Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.4

Chez l’auteur (Tome 9p. 148-211).

chapitre iv.
Arrêtés du Prudent d’Haïti qui déterminent les décoration des grades militaires et les communes de l’Est appelées à nommer des représentans. — Il charge Bruno Blanchet de lui indiquer les changemens à opérer dans la constitution de 1816 ; quelques idées émises à ce sujet par Blanchet que la mort surprend dans ce travail. — Boyer quitte Santo-Domingo et va dans le Nord-Est. — Arrèté sur le changement de numéros dans les régimens d’infanterie. — Boyer est mécontent de l’élection des representans du Port-au-Prince. — Il se rend au Cap-Haïtien oû il reçoit de honneurs et des fêtes. — Il retourne à la capitale, et n’y accepte pas ceux qui lui avaient été préparés. — Réflexions à ce sujet. — Le port de Saint-Marc est ouvert au commerce étranger. — Circulaire aux commandans d’arrondissement en faveur du commerce national. — Proclamation aux citoyens de l’Est pour les engager à cultiver les terres : résultats successivement obtenus dans cette partie de la République. — Le Président ouvre la session législative par un discours où il cherche à prémunir les représentant contre des innovations dangereuses. — Quelques actes préparatoires de la Chambre : discours de son président où l’on trouve une préoccupation sur des mesures à prendre. — La Chambre demande au Président d’Haïti les comptes généraux, afin de statuer sur les impôts. — Conspiration du général Paul Romain. Sa mort violente à Léogane, son complice est fusillé au Port-au-Prince. — Proclamation du Président sur cet événement, signalant des propos séditieux. — Quelques particularités et réflexions à ce sujet. — Dispositions dans la Chambre des représentans envers le Président d’Haïti. — Félix Darfour adresse à ce corps une pétition séditieux contre le Président : elle est lue en séance publique. — Effet qu’elle produit dans la Chambre et au Port-au-Prince. — Arrestation de Félix Darfour, de quatre représentans et d’autres personnes, et leur emprisonnement. — Appréciation des causes réelles de ces arrestations. — La Chambre déniée tardivement Félix Darfour au Président. — Il ordonne de le juger militairement : sa condamnation à mort et son exécution — La Chambre exclut de son sein les quatre représentans arrêtés, et fait une adresse au peuple. — Adresse du Sénat au peuple sur ces événemens. — Proclamation du Président d’Haïti au peuple et à l’armée. — Le sénateur Panayoty donne sa démission. — Les personnes arrêtées le 30 août sont bannies à l’intérieur. — Divers actes et lois rendues dans la session. — Opinion d’une commission sur les mesures à prendre par rapport aux propriétés dans l’Est ; elle est adoptée par le Sénat, par la Chambre des représentans et par le Président d’Haïti.


Si l’organisation et la tenue militaire des troupes de l’Artibonite et du Nord, à leur réunion à la République, n’avaient nécessité d’autre changement que celui de l’uniforme qui, parmi elles, était distinct dans chaque régiment, les insignes étant les mêmes pour les divers grades, il n’en était pas de même dans la partie de l’Est où les officiers et le peu de troupes composant l’état militaire portaient le costume et les insignes de l’armée espagnole. En ordonnant la formation de deux régimens d’infanterie et de quelques compagnies d’artillerie à Santo-Domingo, le 16 février, le Président émit un arrêté pour déterminer les décorations ou insignes militaires de tous grades, depuis le caporal jusqu’au général de division, pour toute l’armée de la République. Trois jours après, un ordre du jour prescrivit une revue de solde dans tous les départemens.

Une autre mesure plus importante appela l’attention du chef de l’État : celle qui consistait à faire concourir les citoyens des nouveaux départemens réunis sous sa constitution, à la représentation nationale dans la Chambre des représentans des communes. En l’absence de toutes dispositions antérieures, il dut prendre en considération, et l’état de la population et la situation actuelle des villes et bourgs qui pouvaient être classés comme communes. Il y en eut quatorze de désignés dans un arrêté publié le 27 février : Santo-Domingo, Saint-Yague, Higuey, Seybo, Samana, Cotuy, La Véga, Puerto-Plate, Bani, Azua, Neyba, Las Matas, Saint-Jean et Monte-Christ. Les deux premières villes durent nommer deux représentans chacune, comme chefs-lieux des départemens du Sud-Est (Ozama) et du Nord-Est (Cibao), et les autres un, seul représentant ; en outre, un suppléant pour chacun. Ces deux départemens nommèrent donc seize représentans et 16 suppléans, dans les élections qui eurent lieu du 1er au 10 mars, au terme de l’arrêt présidentiel. Ainsi, la Chambre devait être désormais composée de soixante-douze représentans vingt-neuf pour les départemens de l’Ouest et du Sud ; vingt-sept pour ceux de l’Artibonite et du Nord et seize pour ceux du Sud-Est et du Nord-Est[1].

Dans le précédent chapitre, on a vu que Boyer ne partageait pas l’avis du Sénat au sujet d’une révision anticipée de la constitution. Mais ayant trouvé Bruno Blanchet fixé à Santo-Domingo depuis l’année précédente, il conçut l’idée de se préparer au moins à cette mesure, au moment où la Chambre des communes allait se renouveler intégralement, après la réunion de tout le territoire d’Haïti sous les mêmes lois. Le savant auteur principal de la constitution de 1806 devait lui paraître l’homme qui était le plus capable de proposer les modifications que les nouvelles circonstances politiques indiqueraient pour le pacte social. À cet effet, le Président le chargea de lui présenter ses vues, avant de quitter Santo-Domingo pour aller dans le département du Nord-Est.

Blanchet accepta cette tâche qui n’était pas sans difficultés, malgré son âge avancé et une maladie de langueur qui minait son tempérament naturellement faible. Ce fut de sa part un nouveau dévouement à la République qu’il avait contribué à fonder et qui était sortie triomphante de toutes les luttes intestines que l’égarement des passions lui’avait suscitées. Bien que l’inexorable mort soit venue interrompre cette œuvre d’un citoyen éclairée il est intéressant pour l’histoire de produire ses dernières pensées sur le pacte social de son pays et sur les élémens qui devaient en former la nationalité elles feront regretter qu’il n’ait pu achever cet important travail. Voici quelques lignes qu’il écrivit lui-même et que nous transcrivons d’après le manuscrit que nous possédons :

« Je pense qu’une constitution ne doit contenir que ce qui détermine les formes de gouvernement, c’est-à-dire les rapports de ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés.

Dans la nôtre, nous trouvons des dispositions générales, des maximes de morale qu’il est bon d’y conserver, afin que le peuple, les ayant sans cesse sous les yeux, s’en pénètre l’esprit et le cœur.

Toutes les dispositions variables, suivant les circonstances qui peuvent survenir, doivent être écartées d’une constitution ; car le pouvoir législatif ne pouvant plus les abroger, on est exposé, à tout moment, d’en venir à une révision. »

Sa faiblesse, résultant de sa maladie, ne lui permettant pas de continuer à écrire, Blanchet dicta les observations suivantes sur les quelques articles de la constitution qu’il eut le temps d’examiner[2] :

« L’art. 34 doit être retranché, parce que c’est au corps législatif à déterminer les fêtes nationales. Des circonstances mémorables peuvent devenir des fêtes pour la nation et comment pourrait-on les consacrer, si la constitution n’en a point parlé et si on ne laisse pas la latitude nécessaire au corps législatif de le faire ?

» Les art. 35 et 36 doivent être retranchés. Quand le temps est arrivé, qu’il est reconnu nécessaire de créer et d’organiser ces institutions suivant les circonstances et les lumières du siècle, le corps législatif le fait en changeant le mode au besoin[3].

» 37, inutile. La différence des mœurs et usages des deux peuples éloignera pour un temps l’époque à laquelle des codes de lois uniformes pour la République pourraient être faits.

» 38 doit être conçu ainsi : — « Aucun étranger, n’importe sa nation, depuis le blanc jusqu’au métis ne pourra jouir des droits civils ni acquérir de propriétés dans la République. »

» 39. « Les blancs qui étaient admis dans la République à la publication de la constitution du 27 décembre 1806, et qui, par un acte authentique, avaient renoncé à leur nation primitive, en jurant de vivre soumis aux lois du pays, sont reconnus Haïtiens et, jouiront des droits de citoyens. »

» 40. On doit désigner les îles adjacentes qui forment le territoire de la République, pour ôter toute crainte aux îles étrangères qui nous avoisinent.

» 41 doit être ainsi conçu : « La. République d’Haïti est divisée en départemens, arrondissemens et communes, dont les limites seront déterminées par la loi. »

» On doit laisser au corps législatif la latitude nécessaire d’augmenter ou de diminuer le nombre de départemens, suivant la population et le cas.  » 50, inutile et impolitique. Laissons au temps et à la politique du pays de juger s’il est nécessaire d’avoir chez nous un évêque ou un archevêque, de telle ou telle manière.

» 54 doit être conçu ainsi : — « Le pouvoir législatif est exercé par le Sénat, concuremment avec la Chambre des communes et par le Président d’Haïti. »

» 56 doit être conçu ainsi : — « La Chambre des communés se compose de six députés par département[4]. »

» 58. L’institution des notables étant inutile, ce passage doit être retranché.

» Pour la nomination des députés, voici la manière de s’y prendre :

» Du 1er au 10 février, les assemblées communales nomment leurs députés qui, du 10 au 20, se rendent au chef-lieu du département pour se former en assemblée électorale, qui nomme le nombre de députés mentionné en l’art. 56. »

» 62 doit être conçu ainsi : — « Chacun des six députés aura un suppléant pour le remplacer à la Chambre des communes, en cas de mortou d’empêchement quelconque, la Chambre devant être toujours au complet. »

» Le deuxième paragraphe de cet article est inutile.

» 69, inutile. Les affaires importantes de la République peuvent nécessiter la présence du chef de l’État dans une des parties éloignées de la capitale, et ces mêmes affaires peuvent nécessiter aussi des lois indispensables ; alors la Chambre doit avoir le droit de s’assembler dans l’un des chefs-lieux de département.

» 72. La session doit être prolongée.

» 79. Les délibérations de la Chambre doivent être disculées et résumées par le président de la Chambre.

» 80. Les membres de la Chambre diminuant, on doit porter à mille gourdes leurs appointemens, sans frais de route.

» 81. Il doit y avoir incompatibilité entre toutes fonctions publiques et celles de députés. Ils doivent être absolument éloignés de toutes fonctions commissionnées par le gouvernement.

» 90. On doit ajouter à cet article : — « seulement pendant leur session. » Les députés retournant dans leurs foyers doivent être au même rang que leurs concitoyens, afin qu’ils soient observateurs des lois et qu’ils donnent l’exemple des bonnes mœurs et du patriotisme[5].

» 91. Au lieu de donner connaissance à la Chambre, on doit la donner au comité du Sénat. Si la Chambre n’était pas assemblée, faudrait-il la convoquer pour un seul membre[6] »


Plusieurs de ces idées de Blanchet sont très-intéressantes. D’abord, au moment où les départemens de l’Est venaient de se réunir à la République, on voit qu’il ne croyait pas que des codes de lois pussent être rédigés pour y être appliqués comme dans les autres départemens, du moins dans une époque rapprochée, et cela par rapport à la différence de langage entre les deux populations. Cependant, c’était un grand moyen d’établir la nationalité haïtienne sur une base solide ; car si la législation faisait une différence entre elles, ce serait en quelque sorte préparer leur séparation. La population de l’Est étant de beaucoup plus faible en nombre, tout devait tendre à se l’assimiler par l’effet des lois et des institutions communes à tout le territoire de la République et présentant des garanties efficaces pour tous les citoyens[7].

À l’égard des articles 38 et 39 de la constitution, on ne doit pas s’étonner de voir que Blanchet persévérait dans les idées exprimées par les articles 27 et 28 de 1806, et les fortifiait même par l’exclusion des métis, placés sur la même ligne que les blancs, dont il est si difficile de les distinguer[8]. L’aete authentique dont il s’agit dans la nouvelle rédaction proposée s’entend « des lettres de naturalisation » délivrées aux blancs qui, en 1804, en les recevant, avaient renoncé effectivement à la France et prêté serment entre les mains de Dessalines, de vivre soumis aux lois d’Haïti, etc.[9]. Par la même raison, et sans qu’il en soit fait mention dans ce projet d’article, « les blancs propriétaires » dans l’Est, qui venaient d’être admis Haïtiens en prêtant serment de fidélité à la République, auraient joui du bénéfice de cet article.

Comme tous les hommes de la génération qui prit les armes, en 1790, contre le système colonial, qui lutta contre tous les blancs jusqu’à la fin de 1803, Blanchet avait fait son expérience politique. Se trouvant à Santo-Domingo à la fin de 1821, au moment de l’indépendance proclamée par Nunez de Cacérès, il avait vu à l’œuvre ceux qui maintenaient l’esclavage dans l’Est, qui répugnaient à se soumettre à la République ; et en mars 1822, où il dictait ses idées, il était encore soiis l’impression de la tentative faite sur Samana par des navires français appelés dans la baie par les colons de cette presqu’île : de là sa persévérance dans l’exclusion des blancs de la société haïtienne[10].

