avaries. Ce système, que l’on peut appeler le système des ingénieurs, n’est donc qu’un rêve irréalisable, et tous ceux qui ont étudié un peu la côte et les dunes de Gascogne l’apprécient ainsi.

C’est du reste, en général, folie pour l’homme que de vouloir contrecarrer la Nature et taire plier ses forces irrésistibles. Comment songer à empêcher l’océan de vomir les sables qu’il arrache à ses pro- fondeurs, comment empêcher le vent de les soulever? Mais si l’homme ne peut maîtriser la puissance de la nature, il a la faculté de la diriger et de la faire servir à ses besoins. De même qu’on ne refoule pas un fleuve, mais qu’on le canalise, en y utilisant son propre courant ; de même qu’on ne suspend point les torrents sur les flancs des montagnes, mais qu’on emploie leurs propres apports à constituer des atterrissements qui annihileront ensuite leur force d’érosion ; ainsi pour les sables de la mer, ne doit-on pas tenter de les repousser, mais bien les accueillir en les rendant inoffensifs. C’est là le principe du type de dune littorale opposé à celui que nous avons décrit tout à l’heure. Dans ce second système, on a une dune dont le talus ouest est en pente douce et planté de gourbet clair, et dont le talus est, laissé nu, a l’inclinaison de la terre croulante. Les sables poussés par le vent remontent doucement ce talus ouest, entre les touffes de gourbet, franchissent le sommet de la dune et retombent au delà dans les lèdes littorales. Ils n’y causent pas de dommage, car, s'y épanchant par petites quantités, ils exhaussent le sol assez lentement pour que la végétation herbacée ou arbustive, installée sur ce terrain et protégée du vent de mer par la dune, s’exhausse en même temps (cette végétation se compose du carex, du saule rampant, et surtout du gourbet qui a besoin d’un arrosage périodique de sable). Le talus ouest est préservé de l’action érosive du vent par sa faible déclivité et par le gourbet dont l’espacement permet cependant l’ascension des sables nouveaux. La pente douce a un autre avantage : lorsque les hautes mers atteignent la base du talus, elles y glissent sans l’affouiller. Aussi par ce moyen pourra-t-on arrêter peut-être les empiétements de la mer sur le littoral gascon. Le but est donc ici de rendre l’arrivée des nouveaux sables inoffensive pour la végétation installée au delà.

Ce système, qui est celui de la majorité des agents forestiers et qui s!t trouve appliqué partout aujourd’hui, est, à notre avis, le seul pratique. On n’en peut discuter que les détails, c’est-à-dire les proportions à donner à la dune et les procédés de construction et d’entretien. Une dune haute abrite mieux les plantes qui croissent derrière elle, mais aussi elle offre plus de prise au vent, et pour être solide il lui faut une base large, son volume augmentant par le fait elle devient plus coûteuse d’entretien. Plus la pente ouest est douce, moins le vent a de prise, mais aussi il faut que la base de la dune soit très large pour une hauteur moyenne, ce qui la rend également volumineuse et coûteuse, et de plus les sables nouveaux la franchissent difficilement et la déforment en s’y accumulant en trucs. Avec une pente raide, le volume de la dune peut être très réduit, mais alors le vent la dégrade facilement et les sables ne la franchissent pas. Enfin une dune basse n’exerce pas une protection efficace sur les végétaux qu’elle doit abriter. Il faut donc tout concilier, et nous croyons qu’à cet effet une hauteur de 10m et une pente de 20 %, qui donnent une base de 50m au talus ouest, sont de bonnes moyennes. Du reste, dans la détermination du profil d’une dune littorale, il y a toujours à con- sidérer certains facteurs variables avec les localités, tels que : violence du vent, quantité des apports sableux, forme du rivage, direction moyenne du flot, etc. Nous croyons aussi qu’il y a avantage à ce que le talus ouest de la dune présente non pas une pente absolument rectiligne du sommet à la base, mais un profil légèrement concave, de façon que la pente, assez douce au bas et se reliant insensiblement avec celle de la plage, s’accentue un peu plus vers l’arête du sommet. Le talus prend du reste de lui-même cette forme, qui est celle d’un arc de parabole (y² = 2px, solide d’égale résistance).

L’abri que la dune littorale offre contre le vent de mer aux végétaux croissant à l’est ne s’étend que sur une zone large de dix ou douze fois environ la hauteur de la dune au-dessus du terrain à protéger (soit 100 mètres en moyenne). Au delà le vent frappe avec autant de


La dune littorale au kilomètre 42.

violence. Mais cet abri, bien que peu considérable, est précieux et nécessaire, parce qu’il permet à diverses plantes (herbes, arbustes et

pins) de croître sur les sables des lèdes contigu&s à la dune littorale, de maintenir leur immobilité et de fixer aussi les nouveaux sables qui franchissent la dune sous l’impulsion du vent.

Quant à l’obstacle qu’elle pourrait mettre, même avec une pente douce, aux empiétements de la mer, cet obstacle ne peut exister que si la côte est fixe et ne subit pas d’affaissement, ce qui n’est pas le cas des côtes de Gascogne.

