Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.6

Chez l’auteur (Tome 9p. 267-332).

chapitre vi.

La mission haïtienne est attendue en France avec une vive impatience. — MM. Larose et Rouanez y arrivent à la mi-juin : ils sont conduits à Saint-Germain-en-Laye, puis à Strasbourg et enfin à Paris. — Leurs pleins-pouvoirs et leurs instructions délivrées par le Président d’Haïti : réflexions sur ces dernières. — M. Esmangart est chargé de traiter avec eux. — Phases de la négociation. — Le gouvernement français neveut stipuler que pour l’ancienne partie française de Saint-Domingue et prétend se réserver l’exercice de la souveraineté extérieure sur Haïti. — Les envoyés haïtiens refusent d’adhérer à ces deux clauses. — Rupture de la négociation et retour des envoyés à Haïti. — Circulaire du Président d’Haïti aux généraux commandans d’arrondissement sur cette infructueuse mission, et leur recommandant de nouvelles mesures pour la défense du pays. — Conférences verbales de Boyer avec les sénateurs : son message au Sénat qui lui demande des avis sur les mesures politiques à prendre. — Le Sénat lui répond de prendre celles qu’il jugera les plus convenables dans la situation des choses. — Le Président d’Haïti proclame une déclaration, qui est suivie de la publication de toutes les pièces relatives aux négociations préparées ou entamées, de 1821 à 1824, — Il convoque le corps législatif pour entrer en session, en janvier 1825. — Il convoque les généraux de l’armée à la capitale afin de conférer avec eux, et les renvoie pour célébrer la fête de l’indépendance nationale. — Essai d’émigration en Haïti, des hommes libres de la race noire habitant les États-Unis ; origine de cette mesure conçue depuis 1820 et ses phases : elle ne réussit qu’imparfaitement. — 1825. Ouverture de la session législative ; discours prononcé à cette occasion ; justes éloges donnés par la Chambre des représentans, au gouvernement et à l’administration de Boyer. — Élections de plusieurs sénateurs ; diverses lois rendues : celle sur les douanes supprime le privilège accordé depuis 1814 à l’importation des produits britanniques. — Le code civil d’Haïti est soumis de nouveau à l’examen et au vote du corps législatif. — Ce code est rendu exécutoire au 1er mai 1826, et le code de procédure civile, également voté dans la session, au 1er septembre de la même année. — Quelques réflexions sur certaines dispositions du code civil.


M. Laujon était reparti du Port-au-Prince dans les premiers jours de février, apportant à M. Esmangart la lettre du Président, du 4 de ce mois, qui lui annonçait l’envoi d’un négociateur en France, d’après les désirs incessans du gouvernement français. Cet interprète des sentimens du préfet de la Manche parvint au Hâvre à la fin de mars, avec l’espoir que ce négociateur y arriverait immédiatement après lui, et il l’avait communiqué au préfet en allant le voir à Saint-Lô. Mais la vivacité française n’avait encore aucune idée de ce que peut la lenteur haïtienne ; aussi, M. Laujon, animé d’une ardeur juvénile, malgré ses 70 ans, se désolait-il au Hâvre, où il était resté dans une vaine attente, en y voyant arriver successivement quatre navires sans le négociateur du Président d’Haïti. Son impatience et son étonnement se traduisirent dans une dizaine de lettres qu’il adressa au Président par divers autres navires partis de ce port pour Haïti. Il lui envoya la copie d’une missive qu’il reçut de M. Esmangart, datée de Paris le 4 mai, lequel le relevait du poste où il l’avait placé : ce préfet y exprimait son déplaisir de la défiance que Boyer semblait montrer en cette occasion, ce qui, disait-il, mécontentait et blessait le gouvernement français.

Passant de la préfecture de la Manche à celle du Bas-Rhin, M. Esmangart se rendait à Strasbourg, et il chargea le commissaire de marine du Hâvre de recevoir l’envoyé haïtien, s’il y arrivait, et de le faire accompagner à Saint-Germain-en-Laye, parce que le gouvernement du Roi voulait le soustraire, durant la négociation, aux influences qu’il redoutait de la part des libéraux de Paris, dont plusieurs avaient entretenu une correspondance avec Boyer. On se fondait, à cet égard, sur la faculté qu’avait eue le général J. Boyé de négocier dans tout autre pays que la France.

Mais, pendant qu’on y prenait d’avance ces précautions, le Julius Thalès voguait paisiblement avec MM. Larose et Rouanez, et ce navire atteignit le Hâvre le 14 juin, après quarante-quatre jours de traversée. Ces deux citoyens, qualifiés simplement par le Président d’Haïti de chargés de mission près de « Sa Majesté Très-Chrétienne[1], » furent immédiatement conduits à Saint-Germain par le capitaine de port du Hâvre ; ils y trouvèrent M. Laujon, nommé pour leur tenir compagnie.

Le 20 juin, M. le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine et des colonies, leur écrivit « de se rendre à Strasbourg, où ils trouveraient M. Esmangart, autorisé à recevoir leurs propositions.  » Arrivés là, ils firent observer à ce préfet, qu’étant si éloignés de Paris, la négociation dont ils étaient chargés serait exposée à des lenteurs inévitables.

Ces observations furent accueillies ; mais le lieu des conférences fut fixé à Meaux avant de l’être à Paris même, où M. Esmangart et les envoyés haïtiens se rendirent enfin.

La lettre de créance ou les pleins-pouvoirs émanés du Président, le 28 avril, et remis aux citoyens Larose et Rouanez, disaient « qu’il avait jugé à propos de faire des ouvertures officielles au Roi Très-Chrétien, à l’effet d’obtenir de Sa Majesté la reconnaissance, en forme authentique, de l’indépendance du peuple haïtien, et de parvenir ensuite à la conclusion d’un traité de comnmerce entre la France et Haïti. »

Ils devaient se conformer aux instructions qui leur furent remises en même temps, et le Président d’Haïti promettait solennellement de ratifier et confirmer, d’exécuter et faire exécuter tout ce qu’ils auraient arrêté en vertu de leurs pouvoirs et de leurs instructions.

Ces instructions portaient d’abord, dans leur préambule :

« Le souvenir du passé a rendu le peuple haïtien ombrageux sur tout ce qui regarde son existence nationale ; et rien, désormais, n’est capable, je ne dis pas de détruire, mais d’ébranler même dans son esprit cette conviction intime, fruit d’une triste expérience, — qu’il ne peut y avoir de garantie pour la conservation de ses droits civils et politiques, que dans une indépendance absolue de toute domination étrangère, de toute espèce de suzeraineté, même de tout protectorat d’une puissance quelconque, en un mot, que dans l’indépendance dont il jouit depuis vingt ans. »

Après avoir ainsi défini le but de l’envoi des plénipotentiaires en France, les instructions établissaient en six articles, les conditions qui limitaient leurs pouvoirs ; et le Président leur disait :

« 1º Le premier acte que vous devrez réclamer, avant même de convenir des principaux points du traité de paix et de commerce, sera une ordonnance royale, par laquelle S. M. T. C. reconnaîtra que le peuple Haïtien est libre et indépendant, et qu’elle renonce, dès ce moment et à toujours, tant pour elle que pour ses successeurs, à toutes prétentions de la France de dominer sur l’ile d’Haïti, appelée par les uns Saint-Domingue, et par les autres Hispaniola.

Je dois vous prévenir que cette forme de déclaration est la seule qui puisse dissiper tous les nuages de la méfiance dans l’esprit d’un peuple qui a sans cesse présent à la pensée le souvenir amer de ce qui lui en a coûté pour s’être abandonné trop légèrement à sa crédulité. Au reste, le caractère du monarque français ne me permet pas de présumer la moindre hésitation de sa part à accorder l’acte dont il s’agit, et sans lequel le but proposé ne saurait être parfaitement atteint.

2° L’ordonnance royale une fois obtenue, vous serez autorisés à convenir, qu’en témoignage de la satisfaction du Peuple Haïtien pour l’acte de philanthropie et de bienveillance émané de S. M. T. C, il sera accordé par le gouvernement d’Haïti au gouvernement français, en forme d’indemnité, une somme de…[2], laquelle sera comptée en Haiti ou en France, en cinq termes et payemens égaux, d’année en année, soit en espèces métalliques ayant cours de monnaie dans la République ou à l’étranger, soit en denrées du pays, aux agents préposés par le gouvernement français pour cette perception[3].

Je ne saurais trop vous répéter que le sacrifice que fait la République en faveur de la France, n’a d’autre but, d’autre fin, que de manifester, d’une manière éclatante, la satisfaction des Haïtiens d’avoir obtenu, de S. M. T. C., par un acte formel et légal, l’approbation et la confirmation de l’état de choses dans lequel des événemens extraordinaires les ont placés, et dont ils sont en possession depuis un laps de temps qui semble leur avoir acquis une prescription suffisante contre toute réclamation. »

Ces deux premiers articles renfermaient, comme on voit, la question politique et financière à résoudre entre Haïti et la France. Avant de les examiner, parlons de ceux qui concernaient la question commerciale et qui devaient lier les intérêts des deux États d’une manière permanente. Il y avait deux articles à ce sujet, et les deux derniers étaient relatifs à des accessoires moins importans.

Par le troisième article des instructions, les plénipotentiaires devaient convenir « que les bâtimens de commerce français seraient admis dans les ports ouverts de la République, avec les mêmes égards que ceux des autres nations, et que les marchandises ou productions de la France ne seraient assujetties qu’aux droits d’importation que payaient ou que payeraient celles des autres nations les plus favorisées en Haïti. »

Ce qui revenait à dire que les produits français ne payeraient pas plus que ceux de la Grande-Bretagne, la seule puissance qui fût alors favorisée dans ses importations.

Par le quatrième article, les plénipotentiaires devaient obtenir, en réciprocité, « que les produits du sol d’Haïti, importés en France, soit par bâtimens haïtiens, soit par bâtimens français, ne payeraient d’autres ni de plus grands droits que ceux payés pour les produits similaires provenant des colonies françaises. »

Alors il y aurait eu réciprocité.

Le cinquième article était relatif à la neutralité qu’Haïti voulait observer dans toute guerre entre la France et d’autres puissances maritimes ; et qu’en ce cas, comme en tous autres, les escadres et flottes de guerre de la France n’auraient pas la faculté d’entrer dans les ports d’Haïti, quoique partiellement, ses navires de guerre pourraient y être admis pour se rafrîchir, s’approvisionner ou se réparer[4].

Enfin, le sixième article avait rapport à l’établissement, en Haïti, d’un chargé d’affaires ou consul général français et d’agents commerciaux, pour veiller aux intérêts du commerce de la France, de même qu’Haïti pourrait établir, à Paris, un seul agent chargé des instructions de son gouvernement, soit pour l’exécution du traité, soit pour entretenir la bonne intelligence entre les deux nations.

Ce qui frappe tout d’abord, dans les instructions données par Boyer aux citoyens Larose et Rouanez, ce qui étonna dans le temps les esprits éclairés en Haïti, et en France même encore davantage, c’est que le premier article de cet acte prescrivait l’obtention d’une « ordonnance royale » pour la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, comme donnant plus de garantie qu’un traité synallagmatique ; comme si le roi de France ne pourrait pas ensuite, détruire, annuller cette ordonnance par une nouvelle ordonnance, et remettre alors tout en question. Pour agir ainsi, il fallait que le Président ne réfléchit pas sérieusement sur la valeur ordinaire de tels actes qui étaient purement réglementaires, en exécution des lois, de même qu’en Haïti, les arrêtés du Président de la République ne pouvaient avoir la force des lois et étaient susceptibles d’être abrogés, à la volonté du Président, à cause même de leur nature réglementaire.

Cependant, Boyer avait sous les yeux le projet de traité proposé par le général J. Boyé à M. Esmangart, dont le premier article eût contenu toutes les garanties désirables à ce sujet ; il avait ou pouvait se procurer le traité conclu en 1783 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, par lequel « ces États furent reconnus libres indépendans et souverains y S. M. B. renonçant à toutes réclamations ou prétentions, tant pour Elle que pour ses successeurs, sur le gouvernement, la propriété et les droits qu’Elle pouvait avoir sur le territoire des dits États[5]. » Ce traité devint une loi obligatoire pour la Grande-Bretagne, comme un semblable traité eût été obligatoire pour la France à l’égard d’Haïti, quel que fût son gouvernement[6].

On est encore étonné de l’absence du mot de souveraineté dans ces instructions du Président d’Haïti, attendu que la diplomatie sait abuser souvent des termes contenus dans les conventions entre les Etats, et qu’en pareil cas il faut tout préciser, comme on le voit dans le traité de 1783 ci-dessus. Ensuite, nous croyons bien que le roi de France ne pouvait avoir « la moindre hésitation » à rendre une ordonnance déclarative de notre indépendance, comme émanant de sa grâce, puisque dès la mission de D. Lavaysse, en 1814-, nous avons fait remarquer que « cette forme » était déjà dans sa pensée, pour toutes concessions qu’il voudrait faire aux Haïtiens, en vertu de son droit divin ; et que nous avons encore dit, que cette pensée royale subsistait en 1821, malgré l’opinion émise à ce sujet par M. Esmangart lui-même.[7]

Le deuxième article des instructions du Président suggère encore des remarques. On y voit qu’il faisait proposer une indemnité « en témoignage de la satisfaction du peuple haïtien, pour l’acte de philanthropie et de bienveillance qui eût émané de Sa Majesté Très-Chrétienne. » Il lui répugnait apparemment de dire, ce qui était vrai cependant, ce qu’avait proposé Pétion à D. Lavaysse : — que cette indemnité était consentie en faveur des anciens colons, pour leurs propriétés immobilières confisquées par suite de leur expulsion d’Haïti. Car Haïti ne pouvait, ne devait pas donner « une indemnité pour un acte de philanthropie et de bienveillance ; » cela n’avait aucun sens raisonnable. En outre, la reconnaissance de son indépendance souveraine, dérivait nécessairement du droit naturel des Haïtiens à conquérir leur liberté civile et politique, droit que la France elle-même avait déjà reconnu et proclamé, le 4 avril 1792 et le 4 février 1794, par ses décrets « sur l’égalité civile et politique et sur la liberté générale[8]. »

Parler de l’indemnité comme une sorte de prix de la reconnaissance de notre indépendance, tandis qu’elle n’était qu’une clause accessoire de cet acte, c’était presque méconnaître les droits que nous tenons de Dieu, en notre qualité d’hommes égaux à tous les blancs du monde[9].

Cette interprétation de la malheureuse pensée de Boyer devient encore plus juste, selon nous, quand on le voit dire ensuite que : « Ce sacrifice n’a d’autre but, d’autre fin, que de manifester, d’une manière éclatante, la satisfaction des Haïtiens d’avoir obtenu de S. M. T.-C, par un acte formel et légal, l’approbation et la confirmation de l’état de choses (de l’indépendance nationale) dans lequel des événemens extraordinaires les ont placés, et dont ils sont en possession depuis un laps de temps qui semble leur avoir acquis une prescription suffisante contre toute réclamation. » On ne reconnaît pas son esprit, ordinairement si judicieux, dans de telles paroles écrites et signées de sa main.