Une autre de ses idées nous frappe, celle qui est relative à la faculté que l’art. 50 donnait au Président d’Haïti de s’adresser au Saint-Père le Pape pour avoir un évêque dans le pays ; Blanchet la repoussait comme « inutile et impolitique. » Cependant il y avait un archevêque à Santo-Domingo en ce moment ; mais Blanchet avait pu savoir, sans doute, que ce prélat n’agréait pas sincèrement l’incorporation de l’Est à la République, puisqu’il se refusa, peu après, à étendre sa juridiction spirituelle sur les prêtres de la partie occidentale, en prétendant qu’il n’avait été institué que « pour la colonie espagnole. » L’archevêque persévéra pendant près de deux ans dans ces fâcheuses dispositions : nous dirons plus tard ce qu’il fit ensuite. En outre, la mission évidemment politique qui avait été confiée à M. de Glory, en 1821, par la cour des Tuileries, d’accord avec la cour de Rome, la tournure qu’elle avait prise au Port-au-Prince, tout devait contribuer à influencer l’opinion émise par l’ancien législateur.

On voit ensuite qu’il opinait en faveur du double vote pour la formation de la Chambre des communes, comme il en avait été pour celle du Sénat dans le système de 1806. En proposant de réduire le nombre des représentans à six députés par département, ce mode de nomination devenait une nécessité et permettrait aussi de choisir les citoyens les plus éclairés dans chaque département. Il pensait que les élus ne devaient appartenir par aucun lien au pouvoir exécutif, qui nommait à toutes les charges publiques, rétribuées ou non, afin qu’ils fussent entièrement indépendans dans leurs votes.

La mort ayant mis fin à l’œuvre que Bruno Blanchet avait entreprise, le général Borgella lui fit faire des obsèques dignes de ses anciens services et du rang de secrétaire d’État et de secrétaire-général qu’il avait occupé dans la République ; il fit placer son cercueil dans les caveaux de la cathédrale de Santo-Domingo où, jadis, on ne mettait que ceux des plus hauts personnages qui y décédaient[11].

Les notes imparfaites que nous venons de produire furent adressées en copie à Boyer. Mais le projet qu’il semble avoir conçu d’une révision de la constitution fut abandonné, probablement par suite de la composition de la nouvelle Chambre des représentans et des événemens qui survinrent dans la session de cette année.


Le Président partit de Santo-Domingo le 10 mars pour se rendre dans le département du Nord-Est. Cette ville reçut en garnison plusieurs régimens des troupes des autres départemens, qui fournirent des détachemens dans divers bourgs de son arrondissement. La division Bonnet, une brigade sous les ordres du général Frédéric et la garde du gouvernement marchaient avec le chef de l’Etat. Il fut accueilli à Cotuy, à la Véga et à Saint-Yague, avec les démonstrations du plus vif enthousiasme, par les autorités civiles et militaires et les populations de ces divers lieux. C’est à la Véga qu’il signa, le 12 mars, l’arrêté d’après lequel de nouveaux numéros furent donnés aux régimens d’infanterie : ainsi, le 3e devint le 1er ; le 4e, le 2e etc. Le licenciement des 1er et 2e régimens, ordonné au Cap-Haïtien l’année précédente, et l’existence de deux autres sous le même numéro 10, motivèrent cette mesure qui déplut à tous ces corps de troupes ; car chacun d’eux s’était fait une réputation militaire dans le cours des guerres du pays, et ils répugnaient à perdre leurs anciens numéros. On considéra généralement que Boyer méconnaissait en cela l’esprit qui anime les officiers et les soldats[12].

C’est en se rendant dans le Nord-Est qu’il apprit les élections des représentans du Port-au-Prince[13]. C’étaient les citoyens B.-A. Laborde, défenseur public et capitaine à l’état-major général ; J.-B. Béranger, défenseur public, et Pierre André, juge au tribunal de cassation, nommé à cette charge peu après la session législative de 1821, où il avait figuré comme membre de la première législature. Ces représentans eurent pour suppléans les citoyens J. Ardouin aîné, J. Élie et Dumas. Suivant ce qui fut rapporté à cette époque, le Président aurait fort mal accueilli l’élection de Laborde et de Béranger surtout, et il aurait manifesté pour les citoyens de la capitale, à cause de leurs votes en faveur de ces élus, des sentimens qui ne pouvaient que blesser leur honneur[14].

Ceux qu’il éprouva pour les habitans du Cap-Haïtien furent bien difierens. Arrivé aux limites de cet arrondissement et de celui du Fort-Liberté, il y trouva le général Magny qui l’attendait près d’un arc de triomphe rustique, élevé par les nombreux concessionnaires de la plaine du Quartier-Morin qui entouraient ce digne fonctionnaire. Complimenté par lui pour la réunion de l’Est qui venait de compléter l’unité politique d’Haïti, le Président reçut ces hommages d’un cœur franc et loyal en donnant l’accolade patriotique à Magny. Pour entrer au Cap-Haïtien, il pouvait choisir entre les deux routes qui y conduisent ; décidés à lui rendre les plus grands honneurs, les citoyens de cette ville avaient érigé un arc de triomphe à chacune des deux entrées ; ce fut par celui dressé à la Fossette que Boyer passa. C’était « un arc à plein cintre, de 24 pieds de hauteur sur 18 de largeur, richement décoré, portant dans la face d’entrée les attributs allégoriques de la Liberté, avec cette devise : Reconnaissance nationale, à J.-P. Boyer, Président d’Haïti. La face intérieure avait les attributs du commerce, offrant dans un ruban aux couleurs nationales cette autre devise : Gage d’amour des habitans du Cap-Haïtien. » Toute la population avait suivi les autorités civiles et militaires à cet arc de triomphe où Boyer mit pied à terre et fut complimenté, en leur nom, par une jeune personne dont les paroles exprimaient la candeur de son âme. Il se rendit ensuite au palais national, au milieu des troupes de la garnison placées sur deux haies, au bruit des tambours, des fanfares de la cavalerie, de toute l’artillerie de la place et des cloches de l’église de la paroisse[15].

Un tel accueil ne pouvait que réjouir le cœur de Boyer. Il avait fait venir sa famille au Cap-Haïtien, et il y résida environ un mois, au milieu de fêtes qui se renouvelaient chaque jour. Elles n’empêchèrent pas que le Président donnât activement des soins aux affaires publiques ; et après avoir visité les arrondissemens du Borgne, du Port-dePaix, des Gonaïves et de Saint-Marc ; il revint au Port-au-Prince le 6 mai.

Les citoyens de la capitale, désirant lui faire une réception pompeuse pour consacrer leur joie, comme ceux du Cap-Haïtien, de la réunion des départemens de l’Est, et le féliciter de cet important succès de son gouvernement, avaient érigé aussi un bel arc de triomphe, décoré avec goût, à l’entrée nord de la place[16]. Les autorités devaient s’y porter à l’arrivée du chef de l’État, avec l’élite de la population, et cette cérémonie toute civique aurait été suivie de réjouissances publiques. Mais, non-seulement on ne put être fixé sur le jour précis où Boyer ferait son entrée au Port-au-Prince, il y arriva de onze heures à minuit, alors qu’on le croyait encore à Saint-Marc : le bruit des tambours de la garde à pied et des trompettes de la garde à cheval apprit aux habitans, déjà couchés, que le Président d’Haïti était rendu à son palais. Évidemment, il n’avait pas voulu accepter les ovations qu’on lui préparait. C’était la seconde fois qu’il refusait un accueil public des citoyens de la capitale ; mais du moins, à son retour de la pacification de la Grande-Anse, il avait donné des motifs fondés pour ne pas accepter ces honneurs sous un arc de triomphe. Après avoir reçu si cordialement ceux des citoyens du Cap-Haïtien, c’était faire gratuitement une injure aux citoyens de sa ville natale.

Quelle en était la cause ? Uniquement l’élection des deux représentans qu’il n’agréait pas. Boyer s’en exprima assez à ce sujet, pour qu’on le sut. Mais, s’il était mécontent des électeurs qui avaient voté pour eux, les autres et les familles qui ne prirent aucune part quelconque aux élections, devaient-ils subir aussi l’effet de ce mécontentement ? Et pourquoi cette bouderie impolitique, lorsqu’aucun agent du gouvernement n’avait été chargé, ainsi que cela se pratique ailleurs, de diriger les choix des électeurs ; de leur faire pressentir au moins qu’en élisant tel ou tel citoyen, ils lui déplairaient ? Le corps électoral est-il tenu de deviner les sympathies ou les aversions du chef de l’État ? Si ce dernier suppose qu’il est assez éclairé, assez bien intentionné, pour ne choisir que des représentans dignes de son estime, — de même que le gouvernement se dirige dans le choix des fonctionnaires publics, — les élus doivent être acceptés sans rancune contre les électeurs, comme on accepte tout citoyen nommé à une fonction publique par le gouvernement. En cela, il y a parité de position entre les deux pouvoirs qui nomment. Le gouvernement ne viole pas la constitution du pays, qui lui a donné le pouvoir dirigeant dans la société, quand ses organes indiquent publiquement au corps électoral les meilleurs choix à faire pour une des branches du corps législatif, — tout en lui laissant cependant la liberté d’en préférer d’autres, — de même que l’opinion publique n’entrave ni le pacte social ni l’autorité du gouvernement, quand elle honore certains citoyens de son estime et les désigne par cela même au choix du chef de l’État, pour exercer les fonctions de la communauté. Mais, c’est ce dont le président Boyer s’est le moins préoccupé durant toute son administration. Dans ces vingt-cinq années, la Chambre s’est renouvelée cinq fois : de là des élections abandonnées à toute la liberté des citoyens dans les communes et parmi lesquelles il y eut constamment des choix qui lui déplurent ; de là aussi une opposition de la part des élus que le Président n’agréait pas, qu’il ne chercha jamais à rapprocher de son gouvernement[17] – opposition qui avait sa source dans des personnalités, qui n’avait pas une grande influence dans les premiers temps, mais qui finit par en acquérir suffisamment sur l’opinion publique, après bien des fautes et même des torts de la part de Boyer, pour le renverser du pouvoir, au détriment de la République tout entière.

Avant de relater les graves événemens qui survinrent pendant la session législative de cette année, parlons de quelques actes du chef du gouvernement et de faits qui furent très-rapprochés de ces événemens et qui y contribuèrent.

Le 10 mai, à peine de retour à la capitale, le Président rendit un arrêté qui ouvrit le port de Saint-Marc au commerce étranger, en affranchissant de tous droits à l’importation, durant une année, les matériaux de construction propres à la réparation des maisons de cette ville. Lorsqu’il y passa, il avait fait la promesse de cette mesure au général Bonnet et aux habitans qui la sollicitèrent, dans le but de relever Saint-Marc et de provoquer plus d’activité dans la production du coton que fournit la plaine dé l’Artibonite.

Un mois après, le Président adressa à tous les commandans d’arrondissement, une circulaire pour leur rappeler et à tous les fonctionnaires publics de leurs commandemens, que la loi s’opposait à ce que les étrangers eussent la faculté de tranquer ailleurs que dans les ports ouverts, et qu’ils devaient interdire toute pratique à cet égard, pour protéger l’industrie des nationaux. On ne peut reprocher à Boyer aucune négligence à ce sujet, car sa sollicitude pour le commerce haïtien le porta souvent, à de semblables actes, afin de réveiller celle des fonctionnaires.

