Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.7

Chez l’auteur (Tome 9p. 333-391).

chapitre vii.

Motifs divers qui ont pu porter la France à terminer les négociations avec Haïti. — Charles X signe une ordonnance qui concède son indépendance. — M. de Mackau en est porteur pour la faire accepter purement et simplement. — Il est suivi d’une flotte destinée à user de moyens coercitifs, en cas de refus. — Il arrive au Port-au-frince sans cet appareil de forces, et notifie au président Boyer l’objet de sa mission. — Il est accueilli et il entre en conférences avec des commissaires nommés par le Président. — Texte de l’ordonnance royale qu’il leur présente : des objections sont produites, par rapport à ses dispositions ambiguës, par les commissaires qui, après deux conférences, rejettent cet acte. — M. de Mackau sollicite une audience du Président qui la lui accorde ; il entend les motifs du refus que fait Boyer d’accepter l’ordonnance, et offre de donner des explications écrites sur le sens de ses dispositions : dans un second entretien, il offre de rester en otage à Haïti, comme garant de la sincérité de cet acte. — Le Président promet d’accepter l’ordonnance, si les explications écrites lui paraissent suffisantes. — Il appelle des fonctionnaires en conseil privé pour avoir leur avis à ce sujet. — Texte de cet avis motivé qui est favorable à l’acceptation de l’ordonnance. — Texte des explications écrites fournies par M. de Mackau. — Boyer lui adresse une lettre par laquelle il accepte l’ordonnance et promet de la faire entériner par le Sénat. — M. de Mackau expédie ce document en France et appelle la flotte dans la rade du Port-au-Prince. — Message du Président d’Haïti au Sénat, déclarant qu’il a accepté l’ordonnance de Charles X et invitant le Sénat à y adhérer et à l’entériner. — Discours, cérémonies et fêtes à cette occasion. — Proclamation du Président au peuple et à l’armée. — Note officielle du secrétaire général, en réponse à celle de M. de Mackau, sur quelques objets secondaires. — Réflexions à propos de l’ordonnance royale.


Si les heureux événemens survenus à Haïti, par la réunion successive à la République, des départemens de l’Arbonite et du Nord, et de ceux formant la partie de l’Est de ce pays, avaient porté le gouvernement français à y envoyer, en 1821 et 1822, deux agents secrets chargés de provoquer de Boyer, qu’il manifestât son intention sur la question à résoudre entre la France et Haïti, il n’était guère possible que ce gouvernement ne prît pas une initiative à ce sujet, après les missions remplies, d’abord par le général J. Boyé, ensuite par MM. Larose et Rouanez ; missions qui élucidèrent cette question de part d’autre[1].

D’un autre côté, la résolution que la Grande-Bretagne avait prise en 1823, de reconnaître l’indépendance des colonies espagnoles de l’Amérique, devait encore influer sur la détermination de la France à l’égard d’Haïti, en la dégageant en quelque sorte elle-même de ce qu’elle devait à l’Espagne[2].

Et s’il est vrai, comme on l’a cru, que le gouvernement britannique aura engagé celui de la France à en finir avec son ancienne colonie, qui était en négociations avec lui depuis dix années, parce qu’il serait disposé à agir envers elle comme envers les colonies espagnoles, le gouvernement français ne pouvait plus ajourner l’acte auquel il s’était d’ailleurs préparé.

Il a été dit aussi, que M. de Villèle, ministre des finances et président du conseil, voulait tracer un exemple que l’Espagne aurait pu suivre par rapport à ses colonies émancipées, dans l’espoir que cette puissance eût pu se libérer alors de la dette énorme qu’elle avait contractée envers la France, par suite de l’intervention de celle-ci qui, en 1823, avait replacé Ferdinand VII dans la plénitude de son pouvoir absolu.

Il se peut, en effet, que cette considération ait été d’un grand poids aux yeux du ministre des finances qui contribuait avec ses collègues, dans la même année 1825, à faire voter un milliard d’indemnité en faveur des émigrés, et qui allait imposer à Haïti cent cinquante millions d’indemnité en faveur des anciens colons de Saint-Domingue.

Quoi qu’il en soit, le 17 avril, une ordonnance à cet effet fut signé par Charles X ; elle fut confiée à M. de Mackau, gentilhomme de la chambre du roi et capitaine de vaisseau, pour la porter à Boyer et lui proposer de l’accepter.

Cet officier s’embarqua sur la frégate la Circé et partit de Rochefort le 4 mai ; il se rendit à la Martinique d’où il partit le 25 juin, avec le brig le Rusé et la goélette la Béarnaise, en laissant l’ordre du ministre de la marine et des colonies, pour que les amiraux Jurien de la Gravière et Grivel le suivissent quelques jours après, avec leurs escadres qui se composaient des vaisseaux l’Eylau et le Jean-Bart, de six frégates, une corvette et deux brigs.

Le dimanche 3 juillet, le Rusé, la Circée et la Béarnaise entrèrent et jetèrent l’ancre dans la rade extérieure du Port-au-Prince[3]. Les autres navires des deux escadres arrivèrent quatre ou cinq jours après, dans le petit golfe de l’Ouest et s’y tinrent en louvoyant.

Dès son arrivée, M. de Mackau adressa à Boyer la lettre qui suit ; un officier de la frégate l’apportait à terre et la remit au colonel Boisblanc qu’il rencontra en rade, se rendant lui-même à bord de ce navire[4].

À bord de la frégate du Roi la Circê le 3 juillet 1825.
Le baron de Mackau, capitaine des vaisseaux du Roi, etc., etc.,
commandant une division de l’armée navale,
À Son Excellence le Président Boyer.

Monsieur le Président,

J’arrive de France, porteur d’ordres qui me prescrivent d’entrer en rapport avec Votre Excellence ; et je crois avoir le droit de lui annoncer, dès ce moment, que les communications que j’ai à lui faire sont de nature à lui être très-agréables, puisqu’elles peuvent établir définitivement et irrévocablement le bonheur du pays qu’administre Votre Excellence.

Je recevrai à mon bord les personnes qu’Elle jugera convenable d’y envoyer, avec tous les égards qui leur sont dus ; et même, ma confiance en Votre Excellence est telle, que je me rendrai volontiers près d’Elle à terre, pour peu qu’Elle me fasse connaître que cela serait utile.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Président, avec une très-haute considération,

De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant serviteur.
Signé : Baron de Mackau.

P. S. — Je prie Votre Excellence de permettre que je joigne à cette lettre, une qui m’a été remise pour M. le général Inginac.

Signé : de Mackau.[5].

Une lettre ainsi formulée devait inspirer toute confiance au Président d’Haïti. Il y fit répondre immédiatement par le secrétaire général Inginac, pour inviter M. de Mackau à descendre le lendemain, et lui dire qu’il serait reçu aussitôt et qu’un logement, à terre, lui serait préparé. Cette réponse fut remise à bord de la frégate par un aide de camp du général Inginac, lequel y fut accueilli avec courtoisie.

Le 4, à sept heures du matin, M. de Mackau arriva au quai, où le secrétaire général avait envoyé sa voiture et ses aides de camp pour le recevoir ; il se rendit à l’hôtel de ce grand fonctionnaire qui lui fit l’accueil le plus empressé. Il fit part de la mission dont il était chargé par son gouvernement, mais sans montrer l’ordonnance royale.

Dans cette conférence qui dura deux heures, M. de Mackau et le secrétaire général avaient sans doute bien des choses à se dire sur les négociations antérieures entre la France et Haïti, sur la nécessité de les terminer à l’avantage des deux pays. Ensuite, M. de Mackau fut accompagné dans le logement qu’il devait occuper, situé rue du Centre.

Le secrétaire général alla immédiatement rendre compte au Président de leur entrevue. En conséquence, Boyer nomma une commission chargée d’entendre et de recevoir les propositions de l’envoyé français ; elle fut composée du général Inginac, du sénateur Rouanez et du colonel Frémont, aide de camp du Président[6].

Cette commission l’en informa de suite et l’invita à une conférence qui eut lieu chez le secrétaire général dans la soirée du 4 ; il y en eut une autre le 5, de midi à quatre heures. M. de Mackau, dès la première, avait donné lecture de l’ordonnance qui suit :

Charles, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présens et à venir, salut.

Vu les art. 14 et 73 de la Charte ;

Voulant pourvoir à ce que réclament l’intérêt du commerce français, les malheurs des anciens colons de Saint-Domingue, et l’état précaire des habitans actuels de cette île ;

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Art. 1er . Les ports de la partie française de Saint-Domingue seront ouverts au commerce de toutes les nations.

Les droits perçus dans ces ports, soit sur les navires, soit sur les marchandises, tant à l’entrée qu’à la sortie, seront égaux et uniformes pour tous les pavillons, excepté le pavillon français, en faveur duquel ces droits seront réduits de moitié.

Art. 2. Les habitans actuels de là partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité.

Art. 3. Nous concédons, à ces conditions, par la présente Ordonnance, aux habitans actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement.


Et sera la présente Ordonnance scellée du grand sceau.

Donné à Paris, au château des Tuileries ; le 17 avril de l’an de grâce 1825, et de notre règne le premier.

Signé : Charles.
Par le Roi, le pair de France, ministre secrétaire
d’État de la marine et des colonies,
Signé : Comté de Chabrol.
Visa :

Le président du conseil, ministre et secrétaire

d’État des finances,
Signé : J. de Villélé.
Vu aux sceaux :
Le ministre et secrétaire d’État ;
garde des sceaux,
Signé : Comte de Peyronnet.

Les commissaires haïtiens n’avaient pas pu entendre la lecture d’un tel acte, sans y faire diverses objections que sa singulière rédaction et ses clauses leur suggéraient. Ces objections sont rapportées par M. de Mackau lui-même, dans les Explications écrites qu’il se vit ensuite forcé de donner, pour obtenir l’acceptation de l’ordonnance ; on va les lire bientôt. Il y eut de leur part un profond sentiment d’indignation (contenue, néanmoins, à cause des égards dus à l’officier français), à l’idée seule que l’indépendance d’Haïti, conquise avec gloire par les Haïtiens qui luttèrent contre les troupes aguerries de la France républicaine, serait, non pas reconnue et proclamée comme un droit, et un fait préexistant à la Restauration des Bourbons, mais concédée par l’un d’eux comme une sorte de grâce et sous une forme si contraire à toutes les espérances de la nation ; par une ordonnance dont les termes équivoques décelaient une arrière-pensée, une voie à mille interprétations, puisqu’il s’agissait « de l’indépendance du gouvernement des habitans actuels de Saint-Domingue, » et non pas « du gouvernement du peuple libre, indépendant et souverain d’Haïti. »

Ces commissaires s’attachèrent donc à démontrer en quoi l’ordonnance royale ne présentait aucune garantie à sa sécurité, et blessait ses justes susceptibilités nationales, parce que son honneur même serait compromis par l’acceptation de cet acte.

De son côté, M. de Mackau fit tous ses efforts pour leur prouver, qu’ils l’envisageaient avec une prévention injuste, et que le Roi de France ne pouvait pas tenir un autre langage, en vertu de son droit souverain ; mais qu’il était sincère dans les dispositions de l’ordonnance qui concédaient l’indépendance.

Les commissaires raisonnèrent également, quant à celles de l’article premier sur l’ouverture des ports, lesquelles gêneraient l’administration haïtienne et entraveraient l’action gouvernementale, au cas où une nation quelconque donnerait sujet à Haïti d’être mécontente d’elle. À l’égard des dispositions de l’article 2, fixant la somme de 150 millions de francs à payer par Haïti, ils rappelèrent que dans la négociation de 1824, le chiffre de 100 millions avait été convenu et accepté par le gouvernement français : ce qui était positivement vrai[7].

M. de Mackau s’efforça encore de leur prouver, que les difficultés qu’ils prévoyaient par rapport à l’article premier, n’en ressortaient point comme ils le croyaient ; qu’à l’égard du chiffre porté par l’article 2, on avait fait en France un calcul exact de la valeur des biens des anciens colons, lequel ne permettait pas de le fixer à moins[8].

Enfin, il dit aux commissaires haïtiens qu’il n’était que porteur de l’ordonnance royale, qu’il ne pouvait la modifier en quoi que ce soit, et que, si elle n’était pas acceptée telle quelle, il lui restait une autre mission à remplir, en faisant allusion aux moyens coercitifs qu’il était autorisé à employer.

Les commissaires, à ces mots, furent unanimes à lui répondre : que la République saurait se défendre contre toute violence, toute agression ; que la résolution de la nation, à cet égard, existait depuis le 1er janvier 1804 ; et pour lui en fournir une preuve, le secrétaire général Inginac fit sortir de son cabinet, plusieurs torches incendiaires qu’il y tenait depuis 1814, et qui étaient destinées, lui dit-il, à la destruction de sa propriété où il logeait. Il ajouta : « J’y mettrai le feu moi-même[9] ! »

Arrivées à ce point, les conférences furent rompues. Dans celle du 4 au soir, le général Inginac avait, du consentement de M. de Mackau, pris copie de l’ordonnance pour la soumettre à Boyer qui, après l’avoir lue, avait dit aux commissaires de persister à refuser l’acceptation de cet acte ; car on supposait que cet envoyé pouvait en avoir au moins une autre à présenter, en cas de refus.

Alors, celui-ci témoigna aux commissaires ses vifs regrets de ce refus qui entraînerait des maux incalculables pour Haïti. Il dit même au général Inginac : que le ministère ; français avait prévu ce résultat, — ce qui était aussi l’opinion du général comte Donzelot, gouverneur de la Martinique, — à pause de l’influence exercée sur le Président par son secrétaire général, qui était entièrement à la dévotion de l’Angleterre, et apposé à tout arrangement avec la France. Inginac dut se défendre de cette imputation qui n’était pas fondée[10].