Que devenaient donc, à ses yeux, les droits imprescriptibles que ses concitoyens avaient reçus de la nature ? Le 1er janvier 1804, l’indépendance d’Haïti était aussi légitime, aussi sacrée qu’elle l’était en 1824, qu’elle le sera dans la suite des siècles. Elle n’avait pas besoin de réclamer en sa faveur « une prescription de temps » contre toutes prétentions de la part de la France et de ses gouvernemens, quels qu’ils fussent : exprimer un doute à ce sujet, par l’emploi du verbe sembler, c’était sacrifier la gloire des héros fondateurs de la patrie haïtienne.

Certainement, et nous l’avons déjà admis, le gouvernement français avait le droit, la mission de tout tenter pour recouvrer l’ancien Saint-Domingue, par suite de son devoir envers la France et surtout pour rétablir ses anciens colons dans la possession de leurs biens immobiliers, de même qu’il en avait été pour le gouvernement britannique par rapport aux États-Unis. Cette situation lui créait des prétentions sur Haïti ; mais ce n’était que des prétentions qui devaient tomber devant la puissance des droits de la nature, reconnus et proclamés antérieurement par la France elle-même, lesquels avaient donné aux Haïtiens le droit bien autrement supérieur de résister à l’oppression tentée par son gouvernement de 1802, de faire la conquête de leur pays, d’en expulser les anciens colons, de confisquer leurs . propriétés. Et du moment qu’Haïti offrait une indemnité, consentait à la payer, en faveur de ces colons et par respect pour la propriété, les prétentions du gouvernement français devaient encore s’arrêter en présence de cette transaction, qu’il eût pu certainement poser comme une condition de la reconnaissance de notre indépendance, si nous ne l’avions pas spontanément proposée nous-mêmes[10]. Mais cette indemnité ne pouvait jamais être le prix de la reconnaissance du fait résultant d’un droit sacré ; car les Haïtiens possédaient, en leur qualité d’hommes libres, égaux à tous les autres, le droit de se gouverner par eux-mêmes et de repousser les prétentions de la France et de ses gouvernemens à ce sujet[11].

Le 2e article des instructions de Boyer mérite une nouvelle observation, en ce qu’il fit offrir au gouvernement français, de payer l’indemnité à Haïti, en espèces métalliques ou en denrées du pays et en cinq termes égaux : il y avait impossibilité de remplir de semblables engagemens. Le Président lui-même reconnut, peu après, que par le 3e il faisait offrir au gouvernement français, d’admettre les marchandises ou productions de la France sur le même pied que celles des nations les plus favorisées, il aurait diminué excessivement les revenus du fisc à l’importation, puis qu’alors les produits français eussent joui de la même faveur que celle accordée depuis 1814 aux produits de la Grande-Bretagne. Aussi, dans la session législative de 1825, il proposa la nouvelle loi sur les douanes qui fut rendue et qui supprima cette faveur, devenue intempestive et illusoire, puisque la Grande-Bretagne n’avait point voulu reconnaître l’indépendance d’Haïti, en même temps qu’elle le fit pour les autres nouveaux États de l’Amérique.

La négociation se poursuivant à Paris, dès les premiers jours de juillet, MM. Larose et Rouanez demandèrent, par écrit, qu’une ordonnance royale fut rendue, conformément aux termes de leurs instructions. M. Esmangart leur répondit, qu’il avait transmis cette demande au ministre de la marine, et qu’il ne doutait pas qu’elle aurait une réponse conforme à leurs désirs, — sauf à rédiger cette ordonnance selon les idées se rattachant au droit divin des Bourbons. Alors, les négociateurs haïtiens lui notifièrent les propositions qu’ils étaient chargés de faire, après l’obtention de cet acte de pleine puissance royale. Une nouvelle réponse du négociateur français, du 9 juillet, leur fit savoir qu’il allait prendre les ordres du ministre à ce sujet, afin d’entrer avec eux, dès le lendemain, en conférences verbales. Mais, trois jours après, il leur écrivit que les travaux des chambres législatives occupaient tellement le ministère tout entier, qu’il n’était pas possible d’y donner suite dans le moment. Enfin, les conférences verbales eurent lieu. M. Esmangart, au nom de son gouvernement, accepta les propositions de MM. Larose et Rouanez, en observant seulement que la somme de 80 millions de francs offerte pour l’indemnité, était au-dessous des prétentions de la France ; alors, d’un commun accord, elle fut portée à 100 millions[12]. Mais, à la rédaction du traité de paix et de commerce, M. Esmangart allégua que ce traité ne pouvait concerner que « l’ancienne partie française de Saint-Domingue, » le Roi de France en pouvant stipuler pour le Roi d’Espagne, à qui il avait rétrocédé, en 1814, « la partie espagnole de l’île, » réunie à la République d’Haïti depuis plus de deux ans. MM. Larose et Rouanez repoussèrent cette distinction, que leurs instrucrtions ne leur permettaient pas d’admettre, parce qu’il s’agissait d’un traité à conclure « entre la République et la France, » Le fait est, que le gouvernement français voulait par là réserver le droit de l’Espagne, à faire aussi une réclamation par rapport à son ancienne colonie, et que la forme de l’ordonnance que Louis XVIII eût rendue, était déjà arrêtée avec une prétention nouvelle qui devait entraîner la rupture de la négociation.

La difficulté soulevée par M. Esmangart suffisait déjà pour rompre cette négociation : il resta plusieurs jours sans n voir MM. Larose et Rouanez. Ces derniers lui écrivirent, les 28 et 30 juillet, pour lui dire : que si le gouvernement français persistait dans la distinction qu’il voulait établir dans le traité entre les deux parties de la République d’Haïti, ils se verraient forcés de demander leurs passeports. Le 31, M. Esmangart vint chez eux et leur proposa d’avoir une entrevue avec M. le marquis de Clermont-Tonnerre : ce qui eut lieu dans la soirée. Ce ministre leur dit : qu’il les avait fait inviter à cette entrevue pour leur faire part de l’ordonnance royale qui consacrait l’indépendance d’Haïti, « telle qu’ils le désiraient ; » mais dans laquelle le Roi de France se réservait néanmoins l’exercice de la « souveraineté extérieure » sur la République, et que cette clause de réserve était autant dans l’intérêt de la France que dans celui d’Haïti, qu’elle pourrait alors protéger contre toute entreprise qu’une puissance étrangère voudrait former contre elle[13].

Les négociateurs haïtiens refusèrent péremptoirement d’y adhérer, en disant au ministre français : que si Haïti avait pu conquérir son indépendance, elle saurait aussi la défendre contre n’importe quelle puissance qui viendrait l’attaquer, et d’autant mieux que son unité politique et territoriale la rendait aujourd’hui plus forte que jamais. M. de Clermont-Tonnerre essaya toutefois de les convaincre de la nécessité de cette clause, de même qu’à l’égard de la distinction établie entre les deux anciennes colonies de l’île. Mais les voyant persister à refuser d’adhérer à l’une et l’autre chose, il leur proposa que l’un d’eux allât à Haïti pour soumettre ces difficultés à Boyer : ce qui pourrait permettre la continuation de la négociation au retour de celui-là. Cette proposition fut encore déclinée par MM. Larose et Rouanez ; et alors le ministre ferma la conférence, en leur disant qu’il prendrait l’avis du conseil des ministres et qu’il leur communiquerait la décision qui serait prise. Le 3 août, ils reçurent de M. Esmangart une lettre qui leur faisait savoir que, d’après leur conférence avec le ministre de la marine, il était prouvé « qu’ils n’avaient pas de pouvoirs suffisans pour accepter les conditions que le Roi de France mettait dans le projet d’ordonnance dont ils avaient eu connaissance, et qu’ainsi la négociation ne pouvait plus être continuée. »

C’était leur offrir leurs passeports, comme Pétion l’avait fait envers MM. de Fontanges et Esmangart, par sa lettre du 2 novembre 1816. En effet, les envoyés d’Haïti partirent de Paris pour le Hâvre, où ils s’embarquèrent le 15 août : le 4 octobre, ils arrivèrent au Port-au-Prince.

Leur conduite ne pouvait qu’obtenir l’approbation de Boyer, car ils s’étaient conformés à ses instructions. Cette mission infructueuse ayant eu l’assentiment du Sénat et des principales autorités de la République, le Président se devait à lui-même, à eux et à la nation, de les informer immédiatement du résultat qu’elle avait eu. Dès le 6 octobre, il adressa aux généraux commandant les arrondissemens une circulaire dans ce but, et qui, en leur faisant connaître les prétentions du gouvernement français, d’exercer sur Haïti un droit de souveraineté, leur prescrivait de nouveau les dispositions de sa proclamation du 6 janvier précédent et les instructions particulières qui ont suivi cet acte : de se préparer plus que jamais à résister sur tous les points à toute tentative de la part de la France. Mais, en même temps, le Président recommandait à ces généraux d’assurer tranquillité et sûreté aux étrangers qui se trouvaient dans la République, de couvrir leurs personnes et leurs propriétés de toute la protection possible. « Guerre à mort, leur dit-il, aux implacables ennemis qui porteraient un pied sacrilège sur notre territoire ; mais ne souillons jamais notre cause par aucune action déshonorante. »

Les gouvernemens des pays les plus anciennement civilisés n’auraient pu tracer à leurs agents des instructions plus en harmonie avec les principes du droit des gens : aussi, aucun Français n’eut à se plaindre dans ces circonstances ; car ceux qui étaient alors en Haïti se trouvaient plus exposés que tous autres étrangers au mécontentement du peuple.

Pendant que Boyer écrivait à ces généraux, le même jour il invita les sénateurs présens à la capitale ou dans ses environs de venir au palais de la présidence, le 8 octobre dans la matinée, afin de conférer avec lui sur un objet qui importait à l’intérêt national. Nous ne pouvons dire ce qui fut traité dans cette séance à huis-clos ; mais il paraîtrait que les opinions émises individuellement par les sénateurs, pour ainsi dire en famille, ne semblèrent pas satisfaire le Président. Alors, il prit la voie constitutionnelle en adressant au Sénat le message suivant :

xxx« Au Sénat.

Pour satisfaire au besoin de mon cœur et continuer à mettre à profit les lumières des membres du premier corps de l’État, je vous adresse ce message, citoyens sénateurs, à l’effet d’avoir votre opinion motivée sur ce que, d’après le non-succès de la mission dont étaient chargés les citoyens Larose et Rouanez, il serait convenable d’adopter, eu égard à la France, et même relativement aux autres puissances qui, jusqu’à ce jour, persistent dans leur refus de reconnaître l’indépendance de la République.

Vous avez été informés avec soin des ouvertures récidivées que des agents du gouvernement français m’avaient faites pour conclure un traité dont cette reconnaissance devait être la base ; par les communications franches que je vous ai données de toutes les pièces relatives à cette négociation, vous devez avoir acquis une nouvelle preuve de ma franchise, comme je crois avoir le droit, en retour, d’obtenir de votre part, le témoignage d’une réciproque sincérité. Ainsi, je réclame de votre patriotisme, en vertu de l’article 121 de la constitution, de méditer sérieusement sur le grand objet dont s’agit, et de me faire connaître par votre réponse, le résultat de votre expérience et de vos lumières.

Vous connaissez trop vos obligations, pour ne pas répondre comme il convient à mon appel, et ne pas me dire votre pensée tout entière. Si, dans la société, il se rencontre parfois des âmes pusillanimes ou exaltées, manifestant (souvent contre le cri de leur conscience) des principes et des vues condamnées par la raison, qu’il m’est agréable de pouvoir me persuader du concours efficace du Sénat, dans tout ce qui tend à perpétuer la félicité et la gloire d’Haïti !

J’ai l’honneur de vous saluer avec une haute considération.

Signé : Boyer. »

Port-au-Prince, le 14 octobre 1824[14].

Ce message était évidemment une mise en demeure, pour le Sénat, de se prononcer sur les difficultés de la situation. Mais les pères conscrits, dont la réponse est également sous nos yeux, ne furent pas plus explicites sur les mesures à prendre : ils ne répondirent que le 22 octobre au Président, et d’une manière à peu près évasive. Depuis le chef de l’État jusqu’au dernier citoyen, chacun croyait tellement, dès les premiers jours de l’année 1824, à une guerre avec la France, qu’en voyant échouer la mission de MM. Larose et Rouanez comme celle qui avait été confiée au général J. Boyé l’année précédente, on s’attacha davantage à cette pensée ; et les membres du Sénat, appelés à conseiller le Président d’Haïti dans une si grave conjoncture, semblaient décliner l’honneur de lui dire résolument, de prendre des mesures qui pourraient blesser la dignité de la France, pour ne pas assumer la responsabilité de la guerre et de toutes ses conséquences,

En effet, le message du Sénat débuta par dire à Boyer : que si ce corps ne considérait que les éminens services qu’il avait déjà rendus à la République, il se bornerait à cette simple réponse : « Citoyen Président, vos principes civils et politiques ne laissent rien à désirer ; ayant constamment bien mérité de la patrie, agissez selon que votre sagesse vous le dictera ; et quoi qu’il puisse en arriver, soyez assuré de l’approbation générale, parce qu’il n’est aucun Haïtien qui ne soit pénétré que toutes vos actions auront pour base votre propre dignité et l’honneur national. » Arrivaient ensuite les mais, les si, dans lesquels le Sénat enveloppa ses pensées. Tantôt, selon ce corps, il fallait rompre tous rapports commerciaux avec la France ; tantôt il fallait publier les doçumens relatifs aux diverses négociations qui avaient été suivies depuis celle de 1816, tout en persistant dans l’exposé de dispositions pacifiques et suspendant en fait, toutes mesures vigoureuses, et faisant toujours respecter la personne et les propriétés des Français présens sur le territoire haïtien. Enfin, après avoir rappelé au Président d’Haïti, que l’art. 155 de la constitution lui réservait le droit de faire tous traités de paix, de déclarer la guerre aux puissances étrangères, moyennant la sanction de tels actes par le Sénat, ce corps finit par lui dire : que le Président étant plus en mesure de bien connaître la situation du pays, « il l’invitait à considérer comme non-avenu, tout ce que contenait son message actuel, parce qu’il se reposait avec confiance sur sa prudence. »

Dix-huit sénateurs signèrent ce message, sur 24 dont le Sénat se composait ; c’étaient : MM. N. Viallet, président ; Pitre, secrétaire, Latortue, Bayard, Gaulard, Rigolet, Hilaire, Filliatre, Daguille, Hogu, Degand, Dupuche, Larose, Gayot, J. Thézan, Caneaux, Birot et Lerebours. On ne doit pas imputer à l’âge avancé ni à la carrière civile de la plupart d’entre eux, cette réponse ainsi faite. Le patriotisme ne leur faisait pas défaut non plus, et ce sentiment y contribua peut-être davantage : lorsqu’il est sincère et éclairé, il porte le citoyen à réfléchir beaucoup avant d’émettre un avis ou un vote d’où peut sortir la guerre entre son pays et une puissance étrangère, parce que la guerre, quelque heureuse qu’elle soit, est toujours accompagnée de résultats désastreux. D’ailleurs, dans l’état actuel des négociations d’Haïti avec la France, il n’y avait pas lieu de désespérer de les mener à bonne fin. Si des commissaires français avaient été antérieurement traités avec égards par notre gouvernement, nos plénipotentiaires avaient été bien accueillis par le gouvernement de France. Celui-ci leur avait fait savoir à quelles conditions l’indépendance haïtienne pouvait être admise comme un fait ; mais ils lui avaient répondu, à Paris même, qu’ils ne pouvaient y consentir, et que la nation ne reviendrait jamais sur sa résolution du 1er janvier 1804, prise à l’égard de la France et même de toutes autres puissances du monde.