Quelques jours ensuite, le 13 juin, il adressa une proclamation « aux habitans de la partie de l’Est, » qui fut imprimée dans les langues française et espagnole, afin de leur recommander de se livrer avec ardeur à la culture des terres si fertiles de cette portion de la République, si bien arrosées par de nombreuses rivières. Il leur rappela le langage paternel qu’il leur avait tenu dans le cours de son voyage récent ; entrepris sur leur appel spontané pour effectuer le vœu de la constitution, compléter l’indépendance nationale par là réunion de tout le territoire d’Haïti sous les mêmes lois ; que ces lois accordaient des propriétés en concessions gratuites aux fonctionnaires publics, aux officiers militaires et à tous les citoyens qui auraient commencé des travaux de culture sur les terres du domaine de l’Etat, et qu’ils n’avaient qu’à en demander les titres au gouvernement. « Je vous donnerai, leur dit-il, au nom de la nation, pour vous et votre postérité, en toute propriété et pour toujours, la concession des terres mises en valeur… Haïtiens, la religion qui nous unit tous, vous apprend que c’est outrager le Créateur que de vivre dans l’indolence et la paresse. Vos oppresseurs vous ont entretenus dans ces vices pour mieux vous subjuguer. Ils vous ont ensuite calomniés, en cherchant à faire croire que la vie oisive était dans votre naturel. Vos frères et vos libérateurs vous rendent justice ; ils ont la conviction que si vous n’avez pas mieux fait, c’est parce que votre énergie était étouffée et que vous étiez tenus dans la stupeur… Que partout les chétives cabanes soient remplacées par des lieux propres à la conservation de la santé et à l’augmentation de la population ; que les produits de l’agriculture mettent enfin les pères de famille à même de donner à leurs enfans l’éducation convenablé, pour jouir et conserver tous les précieux dons de la liberté et de l’indépendance. Haïtiens, mes concitoyens, le sort a voulu que je me trouvasse dans la position d’être considéré ici-bas comme votre père ; écoutez-moi comme tel ; soyez confians, et vous serez heureux. Ma sollicitude est de vous faire changer d’état ; empressez-vous à vous mettre dans la civilisation, à l’unisson de vos frères de l’occident de l’ile, et comme eux, vous serez bientôt fiers et invincibles. »

Ce langage de père de famille honorait les nouveaux citoyens qui se rallièrent à la patrie érigée sur ce soi si long-temps bouleversé par les révolutions. Il produisit son fruit, car avec le temps, cette partie de l’Est décupla ses produits agricoles livrés à l’exportation pour l’étranger, indépendamment de l’abondance des denrées alimentaires servant à la nourriture de la population. À l’ombre des lois protectrices de tous les intérêts, le commerce de la partie occidentale et celui des lieux mêmes provoquèrent cette production[18]. Celle des bestiaux progressa également par une plus grande facilité donnée à leur vente dans l’Ouest, où les propriétaires se livraient de préférence à la culture des terres. De nombreux citoyens de cette dernière partie allèrent se fixer dans l’autre ; ils y communiquèrent leurs industries de toutes sortes. Les garnisons dé troupes laissées là pendant quelques années contribuèrent encore à cette prospérité, par le travail des soldats employés souvent à la culture, en même temps qu’ils y dépensaient leur solde. Enfin, la création de corps militaires dans l’Est y forma les hommes au maniement désarmes, et le gouvernement ordonna l’élargissement et le bon entretien des routes publiques, toujours si négligées sous l’administration espagnole les communications devinrent plus actives.

Ce fut le 8 août qu’eut lieu l’ouverture de la session législative. On trouve dans le discours que prononça Boyer à cette occasion, un indice de ce qu’il pressentait de la réunion de la nouvelle Chambre des communes.

« Citoyens représentans, dit-il, par un heureux concours de circonstances extraordinaires, toute l’étendue du territoire d’Haïti a été réunie, sans effusion de sang, sous l’empire des lois de la République… Une nouvelle ère, pour ainsi dire, vient donc de commencer pour les Haïtiens. Nulle partie de notre sol n’est plus maintenant sous la domination d’aucun pouvoir étranger. Mais, si ce grand résultat ajoute un nouvel éclat à la gloire de la nation, combien ne devons-nous pas, par la loyauté de nos actions, continuer à prouver au monde civilisé, qu’Haïti est digne des bienfaits que la Providence a répandus sur elle ! Combien les citoyens appelés à l’honneur de siéger o à la représentation nationale ne doivent-ils pas, se pénétrant de l’importance de leurs obligations, se prémunir dans leurs combinaisons politiques, contre les dangereuses erreurs de l’esprit de secte, pour ne consacrer entièrement leurs travaux qu’à l’unique et puissant intérêt de la patrie[19] ! Notre situation toute particulière, le machiavélisme des ennemis de la liberté et de notre indépendance, tout nous prescrit de nous méfier de la turbulence des passions, de mettre à profit les utiles leçons de l’expérience, afin de fortifier de plus en plus la fraternité et l’union que réclament l’affermissement de nos institutions et la consolidation du bonheur commun. Il n’y a aucun doute, citoyens représentans, que votre patriotisme ne soit en harmonie avec les mesures législatives que le bien public requerra : aussi sera-ce avec confiance que j’appellerai votre attention sur celles qui seront soumises à la sagesse de vos délibérations… »

Pour bien saisir le sens de ces paroles du chef de l’Ëtat, il faut qu’on sache que dès le 29 juillet, quarante-huit représentans sur soixante-douze avaient siégé à la Chambre, sous la présidence du doyen d’âge, et que dans la même séance, un bureau fut formé pour procéder à la vérification du pouvoir des élus. Il fut composé de Laborde, président ; de Béranger et Caminéro, secrétaires. Dans une seconde séance du même jour, prolongée jusque neuf heures du soir, une douzaine de représentans furent admis, d’après les procès-verbaux de leur nomination. Le lendemain, 30, la plupart des autres le furent également ; et ce jour-là, Laborde déclara « qu’il renonçait à sa qualité de militaire pour pouvoir rester représentant, » et Pierre André renonça aussi à la charge de juge au tribunal de cassation par le même motif, et ce, en vertu de l’article 81 de la constitution[20]. Le 1er août, la Chambre procéda à la formation nouvelle de son bureau qui devait rester en fonctions durant tout le mois. Mais, si elle conserva les deux Secrétaires nommés le 29 juillet, elle remplaça Laborde par J.-S. Hyppolite, représentant du Cap-Haïtien, réélu de même que Saint-Martin qui avait siégé avec lui l’année précédente. Ce changement opéré dans la présidence, pour ouvrir la session, indique que la Chambre se préoccupait de la convenance de ne pas placer à sa tête, un de ses membres qu’elle savait n’être pas agréé par le chef de l’État, d’après tout ce qui s’était dit à ce sujet.

Dès le 3 aoùt, elle lui fit savoir qu’elle était constituée en majorité, afin de savoir quel jour il fixerait pour l’ouverture de la session, cette formalité devant avoir lieu par le Président d’Haïti en personne. Une députation lui fut envoyée à cet effet, et Pierre André en faisait partie ; mais, dans la séance du 5, ce représentant adressa une lettre à la Chambre pour lui exposer des motifs qui s’opposaient il ce qu’il cumulât cet office avec la charge salariée de directeur de l’école nationale lancastérienne, à moins que la Chambre ne prit ces motifs en considération. En présence de l’art. 81 de la constitution, qui avait déjà porté ce représentant à renoncer à la charge de juge au tribunal de cassation, la Chambre déclara qu’elle acceptait sa démission, et elle appela le suppléant Ardouin aîné pour le remplacer : ce qui se fit dans une seconde séance du 5[21]. Le 7, une nouvelle séance eut lieu pour l’admission de deux nouveaux représentans, et celle de l’ouverture de la session n’arriva que le lendemain, cinq jours après que le Président d’Haïti eut été averti de la constitution de la Chambre, et bien qu’il eût fixé sa réunion au 1er août.

Le discours de son président Hyppolite, en réponse à celui du Président d’Haïti, fut très-convenable. Il y rappela que l’année précédente, « la Chambre, au nom de la nation, s’était félicitée de l’heureux événement qui avait réuni à la République, les parties du Nord et del’Artibonite qui en étaient séparées par une guerre qui avait duré trop long-temps ; » et il ajouta que dans la circonstance actuelle, la législature avait un nouveau motif de se réjouir pour la réunion de l’Est. « Cette réunion, dit-il, est d’autant plus honorable pour nous, qu’aucune provocation de notre part n’y a donné lieu : les Haïtiens de la partie de l’Est nous ont appelés à leur secours, nous y avons volé. Cet heureux événement ne s’est opéré que par la libéralité de nos institutions… C’est donc à nous, mandataires de ce peuple trop longtemps malheureux ; c’est à nous de sacrifier nos veilles pour répondre à sa confiance. Et comment pouvons-nous espérer d’y parvenir ? C’est en faisant des lois qui, discutées avec sagesse, pourront faire fleurir l’agriculture et prospérer le commerce : qui doit produire en dernier résultat l’augmentation de notre population, garante de notre bonheur… » Puis, rappelant encore que l’année précédente, le président de la Chambre avait donné au Président d’Haïti une accolade patriotique pour sa sagesse dans la réunion du Nord et de l’Artibonite, il lui donna de nouveau « ce sincère témoignage de la reconnaissance nationale, qui doit cimenter l’union qui existe entre la Nation et le Magistrat qu’elle a établi le gardien de ses institutions. S’adressant alors à ses collègues, il leur dit : « Représentans, comme votre président, je crois pouvoir promettre, et nul de vous ne me désavoue, que tous nos efforts tendront à maintenir l’harmonie qui existe entre le Sénat, le Président d’Haïti et nous. »

Si le discours du chef de l’État témoigna de quelque crainte relativement « à l’esprit de secte, à la turbulence des passions qui pouvaient se manifester dans la Chambre, et qu’il chercha à porter ses membres à s’en présumir, on peut reconnattre aussi que dans le discours du président de cette Chambre, il y avait un passage sur « l’agriculture et le commerce qui réclamaient des lois », lequel décèle que les représentans se préoccupaient des propositions qui avaient été faites dans son sein, l’année précédente, en faveur de ces deux industries nationales, par Pierre André et Saint-Martin : propositions qui furent adoptées par la Chambre et adressées au Président d’Haïti pour qu’il y donnât toute son attention et en fit l’objet de projets de lois qui relevaient de son initiative. Or, quoique ce fut une nouvelle législature, les représentans de l’année précédente, qui avaient accueilli ces propositions, en faisaient encore partie, et à eux se joignaient de nouveaux membres peut-être plus résolus à espérer que Boyer présenterait ces projets de loi, et à les demander s’il ne les envoyait pas. Ainsi, dès l’ouverture de la cession législative, les deux pouvoirs se montraient dans une sorte de méfiance mutuelle. Et si l’on réffléchit aux effets produits sur l’esprit de la population du Port-au-Prince, par le dédain que Boyer manifesta pour son arc de triomphe et les honneurs qu’elle se préparait à lui décerner à cette occasion, dédain qui semblait prouver les paroles qui lui furent attribuées lorsqu’il apprit l’élection de Laborde et de Béranger, on reconnaîtra que la situation était déjà très-tendue. Elle allait le devenir bien autrement encore !

Plusieurs protestations avaient été adressées à la Chambre, les unes directement par les concurrens des représentans élus dans diverses communes, les autres par le Président d’Haïti d’après des rapports faits par le ministète public, conformément à l’article 65 de la constitution. Parmi ces dernières, se trouvait celle qui était relative à l’élection de Saint-Laurent (Roume de) et de Hérard Dumesle, nommés représentans des Caves. Mais, hors les opérations faites à Saint-Marc, qui furent annulées, la Chambre passa à l’ordre du jour sur toutes les autres protestations. Elle eut plusieurs séances qui furent consacrées à la discussion de son règlement intérieur jusqu’à celle du 19 août, où elle arrêta d’adresser un message au Président d’Haïti, afin de lui dire qu’elle ne pourrait s’occuper du travail relatif au vote des impóts publics, que lorsqu’il lui ferait parvenir les comptes des recettes et des dépenses de la République que le Secrétaire d’État des finances doit lui rendre chaque année[22].

Mais, pendant que la Chambre des communes s’exprimait ainsi, le même jour, le Président d’Haïti s’adressait « au peuple et à l’armée », dans une proclamation qui leur rendait compte de trames ourdies par le général Paul Romain et de sa mort violente à Léogane, ou il avait la ville pour prison depuis la fin d’avril 1821.

Sur la recommandation du Président, l’honorable général Gédéon, sénateur, commandant de cet arrondissement, avait pour Romain les plus grands égards, la bienveillance franche et cordiale que la fraternité d’armes inspire aux braves militaires, et il le recevait journellement chez lui au sein de sa famille, dans l’espoir de ramener cet ancien serviteur du pays aux sentimens de fidélité qu’il devait à la République dont le gouvernement avait épargné sa vie l’année précédente. Mais Romain était loin de lui savoir gré de toutes ses bontés, et de renoncer aux projets aussi haineux qu’ambitieux qui l’avaient rendu le chef de la conspiration du Nord et de l’Arbonite. Comme le gouvernement ne poussait pas la rigueur jusqu’à lui interdire toutes relations avec ces départemens, avec les amis qu’il y avait et des membres de sa famille qui surveillaient ses propriétés, Romain emptoyait cette tolérance à y faire colporter sourdement des imputations malveillantes contre le Président personnellement, en le représentant comme « le çhef d’une faction qui voulait livrer Haïti aux blancs, aux Français. » Boyer n’ayant pas agi avec violence contre les commerçans de cette nation à propos de l’équipée de Samana, et comme eût fait H. Christophe dans une pareille ocurrence, l’ancien Prince du Limbé, fidèle aux traditions de son roi, voyait sans doute dans cette conduite la preuve la plus convaincante de la trahison du Président d’Haïti[23].