Pour le Médoc, les premières défenses littorales furent élevées en 1851 et 1852 sur la côte de Carcans. Comme nous l’avons dit précédemment, leur but n’était encore que de protéger les semis les plus voisins plutôt que de constituer une dune littorale générale. Elles furent placées si prés de ta ligne des hautes eaux que la première maline qui suivit leur établissement les renversa et emporta le tiers des planches des palissades. Pour éviter le retour de pareil accident, on reporta les palissades un peu plus loin de la mer, mais le système ne fut pas changé. Ces dunes littorales étaient peu élevées, mais sans pentes ni formes régulières, dessinant par leurs arêtes ondulées une série de lignes brisées sans coordination entre elles. On se contentait de les garnir de gourbet sans autre entretien. On ne tarda pas à s’apercevoir, du reste, qu’il n’en pouvait être longtemps ainsi.

Le vent faisait des brèches dans ces défenses, arrachait le gourbet, enlevait le sable, déchaussait les planches et les cordons, ou bien ailleurs les ensevelissait sous des accumulations de sables; parfois aussi la mer y rongeait le pied des dunes et provoquait des éboulements. On réparait alors les dégradations produites, mais pendant ce temps-là d’autres se produisaient à côté.

A partir de la remise intégrale du service des dunes à l’Administration des Forêts, en 1862, les agents chargés du service comprirent que les choses ne pouvaient subsister ainsi et qu’aux palissades partielles établies .sans vue d’ensemble, il fallait substituer une dune protectrice uniforme longeant tout le littoral, dans le double but d’arrêter provisoirement le sable et d’abriter la zone de protection. C’est donc de cette époque que date la dune littorale proprement dite (Rapport de M. l’Inspecteur des Forêts Poucin du 28 mars 1878). Aussi peut-on dire que cette dune littorale est l’œuvre propre du Corps forestier auquel elle fait honneur.

Après l’essai de 1851 à Carcans fait par les Ponts et Chaussées, les agents des Forêts établirent, en 1864 et 1865, trois kilomètres de dune littorale sur la côte du Flamand (Kil. 26 à 29); en 1866 et 1867, 19 kilomètres sur les côtes du Flamand et d’Hourtin (Kil. 22 à 26, 29 à 44), enfin, en 1868, 4 kilomètres à Soulac.

» La dune littorale fut formée dans la Gironde à l’aide de divers procédés essayés tour à tour : clayonnages composés de cordons tressés sur piquets, palissades en madriers jointifs ou en planches laissant entre elles un léger intervalle et que l’on exhaussait au fur et à mesure que le sable amoncelé au pied tendait à les couronner» cordons simples établis en avant de la palissade pour donner du pied à la dune en formation. » (Rapport précité). Cependant les cordons simples paraissent n’avoir été importés dans le cantonnement de Lesparre que vers 1872 par M. Vaney, Garde Général. Notons aussi que, l’exhaussement des planches se disait au moyen de divers appareils : levier et chaîne, bascule à pince, etc., et à l’aide d’une chèvre inventée en 1864, par M. le Conservateur de Monteil, alors Garde Général à Lesparre.

Après divers essais comparatifs, c’est le procédé des palissades en planches espacées de 0m02 qu’on adopta généralement. Ces palissades étaient établies à des distances de la laisse des hautes mers variant entre 25 et 50m, trop près assurément. On gourbettait la dune, mais c’était là tout le travail d’entretien avec l’exhaussement des palissades ou piquets de cordons tressés. Car on exhaussait toujours ces palissades dès qu’elles étaient sur le point de se couronner, quelque fût la hauteur de la portion <le dune considérée. Si bien qu’avec cet exhaussement continuel même sur les trucs et avec les brèches que £ai3aient le vent et la mer, la ligne de faîte de la dune, très irrégulière, présentait en plan vertical une série de hauts et de bas sans cohésion et en plan horizontal une ligne fort sinueuse. Aussi cette dune littorale, à laquelle on n’attachait encore qu’une importance très secondaire, offrait-elle beaucoup de prise au vent et était-elle très dégradée ; de plus, les pentes de son talus ouest étaient devenues très raides, très irrégulières ; en un mot, elle ne remplissait que très imparfaitement le rôle qui lui était dévolu.