M. de Mackau ajouta : que le Roi de France lui avait donné mission, en particulier, de présenter ses complimens à Boyer, et qu’il désirait remplir cette obligation avant de se rembarquer, n’ayant pas encore eu l’honneur de le voir. Les, commissaires lui exprimèrent la pensée qu’une audience pourrait lui être accordée par le Président, s’il la demandait par éprit, et qu’au surplus ils, en entretiendraient ce dernier. M. de Mackau rédigea immédiatement une lettre à cet effet, qu’il leur remite[11] ; puis il retourna à son logement, tandis que les, commissaires allaient au palais pour informer Boyer de tout ce qui s’était passé entre eux et lui.

Le Président ne pouvait raisonnablement refuser de recevoir M. de Mackau ; et l’imputation d’influence que ce dernier fit au secrétaire général, qui n’hésita pas à lui parler de cette injuste prévention, aurait d’ailleurs motivé sa détermination ; car aucun chef ne poussa aussi loin la crainte qu’on le crût influencé ; c’était une faiblesse de son caractère. Il fit donc répondre à M. de Mackau, qu’il le recevrait dans la soirée même du 5 juillet, peu d’heures après la rupture des conférences.

Dès que Boyer eut reçu la copie de l’ordonnance, il put reconnaître la faute politique, très-grave, qu’il avait commise l’année précédente, en donnant pour instructions à MM. Larose et Rouanez, d’en réclamer une de la part du Roi de France, préalablement à un traité de paix et de commerce, pour consacrer l’indépendance d’Haïti. Il avait bien dit dans quels termes il désirait qu’elle fût rédigée, afin de donner toute sécurité à son pays, de légitimer les droits de ses concitoyens, de satisfaire leur dignité et leur honneur national ; mais, du moment que cet acte devait être l’expression de la volonté du souverain de la France, exerçant l’autorité royale dans sa plénitude, il s’était mis lui-même à sa merci ; de là, la rédaction ambiguë de’l’ordonnance du 17 avril et ses diverses clauses, ses exigences, telles qu’il convenait à un Roi, convaincu de son droit divin, de la rendre pour résoudre la question existante entre la France et Haïti.

Il faut remarquer néanmoins, que la forme de cet acte était déjà arrêtée dans la pensée même de Louis XVIII, dès 1814 et 1816. Ce monarque avait octroyé la Charte à la France, et prétendait avoir régné depuis la mort de son neveu dans les prisons de Paris ; le gouvernement de la Restauration avait méconnu tous les actes révolutionnaires de son pays, ancienne métropole de la colonie de Saint-Domingue. À raison de telles idées, pouvait-il se croire obligé de consacrer l’indépendance d’Haïti, selon que Boyer le demandait dans ses instructions de 1824 ? Le Président lui-même dut faire ces réflexions[12].

Mais, de son côté, M. de Mackau n’en fit-il pas aussi, soit au moment où il écrivit sa lettre pour demander une audience au Président, soit après la réponse qui la fixait dans la soirée ? Il dut reconnaître qu’il était chargé d’une mission délicate, dont l’insuccès allait obliger son gouvernement à des actes qui lui répugnaient, qui auraient entraîné la France dans une guerre contre un pays où s’échangeaient ses produits depuis dix ans, avec grand avantage pour le commerce français[13] ; d’une mission dont le succès, au contraire, allait étendre ces fructueuses relations, en terminant un litige qui faisait souffrir les anciens colons depuis longtemps, indépendamment de cette considération : que ce succès, obtenu par lui, assurerait inévitablement son avancement dans la carrière qu’il parcourait.

En général, les hommes ne sont ni insensibles ni indifférens à un tel résultat, et il est juste qu’ils soient glorieux de réussir dans des cas semblables ; sans cette louable ambition qui doit toujours les animer, ils serviraient mal leur patrie.

M. de Mackau avait donc à mettre en jeu toutes les ressources de son esprit, pour obtenir l’acceptation de l’ordonnance. Par ouï-dire, il connaissait sans doute le caractère de Boyer ; par la correspondance du Président, publiée antérieurement, par ses actes relatifs à la question de l’indépendance, depuis 1821, il voyait en lui un chef très-désireux de parvenir à fixer définitivement le sort de son pays, à l’extérieur, après de glorieux succès à l’intérieur.

Cet officier savait, en outre, que des commissaires, des négociateurs peuvent souvent penser d’une manière sur une convention à conclure, même étant en cela d’accord avec le gouvernement qui les institue ; mais que le chef de ce gouvernement qui encourt toute la responsabilité envers son pays, peut être amené à modifier ses propres idées. L’empressement même que mit Boyer à lui accorder une audience, l’heure à laquelle elle fut fixée, devaient le fortifier dans l’espoir qu’il parviendrait à lever les difficultés soulevées par les commissaires haïtiens.

Mais déjà, la plupart des citoyens éclairés de la capitale savaient le résultat de leurs conférences avec l’envoyé français, et que la commission avait reçu l’approbation du Président, pour avoir repoussé l’ordonnance royale. Personne n’en connaissait la teneur, malgré ce que les commissaires avaient pu dire à ce sujet à leurs amis ; mais chacun s’attendait à une rupture complète de toute négociation.

Cependant, M. de Mackau se rendit au palais où le Président le reçut, seul et en particulier. Il est facile de concevoir qu’il était impossible que, admis de cette manière, il se bornât à faire des complimens et à prendre congé ; mais il paraît certain que ce fut le Président qui entama le premier l’entretien sur l’objet de sa mission. Possédant la copie de l’ordonnance, d’accord sur toutes les objections que les commissaires y avaient faites, et pouvant lui-même les développer avec plus de talent par la facilité de son élocution, Boyer s’exprima avec une grande netteté dans les idées ; et s’animant successivement, il parla avec une chaleur de sentimens qui le rendit éloquent : ce qui étonna M. de Mackau et l’émut fort souvent dans le cours de cet entretien qui dura jusqu’à minuit[14].

Car, le Président ne se borna pas à discuter les termes, et les dispositions de l’ordonnance : il exposa la situation malheureuse et dégradante où le système colonial avait tenu les hommes de la race noire pendant des siècles, avant la révolution française ; il parla des phases diverses de celle de Saint-Domingue qui avait favorisé la conquête de leur liberté ; de la justice de la France qui avait enfin reconnu et proclamé leurs droits en dépit des résistances persévérantes des colons ; de la réaction survenue ensuite par l’influence pernicieuse de ces derniers, et qui occasionna une fatale guerre civile dans le pays, puis la formidable expédition de 1802, dont le but était de rétablir l’esclavage ; de la nécessité où les Haïtiens se trouvèrent de résister à la violence, et qui leur fit sentir l’obligation de se rendre indépendans de la France et de toutes autres puissances, pour se conserver et rester libres ; des premières missions envoyées à Haïti par le gouvernement actuel de la France, dans lesquelles son prédécesseur prit l’initiative de l’offre d’une indemnité en faveur des colons, offre que lui-même renouvela dès 1821, afin de prouver à la France, par cette transaction politique, que le peuple haïtien était digne de son estime et méritait qu’une reconnaissance formelle de son indépendance consacrât ses droits et la position qu’il avait prise parmi les nations ; de l’admission, dans ses ports, des bâtimens et du commerce français depuis dix ans ; de la sécurité que les Français y ont constamment trouvée pour leurs personnes et leurs propriétés.

Et tout cela, pour aboutir à quoi ? À une ordonnance ambiguë dans ses termes, pouvant offrir diverses interprétations destructives de l’indépendance pleine et entière qu’elle semblait accorder, stipulant une indemnité dont la somme était au-dessus des ressources du peuple haïtien, et supérieure à celle dont naguère on était convenu de part et d’autre, quoiqu’elle fût déjà énorme[15].

Enfin, Boyer conclut à dire à M. de Mackau que, par ces différens motifs, il ne pouvait pas accepter une ordonnance aussi contraire à celle qu’il avait espérée de la part du Roi de France.

Tel est le sens des paroles prononcées par Boyer, et des argumens qu’il employa à cette occasion. Je les garantis d’après ce que j’ai lu, sans pouvoir reproduire les propres termes dont il se servit pour manifester son opinion sur l’ordonnance du 17 avril.

À son tour, M. de Mackau dut lui répondre de manière à le persuader d’accepter cette ordonnance, à convaincre son esprit, en y détruisant ce qu’il considérait comme des préventions de la part du Président. Cet officier parla lui-même avec toute la fermeté de sa propre conviction ; il mit dans son langage les expressions les plus convenables au but qu’il voulait atteindre, et les formes les plus séduisantes pour un chef d’État du caractère de Boyer, dont il appréciait d’ailleurs l’incontestable dignité. Il lui dit que, n’étant que porteur de l’ordonnance royale, et ne pouvant y rien changer parce qu’il n’avait pas les pouvoirs d’un négociateur, il lui offrait, néanmoins, de résumer ses propres argumens dans des explications écrites, sur les motifs de cet acte souverain et sur le sens des dispositions qu’il contenait.

À l’égard du chiffre de 150 millions de francs stipulé en faveur des colons, il lui fit espérer qu’une réduction notable pourrait y être faite, si le Président voulait adresser une lettre à Charles X, et se confier à la loyauté de ce monarque, quand il enverrait en France des agents chargés de conclure un traité de commerce, en conséquence de l’acceptation de l’ordonnance.

Ce premier entretien s’arrêta là, le Président demandant à réfléchir sur l’offre faite par M. de Mackau, d’explications écrites ; et il fut convenu que cet officier reviendrait au palais le lendemain, 6 juillet, dans la soirée ; ce qui eut lieu. Il trouva Boyer encore indécis ; et reprenant ses argumens de la veille, il ajouta qu’il éprouvait une véritable peine à lui déclarer, comme il l’avait fait aux commissaires, qu’une autre mission lui était imposée par le gouvernement français, en cas que l’ordonnance royale ne fût pas acceptée : c’était d’employer des moyens coercitifs contre Haïti, avec la flotte qui devait être déjà rendue à proximité de ses côtes et même de la baie du Port-au-Prince[16].

Mais voyant que cette déclaration soulevait en Boyer l’honorable sentiment que le Président d’Haïti devait éprouver, M. de Mackau lui dit : que ces moyens lui répugnaient tellement à lui-même que, pour éviter d’en faire usage, il lui offrait de rester seul en otage auprès de lui, comme garant de toutes ses assertions. C’est alors seulement que Boyer, prenant sa main, lui dit : « Non, Monsieur le Baron, la parole d’un officier français me suffit. J’accepterai l’ordonnance du Roi, si vous me donnez, par écrit, des explications suffisantes[17]. » Il fut convenu alors que M. de Mackau reviendrait avec elles au palais, dans la soirée du 7, parce que le Président voulait y convoquer dans l’après-midi, un certain nombre de fonctionnaires publics pour les consulter.

En effet, ils se réunirent en conseil privé dans le pavillon isolé au milieu du jardin du palais. Après leur avoir parlé des conférences qui avaient eu lieu entre M. de Mackau et les commissaires haïtiens (ceux-ci étaient présens) et avec lui-même, Boyer, les ayant certainement disposés à ce qu’il désirait, laissa ce conseil privé sous la présidence du secrétaire d’État Imbert, afin que les opinions pussent se manifester plus librement, sur trois questions écrites par lui-même qu’il soumit à leur examen. Voici le résumé des opinions émises par le conseil :

« Aujourd’hui 7 juillet 1825, an XXIIe de l’indépendance d’Haïti ;

» Nous soussignés, fonctionnaires public, magistrats et officiers militaires, dont les grades et qualités suivent nos signatures ; convoqués au palais national par S. E. le Président d’Haïti, à l’effet de lui donner notre opinion sur les trois questions qui suivent :

» 1 ° Le Roi de France, dans l’acte qui reconnaît l’indépendance du gouvernement d’Haïti, peut-il, dans le premier article, déclarer que les ports du pays sont ouverts au commerce de toutes les nations, en réservant pour le commerce français l’avantage de n’être assujetti qu’à la moitié des droits auxquels les autres sont tenus ?

» 2o  Si l’on admet l’ordonnance royale telle qu’elle est conçue, la France ne pourrait-elle pas, dans l’avenir, s’en prévaloir contre toutes dispositions contraires qu’Haïti pourrait ; dans son intérêt, prendre à l’égard des autres nations ?

» 3o  Cependant, l’indépendance étant enfin reconnue, dans l’ordonnance dont s’agit, ne s’exposerait-on pas, en repoussant l’ordonnance (par rapport à cette déclaration), à perdre à jamais l’occasion de conclure cette grande affaire ? »

« Après que Son Excellence se fut retirée, le secrétaire d’État a présidé ; et après que les membres ont eu développé leurs opinions, l’unanimité a été d’avis : — que l’indépendance d’Haïti, pleine et entière, étant reconnue par une ordonnance du Roi de France, dont il a été fait verbalement mention par S. E. le Président d’Haïti, elle pourrait être acceptée, sans que les conséquences de la rédaction du premier article puissent compromettre en rien, ni pour le présent, ni pour l’avenir ; l’indépendance acquise par la nation, puisqu’elle se trouvait ratifiée par une forme qui avait été demandée[18]. Le Président d’Haïti devra réclamer un traité qui explique, autant que possible, les dispositions de l’ordonnance du Roi de France, afin d’éviter tout malentendu dans l’avenir. D’ailleurs, l’acceptation de l’ordonnance, telle quelle, ne peut diminuer ni détruire en rien la force et les moyens du gouvernement, pour résister à toute tentative qui pourrait être dirigée contre lui.