Qu’imagina-t-il alors ? Il adressa au vertueux général Magny une lettre supposée écrite par les généraux Gédéon et Lamothe-Aigron, pour lui ouvrir les yeux et le convier à se joindre à eux, afin de renveiser le Président du pouvoir. Romain lui expédia cette lettre par un jeune homme du Nord, nommé Jacques-Pierre Lamotte.[24]. Mais, étonné de recevoir par cet individu une lettre semblable ; indigné de cette trame ourdie contre ses deux collègues, ses deux frères d’armes qu’il savait incapables d’une telle perversité, Magny fit arrêter immédiatement le messager de Romain auquel il fit subir un interrogatoire : ses aveux le convainquirent de ce qu’il présumait ; J.-P. Lamotte dénonça Romain et fut mis en prison. Magny expédia aussitôt un de ses aides de camp auprès du Président d’Haïti, porteur d’une dépêche de lui, de la lettre attribuée aux généraux Gédéon et Lamothe-Aigron et de l’interrogatoire subi par le messager emprisonné.

Boyer ne fut pas moins indigné que le brave commandant de l’arrondissement du Cap-Haïtien, de la persévérance de Romain dans ses projets criminels ; il renvoya l’aide de camp avec invitation d’expédier J.-P. Lamotte au Port-au-Prince par un garde-côtes qui en partit aussitôt pour le Cap-Haïtien. Peu de jours après, le prisonnier y était rendu et déposé à la maison d’arrêt où il subit un nouvel interrogatoire ; il accusa alors les généraux Magny et Nord Alexis. Le Président estimait trop ces divers généraux, pour ajouter foi à ces calomnies inventées par Romain et colportées par son obscur agent. Lamothe-Aigron était à Jacmel dont il commandait l’arrondissement une dépêche présidentielle l’en avisa, parce qu’il était malade et ne pouvait se rendre à la capitale. Mais Gédéon fut mandé de Léogane : son irritation fut à son comble, lorsqu’il reconnut et la perfidie et l’ingratitude du traître qu’il accablait de ses bontés. Le Président lui dit de retournera son commandement, de surveiller Romain, et qu’à l’arrivée de son messager, il lui enverrait l’ordre de l’expédier sous escorte pour être confronté avec ce dernier et jugés tous deux par la même commission militaire. Effectivement, le chef d’escadron Souffrant, aide de camp du Président, fut envoyé à Léogane dans ce but. Mais, arrêté par une garde sous les ordres du colonel Loret, commandant de la place de Léogane, afin d’être acheminé au Port-au.Prince, Romain (fut-il dit alors) aura fait résistance, en essayant de se saisir du fusil d’un soldat, puis en prenant la fuite en ce moment, la garde fit feu et une balle l’atteignit mortellement[25].

Tel fut le rapport officiel que le Président reçut de cet événement. Mais, sachant combien l’on est prompt à supposer des crimes politiques aux chefs d’État, et surtout dans la situation où se trouvaient les esprits à la capitale depuis la réunion de la Chambre des représentans, il crut qu’il ne pouvait trop s’assurer des faits qui avaient occasionné la mort de Romain. À cet effet, il manda le général Gédéon et le colonel Loret, et les questionna publiquement au palais où se trouvaient bien des officiers : leurs déclarations confirmèrent le rapport qu’il avait reçu. C’est pourquoi la proclamation du Président dit à ce sujet : « Responsable de sa personne et chargé de le surveiller (Romain) strictement, le général Gédéon lui ordonna la maison d’arrêt : il refusa formellement d’obéir et se mit dans le cas qu’on déployât contre lui la force armée, à laquelle il osa résister de nouveau : c’est cette résistance qui, à mon très-grand regret et contre mes intentions, a causé la mort du général Romain, lequel sans doute a préféré d’ensevelir ainsi son crime, plutôt que de paraître devant des juges dont la sévère équité aurait bientôt dévoilé ses abominables machinations. Telle a été la fin d’un homme qui, parce qu’il avait combattu comme tant d’autres pour son pays, s’était persuadé qu’il pouvait l’asservir à sa loi et à ses caprices[26]. »

Cet événement, regrettable par ses circonstances, puisque Romain eût pu être convaincu d’une odieuse trame par-de-vant la commission militaire, condamné à mort et exécuté comme Richard l’avait été au Port-au-Prince ; cet événement fut accueilli dans cette ville avec des soupçons offensans pour l’autorité et l’honneur du Président d’Haïti. Aussi lit-on ce qui suit dans sa proclamation : « Cette circonstance, en éclairant la nation, en donnant de nouvelles preuves de son inébranlable volonté, a cependant fait penser à quelques intrigans d’une autre nature, que le moment était favorable pour donner l’essor à leurs projets, en se rendant les échos complaisans des paroles séditieuses du général Romain. L’opinion publique a arrêté les complots de ces hommes pervers, et la vigilance du gouvernement les poursuivra, jusqu’à ce que le glaive de la loi les ait frappés. Citoyens, le gouvernement, fort de la droiture de ses principes, marchera toujours d’un pas ferme pour vous faire jouir de cette paix qui fait le désespoir de vos ennemis et pour laquelle vous avez fait les sacrifices les plus héroïques. Les discours des méchans, les menées des ambitieux ne l’intimideront jamais ; mais ils troubleraient votre repos, ils tourmenteraient vos familles, si vous ne vous empressiez de les étouffer vous-mêmes, en dénonçant aux magistrats préposés à la garde de la tranquillité publique, ceux qui colportent ces bruits inquiétans, ceux qui, par leurs propos séditieux, tendent à alarmer votre conffance. Pénétrez-vous bien qu’en tout pays, il existe de ces êtres atrabilaires, remuans et envieux, qui ne sont jamais satisfaits de tout ce qu’on fait pour eux, et dont les goûts ne peuvent être flattés que par les innovations qu’ils proposent…[27] »

Un paragraphe de cette proclamation s’adressait ensuite aux magistrats, et un autre à l’armée, pour réveiller et exciter leur zèle dans ces circonstances. Quant à J.-P. Lamotte, jugé comme complice de Romain, il fut condamné à mort et exécuté après l’événement survenu à Léogane.

Il est facile de reconnaître que certains passages de la proclamation de Boyer faisaient allusion à des représentans et à d’autres personnes auxquelles il attribuait des projets subversifs de l’ordre public, surtout si on les rapproche de quelques paroles prononcées dans son discours à l’ouverture de la session. Il faut dire aussi qu’on tenait à la capitale bien des propos malveillans qui, rapportés au Président, lui faisaient croire à un esprit séditieux, factieux, qui voulait s’introduire dans la Chambre des représentans, non-seulement pour s’opposer à son pouvoir, mais pour le renverser : de là cette aigreur qui perce dans ses paroles.

Le contre-amiral Panayoty, sénateur, avait un vaste logement où, de tout temps, il se plaisait à recevoir ses amis et des voyageurs qui, venant à la capitale, n’y trouvaient point d’hôtels garnis pour se loger : cet usage est d’ailleurs dans les mœurs du pays. D’un caractère bienveillant et enjoué, Panayoty suppléait d’ailleurs au manque d’une famille, par la société des hommes qui le visitaient souvent et qui se sentaient attirés chez lui par son affabilité, et là ils se rencontraient pour causer en toute liberté.

Or, il avait pour compagnon, chez lui, Ph. Liétout, secrétaire rédacteur du Sénat, dont la conversation spirituelle et anecdotique ne contribuait pas moins à ces réunions ; et, malheureusement peut-être, depuis longtemps, J.-B. Béranger occupait l’une des chambres de sa maison. Ce dernier y recevait particulièrement F. Darfour, qui avait fait sa connaissance dès son arrivée de France, en 1818. L’un et l’autre prenaient part aux conversations générales de cette société habituelle ; et dans notre précédent volume comme dans celui-ci, nous avons déjà fait connaître les idées, les sentimens et le caractère de Béranger, et divers faits de F. Darfour qui prouvaient ses prétentions, sa présomption et ses incartades envers des citoyens dignes de son respect, et sa malveillance envers le Président qui avait cependant beaucoup fait pour lui[28]. De plus, à l’occasion de la session législative, les représentans Saint-Martin, du Cap-Haïtien, dont on a lu le discours sur le commerce, dans la session de 1821, au chapitre II de ce livre, et Saint-Laurent, des Cayes, vinrent loger aussi chez l’amiral Panayoty[29]. À cette époque, on disait que les citoyens Dugué, notaire du gouvernement, Noël Piron, doyen du tribunal civil, et bien d’autres se joignaient à ceux-là, journellement, pour parler des affaires publiques.

Il était tout naturel qu’elles occupassent l’esprit des citoyens éclairés en général, après les glorieux événemens qui réunirent tout le territoire d’Haïti sous la même constitution, et que chacun imaginât des plans pour la meilleure administration du pays, des réformes à y faire pour ' progresser, faire prospérer l’agriculture, le commerce national, etc. ; et l’on a vu, quant à ces deux industries, ce qui était dans les idées de la Chambre des communes par le passage cité du discours de son président : elle semblait réclamer du Président d’Haïti des projets de lois à ce sujet.

Mais, est-il présumable que, dans les entretiens, les conversations dont il s’agit, soit chez l’amiral Panayoty, soit ailleurs, on se bornât à l’expression de simples vœux, sans critiquer en même temps certaines mesures du gouvernement dans l’administration du pays, sans blâmer son abstention dans certaines autres que l’on jugeait utiles à sa prospérité[30] ? Pour croire ainsi, il faudrait n’avoir aucune expérience des procédés de l’esprit humain ; et ce qui n’était d’abord que vœux, que désirs, devenait projets à réaliser. Par quel moyen y parviendrait-on ! La Chambre n’était-elle pas, constitutionnellement, la représentation nationale, formée des représentans du peuple ? N’avait-elle pas des pouvoirs égaux à ceux du Sénat, au moins égaux à ceux du Président d’Haïti qui n’était qu’un magistrat chargé d’exécuter les lois ? Si le pacte social lui accordait l’initiative des propositions pour en faire, rien n’empêchait que la Chambre des communes n’en provoquât de lui, puisque, d’après l’art. 58 de cet acte, c’était elle « qui statuait sur l’administration ; — qui formait et entretenait l’armée ; — qui faisait des lois et règlemens sur la manière de l’organiser et de la gouverner (l’armée) ; — qui fixait la valeur, le poids et le type des monnaies ; — qui établissait l’étalon des poids et mesures ; — qui consacrait définitivement et pour toujours l’aliénation des domaines nationaux ; — qui faisait toutes les lois nécessaires pour maintenir l’exercice des pouvoirs définis et délégués par la constitution, etc. » Toutes ces attributions étaient compétentes à la Chambre ; et si ce même article 58 se terminait en disant : « En un mot, la Chambre des représentans exerce l’autorité législative concuremment avec le Sénat », on n’y voyait pas figurer le Président d’Haïti : son initiative dans les projets de lois devenait simplement une obligation à laquelle il était tenu, si « les mandataires du peuple » jugeaient convenable de l’exiger de lui[31].

Et qu’on ne dise pas que nous faisons là des « suppositions gratuites, » à propos des événemens de 1822, puisque plus tard on a voulu mettre à exécution cette théorie constitutionnelle : or, il y avait assez d’hommes éclairés dans la seconde législature pour la concevoir alors, ainsi que d’autres l’ont manifestée par la suite.

Tel était l’état des choses et des esprits, au moment où un grand coupable et son complice venaient de périr, le premier violemment, le second suivant les formes légales. Dans ces circonstances, le chef du gouvernement avait pris une attitude aussi défensive que menaçante pour ceux qui essaieraient d’attenter à son pouvoir, tout-puissant sur l’armée surtout ; mais les imprudens n’en tinrent aucun compte.

La Chambre des communes consacra encore plusieurs séances, les 21, 25, 26 et 28 août, à des détails de son intérieur, à l’admission de quelques-uns de ses membres retardataires. Dans la séance du 28, elle prit lecture d’une pétition qui lui fut adressée par Hérard Dumesle, l’un des représentans du Cayes : « Cette pétition n’étant pas faite dans les formes voulues par les lois, il a été arrêté que la Chambre s’en tiendrait à sa décision sur la validité des élections de la commune des Cayes, sauf au député Hérard Dumesle à se rendre à son poste, d’après la lettre qui le mande[32]. »

À raison des faits qui précèdent, on pouvait s’attendre a une explosion « d’opposition légale, constitutionnelle, » dans la Chambre des communes, contre le Président d’Haïti. Mais il était réservé à un esprit présomptueux, ambitieux, qui s’égarait dans ses singulières prétentions, à un cœur ingrat et haineux, de venir jeter un brandon de discorde entre cette branche du pouvoir législatif et le pouvoir executif. Ce fut Félix Darfour qui voulut bien jouer ce rôle dangereux, ne pouvant croire sans doute qu’il y perdrait seul la vie. La proclamation du Président, du 19 août, contenait cependant des avertissemens dont il devait profiter ; mais que ne peuvent l’envie et toutes les mauvaises passions qu’elle suscite ? Darfour fut-il seul à concevoir le projet qu’il manifesta authentiquement ? Nous entendons par là, qu’il a pu avoir des complices hors de la Chambre.