Il est d’ailleurs juste de dire que les divers agents qui avaient eu à s’en occuper, ne savaient pas très bien encore quel but ils devaient poursuivre. On hésitait toujours entre les deux conceptions de dune littorale dont nous avons parlé, et la prédominance des idées et des procédés du Corps des Ponts et Chaussées avait été si grande qu’on se hasardait difficilement à les répudier. Vers 1878, les agents chargés des dunes du Médoc, reconnaissant enfin les défectuosités des errements antérieurs et s’en affranchissant complètement, adoptèrent résolument le type de dune littorale à pente douce vers l’ouest, comprirent que la régularité et l’uniformité étaient des conditions essentielles pour l’efficacité de cette dune et la facilité et l’économie de son entretien, et dirigèrent dès lors les travaux dans ce sens. On recula les portions de dune trop proches de la mer, on traça une ligne de faîte régulière et à peu près rectiligne en hauteur et en plan, on écrêta les trucs dépassant soit cette ligne soit la pente normale du talus ouest qu’on prit de 19 à 25 %) on combla les excavations et on renforça la dune là où elle était déprimée. Finalement l'on obtint le parapet régulier et uniforme que la côte du Flamand, d’Hourtin et de Carcans présente aujourd’hui. Ces travaux de régularisation ont coûté assez cher (environ 22 000 fr. par an pour le cantonnement de Lesparre), mais ils étaient nécessaires. L’État a fait là un sacrifice momentané, une avance de fonds, pour ainsi dire, qui sera bien compensée par les économies de l’avenir et l’utilité réelle de la nouvelle dune. Cette transformation s’imposait sur les côtes du Flamand, d’Hourtin et de Carcans, parce que les apports sableux n’ont pas cessé d’être abondants dans ces parages. Il n’en était pas ainsi sur les côtes de Soulac et de Montalivet, où la mer jusqu’à ces dernières années ne rejetait presque plus de sable. Aussi n’y a-t-on pas fait les mêmes travaux de régularisation, car ils étaient inutiles. On y a laissé la dune littorale irrégulière des débuts, se contentant d’en maintenir le gourbet à l’état serré, ce qui a suffi pour la conserver jusqu’ici.

Aliénations. — On a vu quel beau domaine forestier l’État s’était constitué dans les dunes en sauvant le pays de leur envahissement. Il ne devait pas malheureusement le conserver longtemps dans son intégrité. À peine l’avait-il établi que le gouvernement décidait de l’aliéner (Lois des 28 juillet 1860 et 13 mai 1863) sous le prétexte qu’il s’agissait de « bois dont la conservation était inutile au point de vue général, et qui pouvaient être utilement vendus, soit pour être livrés à la culture, soit pour faciliter le développement des établissements industriels ou des centres de population qui les avoisinaient. » Raisons spécieuses d’autant moins applicables aux forêts des dunes que celles-ci, l’État venait de les créer à grands frais dans l’intérêt général ! Et il les vendait comme inutiles au même point de vue ! Il est vrai que ces aliénations ayant coïncidé avec la grande hausse du prix des résines, l’État vendit cher et fil une bonne affaire. Mais ce n’était là qu’une coïncidence exceptionnelle et ces aliénations ne sont pas moins à déplorer en principe, tant au point de vue financier qu’au point de vue forestier. Elles ne pouvaient avoir de motifs rationnels que dans des cas spéciaux et pour des surfaces extrêmement restreintes, comme sur les emplacements des stations balnéaires de Soulac et d’Arcachon.

C’est en effet Soulac qui vit les premières aliénations domaniales en Médoc. Une ordonnance royale de 1839 avait concédé 2 hectares dans la forêt de Soulac, lieu-dit des Olives, au sieur Tronche de Lesparre pour l’installation d’un hôtel et d’un établissement de bains. Cette concession fut transformée en vente le 7 mai 1849, Bientôt après, une décision du Ministre des Finances, en date du 30 septembre 1854, distrayait du régime forestier 16ha 58a 84ca de terrains boisés, qui furent ensuite vendus par l’administration des Domaines en plusieurs adjudications, de 1857 à 1864, pour la somme totale de 307 026 fr. Ces terrains entouraient l’ancienne concession Tronche, le noyau de la ville actuelle de Soulac. À peu près en même temps, de 1863 à 1865, on mettait en vente la majeure partie de la forêt de Soulac, dont M. Lahens acquérait 563ha 75a au prix de 687 312 fr. en même temps que divers particuliers en achetaient 9ha 70a pour 75 681 fr., et la forêt du Flamand (moins la zone littorale), dont M. Léon achetait 3 805ha pour 2 111 111 fr. 41, et les dunes isolées de Grayan et de Vensac, 3 305ha 26a qui trouvaient preneurs pour la somme totale de 224 975 fr.

L’intention du gouvernement avait été d’abord d’aliéner toutes les dunes. Les forêts d’Hourtin et de Carcans eussent subi le sort des précédentes. Heureusement, les pouvoirs publics revinrent sur leur détermination première et les aliénations furent arrêtées.

L’État ne conservait plus dès lors après 1865, en Médoc, que la moitié environ de son domaine primitif, savoir : à Soulac, un massif s’étendant assez irrégulièrement le long de la côte, de la Pointe de Grave à l’Amélie ; au Flamand, les dunes isolées des Frayres et du Beautemps, qui n’avaient pas trouvé acquéreur lors des aliénations, et une zone de protection au bord de la mer, depuis Montalivet jusqu’à la forêt d’Hourtin ; enfin, cette dernière forêt et celle de Carcans formant un massif considérable entre l’océan et l’étang.

Ce domaine s’est maintenu tel jusqu’à nos jours, sauf de petites modifications de détail. En 1874, l’Administration fit procéder aux études ayant pour objet son aménagement, que nous étudierons dans la IIe partie de ce travail. Elle organisait aussi le personnel affecté à sa surveillance et à sa gestion, et construisait ou agrandissait les maisons de gardes.