Il n’y avait, dans l’actualité, qu’une chose à faire, que le Sénat indiquait au Président dans un passage de sa réponse, et à laquelle le Président avait déjà pensé : c’était de livrer à la publicité, tous les documens relatifs aux négociations suivies depuis 1821 entre Boyer et les agents du gouvernement français, ou qui n’étaient qu’une correspondance pour en préparer. C’est à cela que le Président s’arrêta. Sa déclaration qui précède ces pièces est du 18 octobre, quatre jours avant la date de la réponse que lui fit le Sénat ; mais ces pièces ne furent imprimées qu’après. En suivant les erremens tracés par Pétion, Boyer satisfaisait à la juste curiosité des Haïtiens, intéressés à savoir comment leur premier magistrat avait mené ces négociations. Le gouvernement français ne pouvait s’étonner de ce procédé qu’on avait suivi deux fois déjà, et il est permis de croire que cette dernière publication contribua à la résolution qu’il prit, enfin, quelques mois après, sur la question de l’indépendance d’Haïti. Après avoir relaté succintement les faits relatifs aux négociations suivies entre les deux gouvernemens, de 1814 à 1824 inclusivement, la déclaration du Président se terminait ainsi :

« Je viens d’exposer les faits : je les livre au tribunal de l’opinion. Haïti sera à même de juger si son premier magistrat a justifié la confiance qu’elle a placée en lui, et le monde, de quel côté fut la bonne foi. Je me bornerai à déclarer que les Haïtiens ne dévieront jamais de leur glorieuse résolution. Ils attendront avec fermeté l’issue des événemens. Et si jamais ils se trouvaient dans l’obligation de repousser encore une injuste agression, l’univers sera de nouveau témoin de leur enthousiasme et de leur énergie à défendre l’indépendance nationale[15]. »

Après cette publication et celle d’une proclamation, du 29 novembre, qui hâtait l’ouverture de la session législative au 10 janvier 1825, Boyer adressa aux commandans d’arrondissement, une nouvelle circulaire concernant la plantation d’une grande quantité de vivres dans toutes les communes, par des corvées de troupes ; il convoqua à la capitale, dans le mois de décembre, tous ces généraux de l’armée afin de conférer avec eux sur l’issue des négociations avec la France et sur l’éventualité qui pouvait s’en suivre[16]. Ils retournèrent immédiatement après à leurs commandemens respectifs, pour solenniser avec pompe la fête de l’indépendance ; et sous l’inspiration des idées et des sentimens que cette fête réveilla dans toutes les âmes, une nouvelle résolution fut prise de combattre jusqu’à extinction, s’il le fallait, pour maintenir l’existence politique de la nation.


Malgré cette attitude belliqueuse du pays durant toute l’année 1824, le gouvernement, qui l’avait provoquée par des actes, n’agissait pas moins comme si sa sécurité ne dut point être troublée par une agression étrangère. Il entreprit de faciliter l’immigration, dans toute l’étendue du territoire de la République, d’une population à laquelle les Haïtiens devaient s’intéresser, à cause de l’état de dégradation où elle végétait dans son pays natal et du sang africain qui coule dans ses veines : nous voulons parler des noirs et mulâtres libres habitant les États du Nord de la confédération américaine.

On sait que vers 1819, quelques vrais philanthropes de ce pays, affligés de l’humiliation dont les préjugés accablent ces hommes, même dans les États du Nord où l’esclavage a été aboli, conçurent l’idée de leur chercher un lieu de refuge qui deviendrait leur patrie, dans laquelle ils pourraient jouir de tous leurs droits naturels et civils, et que la côte d’Afrique parut à ces philanthropes ce qui était le plus convenable à leur projet : de là le choix fait du lieu désigné depuis sous le nom de Libéria, situé dans la Guinée septentrionale, sur la Côte-des-Dents, à l’est du cap Mesurado et à 6° 15’ lattitude Nord. Mais, si un sentiment de commisération inspira cette pensée, pour soustraire les noirs et mulâtres libres des États-Unis aux vexations des blancs, l’égoïsme américain ne tarda pas à la saisir aussi avec plus d’ardeur et en manifestant pour ses victimes les plus odieux instincts ; car, tandis que les philanthropes ne songeaient qu’à employer la persuasion auprès de ces infortunés pour les déterminer à adopter ce plan, les partisans de l’esclavage et des préjugés ne voulaient user que de la violence pour les contraindre à sortir de leur pays natal. Les journaux des Etats-Unis retentirent alors de publications en sens contraire, selon les idées et les sentimens de leurs auteurs ; des sociétés se formèrent dans chaque grande ville d’où les émigrans pourraient partir pour se rendre en Afrique.

La connaissance acquise en Haïti de toutes ces choses, émut profondément un jeune homme qui habitait le Port-au-Prince depuis 1818, — M. Silvain Simonisse, — dont les sympathies étaient fort naturelles pour les malheureux qu’on voulait éloigner ou expulser des États-Unis. Mulâtre, né dans la Caroline du Sud, d’un père blanc qui avait des sentimens libéraux, il avait été envoyé dans son bas-âge, ainsi que ses deux frères, en Angleterre où il reçut une bonne éducation. De retour dans son pays natal, à vingt ans, l’instruction qu’il avait reçue en Europe s’opposait à ce qu’il y endurât les vexations auxquelles les hommes libres de sa classe sont assujettis, et il avait pris la résolution de venir se fixer à Haïti, de l’adopter pour sa patrie en vertu de la constitution républicaine qui assurait les droits civiques à tout descendant de la race africaine[17]. Indigné des injustices des Américains envers nos semblables, il fit un appel aux Haïtiens et particulièrement au secrétaire général Inginac et à tous les citoyens notables de la capitale, dans le but d’y former une société dont la mission serait de faire émigrer à Haïti les noirs et mulâtres libres qu’on voulait transporter sur les côtes insalubres et sauvages de l’Afrique.

Sa proposition ne pouvait être que bien accueillie, car elle était fondée sur diverses considérations aussi importantes pour Haïti que pour la population qu’elle eût attirée dans son sein. En conséquence, une réunion de citoyens, présidée par le général Inginac, signa, le 11 juin 1820, un règlement en 22 articles qui constitua une société sous le titre de : « Société philanthropique de la République d’Haïti ; » tout Haïtien pouvait en être membre. Elle forma un conseil principal d’administration, au Port-au-Prince, et chaque port ouvert de la République devait avoir aussi un conseil particulier. La cotisation des membres de la société devait former une caisse dont les fonds serviraient aux dépenses générales, pour faciliter l’immigration en Haïti des hommes dont s’agit, principalement ceux qui étaient ou agriculteurs ou artisans. La société eût envoyé des agents à cet effet aux États-Unis, pour prendre avec eux « des engagemens par écrit, » tant dans leur intérêt que dans celui des membres de la société qui voudraient les employer, en payant leur passage et celui de leurs familles, en fournissant à leurs besoins dans les premiers temps de leur arrivée et jusqu’à ce qu’ils pussent y subvenir par leur travail. Le règlement statuait d’ailleurs sur toutes les questions qui surgissaient d’une telle entreprise. Mais, malheureusement, les deux événemens désastreux que subit la capitale, peu après la formation de la société philanthropique, — l’incendie du 15 août et l’ouragan du 28 septembre, — la réunion de l’Artibonite et du Nord qui survint ensuite, et d’autres circonstances accessoires, tout contribua à faire évanouir le projet si désiré alors[18]. Il y eut cependant quelques émigrans venus des Etats-Unis, à leurs propres frais, et sur la certitude qu’ils acquirent d’être accueillis comme citoyens d’Haïti par le gouvernement ; ceux-là en attirèrent d’autres, en trop petit nombre il est vrai. Mais enfin, il en vint assez pour que le président Boyer donnât son attention aux mesures qu’il prescrivit par une circulaire aux commandans d’arrondissement, en date du 24 décembre 1823 ; il leur ordonna de placer les immigrans sur des terrains du domaine public, soit dans les mornes, soit dans les plaines, afin qu’ils pussent les cultiver à leur profit et en devenir propriétaires, par dons nationaux délivrés par le gouvernement.

Dans l’intervalle, l’essai de colonisation avait eu lieu à Libéria ; et les choses étaient en cet état, quand, le 4 mars 1824, M. Lowring D. Dewey, agent d’une société établie à New-York, adressa une lettre au Président où il disait : « Je sais que vous avez fait en faveur des malheureux noirs et mulâtres des offres d’une nature bienveillante, et même des informations récentes d’un de nos émigrés qui se trouvent chez vous, prouvent que vous leur donnez de puissans motifs pour venir habiter en votre île. Malgré cela, j’ignore encore beaucoup de choses qui sont nécessaires à savoir, avant que leur émigration puisse être aidée par la société de colonisation. »

Et il posa huit questions au Président, auxquelles il le pria de répondre. — « Si le gouvernement haïtien voudrait payer une partie des dépenses, donner aux émigrans des terres à cultiver et les aider dans leurs premiers établissemens ? À quel nombre d’émigrans il ferait de tels avantages ? Quels encouragemens il donnerait à ceux qui viendraient en qualité de mécaniciens ou de commerçans ? Le gouvernement admettrait-il les émigrans, en quelque nombre qu’ils vinssent, et leur permettrait-il de s’établir les uns à côté des autres dans un même lieu, ainsi que le font souvent les émigrans d’Europe aux États-Unis ? Jusqu’à quel point s’étend la tolérance des différentes religions ? Quelles sont les lois relatives au mariage, et quel est l’état de la société à cet égard ? Le gouvernement soutient-il les écoles ?

Enfin, pour dernière question, cet agent demandait « si le gouvernement permettrait à la société de colonisation de fonder une colonie dans l’ile d’Haïti, laquelle aurait ses propres lois, ses tribunaux, sa législature, son gouvernement particulier, mais formant un État fédéré avec la République d’Haïti, et dans quelle partie il pourrait se former et quelle étendue de territoire lui serait accordée ? »

M. Dewey ajouta que, « si la dernière question était résolue affirmativement, on ferait bien vite quelque entreprise pour former une colonie sous l’influence du gouvernement haïtien. »

Et il dit, des noirs et mulâtres libres dont il s’agissait : » Ces personnes de couleur elles-mêmes doivent être fixées sur ce qu’elles ont à espérer ; elles ont, vous le savez, leurs préjugés, leurs habitudes de la vie et celles de l’éducation ; ne manquez pas de réfléchir sur tout cela. Quoique leur état ici soit des plus lamentables, encore elles sont parfaitement ignorantes, sans aucune instruction ; elles ne sont libres que de mot, et cependant elles ne sont pas assez pénétrées de l’horreur de leur situation pour chercher à en sortir. Il faut qu’on leur présente l’aspect de quelques avantages pour qu’elles se décident à changer leur état. Il y a beaucoup de blancs qui, vraiment, sont désespérés du malheureux sort de cette portion de nos semblables, qui gémissent de leur ignorance, et qui feraient avec plaisir tout ce qui pourrait leur garantir une meilleure condition ; mais ils ont reconnu qu’on les a tellement dégradés, que l’opinion publique les a tellement accablés, qu’il est impossible de relever, en ce pays-ci, leur moral et de les y faire jouir de quelque bien-être… Ces hommes bienveillans cherchent donc un asile pour les infortunés enfans de l’Afrique dans quelque autre pays, etc. »

Le 30 avril suivant Boyer répondit à cette lettre : « Dès que j’ai été informé de la détermination prise aux États-Unis, de transporter en Afrique nos malheureux frères pour les rendre, disait-on, à leur ciel natal, j’ai compris la politique qui avait suggéré cette mesure, et en même temps j’ai conçu une haute opinion des hommes généreux qui se disposaient à faire des sacrifices, dans l’espoir de préparer aux infortunés qui en étaient l’objet, un asile où ils pussent parvenir à se procurer une existence supportable. Dès lors, par une sympathie bien naturelle, mon cœur et mes bras se sont ouverts pour accueillir dans cette terre de véritable liberté, des hommes sur lesquels la fatalité du destin s’appesantissait d’une manière si cruelle… Je me suis souvent demandé pourquoi Haïti, dont le ciel est si doux, et le gouvernement analogue à celui des Etats-Unis, n’était pas préférée pour leur lieu de refuge ? Craignant que mes sentimens ne fussent mal interprétés, si je faisais les premières démarches, je me suis contenté de bien faire expliquer à ceux d’entre eux qui étaient venus à Haïti, tout ce que la constitution de la République a établi de garanties et de droits en leur faveur ; j’ai aidé à s’acquitter ceux qui ne pouvaient se libérer du prix de leur passage ; j’ai donné des terres à ceux qui voulaient se livrer à la culture ; et par ma circulaire, en date du 24 décembre 1823, aux commandans d’arrondissement (de laquelle je vous envoie un exemplaire), vous vous convaincrez que j’ai préparé aux fils de l’Afrique sortant des Etats-Unis, tout ce qui pouvait leur assurer une existence honnête en devenant citoyens de la République haïtienne. »

Et alors le Président donna une réponse satisfaisante aux sept premières questions posées par M. Dewey, de manière à porter la société de colonisation à diriger les émigrans à Haïti. Quant à la huitième question, il lui dit : « Cela ne peut pas être. Les lois de la République sont générales, et il ne saurait y avoir de lois particulières. Ceux qui viendront, étant des fils de l’Afrique, seront Haïtiens du moment qu’ils auront mis le pied sur le sol d’Haïti ; ils jouiront du bonheur, de la sécurité, de la tranquillité dont nous jouissons nous-mêmes, quelle que soit l’obstination de nos détracteurs à soutenir le contraire. »

Enfin, le Président termina sa réponse en annonçant à M. Deway qu’il allait envoyer à New-York des fonds et un agent, lequel s’entendrait avec la société de colonisation pour favoriser l’émigration, en Haïti, des Africains qui désireraient y venir. Il ajouta cette considération, qui devail frapper l’esprit des citoyens des États-Unis : — « qu’en attirant cette population à Haïti, ce serait un moyen de mulplier les relations entre les deux pays et d’augmenter le commerce entre les deux peuples. »

Le 25 mai, une nouvelle lettre de Boyer à M. Dewey fut confiée au citoyen J. Granville, substitut du commissaire du gouvernement au tribunal de cassation, nommé agent du Président pour se rendre aux États-Unis et procéder à l’émigration[19]. Le même jour, Boyer adressa, par le même agent, une autre lettre à M. Charles Collins, résidant à New-York, qui l’informait que le secrétaire d’État, Imbert, avait reçu ordre de lui envoyer une certaine quantité de café, qu’on le priait de vendre pour le compte du gouvernement : les fonds qui en proviendraient, et d’autres qui pourraient lui être expédiés, serviraient à payer les dépenses que nécessiteraient les opérations de l’émigration.