Suivant le Bulletin des lois dans la séance de la Chambre, du 28 août, on avait pris lecture d’un message du Président d’Haïti qui accusait réception de deux actes que la Chambre lui avait adressés, et des observations avaient été faites sur celui du Président la Chambre avait décidé « que ces observations seraient reproduites à la prochaine séance publique, pour pouvoir statuer sur la réponse que nécessite ce message. » Mais le 30, à sept heures du matin, la séance fut ouverte en comité général, c’est-à-dire à huis-clos, dans la partie haute du local où le public n’était pas admis. Là, « un membre a pris la parole et a exposé à la Chambre, qu’il n’vavait pas un motif fondé pour entrer en discussion publique sur le contenu de ce message ; que les termes génériques dont s’est servi le pouvoir exécutif dans ledit message ne pouvaient pas être pris dans le sens particulier que quelques membres veulent l’interpréter (lui donner). Un autre membre a proposé d’ajourner ladite réponse[33]. Les avis étant partagés, la question est mise aux voix par le président, et la Chambre a décidé, à la majorité, qu’il n’y avait pas lieu à la discussion de ce message qui, par sa nature, n’exigeait pas non plus une réponse, puisqu’il tendait à accuser réception à la Chambre de ses deux messages du 19 du courant. »

L’un de ces messages demandait au Président d’Haïti les comptes généraux de recettes et de dépenses qu’il devait lui transmettre, au terme des articles 73 et 221 de la constitution, et il est vraisemblable que ce fut à cette occasion que le message du Président aura suscité des observations. Sans pouvoir dire quels furent « les termes génériques dont il se servit, » ni quelles furent « les observations » faites à ce sujet, nous ferons remarquer cependant que si « quelques membres de la Chambre leur donnaient un sens particulier, » du moins la majorité repoussa cette interprétation. Alors, la Chambre continua sa séance en comité général. Nous ne pouvons mieux faire que de citer encore le Bulletin des lois.

Le président de la Chambre (Hyppolite), après avoir donné connaissance d’une lettre à lui adressée par le citoyen F. Darfour, lui annonçant que sous le même pli il trouvera une pétition par lui adressée à la Chambre, la question a été mise aux voix sur l’ouverture de ce paquet. Un membre a demandé et a observé que cette pétition devait être décachetée et lue en séance publique, car Darfour aura sans doute fait part de sa pétition à des citoyens de la ville avec d’autres observations pour appuyer son idée. Un autre membre a pris la parole et demandé à la Chambre que le paquet contenant la pétition de Darfour lui soit renvoyé sans en prendre connaissance, tant par la fausse application de l’article de la constitution invoqué par sa lettre au président, que parce que la Chambre n’était pas habile à recevoir des pétitions des particuliers. La discussion suivie et venant à la délibération, la majorité relative a été, et pour l’admission et pour la lecture de ladite pétition en séance publique. »

Ce jour-là, les citoyens étaient nombreux dans la salle où le public était admis ; on semblait prévenu de l’envoi de cette pétition, et l’on venait sans doute pour en entendre la lecture. Le Bulletin des lois continue :

« Étant au lieu des séances publiques, la lecture de la pétition a été commencée, et le contenu a bientôt jeté l’horreur et l’indignation parmi les membres. Un d’eux demande que la lecture soit suspendue, mais un autre contrarie cette opinion ; et lecture finie, la discussion s’est ouverte sur l’usage que la Chambre devait faire de cette pièce. Plusieurs membres ont fait diverses observations et témoigné leur outrance contre l’auteur. La discussion fermée et la question mise aux voix par le président, la Chambre a arrêté que, conformément à l’art. 163 de la constitution[34], elle ne pouvait pas s’occuper de la pétition du citoyen Darfour, laquelle resterait déposée au bureau pour délibérer en comité général sur l’usage qu’il conviendrait de faire, vu la nature offensante et séditieuse de cet écrit. La séance a été levée. »

On voit comment la Chambre des communes procéda, à propos de la pétition de F. Darfour, et pourquoi elle attira la foudre sur quelques-uns de ses membres. Celui qui en demanda la lecture en séance publique, — « parce que son auteur en aurait probablement fait part à des citoyens de la capitale, avec d’autres observations pour appuyer son idée, » — celui-là paraît en avoir eu une connaissance préalable. Que se proposait-il, et que se proposait cette majorité relative qui repoussa l’opinion contraire, tendant à renvoyer la pétition sans la lire, sur la seule lecture de la lettre qui accompagnait cette pièce ? N’était-ce que du scandale qu’on voulait produire en facilitant ainsi l’expansion au grand jour des sentimens haineux du hardi pétitionnaire ? ou bien, reconnaissait-on que la Chambre était assez assise dans l’opinion, que le Président d’Haïti, surtout, était assez fort, assez puissant, pour ne pas paraître craindre l’effet de la pétition d’un factieux aussi impuissant que haineux ?

Il est inutile de scruter l’intention qu’on a pu avoir en cette occurrence ; mais remarquons que, puisque la lecture de la pétition fit éclater « de l’horreur et de l’indignation » parmi les représentans ; que plusieurs d’entre eux témoignèrent qu’ils étaient outres, mécontens contre son auteur ; que la Chambre reconnaissait qu’elle n’avait pas le droit d’admettre une accusation contre le Président d’Haïti ; qu’enfin elle jugeait que cet écrit était d’une nature offensante et séditieuse, » devait-elle lever sa séance publique, ajourner toute délibération à ce sujet pour s’en occuper à huis-clos ? Elle aurait dû, au contraire, statuer immédiatement sur cette pétition, faire ce qu’elle fit tardivement le lendemain, dans une séance extraordinaire, en adressant la pétition au Président d’Haïti par un message qu’une députation lui apporta avec cette pièce offensante et séditieuse. Mais alors les faits étaient accomplis ; la démarche dé la Chambre n’avait plus le mérite qu’elle eût pu lui donner.

Corps législatif et pouvoir politique en même temps, elle aurait dû comprendre qu’elle était dans l’obligation de concourir au maintien de la paix publique, en dénonçant sur-le-champ au pouvoir exécutif, chargé des mesures à prendre, le factieux qui avait tenté de la troubler. En déclinant ainsi son devoir constitutionnel, elle a donné lieu au Président d’Haïti et à bien des citoyens sensés de croire que, si elle n’était pas de connivençe avec le coupable, du moins elle subissait la pression de quelques-uns de ses membres qui auraient pactisé avec lui de là le déplorable événement qui survint dans l’après-midi du 30 août.

Félix Darfour assistait à cette séance publique et il entendit la lecture de sa pétition. Les débats qu’elle occasionna parmi les représentans ne l’émurent point ; il ne fut pas plus ému lorsque Saint-Martin, dit-on, indigné comme plusieurs de ses collégues, fit remarquer qu’il était présent et proposa de le faire arrêter.

On a dit aussi, à cette époque, que ce fut lui, Saint-Martin, qui demanda la suspension, la cessation de la lecture de la pétition, et que Laborde opina au contraire pour la continuation, mais en ajoutant « que la République était assez fortement constituée, pour n’avoir pas à craindre les tentatives d’aucun individu dans le but de renverser son gouvernement. » Si ces traditions orales sont exactes, on doit d’autant plus regretter que la Chambre se soit désemparée sans prendre la résolution que son devoir lui indiquait.

Mais, parmi les nombreux citoyens qui assistaient aussi à cette séance, se trouvait le capitaine Calix Bonneaux, aide de camp du Président d’Haïti. Il accourut aussitôt au palais et raconta au Président les faits qui venaient de se passer en sa présence. On en sait assez déjà du caractère de Boyer, pour juger de l’impression que le rapport de son aide de camp dut produire sur son esprit à ses yeux, la Chambre des communes, ou du moins quelques-uns de ses membres conspiraient avec F. Darfour contre son pouvoir, son autorité, contre le gouvernement national tout entier, pourjeter le pays dans une affreuse anarchie ; la pétition, jugée séditieuse par la Chambre elle-même, ne tendait à rien de moins ; le pétitionnaire, enfin, provoquait la guerre civile entre les citoyens, et ses complices se rendaient dupes de ses perverses intentions.

Et une telle pétition était produite, accueillie dans la cambre des communes, quelques jours seulement après les menées ténébreuses de Paul Romain !…

Telle fut, telle ne pouvait manquer d’être la pensée de Boyer, en apprenant l’audacieuse entreprise d’un homme, étranger au pays, qu’il avait accueilli à son arrivée et comblé de ses faveurs, jusqu’à lui permettre de publier un journal, sans frais aucun, en se servant presses de l’imprimerie nationale journal qui lui servit à répandre des doctrines insidieuses et qu’il cessa lui-même de faire paraître, quand le public n’en voulut plus. Toute la conduite antérieure de Félix Darfour dut revenir à la mémoire du Président, pour né voir en lui qu’un artisan de discordes civiles. Et si Pétion, toujours si calme maigre son caractère résolu, s’indigna hautement de la séance démagogique du Sénat, le 17 décembre 1808, qui occasionna l’ajournement de ce corps durant plus de deux années, que ne devait pas éprouver Boyer après la séance de là Chambre des communes, lui dont le caractère était sujet, malheureusement, à tant d’emportemens ?

Aussi vit-on bientôt plusieurs officiers supérieurs, suivis de soldats, parcourant les rues de la capitale pour opérer l’arrestation des individus évidemment désignés par le chef de l’État. Si nos souvenirs sont fidèles, ces officiers étaient : le colonel Patience, du 1er régiment d’artillerie ; le colonel Frémont, le chef d’escadron Souffrant, le capitaine C. Bonneaux, trois aides de camp du Président ; le chef de bataillon Bouzy, du 8e régiment d’infanterie le capitaine Saint-Rome fils, adjudant de place, et d’autres dont les noms nous échappent.

Félix Darfour fut le premier appréhendé au corps et conduit en prison, mis aux cachots et aux fers. Jean-Baptiste Béranger, Saint-Laurent et Saint-Martin, représentant furent arrêtés chez l’amiral sénateur Panayoty et conduits également en prison. Dès le commencement de ces arrestations, la plupart des membres de la chambre s’étaient réunis dans son palais, et Laborde se trouvait parmi eux ; les officiers y allèrent le chercher et le conduisirent aussi en prison. Enfin, les citoyens Noël Piron, doyen du tribunal civil Pierre André, directeur de l’école nationale primaire, et Dugué, notaire du gouvernement, subirent le même sort.[35]

Ces arrestations en plein jour n’avaient pu s’opérer sans agitation, sans qu’une grande foule suivît les officièrs de là la part attribuée au peuple dans cette mesure toute gouvernementale ; aussi eut-elle lieu avec le plus grand ordre, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Si l’on se livre à une investigation, pour trouver les causes de l’arrestation de chacune des personnes dénommées ci-dessus, on pourra dire : — que F. Darfour ne pouvait y échapper, par son audace même à présenter sa coupable pétition ; — que J.-B. Béranger y était désigné, par ses relations intimes avec le pétitionnaire, par son caractère atrabilaire qui le portait à censurer publiquement les actes du Président, qui lui fit croire qu’à la Chambre il pouvait en provoquer le redressement, même violemment ; — que Saint-Laurent, connu par son esprit d’intrigues, affichait aussi des prétentions de régenter le gouvernement ; — que Saint-Martin, distingué entre tous par une loquacité impitoyable pour ses auditeurs, paya ainsi son fameux discours prononcé à la session de 1821 ; — que Laborde subit ce désagrément pour avoir renoncé à sa qualité militaire en faveur de la députation, ce qui fit sans doute supposer qu’il avait de grandes vues dans ses fonctions législatives, et d’autant plus, qu’antérieurement, quand il défendait la cause de militaires ou autres accusés par-devant les tribunaux, il signalait souvent des infractions de formes légales de la part du général Boyer, commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince[36] ; – que Noël Piron, un des secrétaires du cercle de commerce de cette ville, l’année précédente, avait pris à cœur l’inutilité de sa formation, les espérances déçues à ce sujet, et ne se gérait pas pour se plaindre incessamment, que le Président : ne donnait aucun encouragement au commerce national ; — que Pierre André avait, le premier, donné le signal de réformes à introduire dans la législation relative à ce commerce, à l’agriculture et à l’armée, par son discours à la Chambre, en 1821, et qu’il venait de prouver une vacillation singulière, en renonçant à la charge de juge au tribunal de cassation pour l’office de représentant, et témoignant le désir de rester à la Chambre, malgré sa place rétribuée de directeur de l’école primaire ; que Dugué, enfin, quoique notaire du gouvernement, se plaisait à censurer ses actes sans ménagement, par l’effet d’un caractère irascible.

Au sujet de l’appréciation des causes de toutes ces arrestations, nous pourrions en appeler au souvenir de tous ceux qui, comme nous, en furent les témoins oculaires ; mais nous ne prétendons pas dire, néanmoins, que le président Boyer n’avait aucun autre motif pour les ordonner. Nous en jugeons encore par le résultat définitif qu’elles eurent.