À ce propos, disons qu’avant 1840, ce personnel se composait de gardes placés à Soulac et au Flamand et d’un garde à cheval résidant à Lesparre, qui dépendaient du chef de cantonnement de la Teste ; celui-ci relevait de l’Inspection de Bordeaux. Après 1840, les travaux de fixation ayant augmenté notablement la surface soumise au régime forestier, on établit un cantonnement à Lesparre, dont le titulaire, un garde général, commandait à une brigade de 3 ou 4 préposés à Soulac et à une brigade plus nombreuse dont le centre était au Flamand. Après les aliénations de 1863, le personnel de Soulac fut réduit à 2 préposés et la brigade du Flamand fut remplacée par celles de St-Nicolas (Flamand), de Grandmont (Hourtin) et de Bombannes (Carcans). Cette dernière passa du reste au cantonnement de Lacanau.

Transformation du pays. — En même temps que les propriétaires des forêts des dunes élevaient leurs bois, en organisaient la gestion et s’efforçaient d’en assurer la mise en valeur, le pays avoisinant profilait de l’heureuse transformation des sables de la côte et se modifiait lui aussi à son avantage. Les cultivateurs qui, au commencement du siècle, délaissaient leurs champs devant les progrès incessants des dunes, avaient repris courage et se remettaient activement au travail. L’existence des nouvelles forêts attirait de nombreux ouvriers, résiniers et bûcherons, et provoquait le développement du commerce et des industries du bois ; de nouvelles scieries, de nouvelles distilleries de résine se montaient. Le réseau des routes s’augmentait en même temps. En 1857, on ouvrait à Soulac le chemin des Olives ; vers 1860, celui de Vendays à Montalivet (Intérêt commun no 94) ; en 1864, on termina le chemin d’intérêt commun no 111 de Gaillan à St-Isidore et au Pin-sec ; vers la même époque les chemins de Soulac à Grayan, Vendays, Hourtin et Carcans; plus tard, en 1880, on construisit le chemin vicinal n° 2 de Cartignac à Grandmont. Beaucoup de ces routes furent établies avec subvention de l’État, et la cession gratuite du terrain fut en outre accordée pour celles qui traversent des forêts domaniales. Enfin, en 1857, on avait entrepris l’abaissement du niveau des étangs et marais, et l’assèchement des terrains voisins. Dès lors les dunes, auxquelles on n’avait pu accéder auparavant qu’en traversant les étangs en bateau ou bien en suivant à cheval de mauvais et longs sentiers à peine tracés au milieu des marécages, les dunes devenaient enfin abordables et cessaient d’être isolées du reste du pays. Et tout et tous y gagnaient : la gestion des forêts, leur surveillance et leur exploitation, qui devenaient dès lors plus faciles ; leurs habitants, gardes et surtout résiniers et résinières qui perdaient les habitudes quelque peu sauvages que favorisait leur solitude pour prendre des mœurs plus policées.

Enfin, l’établissement en 1881 avec subvention de l’État des chemins de fer économiques, ligne de Lesparre à St-Symphorien et ligne de Lacanau à Bordeaux, vint compléter le réseau des voies de communication principales de la région et ouvrir de nouveaux et avantageux débouchés à ses produits forestiers.

Travaux de défense de la Pointe de Grave. — Nous venons de suivre les phases de ce merveilleux changement par lequel des forêts fécondes et bienfaisantes ont remplacé les sables arides et dévastateurs du littoral médocain. Notre étude ne serait pas complète, si nous passions sous silence des travaux spéciaux exécutés sur deux points fort intéressants de l’extrémité de ce littoral : la Pointe de Grave et Soulac.

Nous avons précédemment exposé à quelles attaques les côtes de ’ la Pointe du Bas-Médoc étaient en butte de la part de l’océan. Les progrès incessants de ce dernier forcèrent l’attention des pouvoirs publics et en 1839 des travaux de défense furent entrepris. M. Élisée Reclus, dans sa Géographie universelle, raconte trop éloquemment cette lutte de l’homme et de l’élément neptunien pour que nous ne lui empruntions pas sa narration.

» Tandis que la mer, dit-il, rongeait l’extrémité de la presqu’île, elle cherchait en même temps à en percer la base. Là où se trouve la partie la plus étroite de l’isthme qui réunit les dunes de Grave au Médoc, les flots étaient occupés à creuser une large échancrure connue sous le nom d’anse des Huttes. De 1825 à 1854, la plage re-

culait de 350 mètres. Au moment des basses mers, l’isthme des Huttes, qui se développe entre l’Océan et les marais salants du Verdon, avait encore 400 mètres de largeur, mais à l’heure du flot cette largeur était réduite à 290 mètres, et quand la tempête fouettait les vagues, celles-ci lançaient leur écume jusqu’au sommet des dunes de l’isthme étroit. Encore 25 années d’une marche aussi rapide, et l’Atlantique rompait enfin la frêle digue de sable que lui oppose le continent ; il s’épanchait dans les marais et transformait en île tout le massif de Grave. La Gironde se réunissait à la mer par une deuxième embouchure. Il fallait au plus tôt prévenir la ruine de toutes les propriétés situées sur la presqu’île ; enfin, chose plus importante encore, il fallait laisser aux navires l’abri précaire que leur offre la rade du Verdon, déjà trop exposée à la violence des vents d’ouest.