Le Président ajouta : « Depuis longtemps, Monsieur, vous consacrez vos veilles à chercher les moyens d’alléger les souffrances d’une portion du genre humain, contre laquelle la prévention et le préjugé agissent avec une impitoyable rigueur. Aussi, je ne doute pas que vous ne saisissiez l’occasion qui se présente de faire triompher les efforts de votre sollicitude et ceux de vos amis. Quelle douce joie, pour des cœurs comme les vôtres, de voir ces rejetons de l’Afrique, si avilis aux États-Unis où ils végètent sans utilité pour eux-mêmes comme pour le sol qui les nourrit, une fois transplantés en Haïti, devenir des êtres non moins utiles qu’estimables, parce que la jouissance des droits civils et politiques, les ennoblissant à leurs propres yeux, ne peut manquer de les porter à s’attacher à des mœurs régulières, à acquérir des vertus sociales, et à se rendre dignes, par leur bonne conduite, de tous les bienfaits que répandra sur eux leur nouvelle patrie. Mais les émigrans ne recueilleront pas seuls le fruit de vos soins : les États-Unis eux-mêmes verront s’agrandir leur commerce avec Haïti, par les relations fréquentes que ces nouveaux Haïtiens devront naturellement entretenir avec le pays qu’ils auront quitté… »

Le citoyen Granville reçut du Président des instructions détaillées pour la mission dont il était chargé. En arrivant à New-York, il devait s’aboucher avec MM. Dewey et Collins et leur communiquer ses instructions, afin de trouver en eux et leurs amis toute l’assistance convenable, après quoi il donnerait la plus grande publicité à l’objet de sa mission, pour déterminer les émigrans à se rendre à Haïti, en profitant du concours que leur offrait le gouvernement et leur feisant connaître les avantages qui leur étaient offerts : « 1o qu’ils jouiraient, en Haïti, de tous les droits civils et politiques ; 2o qu’ils auraient une entière liberté de conscience dans leurs pratiques religieuses ; qu’ils pourraient obtenir des concessions de terres en pleine propriété, lorsqu’ils auraient établi les dites terres : le tout, pourvu qu’ils s’engagent à être fidèles aux lois de la République, dont ils deviendraient les enfans et les citoyens, et qu’ils n’entreprennent jamais rien de contraire à sa tranquillité et à sa prospérité. »

En offrant ces avantages aux émigrans, le président Boyer voulait néanmoins qu’ils comprissent parfaitement quelles seraient leurs obligations envers le pays qui les adoptait. Ainsi, son agent devait faire souscrire, de concert avec ceux des sociétés philanthropiques, par les chefs de famille ou autres émigrans réunissant douze personnes en état de travailler, « des engagemens par écrit et par-devant une autorité civile des États-Unis, » de cultiver les terres que le gouvernement leur accorderait gratuitement. Il devait également faire souscrire de pareils engagemens aux émigrans qui, individuellement, auraient l’intention de se livrer à la culture des terres, soit en affermant des terrains déjà établis, soit en travaillant de société avec les propriétaires, « à la condition de renouveler ces engagemens écrits, à leur arrivée à Haïti, par-devant le juge de paix de la localité. » Le passage et la nourriture des émigrans de ces deux catégories seraient payés à leur arrivée par le gouvernement qui, en outre, assurerait leur subsistance durant quatre mois ensuite, temps jugé nécessaire pour qu’ils pussent se la procurer par leurs travaux agricoles[20].

Quant aux émigrans qui voudraient se rendre à Haïti pour y exercer une industrie mécanique ou commerciale, l’agent Granville devait leur assurer le payement de leur passage et de leur nourriture, mais à la condition « qu’ils s’obligeraient aussi, par écrit et par-devant une autorité civile des Etats-Unis, de restituer au gouvernement, six mois après leur arrivée à Haïti, les sommes qui auraient été avancées pour eux. » Pareilles conditions devaient être imposées aux émigrans qui se destineraient à venir pour se rendre propriétaires par acquisition de terrains, ou pour ètre domestiques, ouvriers ou travailleurs quelconques, — et à ceux qui, étant éloignés des ports d’embarquement, recevraient des avances pour s’y rendre, à raison de six dollars par tête.

Les instructions présidentielles autorisaient l’agent Granville à faire quelques petites dépenses qu’elles n’auraient pu prévoir et dont la nécessité serait reconnue urgente ; mais elles évaluaient à quatorze dollars par tête le prix du passage et de la nourriture pendant le voyage, pour les adultes et les hommes, et à sept dollars par chaque enfant, les quelles dépenses seraient payées en Haïti à l’arrivée de chaque navire. L’agent avait la faculté d’affréter des navires, même de faire les approvisionnemens de chacun d’eux selon le nombre d’émigrans passagers ; et, dans ces prévisions, il était autorisé à puiser aux mains de M. Collins, jusqu’à concurrence de six mille dollars ou gourdes, sur les fonds dont cet Américain serait détenteur pour la République : « de laquelle somme vous rendrez compte, à l’issue de votre mission, avec pièces au soutien et en bonne forme, » ajoutaient les instructions. Elles lui indiquèrent les ports d’Haïti où les émigrans devaient être dirigés et la quantité à y envoyer, pour être répartis dans les différens quartiers, en désignant l’espèce des cultures auxquelles ils pourraient être employés. Dans cette présente année 1824, on devait tâcher d’avoir 6,000 émigrans capables de travailler, pour ces divers lieux compris dans les six départemens de la République[21].

En entrant dans tous les détails ci-dessus, nous avons voulu prouver avec quelle sollicitude fut accueillie, à Haïti, l’idée d’y faciliter l’immigration des descendans de l’Afrique, qui, réputés libres aux États-Unis, sont placés sous le joug des préjugés de race et de couleur, aussi barbares qu’absurdes ; et l’on peut reconnaître que les sentimens du président Boyer à ce sujet ne le cédaient en rien à ceux de Pétion, quand ce dernier accordait des secours à Bolivar sous la condition de l’affranchissement général de tous les esclaves de la Côte-Ferme. Mais on peut voir aussi qu’avec ses habitudes d’ordre et de régularité administrative, Boyer n’entendait pas livrer ces opérations au caprice des individus qui se présenteraient à son agent comme émigrans, encore moins à la spéculation mercantile des Américains, armateurs ou capitaines de navires, négocians, marchands ou autres. En se décidant à ordonner des dépenses à la charge du trésor public, il voulait qu’elles profitassent autant au pays qu’aux hommes qu’on désirait y attirer pour les rendre à leur dignité originelle.

Ces précautions étaient convenables ; mais pouvait-il obtenir parfaitement ce qu’il désirait ? Le Président confiait à Granville une mission fort étendue et emportant une grande responsabilité, et cet agent était seul, sans être accompagné même d’un secrétaire ; il devait s’aboucher avec toutes les sociétés de colonisation établies dans les différentes villes des États-Unis, leur communiquer ses instructions, prendre leurs avis et conseils et se faire assister pour bien remplir sa tâche.

Aussitôt son arrivée à New-York, les journaux de cette ville annoncèrent sa mission de manière à provoquer le départ des noirs et mulâtres qui voudraient émigrer à Haïti. Ces publications répétées dans les journaux des autres villes excitèrent les sociétés, à l’envi les unes des autres, à débarrasser le sol américain et principalement ces villes, de toute cette population colorée qui y végète dans l’abjection des plus sales métiers, tandis que le but essentiel de l’émigration devait être d’envoyer à Haïti le plus d’agriculteurs possible et ensuite des artisans utiles.

Ne pouvant concentrer dans un seul port le départ des émigrans pour y veiller lui-même, Granville était bien forcé de s’en remettre au concours des agents des sociétés de colonisation qui lui firent leurs offres ; de là l’impossibilité pour lui de contrôler l’envoi des émigrans et surtout les dépenses que ces expéditions occasionnaient aux États-Unis et devaient nécessiter aussi à Haïti.

Or, c’était la partie la plus délicate de sa mission, avec un chef du caractère de Boyer. Ensuite, dans l’empressement mis dans tous les ports des États du Nord de l’Union, à faire partir le plus d’émigrans possible, l’agent haïtien’pouvait-il s’en reposer sur ses collaborateurs, pour faire souscrire par écrit, à chacun de ces hommes, un egagement par-devant une autorité civile, qu’ils devaient renouveler de la même manière à Haïti, surtout par ceux qui seraient tenus à rembourser à la République les sommes qu’elle aurait avancées pour leur passage et leur nourriture ?

Dès qu’il débarqua à New-York, Granville se vit entouré dans les rues de la plèbe de couleur qui le suivait partout en lui adressant des speeches ; ce qui l’obligeait à des allocutions continuelles. Il en fut de même dans les autres villes.

Les malveillans, parmi les Américains, se saisirent de ce que ces scènes présentaient de ridicule à leurs yeux ; ils en firent des articles de journaux qui irritèrent l’agent haïtien par l’acrimonie que ces articles respiraient contre la race noire tout entière et Haïti en particulier. Il eut peut-être le tort d’y répondre, et de s’attirer par là des publications plus injurieuses.

Pendant ce temps, les navires américains arrivaient dans les ports d’Haïti, au Port-au-Prince principalement, chargés d’émigrans, hommes, femmes, vieillards, enfans, et de leurs misérables effets qu’ils n’avaient pas voulu abandonner en quittant les Etats-Unis. Rien n’était plus triste à voir que leurs vieux coffres, leurs vieilles malles, leurs haillons en laine, nécessaires pour le climat de leur lieu natal, mais inutiles pour celui d’Haïti.

C’était déjà un assez grand embarras que d’avoir à interner tous ces individus d’âge et de sexe différens, pour les placer dans les campagnes ; mais quand il fallait aussi y transporter leurs chétifs effets, plus ou moins lourds, l’embarras était plus grand ; en vain on leur disait de les délaisser.

Qu’on s’imagine ensuite l’impression produite sur l’esprit de ces infortunés, par la vue d’un pays nouveau si peu ressemblant à celui qu’ils venaient de quitter, d’une population dont ils ne comprenaient pas le langage, quoique de même couleur qu’eux, et sur la physionomie de laquelle ils apercevaient un sourire moqueur, excité par leur triste accoutrement, malgré toute la bienveillance qu’elle leur témoignait néanmoins !

La plupart des émigrans ayant été aux Etats-Unis, des barbiers, des savetiers, des décrotteurs, etc., n’entendaient pas fuir les villes d’Haïti pour se réfugier dans ses plaines, dans ses montagnes, et se livrer aux nobles travaux de l’agriculture ; aussi prirent-ils promptement en dégoùt cette émigration qu’ils avaient agréce d’abord, et un grand nombre parmi eux aimèrent-ils mieux retourner aux Etats-Unis à leurs frais[22].

Ce n’est pas sans regret, sans peine, que des hommes se décident à abandonner leur lieu natal, sans espoir de retour, pour aller habiter un autre pays ; il y a tant de choses agréables pour le cœur de l’homme, dans les jeux de son enfance, dans les plaisirs de sa jeunesse, dans ses relations de parenté et d’amitié, dont il ne saurait perdre le souvenir, et qui le rattachent au lieu où il a passé ses premières années !

Ces sentimens agissaient sans doute sur l’esprit et le cœur des émigrans ; et si l’on examine ensuite que ces infortunés étaient privés d’instruction, qu’ils s’étaient habitués à vivre aux Etats-Unis dans la dégradation morale que leur infligeait le préjugé colonial, qu’ils ne parlaient pas le même langage que celui des Haïtiens, qu’ils avaient des cultes différens du catholicisme, qu’ils se voyaient obligés de contracter tout à coup d’autres habitudes, on ne sera pas étonné qu’il en soit resté si peu en Haïti.

Mais ceux qui eurent assez de volonté pour s’y fixer, se conduisirent en général comme des citoyens paisibles et laborieux, soit qu’ils se livrassent à la culture, ou soit qu’ils pratiquassent divers métiers ou un petit commerce dans les villes[23].

Et, ce qu’il y eut encore de très-fâcheux dans l’émigration avortée de cette population, c’est qu’elle introduisit en Haïti la petite vérole ou la variole qui parut sur les émigrans dans le cours du voyage, et qui se développa parmi les Haïtiens avec une effrayante rapidité ; ces derniers n’étaient point préparés contre le fléau par l’usage de la vaccine ; la plupart des autres en subirent l’effet par leurs habitudes de saleté, pour avoir vécu dans un pays où l’hiver dispense de bains salutaires.

De sorte que, en résumé, on peut dire que cette opération fit périr plus d’Haïtiens par le fléau, qu’elle n’introduisit d’émigrans utiles à Haïti.

Il n’en fallut pas davantage pour dégoûter le président Boyer et les principaux fonctionnaires, et les citoyens qui concouraient avec lui pour offrir un asile à cette population malheureuse qu’ils désiraient arracher au joug humiliant des Américains, surtout lorsqu’on voyait qu’une grande partie de ces infortunés aimaient encore mieux retourner se placer volontairement sous ce joug.

Ce résultat regrettable fit rappeler l’agent Granville des Etats-Unis. À son arrivée au Port-au-Prince, il reçut de graves reproches de la part du Président, qui ne s’était pas attendu à tous ces mécomptes[24].

Au fond, il n’y avait pas justice à lui imputer ce qui ne dépendait pas de lui, puisque, étant seul chargé de l’opération, il avait dû se faire assister de gens qui ne se pénétrèrent point de l’esprit de ses instructions, qui envoyèrent à Haïti la portion la plus dégradée des noirs et mulâtres libres des États de l’Union, et qui furent cause de dépenses considérables et onéreuses à la République, puisque la plupart de ces hommes retournèrent spontanément dans ces États pour y végéter de nouveau.

À propos de ces dépenses, il est peut-être convenable de mentionner ici les différences qu’offrirent les comptes généraux de la République dans les années 1823 et 1824.

La première avait produit, à l’exportation, 33,600,000 livres de café ; 224,000 livres de coton ; 332,000 livres de cacao ; 365,000 livres de tabac ; 6,531,000 livres de campèche ; 2,223,000 pieds réduits d’acajou ; 15,000 livres de sucre, (pour ne citer que les principaux produits), le tout en chiffres ronds.

1824 donna à l’exportation, 44, 270, 000 livres de café ; 1,028,000 livres de coton ; 461,000 livres de cacao ; 718,000 livres de tabac ; 5,567,000 livres de campêche ; 2,181,000 pieds d’acajou ; et seulement 4,000 livres de sucre, le pays ne produisant plus de cette denrée que pour la consommation intérieure[25]. On voit néanmoins que les récoltes furent belles en 1824.