» En foi de quoi, nous avons signé le présent, au Port-au-Prince, les jour, mois et an que dessus.

» Signé : Gayot, C. Dupiton, N. Viallet, Birot, Rouanez, Pitre, J. Thézan, Dupuche, L.-A. Daumec, D. Chanlatte, sénateurs ; J.-C. Imbert, secrétaire d’Etat ; Fresnel, grand-juge ; B. Inginac, secrétaire général ; A. Nau, trésorier général ; J.-F. Lespinasse, doyen du tribunal de cassation ; Noël Piron, membre de la chambre des comptes ; Thomas Jean, B. Noël et J. Chanlatte, généraux de brigade ; et E. Frémont, colonel. »

Comme on le voit, Boyer n’avait pas communiqué aux membres de ce conseil privé, la copie qu’il tenait de l’ordonnance royale, ce qui est constaté dans le probes-verbal ci-dessus ; et dans les questions écrites qu’il leur posa, il était dit que, par cet acte, le Roi de France reconnaissait l’indépendance, tandis qu’il la concédait. De plus, le conseil privé constata aussi que Boyer lui-même avait demandé une ordonnance royale pour ratifier l’indépendance. Ce conseil fut donc induit à penser que celle présentée par M. de Mackau, renfermait, à peu de choses près, les clauses portées dans les instructions données en 1824 à MM. Larose et Rouanez et publiées à leur retour à Haïti. En présence de la réticence de Boyer à ce sujet, les commissaires, qui savaient le contraire, se gardèrent d’éclairer les autres membres du conseil privé. Quoi qu’il en soit, leur avis motivé encourageait le Président à accepter l’ordonnance, telle quelle, si M. de Mackau, selon sa promesse, lui remettait les explications écrites qu’il avait offertes.

Dans la soirée, cet officier les apporta au Président ; les voici :

On craint que cette clause de l’art. 1er  de l’ordonnance du Roi : « Les ports de la partie française, etc., » n’ait pour but de ménager à la France les moyens d’intervenir plus tard, à son gré, dans les affaires de Saint-Domingue.

On dit même que c’est de la part du Roi de France un acte de souveraineté, et on remarque qu’il est en opposition avec les dispositions de l’art. 3 de l’ordonnance qui concède à Haïti l’indépendance pleine et entière de son gouvernement.

On répond d’abord, que c’est faire injure au caractère éminemment religieux du Roi de France, que de supposer que Sa Majesté a voulu retirer d’une main ce qu’elle accordait de l’autre.

C’est pour la première fois que S. M. Charles X s’adresse à l’ancienne colonie de la France, et comment le fait-elle ? En allant elle-même au devant du nouvel État, en lui offrant tout d’abord ce qu’il réclamait naguère, en écartant de sa propre volonté la seule clause (celle de la suzeraineté) qui semblait blesser les Haïtiens, et à laquelle cependant n’aurait jamais voulu renoncer le feu roi, de vénérable mémoire. Les paroles de Charles X ne soin pas entourées d’artifices. Si Sa Majesté a eu de la peine à se résoudre à cette cession d’une partie des domaines de ses pères, il suffit cependant qu’elle y ait été décidée par les prières du Prince, objet de son orgueil et de son amour, pour que, désormais, elle reste inébranlable dans sa résolution. En cette circonstance, comme en toute autre, le Roi tiendra ce qu’il promet.

Sa Majesté m’a dit, et elle a daigné m’autoriser à le répéter, que, par les expressions de cet article, qui cause tant d’inquiétude, elle n’entendait pas se ménager le droit d’intervenir dans les affaires d’Haïti. Cette obscure combinaison serait indigne du caractère élevé d’un monarque dont l’Europe se plaît à proclamer la bonne foi.

Cette clause, ainsi que je l’ai déjà expliqué, n’a d’autre but que de montrer la France fidèle aux engagemens qu’elle a pris au congrès de Vérone avec tous les autres États de l’Europe[19].

Il y fut arrêté que tout arrangement qui aurait pour but de réconcilier de nouveaux États avec d’anciennes métropoles serait favorisé par tous les souverains de l’Europe, pourvu que (la métropole exceptée) tous les autres pavillons fussent accueillis et traités pareillement dans les nouveaux États.

La France donne la première l’exemple d’une réconciliation qui, étant imitée par son ancienne alliée,[20] peut rendre à toutes les Amériques le repos et la liberté, après lesquels elles soupirent vainement depuis si longtemps ; et c’est dans les premiers mois de l’avénement au trône du Roi Très-Chrétien, que S. M. a voulu consacrer ce grand acte.

La France veut tenir ses promesses au congrès de Vérone, tout en proclamant l’indépendance d’Haïti ; et son but, par cet art. 1er  de l’ordonnance qui éveille tant de soupçons, est surtout de prouver qu’elle n’a stipulé des avantages particuliers pour aucun de ses alliés : c’est là son vrai motif.

Peut-on dire que cette première clause annule l’effet de la généreuse déclaration de l’indépendance d’Haïti ? Quand le Roi de France est encore souverain de Saint-Domingue, il tient ses promesses aux divers souverains de l’Europe.

En proclamant l’indépendance d’Haïti, il renonce à toute participation à l’exercice de la souveraineté du nouvel État.

Non, le Roi de France n’a jamais songé à se ménager pour l’avenir des moyens d’intervenir dans les affaires d’Haïti ; S. M. a daigné me le dire positivement, et sa pensée m’est tellement connue à cet égard, que je ne crains pas d’assurer qu’une déclaration formelle de son cabinet, sur ce point, serait obtenue si elle était demandée.

On a dit encore : Mais cet art. 1er  est un acte de souveraineté de la part du Roi de France ?

Oui, sans doute, et, dans cette circonstance, je ne manquerai pas à une franchise dont je crois avoir donné des preuves au Président.

Oui, le Roi de France se considère souverain de Saint-Domingue, jusqu’au moment où, par l’art. 3 de son ordonnance, il proclame l’indépendance d’Haïti. Dans sa position élevée, le Roi de France ne feint jamais, il dit tout ce qu’il pense.

Mais si l’art. 1er  est un acte de souveraineté, l’art. 3 n’en est-il pas un autre ? Et peut-on contester au Roi de France le droit de parler en souverain, alors que S. M. ne s’adresse aux Haïtiens que pour leur dire : « Soyez une nation libre et indépendante, et amie de mes sujets. »

Je voudrais être assez heureux pour faire passer de mon esprit dans celui de Son Excellence le Président, la conviction dont je suis pénétré. Non, ni la France, ni son bien-aimé souverain ne veulent tromper une nation nouvelle à laquelle nous ouvrons nos bras avec confiance !

Je crois avoir donné au Président, pour l’en convaincre, moins par cette note que par mes fréquentes explications verbales, toutes les raisons qui étaient en mon pouvoir. Un dernier moyen me reste, je l’offre, et il pourra servir à me juger.

Je suis assuré que l’ordonnance du Roi, acceptée et entérinée à Haïti dans les formes voulues par la République, S. E. le Président d’Haïti obtiendra facilement du cabinet de Sa Majesté, la déclaration que paraît rendre indispensable l’inquiétude générale. J’en suis tellement persuadé, que je m’en rends garant, que je m’offre à rester seul en otage jusqu’à ce qu’elle ait été obtenue.

J’enverrai un des bâtimens de ma division porter en France l’acte de l’enregistrement de l’ordonnance : je céderai à un de mes officiers le bonheur d’aller annoncer au Roi cette importante nouvelle, et j’attendrai ici l’effet de la promesse que me permet de faire la connaissance que j’ai des dispositions favorables du Roi et du Dauphin pour le nouvel État.

Après une telle offre, il ne me reste que peu de mots à ajouter. En m’envoyant ici, le Roi m’a imposé des devoirs de deux sortes : je ne manquerai à aucuns, bien que certainement j’éprouverais à remplir les derniers autant de douleur que je ressentirais de joie dans l’accomplissement des premiers.

Je l’ai souvent dit au Président : je ne suis point, un négociateur, je ne suis qu’un soldat ; j’ai reçu une consigne, et je l’exécuterai dans toute son étendue.

Que le Président veuille bien croire que, quelque chose que la Providence décide dans cette grande affaire, je n’en resterai pas moins avec la vive satisfaction d’avoir été appelé à apprécier un homme célèbre, qu’on ne peut approcher sans se remplir pour lui de sentimens de vénération, d’estime, et je voudrais qu’il me fût permis de dire, d’affection.

Le capitaine de vaisseau, gentilhomme de la chambre du Roi,

Signé : Baron de Mackau.

Ces explications étaient la reproduction de celles qu’il avait données verbalement, soit aux commissaires haïtiens, soit au Président, dont il reproduisait aussi les objections dans cette pièce. Elles satisfirent le Président ; et il déclara à M. de Mackau qu’il acceptait l’ordonnance avec confiance, et dans l’espoir que le gouvernement français ferait avec celui de la République un traité qui lèverait toutes difficultés pour l’avenir, par rapport aux clauses insérées dans cet acte royal, et qui réduirait le chiffre énorme de l’indemnité. Satisfait lui-même du succès complet de sa mission, M. de Mackau fit savoir à Boyer qu’il allait expédier en France la goélette la Béarnaise pour y donner cette agréable nouvelle, et qu’il désirait la confirmer officiellement aux yeux de son gouvernement par une lettre du Président d’Haïti, constatant l’acceptation de l’ordonnance et son prochain entérinement par le Sénat : ce qui serait un juste retour de la remise qu’il venait de faire de ses explications écrites. Boyer ne pouvait refuser une telle lettre ; il promit de la faire et de la remettre le lendemain ; la voici :


xxx « Monsieur le Baron,

» Les explications contenues dans votre note officielle, en date d’hier, prévenant tout malentendu sur le sens de l’article Ier de l’ordonnance du Roi de France qui reconnaît l’indépendance pleine et entière du gouvernement d’Haïti, et confiant dans la loyauté de Sa Majesté Très-Chrétienne, j’accepte, au nom de la nation, cette ordonnance, et je vais faire procéder à son entérinement au Sénat avec la solennité convenable[21].

» Recevez, Monsieur le Baron, l’assurance de ma haute considération,

Signé : Boyer.

« Au Palais national du Port-au-Prince, le 8 juillet 1825, an xxiiie de l’indépendance. »


Cette lettre fut remise, dans la matinée de ce jour, à M. de Mackau, qui expédia aussitôt le brig le Rusé auprès des amiraux Jurien et Grivel, pour leur annoncer le succès de sa mission et les inviter, du consentement de Boyer, à venir dans le port de la capitale avec tous les navires de guerre, afin d’ajouter, par leur présence, à l’éclat de la cérémonie de l’entérinement de l’ordonnance au Sénat et des fêtes qui la suivraient. La Béarnaise partit pour la France dans la soirée du 8, emportant des dépêches de M. de Mackau et la lettre ci-dessus de Boyer. Le 9, à midi, la flotte entière arriva et jeta l’ancre dans la rade extérieure du Port-au-Prince ; elle forma deux lignes qui s’étendaient jusqu’en face du fort Bizoton. Ainsi, quand on a prétendu, à l’étranger comme en Haïti même, que ce fut la présence de ces navires de guerre, dans le port, qui décida Boyer à accepter l’ordonnance, on a avancé une assertion démentie par les faits que nous venons de relater. Ce sont les explications écrites de M. de Mackau et l’offre qu’il fit de rester en otage qui le déterminèrent.

Dès le 8, par ordre du Président d’Haïti, le secrétaire général fit publier un programme de la cérémonie projetée, qui devait avoir lieu le 11. Il n’y était fait mention que de M. de Mackau ; mais les deux amiraux étant arrivés le 9, ils réclamèrent du gouvernement de participer avec leurs officiers à toutes les circonstances de cette cérémonie : on condescendit à leur désir[22]. En conséquence, le 10, le secrétaire général fit publier un supplément au programme dont s’agit, et qu’il arrêta de concert avec M. de Mackau et l’amiral Jurien, commandant en chef de la flotte[23].

Nous avons dit que, dans le public, on s’était attendu à une rupture complète entre le gouvernement et l’envoyé français, puisqu’on savait que Boyer avait autorisé les commissaires à repousser l’ordonnance. Mais les deux entretiens qu’il eut ensuite avec M. de Mackau, le 5 et le 6 juillet dans la soirée, et qui parurent entourés d’un certain mystère auquel la population de la capitale n’était pas habituée, d’après la manière dont Pétion avait agi envers les agents, de la France qui étaient venus de son temps ; la réunion des sénateurs et des fonctionnaires qui eut lieu dans l’après-midi du 7, et d’où sortirent des demi-confidences faites aux uns et aux autres sur le contexte présumé de l’acte qu’on allait accepter, parce qu’ils l’ignoraient eux-mêmes ; le nouvel entretien qu’eut le Président avec M. de Mackau, dans la soirée du 7, et l’accord entre eux que prouvait la publication du premier programme : tout contribuait à faire naître une vague inquiétude sur les conséquences finales de cette affaire, et à préparer les esprits ardens à une exaltation fondée sur les susceptibilités nationales. Mais ce fut autre chose, quand on vit paraître les navires de la flotte, quand on entendit publier, le supplément au programme, considéré comme une exigence des amiraux afin de participer à la cérémonie et aux fêtes avec leurs officiers. On se sentit, on se crut humilié par la présence de cette force maritime ; l’honneur et la dignité de la nation parurent atteints, tandis qu’au fait, ces navires de guerre venaient saluer avec plus d’éclat le pavillon haïtien ; et l’on ne fut que trop disposé, malheureusement, à tout imputer à Boyer, à penser qu’il avait sacrifié cet honneur et cette dignité par la crainte de la guerre qui aurait pu survenir de son refus absolu d’accepter l’ordonnance de Charles X. Il n’y eut point, sans doute, une explosion ouverte de ces sentimens ; mais, ce qui est pire, un mécontentement concentré qui, de la capitale, devait se répandre dans toute la République et produire bientôt de fâcheux effets[24].