» Pour protéger la plage de l’anse, on construisit 13 jetées parallèles, longues de 160 à 180 mètres ; ces épis, composés d’argile compacte, revêtus de pierres solidement agencées, et défendus contre l’assaut des vagues par des fascines et des pieux, résistaient à la fois par leur élasticité et la cohésion de toutes leur parties. Cependant tous les épis n’étaient pas de force à tenir contre la mer pendant les jours d’orage. Une jetée céda, puis une autre ; la construction d’une digue parallèle au rivage de l’anse des Huttes fut décidée.

» Pendant le cours des travaux, les orages et les vagues de marée assiégèrent souvent la digue et la rompirent en plusieurs endroits, mais les ouvriers, luttant avec succès contre les flots, purent fermer les brèches et consolider les parties de la muraille qui s’étaient affaissées. En mars 1847, après cinq années d’un combat sans cesse renouvelé entre la nature et l’homme, la digue longue de 1 100 mètres, était enfin achevée, et semblait interdire désormais aux brisants l’approche des dunes. Déjà les ingénieurs se félicitaient de leur œuvre et croyaient avoir dompté l’Océan, lorsque peu de semaines après l’achèvement complet des travaux, une terrible tempête du S. O. déchaîna toutes les eaux du golfe contre la côte du Médoc ; les derniers épis de l’anse furent balayés comme des fétus, et la plus grande partie de l’énorme digue fut rompue, emportée, anéantie par les flots exaspérés. Pour fermer le passage à la mer, on eut à peine le temps de construire, au fond de la concavité du rivage des Huttes, une espèce de pyramide formée d’énormes blocs en béton pesant chacun plusieurs milliers de kilogrammes. Le musoir aux degrés gigantesques résista solidement aux flots qui l’assaillaient, mais l’océan menaçait de le tourner pour continuer au delà son œuvre d’érosion. La plage de l’anse des Huttes avait reculé de 25 mètres, et, bizarres témoins des envahissements de la mer, deux puits qu’on avait creusés et maçonnés dans le sable des dunes, étaient déchaussés jusqu’à la base et se dressaient comme des tours au bord des flots. Enfin il fut résolu qu’au lieu de construire un simple perré, on élèverait contre les flots un véritable brise-mer, prenant son origine à l’extrémité méridionale de la baie, pour aller rejoindre au N. les inébranlables écueils de Saint-Nicolas. En avant de ce rempart, on lança des cubes de bétons du poids de plusieurs tonnes pour former une espèce de talus en pente douce, dont ta longueur est égale à dix fois la hauteur du brise-lames. En outre les clayonnages, menacés par le travail incessant des tarêts, furent peu à peu remplacés par de puissantes digues maçonnées. L’Océan n’a point encore franchi la barrière qu’on lui a posée, et l’on peut espérer désormais qu’il la respectera…

» À la pointe de Grave, la lutte n’a guère été moins vive entre la mer et la volonté de l'homme. Sur la partie du rivage maritime qui s’étend à 2 kil. au S. du cap, quatorze épis, semblables à ceux de l’anse des Huttes, s’avancent dans la mer. À la pointe même l’épi est remplacé par une jetée de 120 mètres de long, composée de blocs artificiels et naturels qu’on a précipités dans les flots du haut des wagons de transport. L’extrémité sous-marine de la jetée se continue au loin sous les eaux par des enlacements de rochers. Telle est cependant la violence des lames que ces rochers, pesant en moyenne 2 tonnes, sont très souvent déplacés par la rencontre du jusant et du flot de marée et sont entraînés en dérive par la direction du large… Irritée de l’obstacle infranchissable que lui oppose le puissant brise-lames de la pointe, la mer s’est acharnée sur la langue de sable qui s’étend en arrière de la jetée. Prenant le rivage à revers, les vagues ont agrandi sans relâche la petite anse du Fort, tournée du côté du fleuve, et de 1844 à 1854, lorsque déjà la plage maritime était à peu prés fixée, celle qui fait face à la Gironde reculade plus de 500 mètres, c’est-à-dire de 50 mètres par an. Encore quelques années et la péninsule amincie était complètement percée, le phare et les autres édifices étaient emportés, et la jetée séparée du continent… Il fallait donc à tout prix fermer le passage à la mer en construisant, à l’anse du Fort, un brise-lames semblable à celui qu’on avait déjà construit à l’anse des Huttes. C’est là ce qu’on a (ait depuis et ce qui permet enfin de faire succéder la période de simple surveillance à la période de lutte qui avait duré déjà vingt années entre l’homme et l’Océan. Les travaux, heureusement complétés, donnent enfin un démenti à la superstition générale qui attribuait aux flots une force irrésistible. »

De 1839 au 31 décembre 1875, il a été dépensé 10 514 625 fr. en travaux de défense à la Pointe de Grave, à Soulac et à l’embouchure du fleuve.

Résurrection de Soulac, déblaiement de l’église. — Nous avons vu que Soulac, le vieux Soulac, envahi par les sables, avait été abandonné par ses derniers habitants vers le milieu du xviiie siècle et qu’en 1744 l’église, à peu près totalement ensevelie, avait été sauvée de la démolition et rendue au roi à cause de son clocher qui, émergeant seul au-dessus de la dune, était un signal précieux pour les navigateurs. Depuis cette époque la solitude et le silence s’étaient faits absolus autour de ce débris du passé sur ces collines mouvantes, tombeau d’une cité jadis prospère. À peine avaient-ils été interrompus momentanément par les travailleurs de Brémontier. Puis ils avaient repris, régnant non plus sur un désert de sable, mais alors sur une vaste forêt naissante.