Mais tandis qu’en 1823, les recettes s’élevèrent à 2,684,548 gourdes, et les dépenses à 2,251,157 gourdes, — ce qui laissait un profit de 455,591 gourdes ; — en 1824, les recettes montèrent à 3,101,716 gourdes, et les dépenses à 3,105,115 gourdes, avec un faible déficit de 3,399 gourdes. Ces dépenses, en 1824, furent occasionnées, et par l’émigration des États-Unis, et par les achats d’armes, de munitions, d’objets pour l’habillement et le fourniment des troupes.

Sans l’importance des récoltes de cette année, sur lesquelles le fisc retira 500,000 gourdes d’impôts de plus que dans l’année 1823, le déficit eût été énorme.


Au terme de la proclamation du chef de l’État, qui assigna la réunion du corps législatif au 10 janvier 1825, dès le 8, la Chambre des communes s’était constituée en majorité ; elle élut pour son président le citoyen J. Elie, et pour secrétaires les citoyens !. S. Hippolyte et Saint-Macary. Le 10, le Président d’Haïti vint ouvrir ses séances en vertu de la constitution. Le discours qu’il prononça à cette occasion, offrant un exposé lucide de la situation de la République, nous le produisons ici :

« Citoyens représentans, — la République, fidèle à ses principes, et marchant avec constance dans le sentier de la constitution, jouit toujours d’une tranquillité faite. Cet avantage, qui résulte de l’harmonie qui existe entre les principaux pouvoirs, et surtout de la rectitude et de l’énergie de l’esprit public, présage à la nation les heureuses destinées auxquelles son courage et sa conduite lui donnent de si justes droits.

Haïti, cependant, toujours en butte à la convoitise et à la haine de certaines puissances, et située au milieu d’un archipel ennemi de la liberté et de notre émancipation, semblerait être exposée à un état d’anxiété contraire à la sécurité nécessaire à tous les Etats. Mais, si sous ce point de vue notre situation paraît extraordinaire, toujours est-il constant que nous tenons dans nos mains nos véritables garanties, et que nous sommes assurés de la jouissance des immenses ressources que la nature nous offre pour la défense de notre territoire, tandis que par la force naturelle des choses, il est indubitable que l’injustice manifestée contre nous aura nécessairement un terme.

Je m’étais décidé, vous le savez, d’après les ouvertures renouvelées près de moi, à faire une démarche que d’ailleurs la saine politique prescrivait, pour ramener à la raison envers nous, ceux qui feignaient de douter de nos loyales dispositions ; et si le résultat n’a pu être tel qu’il était juste de l’espérer, il me reste néanmoins l’approbation de ma conscience et l’opinion des hommes impartiaux de tous les pays. Tranquilles avec nous-mêmes, bornons-nous maintenant au soin qu’exige le perfectionnement de nos institutions ; redoublons d’ardeur pour l’accroissement des travaux nécessaires à la splendeur de notre pays, et attachons-nous enfin à tout ce qui doit distinguer un peuple libre, guerrier et agriculteur.

L’expérience depuis quelque temps, a fait reconnaître quelques vices dans certaines lois qui régissent nos tribunaux. La sagesse du législateur s’empressera, sans doute, d’y faire les modifications reconnues nécessaires[26]. Le gouvernement dont la pensée ne recherche que ce qui peut affermir le bien public, s’empressera toujours de promouvoir tout ce qui pourra le plus efficacement conduire à ce but. Ecarter de notre code tout ce qui peut favoriser la chicane, simplifier, autant qu’il est possible, les formes de la procédure[27], en offrant toutefois à l’innocence et au bon droit toutes les garanties nécessaires, tels sont en partie les objets essentiels qui commandent l’attention de la législature.

Pour ce qui est de l’agriculture, il m’est satisfaisant de pouvoir dire qu’elle a fait des progrès remarquables, et qu’un grand nombre de citoyens ont abandonné les professions qu’ils exerçaient dans les villes, pour se livrer entièrement à cette base essentielle de toute prospérité.

J’ajouterai ici que nous devons concevoir de grandes espérances du placement dans les campagnes, d’une grande partie de nos frères arrivés des États-Unis. Tous les rapports qui me sont parvenus à leur égard, s’accordent à représenter ces nouveaux Haïtiens, dans les lieux où ils sont placés, comme joignant à un travail actif une conduite très-régulière[28].

Nous avons aussi lieu de nous féliciter de la situation des finances de l’État, puisque la République n’a point de dettes, que ses engagemens et ses achats se font au comptant, et que ses arsenaux et ses magasins sont abondamment pourvus des articles essentiels. Néanmoins, un esprit d’ordre et d’amélioration, assisté parle zèle éclairé et les soins vigilans de la chambre de vérification des comptes, tendra toujours à perfectionner les opérations de cette branche importante de l’administration publique.

Le peuple, toujours aussi patriote que docile à la volonté de la loi, l’armée, dont la valeur et les sentimens généreux ne se sont jamais démentis, ne cessent de donner à la patrie des preuves du plus pur dévouement. Aussi ne puis-je me refuser de donner ici ce témoignage solennel de satisfaction.

Citoyens représentans, confiant dans votre patriotisme et dans vos lumières, j’augure d’avance favorablement du résultat de vos méditations sur les propositions qui vous seront adressées. Je compte aussi beaucoup sur le secours de votre expérience, pour m’aider dans les efforts que je ne cesserai de faire pour raffermissement de la félicité générale. C’est dans cet espoir queje vais procéder à l’ouverture de vos travaux… »

Le citoyen J. Elie répondit à ce discours, par un autre qui paraphrasait à peu près toutes ses parties. Nous devons néanmoins en citer quelques passages qui sont remarquables, tels que ceux-ci :

«…Soumis aux décrets de la Providence, confiant dans le génie puissant du chef de l’État, inébranlable dans ses résolutions, l’Haïtien attend, sans alarmes, les événemens qui pourront naître d’un système politique qui lutte vainement encore contre les lumières du siècle et voudrait arrêter la marche irrésistible des temps…

La vingt-deuxième année s’écoule depuis que, justifiant la sublime prophétie que l’heure de la régénération sonnerait, nous brisâmes pour l’éternité nos odieuses chaînes, en proclamant à l’univers ce que nous avions le droit d’être ; ce que nous sommes, ce que nous serons, — libres, indépendans.

En nous félicitant de la tranquillité parfaite dont nous jouissons, en nous enorgueillissant de l’attitude imposante dans laquelle est placée la République, nous aimons à rendre, dans cette auguste assemblée, un hommage éclatant aux soins que votre infatigable activité ne cesse de porter dans l’administration des affaires publiques, et aux prudentes mesures qui assurent le salut de l’État… »

Si ces paroles d’un orateur réellement éclairé font autant d’éloges de Boyer, que celles consignées dans l’adresse de la Chambre au peuple, à la fin de la session de 1824, et dont son président, Hérard Dumesle fut le rédacteur, qu’on ne croie pas qu’elles étaient l’expression d’une flatterie déplacée de leur part ; car à cette époque, Boyer les méritait et les obtenait de toutes les bouches, et l’on peut dire qu’alors il était à l’apogée de sa fortune politique, de sa puissance sur l’opinion publique, même de la gloire de son gouvernement.

Pour tous les chefs qui dirigent les affaires de leur pays, il est un temps semblable où chacun se plaît à leur décerner la palme qu’ils ont su mériter par leurs travaux, ou guerriers ou pacifiques.

Depuis bientôt sept années que Boyer gouvernait la République, son administration éclairée et modérée avait constamment marché de succès en succès.

L’ordre mis dans les finances de l’État, la discipline maintenue dans l’armée, lui avaient permis de pacifier le beau quartier de la Grande-Anse et de procurer une sécurité parfaite au département du Sud.

Ce résultat heureux avait raffermi la prépondérance du système républicain sur le système monarchique créé par H. Christophe, et facilité le glorieux triomphe obtenu dans la réunion si longtemps désirée des départemens de l’Artibonite et du Nord.

Ce dernier événement avait produit presque immédiatement l’incorporation non moins désirée des départemens de l’Est, qui constitua définitivement l’unité politique d’Haïti par l’unité territoriale, garantie de la souveraineté nationale.

La publicité récemment donnée à toute la correspondance, à tous les actes du Président, dans les négociations diplomatiques avec le gouvernement français, venait de prouver son patriotisme et son ardent désir de parvenir à obtenir de ce gouvernement la reconnaissance explicite de l’indépendance qu’il contestait encore.

L’essai qui était en voie d’exécution dans le moment pour attirer en Haïti une population infortunée, destinée à augmenter ses forces productrices en jouissant sur son sol des droits qu’elle tenait de la nature ; l’état relativement florissant de l’agriculture, constaté par l’importance des produits indigènes livrés à l’exportation ; la prospérité du commerce qui en résultait et que constatait aussi l’affluence dans tous les ports du pays de nombreux navires étrangers de toutes les nations, même de celle qui déniait à Haïti ses droits politiques ; le progrès réel de l’instruction publique à cette heureuse époque ; le vote qui avait eu lieu l’année précédente du code civil destiné à régler le sort des familles et les intérêts des citoyens dans leurs propriétés diverses, — code, dont la rédaction améliorée allait être soumise au corps législatif dans la session actuelle, d’après de judicieuses observations ; la paix intérieure ; enfin, la tranquillité et la sécurité dont jouissaient tous les Haïtiens : toutes ces choses réunies frappaient les esprits et légitimaient les louanges populaires dont les deux présidens de la Chambre des représentans se firent les organes.

Néanmoins, et que l’on ne s’en étonne point ! l’unanimité, toujours si difficile à obtenir en fait d’opinions de toutes sortes, cette unanimité n’existait pas pour louer la conduite de Boyer dans les affaires publiques ; une Opposition, que nous avons déjà signalée, était là qui épiait ses actes pour profiter de la moindre faute qu’il ferait, afin d’éclater de nouveau. Envieuse et jalouse de ses succès, elle avait paru, deux ans auparavant, dans la Chambre des communes ; et si elle n’y était plus, elle ne subsistait pas moins dans le pays, principalement dans la capitale et dans le Nord.

Quoi qu’il en soit, la session législative de cette année produisit des actes importans, et le premier que rendit la Chambre fut la décharge donnée au secrétaire d’État, des comptes généraux de 1823. Elle élut ensuite successivement, sur des listes partielles de candidatures, sept sénateurs : — les citoyens F. –D. Chanlatte, Desvallons, Sambour, Lafontant père, Daumec, J. Latortue et Rouanez, en remplacement d’autant de membres du Sénat qui vivaient encore, parmi ceux qui avaient été nommés en décembre 1815. Il est à remarquer que ce fût là un des motifs qui portèrent le Président d’Haïti à hâter la session, et qu’à partir de celle de 1821, il ne présenta plus à la Chambre des listes générales, mais fractionnées, de candidats pour remplir les places vacantes au Sénat[29]

Sur la proposition du chef de l’État, le corps législatif rendit une loi qu’il promulgua le 22 février, « relative aux formalités à remplir pour constater la perte des titres de ceux dont les propriétés sont sous la main-mise de l’État, et qui statue définitivement sur les réclamations des créances antérieures à la fondation de la République, contractées par les anciens propriétaires des biens réunis au domaine. » L’intitulé de cette loi explique suffisamment l’objet qu’elle avait en vue, — de consacrer, une fois pour toutes, la législation antérieure, à partir de 1804, sur toutes sortes dé réclamations. L’autorité judiciaire, d’abord, ensuite l’autorité administrative, durent concourir, chacune dans ses attributions respectives, à assurer les droits, ou des particuliers ou du domaine public, sur les diverses natures de propriétés ; et, après les enquêtes prescrites par la loi, le Président d’Haïti approuvait et confirmait définitivement le droit de propriété de ceux en faveur desquels ces enquêtes avaient été établies.

Une autre loi, du 5 mars, supprima les logemens en nature ou leur remboursement en argent, que jusqu’alors on accordait à certains fonctionnaires de l’administration civile et aux officiers de tous grades de l’armée : les administrateurs des finances et les trésoriers furent les seuls qui en conservèrent en nature, ainsi que les commandans d’arrondissement et ceux de place. Cependant, dans les lieux où l’État n’avait point de maisons disponibles, ces derniers recevraient le remboursement de leurs logemens en argent. Il en élait de même pour tous autres officiers militaires en activité, qui quitteraient le lieu de leur cantonnement habituel (où ils n’étaient pas logés), pour aller faire ailleurs un service de garnison ; en ce cas, le trésor public leur rembourserait leurs logemens à un taux déterminé par cette loi, selon le grade de chacun : le général de division à 20 gourdes par mois, etc. Il s’ensuivit denotables économies ; mais, en même temps, une autre loi du 19 avril accorda à chaque colonel des régimens d’infanterie ou d’artillerie une indemnité de 10 gourdes par mois pour l’entretien et la conservation des tambours de leurs corps que l’Etat leur fournissait : ce qui était de toute justice.

La loi sur les patentes, pour l’année 1826, contint dans ses 43 articles des dispositions mieux formulées que celles de toutes les lois précédentes sur la même matière ; elle régla l’exercice de l’industrie de chacun d’une manière intelligente et équitable ; et, en assurant aux nationaux les privilèges auxquels ils ont naturellement droit, elle résuma toutes les mesures antérieures, législatives ou administratives, qui avaient été prises à l’égard des Étrangers. Quoique cette loi fût rendue sur l’initiative habituelle de la Chambre des communes, il est constant qu’elle avait été préparée par les soins du pouvoir exécutif. Le tarif y annexé, divisant toujours les communes ou paroisses en six classes, fixa mieux aussi le taux à payer par chaque patentable.

Cette loi fiscale fut suivie d’une autre sur les douanes, qui abrogea les précédentes sur la même matière, notamment celle de 1822. La nouvelle loi prouva que l’administration se perfectionnait, chaque année, par l’expérience acquise sur la qualité des marchandises admises à l’importation, sur un meilleur mode de tarification par rapport à la perception des droits. L’évaluation des prix moyens fut portée à un taux un peu plus élevé ; il se trouva dans le tarif une infinité d’articles qu’on ne voyait jamais figurer dans les autres ; et les douanes durent percevoir « douze pour cent sur le montant de l’évaluation et sur les marchandises ou productions de tous les pays sans distinction. » Par cette disposition, la faveur accordée aux produits britanniques depuis plus de dix ans fut supprimée, et avec convenance et justice, puisque la Grande-Bretagne persistait à ne pas reconnaître l’indépendance d’Haïti, tandis qu’en 1823 elle avait reconnu celle des anciennes colonies espagnoles. Il eût été par trop absurde, de notre côté, de continuer à nous extasier sur la philanthropie de cette grande puissance, au détriment des intérêts du trésor haïtien. Et, d’ailleurs, il était à prévoir que, tôt ou tard, des arrangemens financiers seraient conclus avec la France ; il fallait s’y préparer. — Par la nouvelle loi, les droits d’exportation sur les principaux produits d’Haïti furent maintenus comme auparavant ; mais l’impôt territorial subit une réduction favorable à la production.