Cependant, tout étant disposé pour la cérémonie du 11 juillet, le Président d’Haïti adressa au Sénat le message suivant, en date du 10 :


xxx« Citoyens Sénateurs,

» Sa Majesté le Roi de France ayant reconnu, par son ordonnance du 17 avril dernier, l’indépendance pleine et entière du gouvernement d’Haïti, et Monsieur le baron de Mackau, qui en est porteur, m’ayant donné officiellement toutes les explications que je désirais pour la garantie nationale, j’ai accepté ladite ordonnance. Monsieur le baron de Mackau doit, d’après mon invitation, la présenter demain matin à votre adhésion : je ne doute pas, qu’appréciant les motifs qui ont guidé ma détermination, vous ne procédiez à l’entérinement de cet acte selon les formes voulues par nos institutions[25].

» J’ai la faveur de vous saluer avec une haute considération,

 » Signé : Boyer. »

Entériner est un terme de jurisprudence qui signifie « ratifier juridiquement un acte qui ne pourrait valoir sans cette formalité » ; aussi dit-on : entériner des lettres de grâce, de noblesse, etc. Mais, selon la constitution, le Sénat, corps politique, avait le pouvoir de rejeter ou de sanctionner, c’est-à-dire d’approuver ou de confirmer les traités faits par le Président d’Haïti avec les puissances étrangères. En adhérant d’abord à l’ordonnance acceptée par le Président, en procédant ensuite à son entérinement, le Sénat la ratifiait ; il l’approuvait ou confirmait, en lui donnant en quelque sorte la valeur d’un traité, bien que cet acte fût loin d’en avoir la forme.

Mais on se trouvait dans une situation anormale, créée par Boyer lui-même dans ses instructions de 1824 ; il fallait que le Sénat l’aidât à en sortir, et déjà, dans le conseil privé du 7, dix de ses membres avaient opiné en ce sens, sans avoir même eu une due connaissance de l’ordonnance. M. de Mackau paraît être celui qui, le premier, parla de son entérinement par le Sénat ; car il sentait que, sans cette formalité, la seule acceptation de cet acte par le Président d’Haïti ne serait d’aucune valeur aux yeux du gouvernement français. Le Président lui-même dut le désirer et le vouloir ainsi, afin de remplir, autant que possible, le vœu de la constitution, et de n’être pas seul responsable aux yeux du peuple haïtien, auquel l’ordonnance imposait des obligations et des charges pécuniaires, indépendamment de ses dispositions ambiguës et de ses termes qui étaient de nature à froisser la dignité nationale.

Enfin, selon le programme, dans la matinée du 11 juillet, les autorités militaires de la capitale et les généraux présens, les officiers du port et ceux des garde-côtes de l’Etat, le juge de paix et ses suppléans, et les membres du conseil des notables, se rendirent sur le quai pour y recevoir et complimenter M. de Mackau. Il quitta la frégate la Circé au bruit d’une salve de 21 coups de canon, répétée par l’Eylau, vaisseau-amiral, et par le Jean-Bart, vaisseau en second, laquelle fut tirée en l’honneur de l’ordonnance du Roi de France que portait M. de Mackau, dans un fourreau de velours cramoisi. Le canot où il se trouvait marchait entre ceux des amiraux Jurien et Grivel, et ils étaient suivis de beaucoup d’autres qui portaient tous les commandans des navires de la flotte et les officiers qu’ils avaient désignés. À leur arrivée sur le quai, sur l’ordre donné par le général Thomas Jean, commandant de la place, le cortège se mit en marche, précédé des grenadiers de la garde nationale, de la musique militaire, des autorités civiles et des officiers du port et des garde-côtes, des officiers de la marine française ; venaient ensuite M. de Mackau et les amiraux, que les généraux haïtiens environnaient : les chasseurs de la garde nationale fermaient ce cortége, que le peuple suivait des deux côtés, comme en toutes circonstances de même nature.

Le Sénat était en séance publique dans son palais, où se trouvaient réunis beaucoup de citoyens et de fonctionnaires civils assistant comme eux, et les commerçans étrangers, surtout les Français présens à la capitale. Au moment où le cortége allait arriver, un des secrétaires du Sénat donna lecture du message du Président d’Haïti, en date du 10 ; puis le cortége fut introduit. M. de Mackau et les deux amiraux occupèrent des siéges préparés pour eux, en face du sénateur Gayot, président du Sénat ; les généraux haïtiens et les officiers de la marine française se placèrent en arrière. Alors, M. de Mackau, s’étant levé, adressa au Sénat le discours suivant :


xxx« Messieurs du Sénat,

» Le Roi m’a ordonné de venir vers vous et de vous offrir en son nom le pacte le plus généreux dont l’époque actuelle offre l’exemple. Vous y trouverez la preuve, Messieurs, qu’en ces grandes circonstances, la royale pensée de Sa Majesté ne s’est pas moins portée sur l’état précaire des Haïtiens que sur les intérêts de ses sujets.

» Sans doute, Messieurs, les hautes vertus de votre digne Président, et les prières d’un Prince qui est tout à la fois l’orgueil et de son père et de la France, ont exercé une grande influence sur la détermination de Sa Majesté ; mais il suffirait qu’il y eût du bien à faire à une réunion d’hommes, pour que le cœur de Charles X fût vivement intéressé.

» Dieu bénira, Messieurs, cette sincère et grande réconciliation, et permettra qu’elle serve d’exemple à d’autres États déchirés encore par des maux dont l’humanité gémit,

» Aussi nous est-il permis, d’espérer que, dans le Nouveau-Monde comme dans l’Ancien, nous trouverons tous les cœurs, ouverts à cet amour qui nous fut légué par nos pères, dont héritera notre postérité la plus reculée, pour cette auguste Maison de France qui, après, avoir fait le bonheur de notre pays, a voulu fonder celui de ce nouvel État. »

Et il déposa l’ordonnance sur le bureau du Président du Sénat et retourna à sa place[26]. Le sénateur Rouanez, l’un des secrétaires, en donna lecture à haute voix. Sur l’invitation de son président, le Sénat vota son acceptation et son enregistrement : ainsi fut entériné cet acte[27]. Le président répondit alors au discours de M. de Mackau, par les paroles suivantes :


xxx« Monsieur le Baron,

» Nous recevons avec vénération l’ordonnance de Sa Majesté Très-Chrétienne, par laquelle la récognition de l’indépendance d’Haïti est formellement déclarée, et dont vous avez été chargé de nous présenter l’acte solennel.

» Il appartenait à un descendant de la noble et antique race des Bourbons, de mettre le sceau au grand œuvre de notre régénération. Après de si funestes et de si cruelles calamités, Charles X, justement Roi Très-Chrétien, vient enfin de reconnaître le droit acquis par le peuple haïtien, et appelle cette jeune nation à prendre rang parmi les peuples anciens.

» Rendons grâce à l’Eternel !

» Gloire à l’auguste monarque qui, dédaignant des lauriers qui seraient souillés de sang, a préféré ceindre son front majestueux de l’olivier de la paix[28] !

» Réunissons nos vœux pour bénir son bien-aimé fils, dont la Renommée, en publiant les vertus, a fait retentir sa voix jusqu’à nous.

» Félicitons M. le baron de Mackau d’avoir si dignement rempli son honorable mission : le nom de son souverain, celui du Dauphin de France et le sien, seront inscrits en traits ineffaçables dans les fastes d’Haïti. »

Ce discours fut suivi des cris de : Vive Charles X ! Vive ( trois fois) l’indépendance d’Haïti ! Vive le Président d’Haïti ! Vive le baron de Mackau !

Après son discours, le président du Sénat désigna les sénateurs Daumec, Pitre et Rouanez pour se rendre auprès du Président d’Haïti, lui remettre l’ordonnance royale et lui annoncer son entérinement. Le cortége se mit aussitôt en marche, en suivant le même ordre qu’auparavant[29]. Le contre-amiral Panayoty vint recevoir et complimenter M. de Mackau et les deux amiraux, au pied du grand escalier du palais de la présidence, et il les introduisit dans la salle des généraux[30]. Le Président d’Haïti s’y tenait assis et ayant à ses côtés le secrétaire d’Etat, le grand-juge et le secrétaire général, tous en grand costume de leurs dignités. M. de Mackau et les deux amiraux furent placés sur des siéges en face d’eux, et les autres membres du cortége comme ils l’étaient au Sénat. Le sénateur Daumec, au nom de ce corps, adressa quelques paroles au Président d’Haïti et lui remit l’ordonnance royale. Le Président prononça alors le discours suivant :

« En acceptant solennellement l’ordonnance de Sa Majesté Charles X, qui reconnaît d’une manière formelle l’indépendance pleine et entière du gouvernement d’Haïti, qu’il est doux pour mon cœur de voir mettre le sceau à l’émancipation d’un peuple digne, par son courage et sa détermination, des destinées que la Providence lui réservait ; d’un peuple à la tête duquel il m’est si glorieux d’avoir été appelé !

» Si les Haïtiens, par leur constance et leur loyauté, ont mérité l’estime des hommes impartiaux de toutes les nations, il est juste de rendre ici un hommage éclatant à la gloire incontestable que, par cet acte mémorable, le monarque de la France vient d’ajouter à l’éclat de son règne. Puisse la vie de ce souverain être longue et heureuse pour le bonheur de l’humanité !

» Depuis vingt-deux ans, nous renouvelons chaque année le serment de vivre indépendans ou de mourir : désormais, nous y ajouterons un vœu cher à notre cœur, et qui, j’espère, sera entendu du ciel : que la confiance et une franchise réciproque, cimentent à jamais l’accord qui vient de se former entre les Français et les Haïtiens ! »

À son tour, M. de Mackau, se levant, parla ainsi avec un accent qui décelait sa profonde satisfaction de l’heureux succès de sa mission :


xxx« Monsieur le Président,

» Le Roi a su qu’il existait sur cette terre éloignée, autrefois dépendante de ses États, un chef illustre, qui ne se servit jamais de son influence et de son autorité que pour soulager le malheur, désarmer la guerre de rigueurs inutiles, et couvrir les Français surtout de sa protection[31].

» Le Roi m’a dit : « Allez vers cet homme célèbre, offrez-lui la paix, et, pour son pays, la prospérité et le bonheur. » J’ai obéi ; j’ai rencontré le chef que m’avait signalé mon Roi, et Haïti a pris son rang parmi les nations indépendantes. »

À ces paroles flatteuses, le Président d’Haïti répondit :


xxx« Monsieur le Baron,

» Mon âme est émue à l’expression des sentimens que vous venez de manifester. Il m’est glorieux et satisfaisant tout à la fois d’entendre ce que vous m’annoncez dans cette grande solennité, de la part de Sa Majesté le Roi dé France. Tout ce que j’ai fait n’a été que le résultat de principes fixes qui ne varieront jamais.

» J’éprouve une véritable satisfaction de pouvoir, dans cette circonstance, vous témoigner combien je me félicite d’avoir été à portée d’apprécier les qualités honorables qui vous distinguent. ».

En ce moment et par ordre du Président, le secrétaire général donna lecture à haute voix de l’ordonnance royale. Les mêmes vivats prononcés au Sénat se firent entendre de nouveau ; puis le secrétaire général remit à M. de Mackau la déclaration qui suit :

xxxLiberté,
Égalité.
RÉPUBLIQUE D’HAÏTI.
Jean-Pierre Boyer, Président d’Haïti,

« Déclarons avoir reçu des mains de M. le baron de Mackau, capitaine de vaisseau au service de S. M. T. C, gentilhomme de la chambre du Roi, l’ordonnance royale qui a été entérinée ce jour par le Sénat et dont la teneur suit…

» En foi de quoi, le présent, signé de notre main et revêtu de notre sceau, a été remis à M. le baron de Mackau pour lui servir ce que de raison.

» Donné au palais national du Port-au-Prince, le 11 juillet 1825, an XXIIe de l’indépendance ;

 » Signé : Boyer.

» Par le Président d’Haïti, — le secrétaire général, B. Inginac ; — le secrétaire d’État, J.-G. Imbert ; — le grand juge, Fresnel.


Cette déclaration, la lettre du Président du 8 juillet, et une copie du procès-verbal de la séance du Sénat, remise également à M. de Mackau, constituèrent l’engagement pris par Haïti envers la France, d’exécuter les dispositions de l’ordonnance royale du 17 avril 1825, — sous la réserve toutefois des explications écrites et signées par M. de Mackau, concernant l’ambiguïté de ces dispositions, et qui faisaient espérer qu’un traité régulier entre les deux États dissiperait toute équivoque en satisfaisant l’honneur et la dignité nationale d’Haïti ; car ces explications, données et acceptées de bonne foi, constituaient aussi un engagement moral pour la France, représentée par cet envoyé militaire.

Conformément aux programmes publiés le 8 et le 10, aussitôt que le Président d’Haïti eut remis sa déclaration ci dessus à M. de Mackau, à un signal convenu, le vaisseauamiral l’Éylau commença une salve de 21 coups de canon en l’honneur du pavillon national de la République : après le premier coup, le vaisseau le Jean-Bart et la frégate la Circé commencèrent aussi à tirer, et tous les autres navires de guerre les imitèrent. En même temps, le fort Alexandre tirait une pareille salve en l’honneur du pavillon royal de France, qui fut répétée par tous les autres forte de la capitale et par les garde-côtes de la République mouillés dans la rade. Tous les navires de guerre, français et haïtiens, furent pavoises au premier coup de canon tiré par chacun d’eux. Cette manœuvre et cette salve de part et d’autre furent, sans contredit, la partie la plus brillante de cette cérémonie. Elle se termina, pour la journée, par un Te Deum chanté à l’église paroissiale et auquel le cortége entier assista, en sortant du palais pendant les salves. Les trois grands fonctionnaires s’y joignirent, mais le Président d’Haïti resta en son palais.