Cependant, près de cent ans après la perte de Soulac, deux médocains, MM. Magne, médecin à Talais, et Trouche, hôtelier à Lesparre, appuyés par M. Bonnore, sous-préfet de l’arrondissement, pensèrent que cet endroit des dunes, avec sa belle plage maritime, sa forêt de pins et les nombreux souvenirs qui y étaient attachés, serait un agréable lieu de séjour ou de rendez-vous pour les médocains amateurs de bains, de chasse ou d’excursions. En 1839, M. Trouche demanda et obtint la concession de 2 hectares de terrain dans la forêt de Soulac, au lieu dit des Olives, à peu près là où fut bâti ensuite l’hôtel Fontêtes. Il y établit des baraquements en planches formant hôtel. Son entreprise réussissant, les baraques en planches furent remplacées par des bâtiments en briques, puis l’État consentit à transformer la concession en vente le 7 mai 1849. Les aliénations de 1857 à 1864, qui portèrent sur le quadrilatère actuellement limité, au nord par les dunes de l’État, à l’est par les rues de Pointe de Grave et de l’Amélie, au sud par le bois domanial du Gartiou, à l’ouest par la dune littorale de l’État ou le boulevard de la plage (16ha 58a 84ca) et qui furent faites pour faciliter la formation d’une station balnéaire, aidèrent aussi au succès, purement local d’ailleurs, de l’entreprise Trouche. Quelques particuliers se bâtirent pour la belle saison des chalets, de petits pied-à-terre autour de l’hôtel Trouche ; quelques artisans vinrent aussi s’y fixer à demeure ; ainsi naquit l’agglomération qu’on nomma d’abord les bains des Olives.

Un événement considérable vint encore ajouter un attrait aux bains des Olives et contribuer à leur développement. Ce fut l’exhumation de la vieille église, exhumation entreprise en 1859.

Il a été expliqué comment les sables, dans leur marche continuelle, après avoir entièrement recouvert l’église, en avaient laissé reparaître l’extrémité, et que le clocher, en forme de tour carrée, servait de balise pour la navigation. Aussi veilla-t-on toujours à sa conservation. Dans les premiers temps on le peignait en blanc, ainsi que la façade ouest de l’église dans sa partie supérieure, afin de les rendre plus visibles du large. En 1859 l’administration des Ponts et Chaussées installa sur le haut du clocher un signal en bois d’aspect fort original, qui augmentait la visibilité de la balise. Malheureusement pour le cachet étrange qu’il donnait à l’édifice, ce signal vient d’être enlevé en 1894.

L’administration des Forêts était plus intéressée encore que celle


Façade principale de l'Église de Soulac avant le déblaiement
(d'après une lithographie d'avant 1858).

des Travaux publics à la conservation de la tour de la basilique, car

dès 1833 elle y avait installé un de ses gardes préposé à la surveillance des semis des dunes de Soulac. Cette tour était en effet un logement tout trouvé, bien que peu confortable, et dispensait l’Administration de bâtir sur ce point une maison de garde.

Nous extrayons d’un rapport du Garde Général des Forêts à Lesparre, en date du 22 mars 1859, les renseignements suivants sur l’église et le clocher de cette époque : « La vieille église de Soulac est enfouie depuis plusieurs siècles sous les sables des dunes jusqu’à la hauteur des voûtes du corps de cet édifice. Ces voûtes, rompues sur plusieurs points, ont donné passage au sable qui a presque entièrement rempli l’intérieur. Au-dessus du sol s’élèvent seuls l’abside et le clocher. Les murs de ce dernier sont en assez bon état de conservation. Il sert de logement au garde du triage no 2 du cantonnement de Lesparre et de balise pour la navigation. Il vient d’être établi au sommet de ce clocher par les soins de l’Administration des Ponts et Chaussées un mât de 13 mètres de hauteur en exécution d’une décision de S. Ex. le Ministre des Travaux publics en date du 10 juin dernier. Pour cette opération la rampe en fer dont l’Admon des Forêts avait entouré la terrasse a été remplacée par une élévation des murs d’un mètre environ, 4 forts poteaux enchâssés dans ce mur supportent un égal nombre de pièces de bois disposées selon les arêtes d’une pyramide quadrangulaire du sommet de laquelle sort le mât qui repose sur deux poutres placées en croix sur la terrasse.

» Pour approprier le clocher au logement du garde, il a été construit au niveau des voûtes une cuisine et au-dessus deux chambres superposées auxquelles conduit un escalier extérieur protégé par un appentis en bois. Cet appentis, l’escalier et les planchers sont en assez mauvais état et devront être refaits avant longtemps.