Suivant le Bulletin des lois, dans sa séance du 7 février, la Chambre des communes reçut du Président d’Haïti divers projets de loi du code civil, et prit immédiatement lecture des cinq premières lois de ce code, qui, ainsi qu’on l’a vu au chapitre précédent, avait été voté cependant dans la session de 1824, et par la Chambre et par le Sénat ; il en fut de même des trente-six lois formant ce code, qui subirent ainsi un nouveau vote de la part des deux branches du corps législatif, d’après les réflexions faites sur la rédaction de ses articles.

Il fut voté, le 4 mars, par la Chambre ; le 26, par le Sénat, et promulgué le 27 par le Président d’Haïti. Le dernier article, 2047, porte :

« Le présent code sera exécuté dans toute la République, à dater du 1er mai 1826, an xxiiie ; en conséquence, tous actes, lois, coutumes, usages et règlemens relatifs aux matières civiles sur lesquelles il est statué par ledit code, seront abrogés. » Cette disposition générale, qui dérogeait quelque peu à l’article 1er de ce code, dans la loi « sur la promulgation, les effets et l’application des lois en général, » eut pour motif, l’impossibilité d’être fixé sur l’époque précise où ce code serait entièrement imprimé, pour être expédié ensuite dans toutes les communes ; la date du 1er mai était même laissée en blanc, afin que le pouvoir exécutif put la déterminer à l’achèvement de l’impression.

Quant au code de procédure civile, voté par la Chambre des communes dans sa séance du 23 avril, par le Sénat dans celle du 2 mai, et promulgué par le Président d’Haïti le 3 mai, son dernier article 765 de la loi sur les dispositions générales, était ainsi rédigé :

« Le présent code sera exécuté à dater du 1er septembre 1826. En conséquence, tous procès qui seront intentés depuis cette époque, seront instruits conformément à ses dispositions. Toutes lois, coutumes, usages et règlemens relatifs à la procédure civile, seront abrogés. »

La session législative, ouverte le 10 janvier avait été prorogée d’un mois, par rapport à ce dernier code. Son dernier article, par sa rédaction, indique que cette disposition, qui le rendait exécutoire à une époque si éloignée, n’eut aussi d’autre motif que la difficulté d’obtenir une prompte impression dans l’imprimerie nationale, où se trouvait un personnel insuffisant.

En parlant, à la fin du chapitre précédent, du vote du code civil dans la session de 1824, nous avons dit que nous ajournions quelques réflexions que nous aurions à produire sur ce code, parce qu’il allait subir une révision devenue nécessaire par de judicieuses observations, et par rapport à d’autres lois édictées avant sa promulgation, depuis la déclaration de notre indépendance nationale. Le lecteur comprendra sans doute que nos réflexions sont surtout relatives aux lois « sur l’état et la capacité des personnes. »

Commençons d’abord par constater, qu’aucune des constitutions d’Haïti, qu’aucune de ses lois civiles, publiées antérieurement au code civil qui nous occupe, n’avait défendu textuellement le mariage entre les Haïtiens et les femmes étrangères de la race blanche, ni le mariage entre les Haïtiennes et les hommes étrangers de la même race ; — qu’en favorisant la rentrée en Haïti de tous les hommes de la race noire déjà reconnus Haïtiens, les divers gouvernemens qui ont régi le pays, n’entendaient pas exclure les familles qu’ils s’étaient créées à l’étranger, c’est-à-dire, leurs enfans et leurs femmes, celles-ci fussent-elles de la race blanche ; — que l’article 44 de la constitution de 1816, subsistant en 1825, en disant :

« Tout Africain, Indien ou ceux issus de leur sang, nés dans les colonies ou pays étrangers, qui viendraient résider dans la République, seront reconnus Haïtiens, etc. »

Cet article admettait nécessairement la famille de chacun de ces hommes (femme et enfans), à jouir aussi de la qualité d’Haïtien, la femme fût-elle de la race blanche. Car, il eût été absurde et injuste de repousser la famille d’un homme que la loi politique voulait rendre citoyen du pays, pour en augmenter la population ; et par là, la constitution reconnaissait, établissait implicitement, virtuellement ce principe du droit naturel, à savoir : — que « la femme suit la condition de son mari, » de même que « les enfans suivent la condition de leur père. »

C’est ce qu’établissait formellement le code civil de H. Christophe. Son article 8 disait :

« Tout enfant, né d’un Haïtien ou d’une Haïtienne, en pays étranger, est Haïtien. »

Il était sous-entendu que s’il était né en Haïti, cet enfant l’était à plus forte raison. Et l’article 9 disait :

« L’épouse d’un Haïtien, fût-elle étrangère (de race blanche ou autre) est de droit Haïtienne ; » et cela parce que ce code reconnaissait également le même principe du droit naturel, qu’il confirmait encore par son article 13 ; car la femme Haïtienne qui épousait un étranger (à quelque race qu’il appartînt), devenait étrangère ainsi que son enfant. Elle perdait sa qualité d’Haïtienne, sauf à la recouvrer par la volonté du souverain du Nord, en devenant veuve ou même étant encore épouse de cet étranger, sans que pour cela celui-ci devînt Haïtien[30].

Ainsi, au fond, implicitement, la constitution de 1816 s’accordait avec le code Henry de 1812, sur ce principe du droit naturel admis chez presque toutes les nations civilisées : — que « la femme et les enfans suivent la condition de leur mari et père. » Ni ce code, ni cette constitution, ne pouvaient empêcher une Haïtienne d’épouser un étranger, un blanc ou tout autre homme qui, étant même de la race noire, ne voudrait pas être Haïtien, en acquérir les droits par la naturalisation.[31]Á cet égard, la femme est aussi libre que l’homme, de contracter l’union conjugale qui lui plaît ; seulement, la loi doit l’avertir des conséquences qui en résulteront, afin qu’elle agisse avec discernement. Elle doit savoir d’avance que par une telle union, elle et ses enfans perdront la qualité d’Haïtien et le droit de posséder des propriétés immobilières en Haïti, conformément à la loi politique de ce pays.

Cela posé, examinons ces dispositions du code civil d’Haïti :

« Article 7. Les Haïtiens qui habitent momentanément en pays étranger, sont régis par les lois qui concernent l’état et la capacité des personnes en Haïti. — 11. La réunion des droits politiques et des droits civils constitue la qualité de citoyen. L’exercice des droits civils est indépendant de l’exercice des droits politiques. — 12. Tout Haïtien jouira des droits politiques et des droits civils, sauf les exceptions prévues par la loi. — 13. Tout individu né eu Haïti ou en pays étranger, d’un Haïtien ou d’une Haïtienne, est Haïtien. »

Il nous semble qu’après ces articles, le code aurait dû dire formellement :

« La femme suit la condition de son mari, les enfans celle de leur père. »

Cette lacune est regrettable, à cause de l’ambiguïté qui en résulte pour l’application du droit. Dans le cas où « l’individu né en Haïti ou en pays étranger » est nu enfant naturel, d’un Haïtien et d’une Haïtienne, même de l’Haïtienne et d’un étranger, il n’y en a pas, cet individu est de droit Haïtien ; pareillement, s’il est enfant légitime d’un Haïtien et d’une femme étrangère. Mais que devient cette mère qui a donné le jour à un Haïtien, qui est l’épouse du choix d’un autre, qui fait partie intégrante de la famille de ce dernier ? Si un Haïtien a pu l’épouser à l’étranger (art. 155 du code) ne le peut-il pas aussi en Haïti ? Certainement ; et dès lors cette femme, d’origine étrangère, doit partager son sort, ses avantages, ses droits civils et politiques, ainsi que l’admettait le farouche H. Christophe, qui ne peut être suspect d’avoir trop voulu favoriser les étrangers.

En outre, d’après l’article 13 du code actuel, « l’individu né, en Haïti ou en pays étranger, d’une Haïtienne, est Haïtien ; » mais s’il est un enfant légitime de l’union de sa mère avec un étranger, un blanc, par exemple, il aura suivi « la condition de son père, » selon la loi civile de toutes les nations, sa mère également ; comment peut-il rester Haïtien, en exercer tous les droits, quand sa mère elle même les a perdus par son mariage ?

Cependant, le code civil ne distingue pas sur l’état d’un tel enfant, qu’il soit naturel ou légitime ; ses dispositions sont absolues, parce qu’elles tendent à conserver aux citoyens la qualité d’Haïtien inhérente à leur origine, à cause du sang africain ou indien qui circule dans leurs veines.

Il veut, sans doute, par ses dispositions tutélaires, ménager aux enfans la faculté de venir réclamer en Haïti, les avantages qui leur sont assurés, quand ils parviennent à l’âge de majorité où ils sont maîtres de leur personne, libres de se choisir une patrie. Ils rentrent alors dans la catégorie des individus dont il est question dans l’article 44 de la constitution de 1816, qui a été reproduit dans plusieurs autres constitutions postérieures.

Nous venons de dire que, ni les lois politiques ni les lois civiles, ne défendaient textuellement le mariage, en Haïti, entre « Haïtiens et étrangères, » et entre « Haïtiennes et étrangers. » Nous ne nous ressouvenons pas qu’il se soit présenté un seul cas où Pétion l’aura défendu ; mais quant à Boyer, il a constamment prohibé ce contrat civil, par ordre émané de son autorité, entre « les Haïtiennes elles étrangers ; » aucun officier de l’état civil ne pouvait dresser des actes à cet effet.

Il y a eu des mariages néanmoins entre de telles personnes, mais les actes en ont été dressés pardevant les consuls étrangers, après l’établissement des consulats en Haïti ; et le gouvernement a toujours considéré, dans la pratique, que ces actes ne produisaient aucun effet civil, sur les biens que possédaient les femmes ; il a permis leur célébration religieuse pardevant les prêtres catholiques.

Sans nul doute, la législation de tout pays peut s’opposer à de tels contrats entre ses citoyens et les étrangers ; les publicistes reconnaissent ce droit aux nations, de même que celui de refuser aux étrangers la faculté de posséder des terres ou d’autres biens immeubles de leur territoire. Suivant l’un d’entre ces publicistes : « Rien n’empêche naturellement que des étrangers ne puissent contracter mariage dans l’État. Mais s’il se trouve que ces mariages soient nuisibles ou dangereux à une nation, elle est en droit et même dans l’obligation de les défendre, ou d’en attacher la permission à certaines conditions[32]. » Cela est incontestable, mais c’est à la loi à défendre.

Par les art. 155, 156 et 157 du code civil, on voit « qu’un Haïtien peut contracter mariage en pays étranger, et que cet acte est valable s’il a été célébré suivant les formes usitées dans le pays où il a été fait, et si, au retour de l’Haïtien dans son propre pays, cet acte est transncrit sur le registre public des mariages du lieu de son domicile. » Ces articles ne font aucune distinction par rapport à la qualité de la femme qu’il aurait épousée, qu’elle soit « Haïtienne ou étrangère. » Mais l’art. 155, en disant : un Haïtien, sans dire ou une Haïtienne, n’a pas voulu, apparemment, rendre valable en Haïti le mariage contracté, en pays étranger, par « une femme haïtienne avec un étranger. » Eh bien ! par cet article, le législateur a encore reconnu, implicitement, que « la femme et les enfans suivent la condition de leur mari et père. »

À l’égard de tels mariages contractés en pays étranger, l’art. 77 du code Henry était plus explicite ; il disait : « En cas de mariage contracté en pays étranger entre Haïtiens, l’acte de célébration sera transcrit, etc. » La forme du pluriel ne laissait aucun doute, et, par ses art. 9 et 13, ce code avait déjà admis le principe que « la femme et les enfans suivent la condition de leur mari et père. »

Toutes ces dispositions légales, tant dans la République que dans le Royaume d’Haïti, proviennent de celles de la loi politique qui exclue les blancs du droit de cité et de propriété en Haïti ; car, que des mariages aient lieu entre des Haïtiens ou des Haïtiennes et des personnes de leur couleur, issues de race africaine ou indienne, actuellement étrangères à Haïti, mais pouvant devenir Haïtiens, de tels mariages ne présenteront aucune difficulté, ne susciteront aucune controverse ou interprétation des lois civiles. Par rapport à cette loi politique, considérée comme étant la sauvegarde de l’indépendance et de la nationalité haïtienne, le législateur s’est vu contraint à formuler ces dispositions de la loi civile d’une manière qui offre une certaine ambiguïté, à ne pas favoriser le mariage dont les conséquences sur la propriété pourraient devenir dangereuses à l’État, en même temps qu’il s’efforçait, par ces mêmes dispositions, de conserver autant que possible des citoyens pour Haïti dans la race africaine spécialement ; car elles laissent aux enfans et à leurs mères Haïtiennes qui auraient suivi la condition de leurs pères et maris étrangers, d’après les lois des autres pays, la faculté de toujours recouvrer la qualité d’Haïtien.

L’art. 12 du code de Christophe n’admettait que trois cas où le citoyen d’Haïti pouvait perdre cette qualité ; mais le suivant donnait au souverain la faculté de la lui faire recouvrer, à sa volonté, ainsi qu’il en était pour l’Haïtienne qui aurait épousé un étranger.

Le code de la République a prévu cinq cas où cette qualité se perd. Dans les deux premiers, elle ne peut jamais être recouvrée : 1° par suite de condamnation contradictoire et définitive à des peines perpétuelles, à la fois afflictives et infamantes ; 2° par l’abandon de la patrie au moment d’un danger imminent.

Ces deux cas, on le conçoit très-bien, sont laissés naturellement et rigoureusement « aux jugemens des tribunaux (le premier est évident), et non pas à celui du gouvernement ; » car, dans le second, le gouvernement qui voudrait s’arroger ce droit pourrait être lui-même la cause de cet « abandon de la patrie » par ses excès, qui auraient porté le citoyen à fuir son pays ; et alors il deviendrait juge et partie, il pourrait condamner une action, un fait innocent en soi et qui n’aurait eu pour mobile que la peur, que des craintes exagérées sur la suite d’événemens politiques.

Selon nos faibles lumières, ce cas « d’abandon de la patrie au moment d’un danger imminent, » ne doit s’entendre qu’à l’occasion d’une attaque contre Haïti par une puissance étrangère, de l’invasion de son territoire ; et alors les tribunaux doivent punir, par la perte de sa qualité, l’Haïtien dont la lâcheté l’aurait porté à fuir le sol qu’il devait défendre.