Immédiatement après le Te Deum, on publia la proclamation qui suit, adressée au peuple et à l’armée par le Président d’Haïti :


xxx « Haïtiens !

» Une longue oppression avait pesé sur Haïti : votre courage et des efforts héroïques l’ont arrachée, il y a vingt-deux ans, à la dégradation, pour l’élever au niveau des États indépendans. Mais il manquait à votre gloire un autre triomphe. Le pavillon français, en venant saluer cette terre de liberté, consacre en ce jour la légitimité de votre émancipation. Il était réservé au monarque, aussi grand que religieux, qui gouverne la France, de signaler son avénement à la couronne par un acte de justice qui illustre à la fois et le trône dont il émane et la nation qui en est l’objet.

» Haïtiens ! une ordonnance spéciale de S. M. Charles X, en date du 17 avril dernier, reconnaît l’indépendance pleine et entière de votre gouvernement. Cet acte authentique, en ajoutant la formalité du droit à l’existence politique que vous aviez déjà acquise, légalisera, aux yeux du monde, le rang où vous vous êtes placés et auquel la Providence vous appelait.

» Citoyens ! le commerce et l’agriculture vont prendre une plus grande extension. Les arts et les sciences, qui se plaisent dans la paix, s’empresseront d’embellir vos nouvelles destinées de tous les bienfaits de la civilisation. Continuez, par votre attachement aux institutions nationales et surtout par votre union, à être le désespoir de ceux qui tenteraient de vous troubler dans la juste et paisible possession de vos droits.

» Soldats ! vous avez bien mérité de la patrie. Dans toutes les circonstances, vous avez été prêts à combattre pour sa défense. Vous serez toujours fidèles à vos devoirs. La confiance dont vous avez donné tant de preuves au chef de l’Etat, est la plus douce récompense de sa constante sollicitude pour la prospérité et la gloire de la République.

» Haïtiens ! montrez-vous toujours dignes de la place honorable que vous occupez parmi les nations ; et, plus heureux que vos pères, qui ne vous avaient transmis qu’un sort affreux, vous léguerez à votre postérité le plus bel héritage qu’elle puisse désirer : la concorde intérieure, la paix au dehors, une patrie florissante et respectée.

 » Signé : Boyer. »

Dans la soirée, un immense banquet fut offert à M. de Mackau, aux deux amiraux et à leurs officiers, dans la vaste maison particulière du secrétaire d’État, située rue Républicaine, qu’on venait d’achever et qui n’était pas occupée. En l’absence de ce grand fonctionnaire, le secrétaire général y présida, entouré du grand juge, des sénateurs, des représentans du Port-au-Prince, des hauts fonctionnaires de l’administration des finances et civile, des magistrats de l’ordre judiciaire, de beaucoup d’employés secondaires, des généraux, des autorités militaires, des officiers des troupes de la garnison. Les commerçans nationaux et étrangers y furent conviés, ainsi que les citoyens notables de la capitale. De nombreux toasts furent portés à ce banquet : — Au Roi Charles X, au Dauphin de France, au Président et à la République d’Haïti, à l’Indépendance, au Sénat, à la Chambre des communes, etc. Le brave amiral Grivel proposa celui-ci : « À la mémoire de l’illustre Pétion ! Les Haïtiens ne doivent jamais oublier que le courage et la sagesse de ce grand homme ont préparé l’heureuse journée que nous fêtons. » Ce toast, porté avec l’accent de l’estime et de la conviction, fut accueilli avec un chaleureux enthousiasme par tous les Haïtiens : ils surent gré au vaillant officier qui rendait à Pétion cet hommage d’admiration qu’il méritait si bien[32].

Malheureusement, le sénateur Rouanez en porta un qui ne pouvait être agréé avec autant de plaisir par tous les Français réunis à la même table. Il dit : « Au vénérable Henri Grégoire, le constant ami des Haïtiens et de tous les hommes de la race noire ! » La position officielle de M. de Mackau et des amiraux Grivel et Jurien ne leur permettait pas de concourir à ce toast ; ils posèrent leurs verres sur la table, avec un sentiment visible d’improbation ; et, à leur exemple, les autres officiers de marine en firent autant, car Grégoire était en opposition pour toujours à la branche aînée des Bourbons, soit par rapport à sa conduite dans la Convention nationale, soit comme ancien évêque de Blois, nommé en vertu de la constitution civile du clergé de France.

Mais, si les officiers français n’accueillirent point ce toast, les Haïtiens affectèrent même d’y boire avec un bruyant enthousiasme ; et ils eussent manqué à leurs devoirs envers le philanthrope qui avait si longtemps défendu leur cause, qui la défendait encore contre les détracteurs de la race noire, s’ils avaient pu se laisser influencer par l’improbation des officiers français. Ceux-ci n’avaient-ils pas vu le portrait de Grégoire, ornant la salle des séances du Sénat et l’un des salons du palais de la présidence ? Mais comme ils étaient nos hôtes en ce moment, que les convenances exigeaient de notre part des attentions courtoises, et que l’amiral Grivel venait d’exprimer une haute estime pour la mémoire de Pétion, le sénateur Rouanez, placé aussi dans une position officielle, aurait dû s’abstenir de porter ce toast par égard pour eux : cependant, du moment qu’il l’avait proposé, les Haïtiens devaient l’accueillir.

Ce fâcheux incident porta le gouvernement à omettre ce toast, dans la relation qu’il fit donner sur le Télégraphe, de toutes les particularités qui eurent lieu relativement à la mission remplie par de M. de Mackau ; en cela, il voulait, non-seulement être agréable à Charles X et à son ministère, mais surtout ne pas s’exposer à entraver la conclusion du traité qu’il s’agissait de faire, pour remédier aux ambiguïtés de l’ordonnance royale. La situation que cet acte faisait à Haïti commandait ce ménagement : on ne le comprit pas ainsi dans la République, parce qu’on oublia que ce qui est permis aux citoyens ne l’est pas toujours au gouvernement lui-même[33].

Sauf cet incident, le banquet eut un entrain joyeux qu’augmentaient l’amabilité des Français et leur excellent vin de Champagne. Le représentant J. Élie y chanta un hymne à l’Indépendance, en six strophes, composé par le jeune poëte haïtien, J.-B. Romane[34]. Enfin, immédiatement après le banquet, un bal brillant eut lieu dans le même local. Les dames haïtiennes vinrent prendre part à la joie commune, en initiant les officiers français aux séduisantes cadences du Carabinier, cette danse nationale où elles déploient tant de grâces. Une illumination générale rendait la capitale fort gaie.

M. de Mackau et les amiraux Jurien et Grivel avaient trop de bon goût, ils étaient trop bons Français, pour ne pas répondre à ces démonstrations de satisfaction. Quelques jours après, ils invitèrent les grands fonctionnaires les généraux, les sénateurs, les représentans, les personnes les plus notables parmi les magistrats et les fonctionnaires, publics, les commerçans nationaux et étrangers, à assister à un banquet somptueux qui fut donné sur le vaisseau-amiral, et à la suite duquel il y eut aussi un bal où les dames haïtiennes se réunirent, sur l’invitation empressée de ces officiers.

Après toutes ces fêtes, il y avait encore certaines choses à régler ou à convenir entre les gouvernemens de France et d’Haïti, et dont la prévoyance du premier avait chargé M. de Mackau, en cas de succès dans sa mission. On va voir de quoi il s’agit, dans le document suivant qui fut la réponse à une note que cet officier avait adressée à Boyer. Le 16 juillet, le secrétaire général lui écrivit :


xxx « Monsieur le Baron,

» Je suis chargé par Son Excellence le Président d’Haïti de vous accuser réception de la nouvelle note que vous lui avez adressée sous la date d’hier, et de vous transmettre la pensée de S. E., ainsi que vous en témoignez le désir, relativement aux quatre articles que vous y développez. Pour plus de précision, je choisirai l’ordre que vous avez suivi.

» 1° Les ministres du Roi et S. M. elle-même (elle a daigné me l’exprimer), attachent beaucoup de prix à ce que l’emprunt que le gouvernement d’Haïti pourra contracter pour satisfaire à ses engagemens, ait lieu en France. S. M. verrait avec bien du déplaisir que des étrangers intervinssent dans le détail d’un arrangement qui a mené les deux pays à une réconciliation franche et finale. »

» Son Excellence a le désir bien sincère d’être agréable au gouvernement français. Mais, comme elle vous l’a dit elle-même dans plusieurs conférences, elle s’était vue, par délicatesse, dans l’obligation de répondre à différentes propositions que plusieurs capitalistes étrangers lui avaient faites depuis à ce sujet. Cependant, S. E., pour donner à S. M. T. C. et ses ministres une preuve de sa bonne volonté, m’autorise à déclarer, qu’excepté la moindre portion qu’elle s’était déjà engagée à accorder, tout le reste de l’emprunt, à conditions égales, sera fait dans les mains des capitalistes français.

» 2° Les bâtimens de guerre de S. M. T. C. ne se présenteront dans les ports d’Haïti, qu’ainsi que cela se pratique entre nations amies, et Sa Majesté compte qu’ils y seront reçus avec l’empressement et les égards auxquels ils ont droit. Il en sera de même dans les ports de France, à l’égard des bâtimens haïtiens. »

» Cette réciprocité étant honorable pour la nation haïtienne, Son Excellence y adhère avec plaisir. Mais il sera bien entendu que les bâtimens de guerre de S. M. T. C. n’entreront dans nos ports que partiellement. Vous sentirez la nécessité de cette restriction, pour ôter toute prise et tout prétexte à la malveillance.

» 3o Mais les ministres de S. M. désirent que les bâtimens et les citoyens d’Haïti s’abstiennent de se présenter dans les colonies de la France. La raison s’explique d’elle-même ; et à cet égard, ils se reposeront avec confiance sur la promesse de Son Excellence le président Boyer, que j’ai ordre de leur rapporter. »

» Les ministres de S. M. T. C. émettent un vœu qui fut toujours dans le cœur de Son Excellence, et qu’elle promet de remplir strictement.

» 4o Pour le moment, la France ne se propose d’entretenir à Haïti qu’un consul général ; le nouvel État en usera de même à son égard. »

» Les vues de Son Excellence s’accordent parfaitement sur ce point avec les désirs du gouvernement français.

» Voilà, Monsieur le baron, l’expression franche des intentions de Son Excellence relativement aux différentes questions que vous avez posées. Son Excellence se trouve heureuse que sa pensée soit ainsi en harmonie avec le désir des ministres de S. M. T. C. ; et elle espère qu’il régnera toujours entre les deux gouvernemens le même accord de sentimens.

» Recevez, je vous prie, Monsieur le baron, l’assurance nouvelle de ma haute considération.

« Signé : B. Inginac. »

Le premier article de la note de M. de Mackau reposait sur ce fait : — que le gouvernement français ayant appris que lors de la mission de MM. Larose et Rouanez, des capitalistes anglais avaient offert au gouvernement haïtien de se charger du payement de l’indemnité qui serait convenue entre Haïti et la France, au moyen d’un emprunt qu’il ferait contracter en Angleterre, les ministres de S. M. T. C. voulurent s’opposer à ce contrat. Cette opposition, on le reconnaît bien, n’avait pas seulement pour motif la jalousie séculaire entre la France et l’Angleterre ; mais du moment qu’en France on savait qu’Haïti serait forcée de contracter un emprunt à l’étranger pour payer l’indemnité, on voulut qu’il se fit en France même, afin que si, par la suite, il survenait des difficultés entre les prêteurs et le gouvernement haïtien, le gouvernement français pût intervenir dans l’intérêt des premiers. Par là, il se ménageait une nouvelle action, une nouvelle influence sur les affaires d’Haïti, tandis que, si l’emprunt se contractait en Angleterre, ce serait le gouvernement britannique qui, au besoin, interviendrait pour les prêteurs de sa nation, et dans certaines éventualités, prendrait indirectement intérêt à la conservation de l’indépendance d’Haïti, par rapport à ses nationaux[35]. Sur ce point, la réponse du secrétaire général est empreinte d’embarras : on se voyait en quelque sorte obligé de céder au désir du ministère français, et on se réserva la faculté d’accorder une portion de l’emprunt aux capitalistes anglais, avec la presque certitude de ne pouvoir le faire.

Quant aux articles 2 et 4, ils n’étaient que la conséquence de ce que MM. Larose et Rouanez avaient été chargés de proposer au gouvernement français, l’année précédente ; et le 3e était déjà prévu et renfermé dans la proclamation du Président d’Haïti, en date du 20 mars 1823, qui interdisait aux Haïtiens et à leurs bâtimens toutes relations avec les colonies étrangères : le gouvernement pouvait donc consentir facilement à ces trois articles.

Il paraît que dans l’intimité des fréquens entretiens que M. de Mackau eut avec Boyer, depuis l’acceptation de l’ordonnance[36], et où ils s’évertuèrent à se rendre agréables mutuellement, — le baron étant un homme de cour d’une exquise politesse, Boyer ayant lui-même une grande affabilité, — le Président lui aurait témoigné le désir qu’il avait de posséder le portrait de Charles X. M. de Mackau en ayant un, satisfit à ce désir en le lui offrant et l’accompagnant d’une lettre. Le Président y répondit par celle qui suit, écrite de sa main :


xxx« Monsieur le Baron,

» J’exprime difficilement la douce émotion que j’ai ressentie en recevant le portrait de l’auguste et bien-aimé monarque des Français, que vous m’avez procuré. Vous jugerez mieux que je ne pourrais le dire, combien est vif le sentiment que j’éprouve pour le souverain magnanime qui a fermé avec tant de gloire les plaies de la révolution, et combien j’apprécie l’avantage de posséder ici son image.