» Quant à l’abside, ce qu’il reste des murs et de la voûte est dans un état complet de dégradation…

» On y remarque partout (dans les ruines) un grand nombre de lézardes et l’absence de beaucoup de pierres dont les unes ont été arrachées par main d’homme, les autres se sont écroulées sous le poids des sables qui les recouvraient anciennement et que les vents d’ouest ont ensuite poussés vers les terres. »

La Commission des monuments historiques appréciait l’intérêt archéologique et artistique que présentait la basilique de Soulac et elle avait songé à la déblayer ; mais les difficultés de l’entreprise et le peu de confiance qu’inspirait la solidité de l’édifice lui avaient fait renoncer à cette idée. On lit dans un rapport présenté, en 1847, au Préfet de la Gironde par cette commission et rédigé d’après les notes prises sur les lieux par M. Rabanis en 1842 et M. Durassié, architecte agrégé, en 1846 : > Eglise de Soulac.

> Malgré son état de ruine, malgré les sables des dunes sous les*

> quelles elle avait autrefois totalement disparu et dont les mouve-

> ments en ont rendu au jour seulement quelques parties, cette église

> est encore, non seulement par son effet pittoresque, mais aussi par

> Tampleur de son style, une des plus remarquables de la fin de la

> période romane.

> Des différences de niveau et des caractères architectoniques bien

> tranchés accusent deux époques différentes, l’une pour le corps du

> bâtiment qui est roman, Tautre {four Tabside qui est du xiv*

> siècle.

> Corps de Téglise 32"^ de long sur 18" de large divisé en trois nefe;

> celle du centre de 7" de largCj les deux autres de 4"5o, non com-

> pris l’épaisseur des piliers.

> Voûtes divisées dans le sens de la longueur en 5 travées par 4

> rangs de piliers à section carrée ou rectangulaire.

> L’abside de même largeur que la nef centrale 7" ; profonde de 1 1",

> terminée à l’est par 3 pans coupés; à deux travées; flanquée au

> nord d’une pièce de même époque ; voûtée comme l’abside à nervures

> ogivales. Au sud de l’abside, dépendance dans laquelle se trouve

> logée la tour de l’escalier.

> Sur la face ouest, on remarque le sommet des nervures de la porte » d’entrée, laquelle est ogivale du xiv* siècle, bien que les autres par-

> ties soient romanes.

» Sur l’angle nord-ouest, chocher servant d’habitation à un garde

> forestier et utilisé aussi comme balise pour la navigation. Cette

> dernière circonstance détermina l’acquisition de cette église par le

> roi en 1744, moyennant la somme de loooo^»^.

» La différence d’élévation entre l’abside et le reste du bâtiment est

> une circonstance assez remarquable. L’abside s’élève de plus de 9"

> au-dessus du corps de l’église.

> Souvent la Commission s’est occupée de rechercher s’il ne conr

> viendrait pas d’entreprendre le déblayement de ce monument. Mais

> elle a fini par s’arrêter devant les difficultés, les dangers même

> qu’il y aurait de mettre à découvert des parties enfouies depuis des

> siècles dans le sable. Tout ce qu’il y a à faire, c’est de respecter ces

> précieux débris et de ne pas en hâter la ruine complète. > Beaucoup partageaient l’avis de la Commission. Ils pensaient que

les sables étaient très salés, que le sel avait dû ronger les pierres et les mortiers, que dès leur mise à l’air les maçonneries se couvriraient de salpêtre et ne tarderaient pas à se déliter, achevant la ruine de tout le monument.

Heureusement pour ce dernier, l’idée du déblaiement avait trouvé un partisan convaincu et enthousiaste qui était loin de partager les craintes pessimistes du public. C’était le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux. Il avait foi en la c résurrection de la belle église de y N. D. de la Fin des Terres», comme il disait, et s’y employa active- ment. A force de démarches, il oblinl que le Ministre autorisât à titre d’essai un commencement de déblaiement et allouât en miîme temps un crédit de 5000 francs pour la conslniction d’une maison fo- restière destinée à remplacer le logement du clocher. C’est en octobre 1859 que furent commencés les travaux. En décembre, on avait ouvert une tranchée, de 4 à 5 mètres de largeur à sa partie inférieure, dans la dune qui obstruait le côté ouest de l’église, 00 avait découvert la porte de cette façade et extrait à rinlérieur le sable qui encombrait les 3 premières travées. Les parties de l’édifice ainsi remises au jour se montrèreut en bon état de conser\’ation, démentant les craintes que cette exhumation avait fait concevoir à plusieurs pour la solidité du monument.

La réussite de ces premiers travaux détermina eu [S60 l’Etat à res- tituer la basilique au culte. Dès cette année, le aoavTil, le cardinal Donnet vint lui-même célébrer la première messe dans le vieux sanc- tuaire ressuscité.

Oti autorisa, après abatage des bois, le déblaiement tout autour de rédifice. Le D’ Kérédan suivit passionnément ces travaux et les relata dans son ouvrage Soalac el sa plage (1861). « \x déblai de Notre

> Dame de la Fin des Terres, dît-il, a coûté de longues fatigues et de 1 longues sueurs. Sables dans l’intérieur de l’édifice jusqu’au sommet ï des haulcs murailles, sables par-dessus les voùti-s, sables partout.