Quant aux trois autres cas prévus au code civil, au moment de sa promulgation il y avait encore à l’étranger des Haïtiens, qui y résidaient par diverses causes, qui n’avaient pas profité des dispositions bienveillantes du gouvernement du pays depuis 1804, lequel les y rappelait, qui étaient enfin à l’étranger sans permission légale du Président d’Haïti, résultant de passeports délivrés en due forme. Le code civil leur accorda une année entière, à partir du 1er mai 1826, pour rentrer en Haïti et jouir de leur qualité de citoyen ; et faute par eux de le faire, ils la perdaient et devaient la perdre avec la propriété de tous leurs biens, et leurs succesions étaient ouvertes au profit de leurs parens ou de qui il appartiendrait. Néanmoins, dans sa sollicitude née des considérations politiques qui appellent en Haïti tous les individus de race africaine ou indienne, même après cette déchéance, le code civil leur laissa encore la faculté de redevenir Haïtiens, de recouvrer cette qualité, comme à ceux qui auraient acquis « la naturalisation en pays étranger, qui y auraient accepté des fonctions publiques ou servi dans les troupes de terre ou de mer, qui y auraient fait des établissemens sans esprit de retour en Haïti. » Seulement, ils seraient tous astreints aux formalités exigées, par l’art. 14, de tous autres individus de race africaine ou indienne ou issus d’elles, dont il était question en l’art. 44 de la constitution de 1816, — formalités qui consistaient « à déclarer au juge de paix, à leur arrivée dans le pays, qu’ils venaient avec l’intention de s’y fixer ; — à renouvêler cette déclaration tous les mois successivement pendant un an ; — ensuite, munis de l’acte du juge de paix, à prêter serment par devant le doyen du tribunal civil du lieu de leur résidence, qu’ils renoncent à toute autre patrie qu’Haïti ; — et, enfin, à se présenter avec l’acte dressé par le doyen à la secrétairerie générale, pour y obtenir un nouvel acte (de naturalisation), signé du Président d’Haïti, qui les reconnaisse comme citoyens d’Haïti. »

Ces formalités, prescrites par l’article 14 du code civil, étaient et sont encore le complément indispensable de l’article 44 de la constitution de 1816, dont les dispositions ont été reproduites dans celles qui l’ont suivie depuis la révolution de 1843. Il fallait régler l’admission dans la société haïtienne, des hommes que le vœu de la nation appelait à en faire partie, sinon l’on se serait exposé à voir des individus des races africaine ou indienne, ou ceux issus de leur sang, venir en Haïti et jouir de tous les droits attachés à la qualité d’Haïtien, pendant un certain temps et à leur convenance, et ensuite répudier cette qualité selon les circonstances.

L’expérience a même offert de nombreux cas de cette nature ; et cela par la négligence des autorités secondaires à exécuter cet article 14 du code civil, par la tolérance même du gouvernement qui s’y montra inattentif.

Quand la loi a sagement réglé les choses, on doit l’exécuter ; et rien ne peut plus contribuer à entretenir les préventions du peuple haïtien, que cette conduite blâmable de la part d’hommes auxquels ses lois politiques ont offer son territoire comme une patrie digne d’eux.

Le sentiment d’une confraternité de race, bienveillant dans son objet, a dicté ces lois ; c’est à eux d’apprécier s’il convient à leurs intérêts de profiter de ces dispositions pour devenir Haïtiens, ou s’il vaut mieux qu’ils conservent leur nationalité, bien qu’ils habitent Haïti.

Mais, quand ils ont fait acte de citoyen, parce que cela leur a convenu, ils ne devraient pas y renoncer ensuite, à leur gré, parce que les circonstances auraient changé, en se fondant sur ce qu’ils n’auraient pas rempli les formalités prescrites par l’article 14 du code civil, surtout s’ils continuent de résider dans le pays.

Le code civil de Christophe, comme celui de la République, rendait obligatoires pour les étrangers habitant le pays, les lois de police et de sûreté ; ce qui est d’accord avec le droit des gens. Mais, tandis que l’article 10 du premier, accordait « la jouissance de tous les droits civils, à tout étranger domicilié dans le royaume en vertu de l’autorisation du souverain ; » le second s’est tu à ce sujet et n’a accordé à l’étranger que la faculté de citer pardevant les tribunaux d’Haïti, l’Haïtien qui aurait contracté envers lui, en pays étranger, des obligations de toute nature ; et ce, en même temps que la réciprocité est établie en faveur de l’Haïtien, soit que les obligations aient été contractées en Haïti ou en pays étranger, et soit que l’étranger réside en Haïti ou ailleurs.

Cependant, il est bien « des actes civils » que l’étranger a toujours pu faire en Haïti et qui constituent en sa faveur la jouissance des droits civils y relatifs ; par exemple, la faculté de louer des maisons dans les villes à des termes plus ou moins longs ; d’affermer des biens ruraux pour les exploiter pendant plusieurs années également ; de bâtir des maisons dans les villes, de les réparer, avec jouissance de ces propriétés pour le temps convenu avec les propriétaires.

L’exercice des actes de commerce ou de toute autre industrie sujette à patentes, moyennant l’obtention préalable d’une licence ou autorisation écrite du chef de l’État, laquelle établit réellement le domicile de l’étranger dans le pays, constitue encore la jouissance de droits civils en sa faveur ; pour le commerce ou toute autre industrie, il a pu et peut s’associer avec des Haïtiens. Dans ces différens cas, la pratique a obvié au silence gardé par le code civil ; et cela devait être, parce que la nature des choses le voulait ainsi.

Si nous examinons maintenant le code civil par rapport aux biens, et que nous le comparions avec celui de Christophe à ce sujet, nous verrons que, tandis que ce dernier se taisait absolument à l’égard des étrangers, qui ne pou vaient posséder des immeubles en vertu de la loi politique, le code de la République a renouvelé cette exclusion formellement ; mais en même temps, il les a admis à posséder des meubles dans son territoire. Ainsi, par l’article 450 : « Nul ne peut être propietaire de biens fonciers, s’il n’est Haïtien ; » — par l’article 479 : « Nul ne peut être usufruitier à vie, s’il n’est Haïtien ; » — par l’article 587 : « Un étranger n’est admis à succéder qu’aux biens meubles que son parent, étranger ou Haïtien, a laissés dans le territoire de la République ; » — par l’article 740 : « L’Haïtien ne pourra disposer que de ses biens meubles au profit d’un étranger. »

Cette distinction établie entre la nature des biens, et les droits accordés aux étrangers sur les meubles, dérivent nécessairement de la parenté que le code a reconnu entre eux et leurs enfans, sinon leurs femmes haïtiennes. Le code de Christophe reconnaissait aussi cette parenté entre le père étranger et ses enfans Haïtiens ; mais, par son silence, il excluait ce père, même de la succession aux meubles.

Enfin, ce dernier code se taisait sur les testamens que des Haïtiens, se trouvant en pays étranger, pourraient y faire, tandis que celui de la République a prévu ce cas par ses articles 805 et 806, en obligeant toutefois ces Haïtiens à se conformer aux lois de leurs pays, aux formes usitées pour de tels actes dans le lieu où ils se seraient passés, s’ils sont authentiques, et ces actes eux-mêmes à un enregistrement nécessaire en Haïti, pour en obtenir l’exécution légale.

Nous terminerons nos réflexions sur le code civil d’Haïti, en faisant remarquer, qu’indépendamment des avantages qu’il procura à notre pays, en abrogeant toutes les anciennes ordonnances des rois de France, lois subséquentes, coutumes, etc., que les tribunaux avaient plus ou moins suivis dans leurs jugemens, pour leur substituer des dispositions plus en harmonie avec les lumières du siècle, (qu’il emprunta nécessairement au code Napoléon que ces tribunaux observaient depuis dix ans,) ce code haïtien fit disparaître également certaines lois locales que le pays s’était données depuis la déclaration de son indépendance, et qu’il était temps d’abroger. Parmi ces dernières, se trouvaient celles de 1805, « sur le mode de constater l’état civil des citoyens, sur le mariage, sur le divorce, » et celle de 1813 « sur les enfans naturels. »

Le mariage fut dès lors entouré de plus de considération qu’auparavant, surtout par la loi « sur les successions » qui régla désormais la position des enfans naturels reconnus légalement, d’une manière équitable néanmoins. Et si le code haïtien, de même que le code Napoléon, dut maintenir le divorce dans un pays malheureusement trop enclin à s’affranchir des liens légitimes entre l’homme et la femme, du moins il accompagna cette rupture entre les époux d’assez de formalités pour l’entraver autant que possible[33].

C’est aux tribunaux à les observer rigoureusement, pour influer sur l’esprit des parties et les porter souvent à une réconciliation désirable, dans l’intérêt de leurs enfans et de la société en général.

C’est au progrès de la raison publique à influer aussi sur les mœurs, par l’extension et la diffusion des lumières. C’est, enfin, aux chefs du gouvernement, aux magistrats, aux fonctionnaires de tous les ordres, à tracer au peuple l’exemple salutaire de leur propre conduite.

Mais, à ce sujet, s’il faut louer le président Boyer d’avoir mené à fin l’œuvre entreprise pour le code civil, comme il l’a fait ensuite pour les autres codes ; pourquoi faut-il que l’histoire lui reproche, comme à Pétion, de n’avoir pas tracé à ses concitoyens cet exemple dont nous venons de parler, du respect personnel qu’il leur devait pour la sainteté du mariage ? De même que son illustre prédécesseur, éclairé comme lui, il a répudié ces liens légitimes, pour rester constamment dans un état fâcheux d’irrégularité avec la femme qui fut sa compagne durant vingt-cinq ans[34].


Le code civil était à peine voté le 4 mars par la Chambre des communes, quand, le 14, le Président d’Haïti adressa au Sénat le message suivant, écrit par lui-même, à cause de l’objet qu’il avait en vue, et qui devait rester secret enre lui et le Sénat :


xxx« Citoyens sénateurs,

Le salut du peuple est la loi suprême. Tel est le principe éternel qui a dirigé le très-illustre fondateur de la République, ainsi que les honorables législateurs qui ont concouru à la confection de l’acte constitutionnel qui nous régit. Puisse cette maxime sacrée être à jamais la boussole des mandataires de la nation !

Pénétré du sentiment de mes devoirs, mon existence est consacrée au bien de ma patrie ; je me bornerai ici à émettre simplement mon vœu. Heureux, si la prospérité nationale, garantie par la force et l’harmonie de nos institutions, préserve éternellement les futures générations des calamités dont nous avons fort heureusement triomphé !

Notre constitution a déjà subi une révision ; mais l’expérience de tous les temps a souvent prouvé l’imperfection des ouvrages de l’homme ; ainsi, nous ne devons pas être découragés, si la nécessité d’y faire de nouvelles modifications se faisait encore sentir. Cependant, comme à l’arche sainte, il semble qu’on ne doit toucher qu’avec prudence et sagesse à cet acte fondamental ; les bases en sont immuables. Mais si, dans l’intérêt national, on croit pouvoir en mieux coordonner et perfectionner les parties, il est du devoir du Sénat d’obéir à sa propre conscience, tout en se conformant à la volonté même (titre XII) dudit pacte social.

Je ne préjuge rien de ce que l’on doit faire à cet égard, parce que ma règle de conduite est de me rallier toujours à l’avis le plus sage, par conséquent à ce que la raison prescrit[35]. Néanmoins, je dois faire remarquer que l’époque désignée pour la révision (art. 226) n’est pas prescrite d’une manière absolue, et qu’alors rien ne s’oppose à ce qu’elle soit reculée, s’il y a nécessité. D’ailleurs, il est des circonstances où il est essentiel, pour le bien public, de proroger le temps où l’on doit s’occuper de certaines réformes. Vous jugerez donc si, dans l’état actuel de notre situation envers l’Europe, il ne serait pas convenable de différer, par prudence, de procéder avec éclat et ostensiblement à ce grand objet. Toutefois, l’on peut y porter de profondes méditations et agir avec le calme et la circonspection qui, ordinairement, caractérisent les hommes d’État vraiment patriotes.

Veuillez considérer ce message, citoyens sénateurs, comme la conséquence nécessaire de celui que vous m’aviez adressé le 9 novembre 1821, et dont ma réponse doit se trouver dans vos archives. Si, maintenant, vous croyez devoir me communiquer vos vues sur les articles constitutionnels qui, soit par leur inutilité, soit par leur insuffisance, nécessitent la révision, je recevrai avec plaisir vos communications et j’y répondrai avec ma franchise ordinaire.

Agréez, sénateurs, l’assurance des sentimens distingués avec lesquels j’ai l’honneur de vous saluer.

Signé : Boyer.

Le Sénat ne fit pas attendre sa réponse à ce message ; dès le lendemain, 15 mars, il écrivit au Président d’Haïti « que son opinion était de ne pas s’occuper de la révision de la constitution, à cause de l’état des relations extérieures du pays, » adoptant ainsi le principal motif énoncé dans le message présidentiel, pour ajourner cette révision. Cette délibération eut lieu à huis-clos et dut rester secrète entre les deux pouvoirs, — autant du moins que des affaires d’État peuvent l’être en Haïti.

À partir de cette époque, il n’y eut plus de correspondance officielle entre le Sénat et le président Boyer, touchant la révision de la constitution de 1816 ; les deux pouvoirs furent d’accord pour la laisser telle quelle, soit pour le même motif, soit à cause des progrès incessans de l’Opposition qui se manifestait dans le pays contre le gouvernement de ce chef.

Le motif qu’il allègua dans son message ci-dessus avait certainement quelque chose de fondé, après les infructueuses démarches faites par le pouvoir exécutif, en 1823 et 1824, pour obtenir de la France la consécration de l’indépendance nationale par une reconnaissance formelle. Le résultat de ces démarches et tous les actes publiés en 1824 avaient surexcité l’opinion publique en Haïti, et cependant tout faisait penser, qu’à l’exemple tracé par la Grande-Bretagne envers les colonies espagnoles émancipées, la France ne pouvait guère tarder de se prononcer aussi à l’égard d’Haïti ; il fallait donc attendre pour voir à quoi elle se déciderait. Quelle que dût être sa résolution, cette résolution devait influer sur celle de la Grande-Bretagne et des autres puissances étrangères envers la République.

Dans une telle situation, avec l’animation qui existait à l’intérieur, avec les idées manifestées par le Sénat lui-même en 1821, et qui était une suggestion de l’esprit de résistance du Nord, — idées subsistantes encore dans ce département, — il n’eût pas convenu à la tranquillité et au bonheur du pays, qu’on fit un appel au peuple pour la révision de la constitution dont les bases devaient rester immuables, comme Boyer le disait dans son message ci-dessus ; tandis, qu’à vrai dire, cette révision n’aurait été profitable, qu’en faisant disparaître certaines imperfections de cet acte. On eût couru le risque de voir amoindrir les attributions et l’autorité du pouvoir exécutif qui, en face des puissances étrangères, avait besoin cependant de la plus grande force possible, de même qu’à l’égard de l’intérieur[36].

D’un autre côté, nous croyons que Boyer avait des motifs particuliers, qu’il ne pouvait avouer dans son message et qui s’accordaient cependant avec le vœu national.

Dans leur correspondance avec lui, les philanthropes étrangers, — les libéraux français surtout, qui, soit dans les chambres, soit dans les journaux, prenaient la défense d’Haïti et de toute la race noire, ces hommes loyaux et éclairés reprochaient toujours à nos institutions politiques l’exclusion de la race blanche de notre société, contraire, selon eux, à notre avancement dans la civilisation et à notre prospérité matérielle, et il était naturel qu’ils pensassent ainsi.