Quoi qu’il en soit, le 31 août la Chambre des communes se réunit et chargea une députation de plusieurs de ses membres d’apporter au Président d’Haïti la pétition de Félix Darfour, accompagnée d’un message ; puis, elle reforma son bureau pour diriger ses travaux pendant le mois de septembre : Caminéro, un des représentans de Santo-Domingo, fut élu président[37].

Le même jour, avant d’avoir reçu la pétition incriminée, le Président dénonça Félix Darfour au générâl Thomas Jean, commandant de la place et provisoirement de l’arrondissement du Port-au-Prince, « comme ayant fait et signé un écrit séditieux qu’il présenta à la Chambre des représentans et qui y fut lue publiquement la veille, dont le but était de fomenter la discorde, d’allumer la guerre civile en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres ; et que, nouveau Christophe, il a insinué dans cet infâme écrit les principes les plus subversifs, en sappuyant sur le mensonge et la calomnie, pour essayer de détruire la confiance dans le gouvernement, etc. » Cette dénonciation, par lettre du Président, ajouta « La clameur publique a dénoncé le coupable ; l’opinion des citoyens patriotes l’a jugé, et en arrêtant par un mouvement spontané, on allait l’immoler, si les agents de la police n’avaient interposé leur autorité pour faire triompher les lois, en plaçant le criminel sous leur empire, afin que, passant par un jugement régulier, il soit frappé du glaive terrible de la justice[38]

En conséquence, le Président ordonna au général Thomas Jean de faire réunir de suite la commission militaire, afin de juger Félix Darfour, sans désemparer ; et que des témoins y comparaîtraient pour déposer sur le contenu de la « pétition que l’indignation a fait disparaître. » Nous ignorons si, l’ayant reçue ensuite de la députation de la Chambre, le Président l’aura transmise à ce général pour être placée sous les yeux des juges ; mais cela est présumable.

La commission militaire procéda à ce jugement avec toute la célérité habituelle à un tel tribunal. L’accusé Félix Darfour se défendit lui-même ; il montra beaucoup décourage et ne chercha pas à présenter aucune excuse pour atténuer les assertions consignées dans sa pétition[39]. Enfin, il fut condamné à mort, à une heure avancée de la soirée. Le lendemain, 1er septembre, étant un dimanche, l’exécution de ce jugement n’eut lieu que le lundi 2, dans la matinée. À ce terrible moment, Darfour conserva tout son courage, en présence des troupes de la garnison et de la foule qu’un si triste spectacle attire toujours.

Comme on le voit, aucune des autres personnes arrêtées le même jour ne fut mise en cause avec Félix Darfour, qui subit seul la punition qu’il encourut par son odieux écrit. Tout porte à croire que son audacieuse accusation, dirigée contre le Président d’Haïti, n’était qu’une ramification de la trame ourdie par Paul Romain dont il était un complice ignoré jusqu’alors, puisque cette accusation reposait principalement sur les mêmes faits imputés au président ; ou, qu’adoptant les soupçons injurieux qui planaient sur le Président, à propos de la mort violente de ce général, Darfour aura cru qu’il pouvait profiter des dispositions que montraient certains représentans à faire une vive opposition à Boyer, pour le dénoncer à la Chambre et provoquer ainsi son renversement par la voie révolutionnaire.


Les art. 149 et 159 de la constitution donnaient au Président d’Haïti le droit et même lui prescrivaient le devoir, de faire arrêter par ses propres ordres, et Darfour et les autres personnes, mais sous la condition de les dénoncer par devant le tribunal compétent à les juger, s’il était informé qu’ils tramaient une conspiration contre la sûreté intérieure de la République. Mais, à vrai dire, s’il avait des suspicions contre les représentans qui furent arrêtés, de conniver avec Darfour, et contre les autres personnes considérés comme leurs complices, il eût été difficile d’en fournir la preuve. La simple lecture de la pétition avait soulevé une louable indignation dans le sein de la Chambre, et il n’est nullement présumable que les représentans ni les autres personnes, arrêts en même temps, eussent conçu le même projet que l’auteur de la pétition. Boyer préféra attribuer ces arrestations « à un mouvement spontané de patriotes, » du moins celle de Darfour, d’après sa lettre au général Thomas-Jean : ce qui devenait plus commode. Mais l’histoire est inflexible ; elle ne peut transiger avec les faits passés à la avue des contemporains.

Cependant, on va voir que la Chambre et le Sénat adoptèrent la même version dans leur adresse au peuple. Suivant la constitution, les représentans arrêtés étaient justiciables de la haute cour de justice, et les art. 205 à 210 de cet acte donnaient le moyen suffisant pour les faire juger : le ministère public seul, y était pas désigné, mais le Président d’Haïti aurait pu investir un fonctionnaire de cette attribution[40].

Les trois pouvoirs politiques reculèrent devant l’obligation de convoquer cette haute cour ; et dans sa séance du 2 septembre, agissant évidemment sous la pression des événemens, la Chambre des communes décida ce qu’il suit, d’après le Bulletin des Lois.

« Le président ayant fait un exposé des événemens qui se sont passés à la dernière séance (le 30 août), et par suite desquels plusieurs de ses membres ont été arrêtés et conduits en prison par le peuple, a soumis à la Chambre qu’il était urgent de pourvoir aux moyens de donner des preuves ostensibles de son dévouement à la patrie et de son attachement au pouvoir exécutifs. Plusieurs membres ont opine pour que ceux d’entre eux arrêtés par le peuple, fussent déclarés déchus de leur quatité de députés et leurs suppléans appelés à les remplecer. Cette propoposition ayant été approuvée à la majorité absolue et presque unanime, les députés Laborde, Saint-Martin, Béranger et Saint-Laurent ont été déclarés exclus de la Chambre des représentans des communes ; et il a été décidé que leurs suppléans sont appelés à les remplacer dans leurs fonctions, que communication sera donnée au pouvoir exécutif de cette détermination, et qu’elle (la Chambre) doit s’occuper de l’adresse qui sera faite au peuple. »

Ainsi, il est constaté par ce procès-verbal, qu’il n’y eut pas « complète unanimité » parmi les représentans pour l’exclusion de leurs collègues ci-dessus dénommés, et il est probable que la plupart de ceux qui opinèrent en faveur de cette mesure inconstitutionnelle étaient sous l’influence de l’intimidation exercée par le Président d’Haïti ; car, à moins d’être aveuglés par la passion, les membres d’un tel corps ne prennent pas de semblables résolutions qui les privent eux-mêmes des garanties établies par une constitution[41].

Malheureusement pour le pays et pour Boyer lui-même, la facilité avec laquelle la Chambre des communes prononça l’exclusion de ceux de ses membres qui voulaient faire opposition à son pouvoir, devint la règle qu’on suivit par la suite et dont on abusa étrangement.

Par son caractère, Boyer ne pouvait employer ce que nous avons appelé les séductions du pouvoir, beaucoup plus agréables, pour se créer dans la Chambre une majorité compacte qui pût paralyser les opposans : il préféra l’intimidation. Mais ce moyen, s’il plaît davantage à la vanité d’un chef d’État, a certainement plus de danger pour lui-même, par la haine secrète qu’il entretient dans les cœurs, par l’irritation dissimulée des esprits, non-seulement de ceux qui en sont victimes, mais de ceux qui servent d’instrumens aux répugnances du pouvoir, même du public qui finit toujours par se rallier à ceux qui lui semblent opprimés. Et cependant quel chef posséda, autant que Boyer, l’art séduisant de gagner les cœurs, de désarmer les préventions, sinon de convaincre les esprits ? Quel chef trouva, plus que lui, un peuple disposé à l’obéissance et à seconder son autorité ? Son illustre prédécesseur avait parfaitement nivelé le terrain politique pour lui. Il y avait sans doute encore des prétentions individuelles, des ambitions présemptueuses ; mais il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi dans toute société qui tend à se perfectionner, et un gouvernement éclairé ne doit pas s’en étonner son devoir consiste à les annuler par les moyens les plus doux, accompagnés toutefois de fermeté, s’il ne peut les attirer dans sa sphère d’activité.

Enfin, le 2 septembre même, la Chambre des communes signa une « adresse au peuple » pour l’informer des faits qui venaient de se passer. Cet acte dit que d’abord les représentans étaient animés du désir de contribuer au bien public. « Mais bientôt un caractère d’opposition chercha à se manifester, et à peine l’harmonie qui dott régner entre les pouvoirs, a été menacée, qu’un esprit méchant et révolutionnaire croit trouver le moment de développer ses projets. Oui, Félix Darfour, homme artificieux et traître à la société, a voulu jeter la discorde et exciter une guerre civile parmi les Haïtiens, en mettant sous les yeux de la Chambre, le 30 août dernier, un écrit reconnu bientôt séditieux, mensonger et calomnieux, attentateire à l’honneur et aux prérogatives du Pouvoir exécutif… Instruit de ce pamphlet, le peuple se porta en foule de toutepart, arrêta et conduisit dans les prisons les citoyens Béranger, Laborde, Saint-Laurent, Saint-Martin, représentans, simultanément avec les citoyens Pierre André, juge au tribunal de cassation[42], et Noël Piron, doyen du tribunal civil de cette ville. Les diverses attributions de ces personnes, accusées cumulativement par le peuple, nous ont portés à croire que l’arrestation des quatre représentans sus-mentionnés devait être l’effet de quelques motifs particuliers[43]. La voix publique les a signalés comme des citoyens dont les lumières ne se tournent que vers l’innovation et en opposition avec la marche déjà établie et consacrée par nos institutions… Compatriotes, exempte de tout blâme, la Chambre des communes doit l’être aussi de tout soupçon, et dès lors que quelques-uns de ses membres sont accusés par l’opinion bien manifestée par le peuple, ils doivent n’être plus admis dans son sein… »

Si la Chambre se disait « exempte de tout blâme et de tout soupçon, » le Sénat, dans son « adresse au peuple, » datée du 31 août, déclarait le contraire ; en voici un extrait :

« Citoyens, — Le Président d’Haïti, par sa proclamation du 19 de ce mois, vous a rappelé les calamités qui vous ont affligés pendant de longues années. Ce chef infatigable venait d’y mettre un terme, et il ne cesse, par ses veilles et sa sollicitude, d’assurer votre bonheur et de préparer un avenir heureux à vos neveux… Mais un homme dont on connaît à peine le pays ; un homme que le gouvernement avait comblé de bienfaits ; un homme qui avait déjà cherché à troubler l’Etat par des écrits incendiaires, Darfour, ce factieux, ourdissait dans les ténèbres, les moyens de porter la désolation dans la République. Vendredi, 30 de ce mois, cet homme perfide et plein d’audace, présenta à la Chambre des représentans une pétition qui tendait à pervertir l’esprit public et à renver ser l’édifice national. Après la lecture de cet écrit infernal, la Chambre ayant trop longtemps gardé le silence sur la dénonciation de son coupable auteur, le peuple indigné de cette conduite tiède, d’un mouvement spontané, se réunit et arrêta ce factieux. Dans cette sainte insurrection, quatre députés (membres) de la Chambre des représentans, signalés depuis quelque temps par l’opinion publique, comme cherchant à troubler le repos du peuple par leurs manœuvres liberticides, furent également arrêtés avec deux membres du corps judiciaire… Le Sénat, dans la journée du 30 de ce mois, a admiré en vous l’attitude d’un peuple fier qui connaît ses droits, dans l’anéantissement de ses tyrans… »

Le Président d’Haïti ne pouvait garder le silence dans de telles conjonctures et après ces actes du Sénat et de la Chambre des communes : le 9 septembre, il publia une longue proclamation adressée « au peuple et à l’armée. » Cet acte résuma d’abord les antécédens révolutionnaires du pays d’où résultèrent son indépendance et la fixité de ses institutions, en dépit de toutes les tentatives faites pour enrayer sa marche vers la prospérité :