« Veuillez aussi être convaincu que le souvenir de l’homme distingué de qui je tiens ce précieux cadeau, me sera toujours bien cher.

« Signé : Boyer. »

» Port-au-Prince, le 18 juillet 1825, an xxii[37]. »


Dès que l’acceptation de l’ordonnance du 17 avril eut été un fait consommé, il fallut songer à l’exécuter. Dans les ports d’Haïti, tous les bâtimens français qui s’y trouvaient sous pavillon d’emprunt, arborèrent celui de la France légitimiste ; et tous ceux qui y arrivèrent ensuite ou qui en partirent, ne furent plus assujettis qu’à la moitié des droits établis par la loi des douanes, soit sur les bâtimens eux-mêmes, soit sur les marchandises importées, soit sur les denrées exportées. À la rigueur, l’ordonnance n’ayant stipulé que pour « les ports de la partie française, » le gouvernement haïtien aurait pu ne pas étendre cette faveur aux navires français qui entreraient dans ceux de la partie de l’Est d’Haïti ; mais il ne le fit pas, parce que dans tous ses actes produits en cette circonstance, il s’était attaché à faire entendre à la France, qu’il considérait l’acte royal comme portant « la reconnaissance de l’indépendance de l’île d’Haïti en entier, » qu’il gouvernait en vertu de la constitution nationale et du vœu de tout le peuple.

Il fallut songer aussi à l’exécution de l’ordonnance, en payant le premier terme de l’indemnité dont l’échéance était fixée au 31 décembre de l’année courante, et pour cela, envoyer des agents en France afin d’y contracter un emprunt. En même temps, ils auraient la mission de réclamer du gouvernement français la conclusion d’un traité, destiné à lever les ambiguïtés reconnues dans l’ordonnance, et qui comprendrait également des stipulations pour le maintien de la paix et des bonnes relations établies désormais entre Haïti et la France, pour le réglement du commerce entre elles, pour ce qui était provisoirement convenu dans les notes échangées entre M. de Mackau et le secrétaire général Inginac. Le Président fixa son choix sur les sénateurs Daumec et Rouanez, et le colonel Frémont, son aide de camp, tous trois capables de bien remplir ses vues, de discuter les intérêts du pays. Ils s’embarquèrent avec M. de Mackau, sur la frégate la Circé, qui quitta le Port-au-Prince, le 21 juillet. Déjà la flotte sous les ordres des amiraux Jurien et Grivel était partie, pour reprendre, chacun, leurs postes. Ce fut à M. de Mackau lui-même que Boyer confia la lettre autographe qu’il adressa à Charles X, dans le but d’obtenir une réduction de l’indemnité : nous n’en avons pas la copie, pour la citer textuellement.


L’acceptation de l’ordonnance du Roi de France a eu un tel retentissement dans les deux mondes et des conséquences si funestes en Haïti, que nous n’avons voulu omettre aucune circonstance, aucune particularité de cette espèce de drame diplomatique et militaire, a fin de donner au lecteur, quel qu’il soit, la facilité de bien l’apprécier.

Les détracteurs de la race noire s’en sont emparés pour accabler les Haïtiens de leur mépris habituel ; les philanthropes et tous les hommes impartiaux qui s’intéressaient à la cause de cette race, partant à celle des Haïtiens, étonnés de ce résultat, n’ont pas épargné davantage ces derniers de leurs reproches, pour avoir souscrit à cet acte royal. En France, plus particulièrement, les libéraux de l’Opposition et les journaux de cette nuance d’opinion, qui parlaient, qui publiaient souvent en faveur d’Haïti, mécontens dé ce succès de l’administration de M. de Villèle, contrariés dans leurs vues toutes françaises, nous ont jeté la pierre également, comme s’ils oubliaient que la charte de 1814 avait été octroyée à la France en vertu du principe de la légitimité, du droit divin, et sous la pression des baïonnettes étrangères, — sans parler de tant d’autres actes que subirent les Français, jusqu’à ce qu’enfin une grande révolution leur eût permis de protester énergiquement contre toutes les prétentions surannées de la branche aînée des Bourbons.

Quant aux Haïtiens, il était bien naturel qu’ils fussent émus et plus étonnés de la conduite du chef de leur gouvernement, qui supporta seul la responsabilité de l’acceptation de l’ordonnance, 1° parce qu’il avait provoqué un tel acte du roi de France, quoiqu’il le désirât rédigé en d’autres termes ; 2° parce qu’il ne sut pas s’entourer, en cette circonstance, de tous les moyens en son pouvoir pour faire partager réellement sa responsabilité, en ménageant l’amour, propre de ses collaborateurs, en examinant avec eux la difficulté qui se présentait afin d’obtenir leur adhésion franchement et librement. C’est l’excessive vanité de Boyer qui le porta alors à s’écarter de l’exemple que Pétion lui avait tracé en deux fois, à l’égard des agents français, en s’abstenant d’entendre M. de Mackau, en présence au moins des secrétaires d’État appelés à concourir avec lui à la résolution qu’il prit, parce qu’il voulait s’en attribuer tout le mérite.

Comment ! il a deux conférences particulières avec cet officier ; il tient en main la copie de l’ordonnance dont il discute les dispositions ambigües avec la chaleur du patriotisme qui l’anime ; et quand il convoque, en conseil privé, les secrétaires d’État, les sénateurs et d’autres fonctionnaires publics, il ne leur communique pas cette copie de l’acte, sur l’acceptation duquel ils sont appelés à délibérer pour donner leur avis ! Ce conseil privé ne fut-il pas même prématuré, en ce que Boyer aurait pu attendre que M. de Mackau lui eût remis ses explications écrites pour les soumettre également à ce conseil[38] ?

Lorsqu’un chef agit de cette manière, avec la légèreté qu’inspire la vanité, il ne doit pas s’étonner qu’on lui impute tout le mal qui résulte d’une résolution aussi importante pour son pays. Et pourquoi le Président s’abstint-il encore de publier les explications de M. de Mackau, qui le déterminèrent à accepter cette malencontreuse ordonnance ? Ses concitoyens auraient pu mieux juger de ses intentions patriotiques ; ils eussent été satisfaits des termes que cet officier employa en disant en trois fois que, par son ordonnance, Charles X entendait « proclamer l’indépendance d’Haïti ; qu’en la proclamant, il renonçait à toute participation à l’exercice de la souveraineté du nouvel État ; qu’il n’avait jamais songé à se ménager, pour l’avenir, les moyens d’intervenir dans les affaires d’Haïti, etc. » Sans doute, la constitution de 1816 attribuait au Président de la République les relations extérieures, le droit de faire tous traités avec les puissances étrangères, même de déclarer la guerre, mais sous la condition de la sanction de tous ces actes par le Sénat ; et nous le répétons, après l’exemple tracé par Pétion qui avait les mêmes pouvoirs, Boyer aurait dû agir autrement qu’il ne fit. La prudence le lui conseillait ; car il n’inspirait pas la même confiance qu’on avait en la sagesse de son illustre prédécesseur.

Toutefois, après avoir relaté, d’après le rapport fait par M. de Mackau au ministre de la marine, comment il discuta les droits et les intérêts d’Haïti, examinons si l’histoire équitable ne doit pas l’excuser d’avoir accepté l’ordonnance à raison de la situation réelle des choses.

Déjà, à propos de la mission de D. Lavaysse, nous avons fait remarquer que, sous le règne de Louis XVIII, c’était par ordonnance seulement que l’indépendance d’Haiti pouvait être reconnue ou concédée ; et nous avons dit qu’en 1821, M. Esmangart essaya vainement de faire comprendre, qu’une reconnaissance formelle eût été préférable à la concession : en 1824, on vit reparaître cette forme adoptée par le même roi, à l’occasion de la mission de MM. Larose et Rouanez, il est vrai, sur la demande expresse de Boyer. Charles X avait-il d’autres idées que son frère, sur le droit de la branche aînée des Bourbons ? Écoutons ce qu’a dit de lui et de l’émancipation de Saint-Domingue, un historien français[39] :

« Voici, dit-il, quelle était sur ce point la secrète pensée de Charles X : il la laissa échapper dans une conversation d’intimité. « Dans cette négociation, je n’ai pas considéré seulement les avantages du commerce et de la marine ; mais je l’ai conclue surtout en faveur de la classe la plus malheureuse et la plus innocente de ses malheurs[40] On ne doit pas douter de la répugnance avec laquelle j’ai terminé cette affaire : je me trouvais vis-à-vis de Saint-Domingue, dans la même position où mon frère s’était trouvé vis-à-vis de la France ; il y avait trois partis à prendre : celui de faire la guerre, celui d’abandonner Saint-Domingue et les colons, enfin, le troisième était de transiger ; c’est celui que nous avons adopté et que mes ministres ont dû poursuivre. »

Si telle était la pensée personnelle de Charles X, voyons aussi quelle était celle de son ministère présidé par M. le comte de Villèle, d’après le même historien :

« Depuis une année, dit-il, quelques négociations avaient été ouvertes avec le Président de la République d’Haïti, dans le but de régler les conditions d’une émancipation longtemps sollicitée. Le conseil du roi, appelé à régler ces conditions, délibéra sur plusieurs projets de traités[41] ; et afin tout à la fois d’obtenir une indemnité considérable, des concessions pour le commerce, sans blesser trop ouvertement les croyances royalistes, le cabinet arrêta les points suivants : 1° que l’émancipation serait faite par ordonnance, c’est-à-dire dans la même forme qu’avait été concédée la charte française ; par là on répondait à toutes les plaintes que la droite[42] aurait pu faire entendre ; 2° l’indemnité fut fixée approximativement aux pertes que les colons avaient éprouvées, déduction faite de leurs dettes ; 3° on stipulerait des avantages commerciaux tels que pouvait les espérer la métropole émancipant ses colonies. Ces points arrêtés en conseil, et l’ordonnance signée, le ministre de la marine désigna M. de Mackau pour porter le texte de l’ordonnance et en faire l’objet d’un traité spécial ; car, à vrai dire, cet acte ne pouvait être que la forme extérieure d’une convention qui, pour être obligatoire, devait former un contrat synallagmatique entre la République et la France[43]. »

Et après avoir constaté les conférences qui eurent lieu à Haïti et les objections faites contre les clauses de l’ordonnance, l’historien dit encore :

» Les formes de l’ordonnance avaient un peu surpris les hommes politiques. L’émancipation n’était pas la suite d’un traité librement stipulé par chacune des parties, mais une émancipation tout entière émanée de la couronne : ce n’était pas une reconnaissance, mais une grâce ; la royauté imposait ses conditions, Haïti les acceptait… Je l’ai déjà rapporté, Charles X ne la considérait que comme une concession à la nécessité ; on octroyait la liberté à Saint-Domingue, comme on l’avait octroyée aux Français par la Charte, pensée qui dominait alors la maison royale… »

On voit par ces derniers mots, qu’aux yeux de Charles X comme à ceux de Louis XVIII, les Haïtiens n’avaient pas plus eu le droit de proclamer leur indépendance que les Français de faire la révolution de 1789, d’abolir la noblesse et la royauté des descendans de Hugues-Capet, etc., etc.

Dans l’exposé des motifs de la loi pour la répartition de l’indemnité aux anciens colons, présentée à la chambre des députés en 1826 par M. de Villèle, ce ministre a confirmé les assertions de l’historien cité ci-dessus ; il a dit notamment : «…Il n’était plus possible de différer la détermination… Tout s’accordait pour faire préférer à la voie des armes, celle d’une transaction. Elle a eu lieu dans la forme et les termes publiés après sa conclusion… Dans la situation donnée, il était impossible de mieux concilier la dignité de la couronne avec les autres intérêts du pays… » Et dans le cours de la discussion de la loi, le même ministre, répondant aux reproches de la droite surtout, a justifié l’exercice de la prérogative royale par les mêmes idées, et a dit : « Tout a été honorable et loyal des deux parts, dans la transaction qu’on insulte et qu’on calomnie, faute de pouvoir l’accuser… M. de Mackau arrive au Port-au-Prince, fait connaître sa mission et confère avec les commissaires nommés par le Président d’Haïti ; il résulte de ces conférences que la rédaction de l’art. 1er, qui ouvre à toutes les nations les ports de Saint-Domingue, fut considérée comme un moyen que se réservait la France de revenir sur la concession de l’art. 3. On était décidé à s’exposer à tout, plutôt que d’admettre une clause dans laquelle on croyait entrevoir l’anéantissement de la concession elle-même… » Puis, il dit comment M. de Mackau parvint « à faire passer sa conviction dans l’âme élevée du Président, » avec lequel il était entré en conférences, après le refus des commissaires.

C’était certainement approuver, justifier les explications écrites données par M. de Mackau, qui amenèrent la conviction de Boyer ; et par là, cette note officielle devint en quelque sorte une partie inséparable de l’ordonnance royale, la condition spéciale de son acceptation par le Président d’Haïti et de son entérinement par le Sénat ; elle devint aussi obligattire pour la France que l’ordonnance pour Haïti.

Si, dans les deux chambres françaises, cet acte fut violemment attaqué par bien des orateurs, du moins les rapporteurs des commissions qui y furent nommées pour l’examen de la loi de répartition de l’indemnité, s’attachèrent à justifier le roi de l’avoir rendu et les ministres de le lui avoir conseillé.