> Des pins avaient puisé leur nourriture dans les crevasses de l’édi- ï fice; l’un d’eux envoyait des prolongements dans l’escalier de la

> tour et semblait suivre amoureusement son circuit. Au commence-

> racnt des travaux, nous avons pénétré dans l’église par les croi-

> secs

> Maintenant que le déblai est presque terminé, le visiteur qui fran- » chit le seuil de la porteogivale duxiV siècle s’arrête frappé de sur-

> prise et d’admiration Trois belles nefs en plein cintre, effon-

1 drécs en partie par les sables ; les vestiges d’une voûle et d’une 1 abside gothique, minées par le même ennemi ; des socles, deschapi-

> teaux, des moulures d’un iravailachcvé et parfaitement conservées; » au fond du chœur l’autel de Pey-Berland ; de chaque côté, quatre » piliers soutenant cinq arceaux ; tel est le spectacle aussi saisissant 1 qu’inattendu qui s’oflfre au regard. Mais à mesure que le visiteur

> s’avance dans l’église, la tristesse s’craparc de lui Des masses

» de pierres se sont détachées des nefs Au lieu de la voûte en

» plein-cînlre, il aperçoit la voûte bleue du firmament.

» Le dallage formé par les sables et sur lequel on marche à cette

> heure n’est plus qu’à deux mètres du dallage véritable. A chaque » travée on découvre des ossements, des pierres sculptées, des figures »dc bois peintes, etc. Un squelette entier a été trouvé devant le » maitrc-autel. Il y a quelques jours, de belles moulures se sont déta- » chées du choeur. >

Le dégagement de l’édifice se poursuivit d'année en année, mais assez lentement, en même temps qu’on y e£effectuait les travaux de restauration indispensables et qu’on plaçait au-dessus des voûtes une couverture en ardoises. Mais le déblaiement n’a pas atteint le sol primitif de l’église, le dallage du xie siècle. On en est encore aujourd’hui à 3m20, au niveau du sol du xiiie siècle. Sous le plancher actuel, une nappe d’eau abondante a empêché de descendre davantage. Le désensablement coûta plus de 160 000 fr. fournis uniquement par des souscriptions particulières, sauf 10 000 fr. qui furent alloués par le département.

Le 20 février 1872, l’Administration des Forêts remit à celle des Domaines l’église érigée en paroisse par décret du 7 août 1867 et près de 2 hectares de terrain environnant pour être aliénés. Après bien des difficultés, la commune vient d’en faire l’acquisition. Un arrêté ministériel du 20 juillet 1891 a classé l’église parmi les monuments historiques.

La restauration de cette vieille basilique contribua au développement de la petite ville dont les bains des Olives étaient l’embryon. L’établissement du Chemin de fer du Médoc, en 1875, y aida aussi énormément. Enfin, des notables du pays s’y employaient de leur côté, et lorsque M. Lahens consentit à vendre des emplacements pour bâtir dans sa forêt qui enveloppait les Olives, l’extension de cette petite station balnéaire devint rapide.

Tous les ans, de proche en proche, des arbres ont été abattus, de coquettes villas ont été bâties, la forêt a reculé. Là où, il y a seulement trente ans, les vents agitaient la verte frondaison des pins sombres et monotones, une jolie ville s’épanouit en gais chalets ; elle a repris le rang de chef-lieu de la commune et s’intitule Soulac-sur-mer. C’est la résurrection de l’ancien Soulac qu’a si longtemps dominé la vieille basilique rajeunie, peut-être la résurrection de l’antique Noviomagus !


Nous voici au terme de notre voyage à travers les âges sur le littoral médocain. Nous avons vu tour à tour ce pays, couvert d’abord d’épaisses forêts, s’ouvrir à la civilisation romaine, se défricher, creuser des ports fréquentés et bâtir des villes florissantes sur ses rives accessibles et riches ; puis subir les ravages des invasions barbares et ceux plus terribles encore des éléments qui commencent à l’attaquer. Les barbares, eux, disparaissent vite et le pays répare ses ruines sous l’influence bienfaisante des moines et sous la protection, rude souvent, des seigneurs. Mais sa prospérité n’est que relative, son plus terrible ennemi, l’Océan, n’a pas désarmé. Chaque année marque un progrès nouveau de sa part ; la vague et le sable avancent sans relâche ; les pauvres cultivateurs n’arrivent pas à gagner sur le fleuve ce qu’ils perdent du côté de la mer. Peu à peu le pays succombe dans cette lutte inégale ; l’océan lui arrache de vastes surfaces et un linceul de sable recouvre des territoires plus vastes encore. Enfin des bienfaiteurs de l’humanité trouvent le moyen d’arrêter cette nouvelle invasion. Brémontier s’empare de l’idée et entreprend l’œuvre colossale de la fixation des dunes. Il réussit à souhait. Le désert de sable, le linceul devient lui-même une source de vie et la prospérité s’installe à nouveau sur les ruines. N’est-ce pas la justification de la sentence du vieil Héraclite : « Πάντα ῥέει, tout change, » et du vers plus consolant d’Horace : « Multa renascentur quæ jam cecidere » ?


Un autre objet s’offre maintenant à nos études, le littoral actuel avec sa configuration et ses richesses forestières.




  1. Malines, - Grandes marées, principalement celles des équinoxes de printemps et d’automne.