« Qui eût pensé, continue-t-il, qu’après le dénoùment tragique de toutes ces conspirations, un autre agitateur aurait osé encore élever la voix pour abuser les citoyens et pour lancer parmi eux les brandons de la discorde ? Mais Darfour, que la République avait accueilli, qu’elle avait adopté, auquel la clémence du gouvernement avait déjà accordé une fois la vie[44], l’ingrat respirait, et son âme dévorée du feu de l’ambition, méditait en secret le renversement de l’ordre social… Enfin, la foudre éclata, et l’imprudent qui l’avait attirée sur sa tête périt consumé par elle… Puisse ce dernier exemple n’être pas oublié comme les précédens ! — Vous êtes déjà instruits comment le criminel Darfour, enhardi par l’appui de quelques citoyens pervers et par l’esprit novateur de quelques membres de la Chambre des communes, qui, il faut le dire, avaient usurpé la représentation nationale, sonna le tocsin de la guerre civile dans une adresse lue publiquement à la séance que cette Chambre a tenue le 30 août dernier. Cet infâme libelle a soulevé votre indignation ; d’un mouvement spontané, vous vous êtes jetés en foule sur son coupable auteur et sur tous ceux qui en avaient été, ou les conseillers ou les protecteurs ; vous les avez mis en état d’arrrestation… Le glaive de la loi, en frappant le délit qui venait de vous outrager, vous a donné une satisfaction digne de vous ; et la Chambre des communes, en déclarant, par un acte authentique, en date du 2 de ce mois, que les citoyens Béranger, Laborde, Saint-Laurent et Saint-Martin, étaient exclus de son sein, pour avoir montré une conduite opposée au système d’union qui, seul, fera notre salut, vous a prouvé que les intentions de la majorité de ses membres sont pures et qu’elle veut franchement coopérer avec les deux autres pouvoirs constitués, à la consolidation de votre félicité. Enfin, le Sénat vous a confirmé également, par son adresse du 30 août, qu’il est toujours prêt à seconder le pouvoir exécutif, pour opposer un rempart inexpugnable aux attaques qui seraient dirigées contre votre organisation sociale. — La journée du 30 août fera éternellement époque dans les fastes de la nation, parce qu’elle perpétuera le souvenir glorieux de votre énergie et de votre sagesse, parce qu’en affermissant davantage le gouvernement que vous vous êtes donné, elle n’a fait naître aucun de ces désordres dont nous eussions pu gémir un jour ; parce qu’elle laisse après elle une leçon d’expérience plus extraordinaire et plus frappante pour ceux qui auraient la folie, dans la suite, de vouloir créer plusieurs partis dans l’État… »

La proclamation finit par engager le peuple à avoir corfiance dans le gouvernement, qui ne cesserait de veiller à la conservation de ses droits ; de se livrer aux travaux agricoles et à l’industrie ; « de se tenir en garde contre les intrigans, contre les ambitieux et les prôneurs de réformes qui masquent toujours des vues particulières sous l’apparence du bien général. » Un de ses paragraphes s’adressa plus particulièrement à l’armée : « Militaires,… je vous ai toujours vus debout, prêts à défendre la patrie : elle est satisfaite de vos services… »

Par suite de ces divers actes des pouvoirs constitués et du mécontentement publiquement manifesté par Boyer contre Panayoty, pour avoir souffert chez lui les réunions dont nous avons parlé, ce sénateur donna sa démission le 2 septembre, mais en des termes mesuras qui permettaient un rapprochement entre le contre-amiral et le Président d’Haïti[45]. Et un avis du grand juge notifia au public la destitution de ceux des fonctionnaires qui relevaient de son département : Pierre André, Noël Piron, Dugué, Béranger et Laborde, ces deux derniers en leur qualité de défenseurs publics.

Une sorte de bannissement à l’intérieur fut aussi imposée à ces personnes arrêtées le 30 août, avec faculté laissée à chacune d’elles de choisir le lieu de leur résidence. Laborde alla à Jérémie ; Béranger, aux Gonaïves ; Saint-Martin, au Cap-Haïtien ; Saint-Laurent, aux Cayes, lieux de leur domicile ; Noël Piron, à l’Anse-à-Veau ; Pierre André et Dugué, à Saint-Marc. Après quelques mois de séjour en ces ditférents endroits, à l’exception de Saint-Martin et de Saint-Laurent, tous les autres citoyens revinrent à la capitale où ils étaient domiciliés. Bientôt, chacun d’eux reprit l’exercice des fonctions qu’ils remplissaient auparavant ou occupa des emplois plus élevés dans la hiérarchie civile. La colère du Président étant apaisée, la modération avait repris son empire sur son cœur[46].

Le lecteur comprendra que si nous avons donné tant d’extension à cette affaire du 30 août et à ses suites, c’est que nous avons voulu caractériser l’un des faits les plus importans du gouvernement de Boyer, par les conséquences qu’il a eues. On voit dans quelles circonstances déplorables il fut amené à exercer sur la Chambredes communes une pression, une intimidation qui garantit pendant de longues années la tranquillité publique, la marche paisible de l’administration ; mais qui, devenant un moyen, une règle pour son gouvernement, ne pouvait manquer de l’aveugler lui-même sur le résultat définitif de cet abus de sa puissance. Car, si l’opinion publique se rangea de son côté, par rapport à l’audacieuse entreprise de F. Darfour, à l’imprudence commise par la Chambre, à la modération relative dont il fit preuve envers les représentans et les autres citoyens suspectés et arrêtés, cette opinion ne pouvait toujours approuver que des représentans fussent exclus de la Chambre, contrairement au texte précis de la constitution de 1816 et parce qu’ils auraient manifesté un esprit ou des idées d’opposition au pouvoir exécutif. On dit, avec raison, « que l’opinion est la reine du monde, » et que « les gouvernemens périssent par l’excès de leurs principes, » deux vérités dont Boyer sembla ne pas se pénétrer, pour éviter à son pays la funeste révolution qui le renversa du pouvoir.


Dans le cours de la session, il fut rendu plusieurs lois, après que la Chambre eût déchargé le secrétaire d’État de toute responsabilité par rapport aux comptes généraux de l’année 1821, en ces termes : « La Chambre… donne au secrétaire d’État des éloges mérités sur l’administration générale des finances, et s’entretient des ressources de l’État, qui ne peuvent que s’accroître sous le gouvernement du chef sage et éclairé qui tient le timon des affaires publiques…[47] » Une loi abrogea celle de 1818 qui avait établi un droit sur l’entrée, dans la partie occidentale, des bestiaux venant de l’Est, et ce, à raison de la réunion de toute l’ile sous le même gouvernement. Celle sur les patentes, pour 1823, eut égard à l’infériorité du commerce et de l’industrie en général dans cette même partie de l’Est, par rapport à la classification des communes. Une autre établit désormais les fonctions de membres des conseils de notables comme purement honorifiques, à l’exception de leurs greffiers[48]. Jusqu’alors, le produit des amendes et autres frais judiciaires versés au greffe du tribunal de cassation était perçu par le greffier de ce tribunal et à son profit, par un oubli de la loi ; une nouvelle loi y obvia, en établissant sa réglée au profit du trésor public. Enfin, la loi sur les douanes remania les divers droits perçus dans cette administration, de manière à accroître encore les revenus de l’Etat.

Dès la réunion du territoire des départemens de l’Est à la République, le gouvernement avait à résoudre des questions très-importantes, par rapport aux diverses natures de propriétés établies dans cette partie sous le régime espagnol : régime qui avait un caractère de féodalité incompatible avec les lois républicaines de l’État, et qui accordait aussi au clergé des privilèges dépendant des institutions monastiques qui existaient à Santo-Domingo, où il y avait encore des couvens, lesquels ne pouvaient plus être maintenus sous le régime nouveau[49]. Afin de résoudre ces questions selon l’équité, qui servait toujours de base aux décisions du gouvernement en matière de propriété, le Président d’Haïti voulut s’entourer des lumières d’hommes capables de l’éclairer dans la marche qu’il devait suivre pour concilier les intérêts respectifs des particuliers, des corporations religieuses et de l’État. En conséquence, il forma une commission composée des citoyens Frémont, Colombel, J. Paul fils, Rouanez, Doleyres et Caminéro, pour examiner une masse de pétitions et de titres de propriétés qui lui étaient parvenus. Par une lettre qu’il adressa aux membres de cette commission, le 26 août, le Président les invita à lui donner leur opinion sur ce qu’il leur paraîtrait juste de décider à l’égard des propriétés : 1° parce que les propriétaires de ces biens ne se trouvaient pas dans la République, pour avoir quitté le pays longtemps avant les événemens qui ont amené le changement d’état de la partie de l’Est ; 2° parce que d’autres ont quitté la République, quoique avec permission, mais avec l’intention formelle de ne plus y revenir, ayant déclaré que leurs vues ne s’accordaient pas avec le système de notre gouvernement ; 3° enfin, parce que d’autres biens qui se trouvent grevés d’hypothèques, n’étant pas dans le cas de satisfaire aux rentes des capitaux pour lesquels ils ont été hypothéqués, étaient abandonnés.

Le 12 octobre, la commission présenta un rapport étendu sur les questions qui s’offrirent à son examen. Parmi ses membres, le citoyen Caminéro, président de la Chambre des communes, était celui qui pouvait éclairer ses collègues sur les difficultés existantes ; car il possédait une connaissance approfondie de la législation espagnole et de tout ce qui était relatif à la mission qu’ils reçurent[50]. Ce rapport divisa les questions à résoudre en cinq propositions qu’il examina successivement :

« I. Les biens des individus de la partie de l’Est qui se sont absentés avant l’année 1806, époque de la publication de la constitution (celle du 27 décembre), et qui ne se trouvent point aujourd’hui habiter le territoire de la République, doivent-ils appartenir à l’Etat ? »

L’avis de la commission fut à cet égard : — que la loi ne pouvant avoir d’effet rétroactif, et la constitution de la République n’ayant été proclamée dans l’Est que le 10 février 1822, les propriétaires de ces biens, quoique absens, ne pouvaient en être expropriés ; mais qu’un délai devait leur être accordé pour rentrer en Haïti et y résider, afin de jouir de la qualité de citoyen et d’être mis en possession de leursdits biens, — sinon, la faculté pourrait leur être donnée, dans le même délai, d’en disposer légalement, pourvu que de telles aliénations eussent lieu en faveur de citoyens d’Haïti et passées sur son territoire, soit par les propriétaires eux-mêmes, soit par leurs fondés de pouvoirs : et faute par eux de se conformer à ces dispositions, lesdits biens seraient alors acquis à l’État.

« II. Les propriétés des individus qui se sont expatriés depuis l’époque du 1er décembre 1821, jour où la partie de l’Est se déclara indépendante, sous le commandement du citoyen Nunez, et depuis l’entrée du Président d’Haïti à Santo-Domingo jusqu’à ce jour, doivent-elles faire partie des domaines nationaux ? »

La solution de cette question fut la même que celle relative à la première. La commission opina cependant que, si ces divers, propriétaires absens venaient à décéder avant l’écliéance du délai qui leur serait accordé, dans ce cas, leurs biens passeraient aux mains de leurs héritiers légaux et haïtiens.

« III. Cette proposition est relative aux biens qui se trouvent grevés d’hypothèques, pour des sommes accordées en faveur des ci-devant couvens, et dont les arrérages et le montant des hypothèques absorbent la totalité de leur valeur actuelle. »

À ce sujet, la commission fit un historique des faits qui avaient eu lieu sous le gouvernement d’Espagne, par rapport aux anciens couvens dont les droits échéaient naturellement au gouvernement haïtien, et elle fut d’avis que, « vu l’état de pauvreté et de langueur où la partie de l’Est fut assujettie pendant longtemps, et pour favoriser le dé veloppement de l’industrie de ses habitans et les attacher aux institutions de la République », son gouvernement pourrait se relâcher sur la rigueur de ses droits, en faisant abandon de tous les arrérages de ces hypothèques, en indiquant d’ailleurs des moyens pour régler équitablement les intérêts respectifs de l’État et des particuliers, soit qu’il s’agisse de biens urbains ou ruraux, par une commission spéciale qui serait formée dans l’Est et qui entendrait les parties intéressées, afin de faire son rapport au gouvernement sur chaque cas.

« IV. Est-il convenable de maintenir dans la partie de » l’Est les institutions connues sous le nom de majorats ?

La commission s’étaya à ce sujet d’une décision qui avait été décrétée par les cortès d’Espagne. Cette assemblée avait aboli les majorats dans l’Est et ordonné le partage des biens qui les constituaient, entre les héritiers légitimes, attendu que les possesseurs n’étaient point propriétaires absolus, mais seulement usufruitiers. L’avis de la commission fut d’adopter la même décision.

« V. Ne serait-il pas convenable d’abolir les chapellenies laïques ou mixtes, fondées dans la partie de l’Est, qui ne peuvent être considérées comme propriétés privées, en s’entendant avec les propriétaires ? »

Ces chapellenies étaient des institutions, ou laïques ou mixtes, ayant pour objet d’assurer des rentes aux descendans de père en fils, de ceux cjui les avaient fondées. Les cortès d’Espagne les avaient également abolies, à cause du caractère de féodalité dont elles étaient revêtues comme les majorats, en ordonnant des arrangemens entre les parties intéressées. La commission conseilla au gouvernement de maintenir cette décision.

Enfin, elle résuma son intelligent rapport de la manière suivante :

« 1° Sont irrévocablement à l’État toutes les propriétés reconnues appartenir au gouvernement antérieur.

» 2° Tous les édifices des couvens de Saint-Dominique, Saint-François, la Mercie, Régina et Sainte-Claire, ainsi que diverses maisons, hattes, animaux, sols ou emplacemens, qui, d’après les divers états soumis à la commission, appartenaient en totalité à ces couvens.

» 3° Tous les édifices et dépendances des hospices de Saint-André, Saint-Lazare et Saint-Nicolas, sis à Santo-Domingo, avec les propriétés à eux reconnues. » 4° Les biens de tous les Français qui se trouvaient sous séquestre par le ci-devant gouvernement espagnol de cette partie, et qui ne se trouveront pas avoir été rendus à leurs ci-devant propriétaires par ledit gouvernement espagnol.