À la chambre des députés, M. Pardessus, jurisconsulte éminent et rapporteur, écrivit ces lignes : « Sa Majesté ne pouvait oublier que les habitans de Saint-Domingue (les Haïtiens) étaient ses sujets… Elle a rendu l’ordonnance du 17 avril 1825. Cette ordonnance n’a été et n’a pu être ce que, dans le langage usuel de la diplomatie, on appelle un traité. Un traité n’a lieu que d’égal à égal, c’est-à-dire, entre deux gouvernemens étrangers l’un à l’autre, indépendans l’un de l’autre. Telle n’était point la situation respective de la France et de Saint-Domingue, avant que l’ordonnance eût été portée, par ordre du roi, dans cette île… » Puis, détruisant lui-même ces argumens, il ajouta : « Les souverains d’Autriche au XIVe siècle, d’Espagne au XVIIe siècle, d’Angleterre au siècle dernier, n’ont-ils pas été forcés de reconnaître l’indépendance de leurs provinces insurgées ? Et si votre mémoire et votre attention se reportent sur les formes, vous croirez sans doute que celle de l’ordonnance du 17 avril était préférable ; qu’il était plus convenable, et pour la dignité de la couronne et pour l’honneur de la France, que le roi parlât en souverain aux habitans de Saint-Domingue, plutôt que de traiter avec eux d’égal à égal…[44] »

Mais, à la chambre des pairs où régnait un esprit plus élevé, où la liberté des hommes, quelle que soit leur couleur ou leur origine, était appréciée plus sainement, M. le baron Mounier, rapporteur, tint un langage différent. Il dit ; « Lorsque le roi remonta au trône de ses ancêtres, Saint-Domingue était séparé de la France. Les négociations testées pour faire rentrer, sous les lois de la métropole, cette importante colonie, furent sans succès. Un gouvernement régulier s’y était formé. À l’abri de ce gouvernement, l’odre, l’agriculture et le commerce avaient reparu. Les négocians français allaient trafiquer dans les ports où ils trouvaient un accueil amical ; cependant notre pavillon ne pouvait s’y déployer. La guerre avait cessé, des relations fondées sur d’anciens souvenir qui avaient surmonté de récentes inimitiés, s’étaient successivement rétablies entre les deux pays ; mais la paix n’avait pas été proclamée. Un tel état de choses blessait la dignité de la couronne, et compromettait la sécurité de ses sujets, qui ne pouvaient invoquer la protection de leur pavillon : il devait avoir un terme. En déclarant aux habitans de la partie française de Saint-Domingue, qu’il leur concédait l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement, le roi a assuré à l’État des avantages commerciaux, et aux anciens colons une indemnité de 150 millions de francs… L’acte qui légitime la séparation de Saint-Domingue n’a pas, à la vérité, la forme d’un traité. On peut soutenir qu’il aurait été préférable d’adopter ce mode usité pour fixer les stipulations contractées entre les nations. On peut soutenir aussi que la volonté du monarque, s’exprimant comme si elle avait seule à statuer, s’est manifestée d’une manière plus digne et plus élevée ; mais cette discussion est aujourd’hui sans intérêt. Qu’on eût donné la préférence à l’un ou à l’autre de ces modes, on ne contestera point que l’ordonnance du 17 avril 1825 n’a de commun que le nom avec les autres actes de l’autorité royale ainsi intitulés. Ce n’est pas par les caractères extérieurs de sa rédaction, c’est d’après sa nature intrinsèque qu’elle doit être classée. Elle est dans le domaine du droit des gens : les effets qu’elle était et qu’elle est destinée à produire en font un véritable traité. Or, c’est au roi seul, nous le répétons, qu’il appartient de faire des traités… Le roi, s’élevant au-dessus de la voix des passions et des préjugés, a préféré renoncer à ses droits. Haïti a obtenu une place parmi les nations, Reconnaissante, elle a, en retour, garanti aux navires français un important avantage ; elle a consacré au soulagement de trop cruelles infortunes, une somme, bien faible quand on la compare aux pertes éprouvées ; mais aussi considérable que les ressources de son gouvernement permettaient de l’espérer. L’humanité doit hautement se féliciter d’une pareille transaction. Les habitans d’Haïti, rendus à la sécurité, se livreront aux soins de la paix et profiteront des bénéfices de la civilisation. La sagesse magnanime d’un Roi de France aura ainsi ouvert les sources de la prospérité à la nouvelle population de cette terre si longtemps désolée… »

Il nous semble qu’on ne pouvait parler plus judicieusement que ne l’a fait M. le baron Mounier, pour définir le vrai caractère de l’ordonnance de Charles X ; car si Haïti ne l’eût pas acceptée, elle fût restée à l’état de lettre morte, malgré tous les attributs de la souveraineté dont elle était parée. Cette acceptation a amené la paix entre Haïti et la France ; elle a constitué réellement un traité provisoire, dont les clauses subséquentes devaient effacer ce qu’il y avait d’ambigu dans celle de l’ordonnance, de blessant pour la dignité et l’honneur de la jeune République, d’exorbitant dans le chiffre de l’indemnité.

Tel était le juste espoir du gouvernement haïtien, et l’on a vu comment M. de Mackau se prit pour l’inspirer, pour exciter la confiance en Charles X et en son ministère : nous venons de dire que, par ses paroles prononcées à la chambre des députés, M. de Villèle avait approuvé et justifié les explications de cet officier de marine. Alors même que le ministre n’eût pas rendu cet hommage à la vérité des faits, les actes du Président d’Haïti, ceux du Sénat, les discours prononcés, avaient tous fait entendre au gouvernement français, qu’on considérait l’ordonnance comme ayant « reconnu l’indépendance nationale d’Haïti, » sous la forme imaginée de la concession royale : par là, on protestait d’avance contre toute fausse interprétation de l’ordonnance elle-même, contre toute réserve que l’on prétendrait y avoir intentionnellement faite à l’égard de la souveraineté du nouvel État, notamment dans les dispositions de l’art. 3, qui concédait, sous la condition de l’exécution des deux autres articles, la simple « indépendance de son gouvernement. »

Cependant, si la France venait à méconnaître la loyauté que montra Haïti, à abuser de la confiance qu’elle avait mise dans les paroles de son envoyé, eh bien ! on prendrait patience, on attendrait, on mettrait le temps à profit pour l’exécution de l’ordonnance. Si, abusant ensuite de sa puissance, oubliant qu’en sa qualité de grande nation civilisée dont les idées et les principes révolutionnaires avaient donné naissance à un jeune peuple de la race noire, la France venait à faire à ce peuple une guerre injuste, eh bien ! encore on accepterait cette guerre comme une nécessité inévitable.

À ce sujet, on peut sans doute dire que, ces éventualités étant possibles, mieux eût valu que le gouvernement haïtien n’eût pas accepté l’ordonnance. Mais, par les citations que nous avons faites, il est démontré jusqu’à l’évidence, qu’avec le gouvernement de la Restauration, il n’y avait pas moyen d’obtenir autrement la consécration de l’indépendance nationale d’Haïti. Il est certain d’ailleurs qu’on ne s’attendait pas à ce qu’il eût brusqué ainsi le dénouement de cette affaire. Si l’on avait refusé l’ordonnance, la guerre eût été immédiate, car ce gouvernement s’était trop avancé pour reculer devant cette nécessité, bien que M. de Villèle eût dit à la chambre des députés qu’on allait seulement bloquer les ports d’Haïti[45].

D’un autre côté, le caractère impatient de Boyer ne lui permettait guère d’attendre plus longtemps la décision qu’il poursuivait depuis quatre ans. On a vu avec quel empressement il accorda à M. de Mackau l’audience que celui-ci sollicita de lui, après avoir rompu avec les commissaires. D’ailleurs, le Président devait, dans l’intérêt de son pays, envisager la position que lui avait faite dans le monde, la conduite de la Grande-Bretagne, — nous omettons celle des États-Unis, — qui, en 1823, avait reconnu l’indépendance des Républiques formées dans les colonies espagnoles, en dédaignant de reconnaître aussi celle d’Haïti, en l’abandonnant, pour ainsi dire, à la discrétion de la France. En outre, Boyer ne pouvait se faire illusion sur la situation réelle de la République qu’il gouvernait ; sur l’opposition latente qui y existait contre son administration, et dont la capitale et le département du Nord étaient le foyer : l’année précédente, une vaste conspiration avait éclaté à Santo-Domingo. Dans une telle situation, le simple blocus de nos ports par les bâtimens de guerre de la France eût été capable de compromettre l’unité politique de la nation, qu’on avait eu tant de peine à réaliser.

Écoutons l’appréciation de cette situation par le secrétaire général Inginac qui, en sa qualité de commissaire conférant avec M. de Mackau, avait montré tant de vigueur et de résolution. Il a dit dans ses Mémoires, pages 68 et 69 : « L’année 1825 arriva : toujours les mêmes inquiétudes dans les esprits sur l’avenir. Le gouvernement français n’ignorait pas l’état des choses, puisque la plupart de ses nationaux qui exploraient Haïti étaient tenus, à leur retour en France, de fournir un mémoire sur ce qu’ils avaient pu observer. La divergence dans les opinions rendait précaire le sort de l’État, si la moindre hostilité venait à avoir lieu ; il fallait ne s’être jamais occupé du véritable état du pays, pour ne pas être convaincu des résultats funestes qui auraient suivi. Pour moi qui n’avais jamais été dans l’illusion sur ce point, je n’ai pas dû négliger d’étudier le caractère de chacun, afin de bien servir la cause sacrée de la race africaine, de la régénération de laquelle Haïti est appelée à prouver la possibilité. La tranquillité était indispensable pour atteindre ce but : donc, tout ce qui pouvait la compromettre devait être soigneusement écarté. C’est d’après ce principe que j’agissais, lorsque j’avais l’honneur d’être appelé à donner mon avis sur les matières d’intérèt national. »

On ne peut dénier à Inginac les qualités et la capacité qu’il possédait comme homme d’État. S’il a apprécié ainsi la situation où se trouvait Haïti à l’arrivée de M. de Mackau, ddnt il a relaté ensuite toute la mission, on ne doit pas s’étonner qu’après avoir discuté chaudement avec cet officier, il se soit rangé à l’avis qu’il donna dans le conseil privé, pour l’acceptation de l’ordonnance dit 17 avril ; et par là, il a justifié la détermination de Boyer, basée sur les explications écrites à propos dé cet acte.

Le Président avait d’autant plus raison d’agir ainsi, que le 25 juillet, quatre jours à peine après le départ de Daumec, Frémont et Rouanez pour la France, il partait lui-même avec sa garde pour le Cap-Haïtien où le bravé général Magny l’appelait, à raison de la situation dès esprits dans le Nord, par suite de l’acceptation de l’ordonnance de Charles X.