Or, Boyer, de même que Pétion, de même que tous les Haïtiens de cette génération qui gouvernait le pays, avait des idées fixes sur cette grave question, pour maintenir cette exclusion[37]

En présence de ces reproches, de ces manifestations libérales, on pouvait alléguer que la constitution de 1816 n’avait fait que reproduire les dispositions des actes antérieurs ; mais, en 1825, si l’on avait soumis à une révision ce pacte social, où la même exclusion aurait été maintenue, sans nul doute, la nation et son gouvernement auraient encouru encore plus de reproches à cet égard, plus qu’on ne leur en a adressés depuis, par rapport aux constitutions postérieures.

Pour bien apprécier les déterminations d’un gouvernement quelconque, il faut toujours se reporter au temps et aux circonstances dans lesquelles elles sont prises.

Nous pensons donc que Boyer eut raison de prémunir le Sénat, à cette époque, contre tout désir de révision du pacte social, et que le Sénat agit sagement en adhérant à sa manière de voir ; de même qu’en 1821 il avait eu raison de combattre les idées de ce corps qui lui proposait cette révision.

Et si l’on avait entrepris cet important travail, on n’eût pas eu le temps, probablement, de l’achever avec le calme qu’il aurait exigé, quand arriva à Haïti la mission française dont nous allons parler dans le chapitre suivant.

  1. Boyer a presque toujours évité de qualifier d’un titre quelconque les agents qu’il envoyait en France ; aussi MM. Larose et Rouanez y farent-ils traités, tantôt de Commissaires, tantôt d’Envoyés.
  2. Cette somme ne fut point mentionnée dans les instructions publiées en 1824 ; mais les plénipotentiaires haïtiens devaient proposer d’abord 80 millions de francs, et ne pas consentir au-delà de 100 millions.
  3. Le lecteur est prié de bien faire attention à cette offre de payement ainsi formulée, afin de s’expliquer ce qui arriva ensuite.
  4. En cas de guerre de la France avec une autre puissance maritime, il pourrait arriver cependant que l’admission d’un de ses navires après combat, pour se réparer dans l’un des ports d’Haïti, serait considérée par son ennemi comme une violation de la neutralité que la République voulait garder entre elles, — à moins d’accorder la même faculté à tout navire de guerre de cette autre puissance dans une circonstance semblable.
  5. Tel fut l’art. 1er de ce traité de 1783.
  6. Ce qui a eu lieu, enfin, par l’un des traités du 12 février 1838.
  7. Voyez tome 8 de cet ouvrage, page 82, et au présent tome, page 39. Les objections faites par M. Esmangart au général J. Boyé, prouvent encore que le gouvernement de la Restauration aurait cru s’humilier en reconnaissant notre indépendance. Peut-être fut-ce ce motif qui porta Boyer à demander une ordonnance, laquelle aurait porté les clauses énumérées dans ses instructions et non pas celle qu’on lui envoya en 1825. Dans tous les cas, ce fut une faute de sa part.
  8. Que nous importait la loi réactionnaire du 30 mai 1802, qui rétablit la traite et l’esclavage ? La France avait reconnu que nous étions des hommes égaux à tous autres ; elle ne pouvait plus revenir sur cette déclaration de droits, que nous tenions de Dieu et non pas d’elle.
  9. Plusieurs années après l’acceptation de l’ordonnance de 1825 et jusqu’aux traités de 1838, j’ai entendu le président Boyer raisonner bien des fois sur la dette contractée envers la France, comme si elle était le prix de la reconnaissance de notre indépendance ; il m’a semblé qu’il tenait ce raisonnement, toujours dans l’espoir d’une réduction de la dette. La France pouvait la réduire, puisqu’elle stipula pour les colons et que l’ordonnance de 1825 avait fixé un chiffre supérieur à celui qui fut convenu en 1824, comme on le verra bientôt.
  10. Voyez la lettre de Pétion à D. Lavaysse, du 27 novembre 1814, au tome 8 de cet ouvrage, pages 96 et 97.
  11. En 1838, je fus présenté à M. Dupin aîné, alors président de la chambre des députés. Il m’exprima sa satisfaction personnelle de la conclusion des traités entre la France et Haïti, et il ajouta : « En payant une indemnité pour les biens des anciens colons, les Haïtiens ont fait un acte de haute moralité ; mais ils auraient eu tort de payer quoi que ce soit pour la reconnaissance de leur indépendance, parce qu’on ne doit pas marchander la liberté des peuples. » — One peut-on opposer à de si nobles paroles ?
  12. Je tiens cette assertion de M. Larose lui-même.
  13. Dans un discours prononcé par M. de Villèle, le 9 mars 1826, à la séance de la chambre des députés, il a dit : « On leur lut (aux envoyés haïtiens) l’ordonnance royale telle qu’elle a paru depuis, quant à la forme, moins étendue, quant à la concession d’indépendance… » Mais, dans leur rapport au Président, du 5 octobre, les envoyés n’ont pas dit avoir entendu la lecture de cette ordonnance dont la forme les aurait choqués aussi bien que la réserve qu’on voulait y insérer ; elle n’était pas « telle qu’ils la désiraient » et que leur prescrivaient les instructions du Président : ces instructions voulaient « une reconnaissance, et non pas une concession de l’indépendance. » Si l’assertion de M. de Villèle était exacte, le rapport des envoyés eût fait nécessairement mention de cette particularité.
  14. Ce document est tout entier de la main de Boyer, el fait partie des archives secrètes du Sénat.
  15. Peu de semaines avant la déclaration da Président d’Haïti et la publicité donnée aux pièces des négociations, le docteur Pescay avait publié au Port-au-Prince, des notes marginales en réfutation de l’écrit d’un ancien colon de Saint-Domingue qu’il réimprima à cet effet. Cette réfutation est remarquable par le style de son auteur, par la vigueur de sa logique et le patriotisme dont il fit preuve : elle contribua beaucoup à exalter l’esprit public à cette époque.
  16. Il paraît qu’ayant convoqué, en octobre, les sénateurs à venir conférer avec lui, Boyer reconnut l’inconvenient de la construction du palais du présidence, où ne se trouvait pas une seule salle pour discuter et délibérer à huis-clos sur des affaires publiques importantes ; dès lors, il fit construire dans le jardin du palais, un pavillon léger, en bois, dont l’isolement permettait de semblables réunions. C’est là que le Président réunit tous les généraux mandés à la capitale. Cette espèce de mystère dans leurs délibérations prêta beaucoup à des inductions fort erronées.
  17. Les deux frères de M. Simonisse vinrent, comme lui, à Haïti : l’aîné n’y passa que fort peu de temps, le plus jeune se fixa à Jacmel.
  18. Le 3 janvier 1823, le général Inginac et quelques autres citoyens se réunirent pour proposer de nouveau à ceux de la capitale, la réorganisation de la société philanthropique de 1820 ; mais cette proposition n’eut pas de suite. Néanmoins, le zèle d’Inginac le porta à suivre une correspondance avec quelques philanthropes des États-Unis, afin de provoquer l’immigration en Haïti.
  19. À cette époque, Granville travaillait aussi à la secrétairerie générale du gouvernement en qualité de chef des bureaux de la guerre.
  20. On peut reconnaître que le règlement de la société philanthropique, formée en 1820 au Port-au-Prince, avait servi de base aux conditions établies dans les instructions du Piésident d’Haïti, et cela ne doit pas étonner, puisque le secrétaire général Inginac présidait cette société éphémère.
  21. Les premiers émigrans envoyés par Granville arrivèrent au Port-au-Prince, le 10 septembre.
  22. Le Télégraphe du 17 avril 1825 contient un avis du secrétaire général, en date du 12, par lequel le gouvernement fît savoir qu’à partir du 15 juin suivant, il ne payerait plus le passage ou la nourriture des émigrans. Il y est constaté que parmi eux il y en eut qui, trois jours après leur arrivée au Port-au-Prince, demandèrent la permission de s’embarquer pour retourner aux Etats-Unis ; ceux-là étaient venus sans leurs effets : il fut évident que les capitaines de navires avaient trouvé le moyen de faire ainsi une spéculation.

    Trois mois après cet avis, Boyer reçut une lettre de M. David Minge, habitant de Charles City County, dans l’Etat de Virginie, qui l’informait qu’il avait expédié un navire à Santo-Domingo, sur lequel il fit embarquer quatre-vingts esclaves qu’il possédait, afin qu’ils fussent libres sur la terre d’Haïti. Ce philanthrope les recommanda ; au Président comme de bons agriculteurs : « Que dois-je désirer davantage, dit-il, si ce n’est d’apprendre qu’ils ne sont plus les esclaves de David Minge, mais bien les sujets d’un gouvernement libre et les citoyens de la République heureuse et prospère d’Haïti ?… » Le général Inginac lui répondit, par ordre du Président, pour le remercier et le féliciter de cet acte vraiment chrétien, en le priant de permettre que la République lui remboursait les frais qu’il avait faits à cette occasion, et en fournissant des outils à ces hommes pour les travaux agricoles auxquels ils seraient employés.

  23. C’est depuis cette immigration qu’avait paru au Port-au-Prince l’industrie des chiffonniers que, le premier, M. J. Ardouin provoqua des immigrans. D’autres s’établirent porteurs et vendeurs d’eau qu’ils puisaient aux fontaines, au grand avantage des citadins.
  24. Grauville, mécontent lui-même de la désapprobation du Président, donna sa démission de chef des bureaux de la guerre à la secrétairerie générale. Ainsi que d’autres personnes, il imputa au général Inginac d’avoir excité Boyer contre lui, parce que le secrétaire général aurait été jaloux, croyait-on, de la faveur que lui faisait le Président, de travailler directement avec lui pour les affaires du département de la guerre. Ce déplorable incident produisit, quelques années après, une suite de fâcheuses dispositions d’esprit dans la capitale et dont on verra les tristes conséquences. qu’on produisait dans le Nord et l’Artibonite, et l’exportation à l’étranger en était plus considérable. Mais le régime de la République ayant rendu la liberté aux cultivateurs, le plus grand nombre parmi eux, qui avaient été contraints à se concentrer dans les sucreries et les cotonneries de ces deux départemens, les abandonnèrent pour se livrer a la culture du café, etc. : de là la diminution de ces deux produits et l’augmentation du café. Les nombrenses concessions de terre, la constitution de la petite propriété, nuisirent à la prospérité de la grande propriété ; mais le peuple producteur fut-il moins heureux ? Non, certainement.
  25. On n’a jamais pu constater exactement la quantité de sucre brut consommé à l’intérieur du pays, parce que la perception de l’impôt établi dans ce cas sur cette denrée a toujours été défectueuse. Sous le régime de Christophe, c’étaient surtout le sucre et le coton
  26. Allusion à une nouvelle loi sur l’organisation des tribunaux dont le projet existait en 1825, mais qui ne fut votée que l’année suivante.
  27. Le code de procédure civile de 1825 supprima, en effet, bien des dispositions du code français ; mais, dix ans après, Boyer fut convaincu qu’il fallait les rétablir pour diminuer les chances de la chicane.
  28. On était alors au début de l’immigration, elle offrait une belle perspective ; mais, en avril suivant, le gouvernement était désenchanté, ainsi qu’on l’a vu dans une note prérédente.
  29. . Au moment où le Président allait faire remplacer ces sénateurs, la mort frappa le respectable docteur Misambeau, inspecteur général du service de santé, le 12 janvier. Ce fut un douloureux événement pour la République, car partout on se rappela qu’il avait été le médecin de Pétion, qui lui accordait la plus profonde estime. Et à combien de militaires n’avait-il pas sauvé la vie, à l’hôpital du Port-au-Prince ! La population de cette ville le regretta sincèrement ; il l’habitait depuis 1791, et avait prodigué des soins aux pauvres comme axu riches. Son dévouement à sa nouvelle patrie fut inaltérable : nous avons eu occasion de citer son nom bien souvent dans cet ouvrage, toujours honorablement. Il fut remplacé dans sa charge par le docteur F. Pescay, qui était alors directeur du lycée national.
  30. Les lois du pays emploient souvent le mot étranger, pour désigner l’individu que les diverses constitutions ont appelé blanc, faisant partie de la race blanche ou européenne ; mais l’individu de la race noire ou africaine, qui ne veut pas être haïtien, qui veut conserver la nationalité étrangère sous laquelle il est né, est aussi étranger à Haïti.
  31. « S’il y a un droit incontestable, c’est bien celui du libre choix de la personne à la quelle on voudra s’attacher par les liens du mariage. » — Pinheiro-Ferreira, Notes sur l’ouvrage de Vattel.
  32. Vattel, livre II, chapitre viii, § 115
  33. Malgré la loi sur le divorce, le code civil ayant considéré le mariage comme un contrat civil, le gouvernement a toujours respecté les scrupules des prêtres catholiques qui refusent la bénédiction nuptiale religieuse aux épous divorcés qui se remarient.
  34. Lors de ma mission en France, en 1838, plusieurs hommes d’État de ce pays me demandèrent s’il était vrai que Boyer ne fût pas marié avec sa femme. Je fus obligé d’avouer ce fait regrettable ; et rendu à Haïti, j’eus la franchise de lui faire savoir ces particularités, en ajoutant que ces personnages ne comprenaient pas qu’il méconnût ainsi la nécessité de tracer un bon exemple à ses concitoyens. Mais il persévéra dans sa fâcheuse résolution.
  35. Plût à Dieu que le président Boyer eût été toujours plus accessible aux avis qu’on pouvait lui donner ! Sans doute, il ne devait pas accueillir incessamment tous ceux qu’il aurait reçus ; mais en laissant à chacun la faculté de se faire entendre, il ne serait pas resté dans un état d’isolement presque absolu, comme il l’a été dans les dernières années de son administration.
  36. Je sais que ces idées paraîtront à certains esprits, en Haïti, comme l’apologie du pouroir absolu ; mais je crois connaître assez mon pays pour ne pas m’inquiéter des leurs sur l’organisation de l’autorité du chef de l’Etat. À mon avis, c’est en 1838, après les traités conclus avec la France, qu’il eût convenu de réviser la constitution ; mais alors il eût fallu que Boyer se mît franchement et résolument à la tête des réformes que la situation du pays réclamait réellement.
  37. Le 11 avril, environ un mois après son message au Sénat, il répondit à une lettre du 16 février que lui écrivit le général Lafayette, qui était alors aux États-Unis. Ce général lui parla de la reconnaissance de l’indépendance des Républiques de l’Amérique du Sud, en lui exprimant l’espoir que la République d’Haïti serait l’objet d’une pareille reconnaissance. Entre autres choses, Boyer lui dit : « Nous applaudissons à la justice qui vient d’être rendue aux nouveaux États de l’Amérique du Sud ; mais nous ne pouvons nous empêcher de nous demander pourquoi l’on se tait à notre égard. Le préjugé de l’épiderme est évidemment le seul motif de ce silence injurieux, puisque notre République offre au monde toutes les garanties qu’on peut désirer par la stabilité de ses institutions et de son gouvernement. » L’expression de pareilles pensées n’admet pas que Boyer eût été d’avis de modifier les art, 38 et 39 de la constitution.