  1. Lorsque le Télégraphe du 17 octobre 1824 parvint en France, contenant la lettre du cardinal Jules de Somaglio, pro-préfet de la Propagande, adressée « au Président de la République d’Haïti, » plusieurs journaux de Paris, même du parti religieux, firent la remarque que, le Saint-Père ayant ainsi reconnu l’existence politique d’Haïti, il était instant que le gouvernement français prit une résolution semblable.
  2. Le 3 octobre 1824, un traité de paix, d’amitié, de commerce et de navigation fut signé à Bogota, entre les Républiques de Colombie et des États-Unis. Ainsi, la France, qui hésitait jusqu’alors envers Haïti, par rapport aux colonies espagnoles, n’avait plus de motifs sérieux.
  3. Après l’effet produit en Haïti par l’acceptation de l’ordonnance de Charles X, un plaisant a dit : que le roi de France, pour mieux prendre Boyer dans ses filets, lui avait envoyé une Magicienne (la Circé) escortée de la Ruse et de la Béarnaise qui figurait en cette occasion comme le représentant de son aïeul Henri IV, dont l’habileté et la finesse lui valurent tous ses succès. — La Circé portait pavillon haïtien à son mât de misaine, venant eu parlementaire
  4. La plupart des circonstances que nous allons relater sont puisées du Télégraphe du 17 juillet 1825, qui en a rendu compte officiellement : le texte de l’ordonnance royale s’y trouve aussi. Le colonel Boisblanc était chef des mouvemens du port de la capitale.
  5. Dans ses Mémoires, B. Inginac ne parle pas de cette lettre ; mais nous croyons qu’elle lui fut adressée par M. Esmangart. Nous citons celle de M. de Mackau à Boyer, d’après l’original même qui est en notre possession et qui a été sauvé du pillage commis en 1843, après son départ, parmi les papiers d’État qu’il avait laissés au palais national. Alors disparurent toute la correspondance officielle du gouvernement haïtien avec le gouvernement français, les traités faits avec la France, la Grande-Bretagne, etc. On ne sait qui a pris ces documens si utiles à l’histoire du pays. Ce fut un véritable acte de vandalisme ; car ces papiers d’État appartenaient à la nation, au peuple souverain, comme on sait alors, et ils auraient dû être conservés soigneusement.
  6. On pourrait peut-être s’étonner de ne pas voir figurer le sénateur Larose à côté de son collègue Rouanez, pour discuter une ordonnance qu’ils avaient eu mission de réclamer l’année précédente : le fait est qu’il se trouvait alors an Cap-Haïtien.
  7. M. Lepelletier de Saint-Rémy convient que les termes de l’ordonnance étaient ambigus ; que la rédaction de deux passages (ou articles) était réellement ambiguë ; que la France paraissait renoncer à ses prétentions à la suzeraineté ; que le prix de la concession était élevé ; que les objections portaient sur ces deux points. — Voyez son ouvrage sur la Question haitienne, tome 2, pages 50 et 52.
  8. On avait calculé qu’en 1789, les produits de Saint-Domingue montaient à 150 millions de francs, et qu’en 1823, Haïti en avait fourni à la France, à l’Angleterre et aux Etats-Unis pour 30 millions, ce qui laissait 15 millions de revenu net : en outre, on disait que « la valeur des biens-fonds dans les colonies se calcule sur dix années de revenu. » Raisonnant ainsi, le gouvernement français fixa l’indemnité à 150 millions. — Voyez l’exposé des motifs de la loi de répartition, présenté aux chambres françaises, en 1826, par M. de Villèle.
  9. Il est entendu que cette particularité n’est point tirée de la relation des faits par le Télégraphe ; mais elle est vraie.
  10. Pour avoir servi sous les Anglais, durant leur occupation de quelques villes de l’ancienne colonie, B. Inginac fut toujours accusé par les Français de penser ainsi, et parce qu’encore il vantait souvent le caractère des Anglais et leur administration ; mais il était aussi bon Haïtien que n’importe qui, et il partageait les idées de Pétion à l’égard de la France. — Voyez ses Mémoires, page 70.
  11. Mémoires de B. Inginac, page 70. J’eus occasion de lire cette lettre de M. de Mackau ; et cependant, M. de Villèle a dit à la tribune, en 1826, que ce fut Boyer qui « évoqua la négociation à lui, au moment où M. de Mackau était prêt à s’embarquer pour faire bloquer les ports d’Haïti. »
  12. Je suis convaincu que le gouvernement de la Restauration n’eût jamais voulu reconnaître l’indépendance d’Haïti par un traité ; mais ce ne fut pas moins une faute politique de la part de Boyer d’avoir réclamé une ordonnance pour la consacrer : mieux valait subir cette exigence de la situation, que de l’avoir provoquée soi-même.
  13. Je suis également convaincu, d’après les documens qu’il m’a été permis de lire au ministère de la marine, que le gouvernement de la Restauration n’eût pas voulu être dans l’obligation de faire la guerre à Haïti, même de bloquer ses ports. Voyez ce que j’en ai dit au chapitre Ier de ce volume.
  14. Ce que je dis de cet entretien et de celui qui le suivit résulte de la lecture que j’ai faite du rapport de M. de Mackau au ministre de la marine, à son retour en France. C’est en y allant moi-même en mission, après les traités de 1838, sur la frégate la Néréide, que le brave amiral Baudin me donna communication de ce rapport. M. de Mackau y rendit pleine justice aux sentimens de Boyer ; il dit au ministre qu’il resta persuadé que toutes les objections faites contre l’ordonnance par les commissaires leur avaient été inspirées par le Président, tant celui-ci les développa avec talent, dans un langage élevé ; que Boyer fut réellement eloquent en parlant de son pays ; que lui-même se sentit ému à l’expression des sentimens de ce chef d’État qui voyait le sort de son pays dans ses mains, dépendant de la résolution qu’il allait prendre à l’égard de l’ordonnance ; que c’est alors qu’il offrit de rester en otage à Haïti, offre qui détermina Boyer. En France, le ministère ne fit pas publier ce rapport on son entier, parce que ces particularités et quelques autres sur la situation d’Haïti ne devaient pas voir le jour.
  15. M. Esmangart avait refusé 80 millions offerts par MM. Larose et Rouanez, et s’il consentit ensuite au chiffre de 100 millions, c’est que le gouvernement français espérait qu’ils auraient accepté l’ordonnance préparée alors, avec un article ainsi conçu : « L’Etat d’Haïti ne pourra entrer pour aucune raison que ce soit dans une alliance offensive ou défensive contre la France ; il ne pourra se placer sous aucune autre protection que celle de la France, qui lui restera offerte, mais ne lui sera pas imposée. Il pourra, hors ces deux cas, conclure tels traités d’amitié, d’alliance et de commerce qui lui paraîtraient convenables. » — M. Lepelletier de Saint-Rémy, tome 2, pages 40 à 46. Mais les envoyés haïtiens rapportèrent au Président que M. de Clermont-Tonnerre leur avait positivement dit que la France se réservait la souveraineté extérieure sur Haïti. La rédaction de cet article prêtait en effet à cette interprétation ; toujours de l’ambiguïté !
  16. Ces moyens coercitifs devaient se borner au blocus de nos ports ; mais la guerre en eût été le résultat, et M. de Mackau savait que son gouvernement n’en voulait pas depuis longtemps : de là tous ses efforts pour convaincre Boyer de la sincérité de Charles X.
  17. Ces paroles de Boyer ont été rappelées dans le rapport de M. de Mackau. À mon retour à Haïti, je dis au Président comment cet officier avait parlé de lui et de cette affaire de 1825 ; il en fut extrêmement satisfait, et il me dit : « Beaucoup de mes concitoyens n’ont pas été aussi justes envers moi ! » C’est vrai ; mais s’il eût agi en cette circonstance comme Pétion, ses concitoyens l’auraient entendu discuter, soutenir leurs droits.
  18. Allusion aux instructions de Boyer à MM. Larose et Rouanet.
  19. Le congrès de Vérone eut lieu à la fin de 1822, du 20 octobre au 14 décembre, alors que le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine et des colonies, envoyait M. Liot auprès de Boyer.
  20. L’Espagne, à l’égard de ses colonies indépendantes. Ce passage confirme ce qu’on a dit de M. de Villèle.
  21. On remarquera que cette lettre ne fit aucune réserve par rapport au chiffre de l’indemnité, de même que M. de Mackau n’en parla point dans ses explications écrites, parce qu’il conseilla à Boyer d’écrire une lettre à ce sujet à Charles X, en promettant d’appuyer sa réclamation.
  22. Peu d’heures après leur arrivée en rade, les deux amiraux débarquèrent et se rendirent auprès de M. de Mackau, qui alla les présenter au général Inginac : ils furent présentés au Président dans la matinée du dimanche 10 juillet.
  23. L’amiral Jurien avait figuré dans l’expédition de 1802 ; l’année suivante, il commandait la frégate la Franchise, au Petit-Goave, quand Lamarre s’empara de cette ville en expulsant la garnison française. (Tome 5 de cet ouvrage, page 389). M. Jurien se rappela qu’il avait une fille naturelle avec une dame de cette ville ; il s’informa d’elles, et elles vinrent le voir au Port-au-Prince où il les accueillit, en laissant à sa fille des témoignages de sa générosité.
  24. Si M. Esmangart avait pu dire au général J. Boyé que la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, telle’qu’il la proposait, serait une humiliation pour le roi de France, il était bien permis aux Haïtiens de penser de même par rapport à son ordonnance et à la présence de la flotte dans la rade du Port-au-Prince. Mais si le Président avait fait savoir au public que c’était avec son consentement que le Rusé allait l’y appeler, on n’eût pas éprouvé ce sentiment ; car on crut généralement que c’était malgré lui.
  25. On remarquera encore que si les sénateurs appelés on conseil privé n’eurent point connaissance de la copie de l’ordonnance, le Sénat ne reçut pas non plus communication des explications écrites de M. de Mackau. Or, ce corps ayant le pouvoir de sanctionner ou de rejeter l’acceptation de l’ordonnance par Boyer, celui-ci aurait dû lui donner connaissance aussi de ces explications écrites pour mieux obtenir son adhésion. Et puis, avant de faire publier le programme du 8 juillet, il aurait dû adresser son message qui fut tardif. En conseil privé, les sénateurs ne formaient pas le Sénat. Cet oubli des formes et de convenances envers ce corps contribua beaucoup à exalter l’opinion publique par la suite.
  26. En voulant se rasseoir, M. de Mackau perdit l’équilibre et brisa son siége ; car il était corpulent et de grande stature. Il fut soutenu par les deux amiraux pour ne pas tomber ; un général haïtien lui donna un autre fauteuil. J’ai vu ce que je dis. — Cette particularité, connue dans le public inquiet, fut interprétée comme un mauvais signe pour l’ordonnance qu’il venait de déposer sur le bureau du Sénat, tant la superstition est vivace dans certains esprits.
  27. On a vu que dix sénateurs seulement firent partie du conseil privé tenu au palais de la présidence ; mais on avait appelé sans délai à la capitale ceux qui habitaient les lieux les plus voisins, et il s’en trouva treize à la séance du 11 juillet : le sénateur Lafontant, venu de Jarmel après cette séance, adhéra aussi à la résolution de ses collègues.
  28. Le sénateur Gayot reçut d’amers reproches des patriotes exaltés pour l’idée exprimée dans sa phrase soulignée ; il en fut inconsolable, et c’était avec raison.
  29. La musique militaire, jouant à tout moment pendant la marche du cortége, fit entendre les airs des chants nationaux de la France révolutionnaire, même le Ca-ira de 1793 : ce qui parut assez singulier à un « gentilhomme de la chambre du roi. » M. de Mackau en ayant fait ensuite l’observation au général Inginac, celui-ci répondit : « Soyez indulgent, car nos musiciens ne connaissent pas d’autres airs ; et puis, vous savez que la République d’Haïti est une fille de la République française ? »
  30. L’amiral Panayoty avait cessé de commander l’arrondissement de Saint-Jean, où ils s’ennuyait de ne plus voir la mer. En 1824, je passai à Les-Matas, où il me dit cela.
  31. Boyer, de même que Pétion, fit toujours respecter tous les étrangers qui venaien dans la République, où il n’y avait aucun consul ; mais il est vrai que les Français se trou vaient parfois plus exposés que les autres nations, notamment lors de l’équipée de Samana. Tout en ordonnant des mesures à leur égard eu cette circonstance, il était aussi du devoir du Président d’Haïti de les faire protéger.
  32. À chaque toast, on tirait une salve avec des pièces de campagne placées dans la rue Républicaine. Sur chaque bouteille de vin, on avait rais au bouchon, alternativement, un petit drapeau haïtien et celui de la France qui était tout blanc.
  33. Cette particularité fut dénoncée avec malignité à Grégoire ; je crois même qu’elle fut mentionnée sur les journaux ministériels, à Paris. Ensuite, les commissaires haïtiens envoyés l’a, n’allèrent visiter Grégoire qu’après avoir terminé leur mission infructueuse et au moment de retourner à Haïti. Ce vieillard se crut abandonné par les Haïtiens et en conçut une vive peine qu’il exprima dans un écrit à leur adresse, en leur faisant ses Adieux. Nous en parlerons plus tard,
  34. Voici la première strophe :

    Le monde a salué tes fils,
    Soleil, c’est aujourd’hui ta fote.
    Vois Haïti mêler le lys
    Aux palmes qui couvrent sa tête.
    Partage nos transports joyeux
    En ce jour de réjouissance :
    La France a comblé nos vœux ;
    Vive Haïti ! Vive la France !

    Le même auteur fit une épitre en vers qu’il adressa à Charles X ; M. de Mackau s’en chargea.

  35. « M. de Villèle attachait une grande importance politique à empêcher cette immixtion… » — M. Lepelletier de Saint-Rémy, t. 2, p. 117.
  36. Il passait presque toutes ses soirées au palais de la présidence.
  37. Extrait de l’ouvrage de M. Lepelletier de Saint-Rémy, comme la lettre précédente en réponse à la note de M. de Mackau. Il est probable que ce fut ce désir manifesté par Boyer d’avoir son portrait, qui porta Charles X à lui en envoyer un autre monte sur une tabatière en or et entouré de diamans.
  38. Dans ses Mémoires, p. 71, B. Inginac prétend que cet écrit fut soumis au conseil privé ; mais c’est une erreur de son souvenir, car dans leur opinion motivée, les membres de ce conseil n’auraient pas manqué d’en parler, de même qu’ils ont dit qu’il avait été seulement fait mention verbalement de l’ordonnance. Mais Inginac nous semble avoir eu raison, en disant qu’il conseilla vainement à Boyer de publier cette note et l’opinion du conseil privé, en même temps que l’ordonnance.
  39. M. Capefigue, Histoire de la Restauration, tome 9, p. 143.
  40. Les colons de Saint-Domingue ! On sait que l’émigré, vicomte de Bruges, était l’un des intimes amis du comte d’Artois, devenu Charles X ; à ce titre, il était aussi de cette classe innocente qui seconda les colons dans leur trahison envers la France, en livrant cette colonie aux Anglais. Le vicomte de Bruges a figuré au Port-au-Prince et au Mirebalais, en 1795. Voyez tome 3 de cet ouvrage, p. 59 et 60.
  41. On peut voir aussi, dans l’ouvrage de M. Lepelletier de Saint-Rémy, tome 2, pages 39 à 46, tout ce qui se passa dans le conseil des ministres sur cette question.
  42. La droite, c’est-dire les ultra-royalistes qui exerçaient une grande influence dans les deux chambres et sur le roi personnellement.
  43. La convention dont il s’agit eut lieu provisoirement par l’acceptation et l’entérinement de l’ordonnance ; mais sous la condition qu’un traité subséquent ferait disparaître ses ambigüités.
  44. Toutes ces idées émises par M. Pardessus n’étaient basées que sur les préjugés de couleur et de race ; car si les Haïtiens étaient les sujets du Roi de France, les Suisses étaient ceux des souverains d’Autriche, les Hollandais étaient ceux des rois d’Espagne, et les Américains des colonies anglaises étaient ceux des rois d’Anglelerre. Si ces provinces insurgées ont été aussi reconnues indépendantes par des traités, pourquoi Saint-Domingue, devenu Haïti, ne pouvait pas l’être également et de la même manière ? M. Esmangart était un ancien colon, et cependant il avait été de cet avis.
  45. Dans la séance du 9 mars 1826.