» 5° Tous les biens reconnus appartenir aux personnes qui ont coopéré à l’agression des Français à la baie de Samana, au commencement de la présente année, et qui ont émigré avec eux.

» 6° Tous les cens ou chapellenies ecclésiastiques qui, par vétusté ou prescription, sont tombés au profit de l’archevêché et ont été accordés à des prêtres particuliers pour en percevoir les revenus, lesquels prêtres sont morts ou absens du territoire de la République.

» 7° La cathédrale (de Santo-Domingo) a aussi plusieurs hypothèques fondées en sa faveur avec les fonds provenant de la fabrique : la commission croit que ces biens doivent appartenir à l’État et rentrer dans les catégories déjà établies. »

Le 17 octobre, le Président d’Haïti adressa un message, avec ce rapport, au Sénat à qui il offrit de lui soumettre tous les documens examinés par la commission, en lui demandant son opinion sur l’objet de ce rapport. Le 29, le Sénat lui répondit et adhéra à la solution présentée sur toutes les questions dont s’agit. Il en fut de même de la Chambre des communes à laquelle le Président adressa un message le 2 novembre et qui y répondit le 7. Ainsi, les représentans de l’Est contribuèrent à l’adoption des vues de la commission. De cet accord entre les trois pouvoirs constitués, sortirent des mesures administratives et législatives par rapport aux propriétés, dont la mention sera faite dans leur ordre chronologique.

L’année 1822, déjà si féconde en événemens déplorables, malgré le grand succès obtenu par les institutions politiques pour le complément de la nationalité haïtienne, cette année se termina par un affreux désastre survenu dans la capitale de la République. Le 16 décembre, vers 7 heures du soir, un incendie éclata tout à coup dans une pharmacie située dans la Grande-Rue : il fut impossible d’en arrêter les progrès sur les lieux mêmes, à cause des matières inflammables que renferment ordinairement de tels établissemens[51]. Bientôt le feu se communiquant aux maisons voisines de celle ou se tenait la pharmacie, construites comme elle en bois et couvertes en aissantes, le vent dispersa des flammèches au loin sur les toits de plusieurs autres, et l’incendie se propagea ainsi sur tout le quai du commerce. Plus de 200 propriétés servant de magasins aux négocians, aux marchands, ou de logemens aux particuliers, furent dévorées en peu d’heures. Malgré l’activité mise par les autorités civiles et militaires et la présence même du chef de l’État sur les différens points du sinistre, tous les efforts auraient été impuissans par l’effet du vent, quand même on aurait eu de nombreuses pompes à feu et un service organisé préalablement pour les employer. Les pertes subies par les propriétaires, les locataires et le commerce, furent immenses. En août 1820, les marchands en détail avaient été surtout frappés par l’incendie de cette époque ; cette fois, c’étaient les négocians consignataires et les marchands en gros. Le 18, un arrêté du Président d’Haïti affranchit de tous droits à l’importation, les divers matériaux nécessaires à la construction des maisons, qui viennent ordinairement de l’étranger.

Peu de jours avant cet incendie, un navire français était arrivé, ayant à son bord le grand tableau allégorique qui a été placé derrière le maitre-autel de l’église du Port-au-Prince, et qui symbolise la lutte des indigènes contre l’armée française, et la déclaration de l’indépendance d’Haïti après son expulsion du territoire. Ce tableau est l’œuvre de M. Lethiers, homme de couleur de la Guadeloupe, résidant alors à Paris, et dont le grand talent comme peintre d’histoire lui valut l’honneur d’être admis à l’Académie des beaux-arts de France. Il en fit hommage à la République d’Haïti, afin de glorifier le courage de la race noire dont il faisait partie et qui sut conquérir sa liberté, alors que la France rétablissait l’esclavage dans ses autres colonies, moins favorisées que l’ancien Saint-Domingue.

Si ce peintre de notre race voulut, par son œuvre, honorer la patrie qu’elle érigea au milieu des Antilles, un vrai philanthrope français, qui publia l’histoire de la lutte glorieuse qu’elle soutint, Civique de Gastines, était venu quelques mois auparavant prouver, par sa présence dans la République, la haute estime qu’il portait aux Haïtiens. Après avoir adressé à Louis XVIII une lettre qu’il fit imprimer à Paris, dans laquelle il signalait la haine odieuse de la faction coloniale pour les noirs, et l’impéritie, les vues étroites des ministres français, disait-il, qui ne comprenaient pas les avantages qui résulteraient pour le commerce de la France, de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, il adressa aussi une pétition à la chambre des députés dans le même but, afin de provoquer son intervention dans la solution de cette question. Civique de Gastines fit également publier cette pétition. Il y faisait savoir que, « mis à l’index de la police, par la faction coloniale, pour sa lettre au roi, il expiait chaque jour par de nouvelles persécutions, le désir d’avoir voulu servir la France et l’humanité. » Mais ce fut bien autre chose après qu’il eut publié sa pétition où il désapprouvait les missions de D. Lavaysse et F. de Médina, de Fontanges et Esmangart, de l’évêque de Glory et autres ambassades occultes, disait-il. Il y disait en outre : « Que le ministère emploie tous ses efforts pour augmenter le nombre des citoyens ; mais qu’il renonce à la manie, pitoyable dans le xixe siècle, de créer des chevaliers, des comtes, des vicomtes, des ducs et des marquis !… Qu’il reconnaisse, enfin, que la vraie gloire, seule noblesse, consiste à labourer un champ, à mourir pour la défense de sa patrie ou à l’enrichir du produit de son industrie, mais non à vivre dans une condamnable oisiveté, n’ayant d’autres titres pour participer à la gloire nationale et à l’estime de leurs concitoyens, que des cordons, des rubans et des parchemins indignes du vrai mérite, puisqu’ils sont, le plus souvent, le prix de l’intrigue et l’ornement de la médiocrité. »

De telles idées, indépendamment de celles exprimées dans la pétition sur les droits de l’homme et la souveraineté des peuples, ne pouvaient être accueillies ni par la chambre des députés où dominait une majorité d’ultra-royalistes affiliés à la Congrégation des Jésuites, ni par le ministère présidé par M. de Villèle. Aussi, Civique de Gastines, persécuté dans sa patrie dont il plaidait les intérêts, choisit-il Haïti comme le pays où il devait se réfugier de préférence à tout autre. Doué d’une âme ardente autant que d’un cœur généreux, il y arriva, malheureusement, dans la saison la plus chaude. Débarqué aux Cayes, il y fut accueilli avec empressement et il se rendit bientôt au Port-au-Prince où Boyer le reçut avec la plus grande distinction. Il avait à peine eu le temps de faire la connaissance des fonctionnaires et des citoyens notables de cette capitale, quand la fièvre jaune le saisit : en peu de jours il y succomba, le mercredi 12 juin. Sa mort fut vivement regrettée, et le Président voulut que la nation s’honorât en lui faisant des obsèques dignes des sentimens élevés qu’il professait en faveur de la race noire tout entière et des Haïtiens en particulier. À cet effet, son corps fut placé sur un lit, de parade dans la maison du colonel Louis Rigaud où il logeait, puis sur un ehar funéraire que suivirent le Sénat en corps, les grands fonctionnaires, les magistrats de l’ordre judiciaire, les autres autorités civiles, les officiers militaires et les citoyens réunis en foule ; le convoi était escorté par un détachement de la garde du Président d’Haïti, musique en tête et précédé du clergé. À l’église, après les cérémonies religieuses exécutées avec toutes leurs pompes, le citoyen Pierre André, juge au tribunal de cassation, prononça une allocution où il exprima les vifs sentimens de regret qu’inspirait aux Haïtiens la mort de Civique de Gastines, leur ami, en invoquant les noms des autres philanthropes français et anglais et leur disant : « Voyez nos sincères regrets à la perte » de l’un de vos plus dignes émules[52]!

Nous croyons que c’est par le même navire qui apporta le tableau allégorique peint par M. Lethiers, que M. Fournier Pescay, docteur en médecine, arriva au Port-au-Prince. Homme de couleur né au Cap-Haïtien, il avait été envoyé fort jeune en France ; il y fit les plus brillantes études et devint un littérateur aussi distingué que médecin habile ; à ce dernier titre, il était membre de l’Académie de médecine de Paris. Revenu dans son pays avec l’intention de s’y fixer, il fut accueilli par le président Boyer dont il devint peu après le médecin ordinaire. Avec lui arrivait un jeune médecin français, M. Jobet, dont la destinée était de séjourner plus longtemps dans la République.

  1. Dans la session de 1821, le territoire des quatre départemens de la partie occidentale avait été divisé per une loi, au arrondissemens militaires et financiers ; et les communes, paroisses et quartiers furent déterminés. Mais il n’y eut jamais de loi pour la division du territoire de la partie de l’Est ; tout continua y être réglé administrativement. Il y eut 7 arrondiasemens militaires, 2 financiers, 10 communes non représentées à la Chambre, etc.

    Ainsi, la République d’Haïti avait 6 départemems, 27 arrondissemens militaires, 13 financiers, 76 communes et 34 paroisses et quartiers ; de plus, 8 juridictions de tribunaux civils.

  2. Ce fut à C. Ardouin, jeune secrétaire et aide de camp du général Borgella, que Blanchet dicta ses observations. Vollà comment je possède ces notes et tes quelues lignes émanées de Blanchet.
  3. Ces deux articles prescrivaient l’établimement des hospices et des écoles publiques à divers degrés d’enseignement.
  4. L’art. 54 de la constitution disait : « Le pouvoir législatif résîde dans une Chambre des représentans des communes et dans un Sénat » Mais on remarquera que, par la nouvelle rédaction qu’il proposait, B. Blanchet donnait le pas au Sénat sur la Chambre, et que le pouvoir législatif ne résidait ni dans l’un ni dans l’autre corps, mais était exercé par les deux et par le chef de l’État. En outre, si la Chambre restait celle « des communes, » ses membres n’étaient plus « des représentans, » mais « des députés. » Il est fâcheux qu’on n’ait pu savoir la suite des idées que cet homme éclairé aurait exprimées sur notre organisation politique, d’après l’expérience qu’il avait faite par suite de nos troubles civils.
  5. Cet art. 90 était relatif « à la contrainte par corps pour dettes. »
  6. Dans le cas d’accusation ou de dénonciation quelconque contre un membre de la Chambre.
  7. On lit dans la Concorde du 7 avril 1822, nº 14, que, suivant une lettre du secrétaire général Inginac à Colombel, datée de Santo-Domingo, le 5 mars, il y avait 80,000 âmes seulement dans toute la partie de l’Est, d’après les renseignemens reçus des personnes les plus compétentes pour le savoir ; et certes, à cette époque, il y avait plus de 700,000 âmes dans la partie occidentale. Si le langage différait entre les deux populations, leur origine était la même, à peu de chose près, et la connaissance de la langue française pouvait se propager dans l’Est.
  8. Et notez que B. Blanchet avait le teint fort clairet très-rapproché de celui des métis, quoique issu de la race africaine, ainsi que tous les membres de sa famille.
  9. Voyez au tome 6 de cet ouvrage, p. 60.
  10. Voyez, du reste, au tome 2, p. 139 ; comment B. Blanchet et son frère, le général Blanchet jeune, souffrirent des persécutions des blancs colons de la Grande-Anse, parce qu’ils étaient mulâtres.
  11. Bruno Blanchet mourut à Santo-Domingo le 13 avril 1822, âgé de 62 ans. On voit que Borgella oublia généreusement les torts qu’il avait à lui reprocher dans la scission du Sud ; il devint le protecteur de ses enfans.
  12. Le président C. Hérard aîné rétablit les ancieus numéros, par un arrêté daté d’Azua, le 12 avril 1844. C’est une singularité remarquable, que la première mesure fut prise au moment où l’Est venait de se réunir à la République, et la seconde, au moment où cette partie venait de s’en séparer.
  13. Voyez les Mémoires d’Inginac, page 63.
  14. On a dit alors que Boyer s’exprima ainsi : « Je ne connais qu’un honnête homme au Port-au-Prince : c’est M. Rouanes. » Ce dernier était le jeune frère de l’ancien secrétaire d’Etat de Christophe ; il avait habité Philadelphie pendant longtemps et il vint dans la République en 1818, après la mort de Pétion. Nommé notaire public d’abord, il devint ensuite notaire du gouvernement, sénateur, etc.
  15. Ces détails sont pris du nº 13 de la Concorde, du 31 mars 1822.
  16. Cet arc de triomphe fut érigé sur les dessins et par les soins de J. Ardouin aîné, qui possédait des connaissances en architecture civile.
  17. Le caractère de Boyer le portait à croire que ce serait donner trop d’importance à un citoyen quelconque, que de le rechercher, de lui faire la moindre avance, dans le but de l’attacher à son gouvernement. Dans les derniers temps de son administration, souvent il désirait appeler des hommes aux fonctions publiques ; mais alors il leur faisait insinuer par des tiers l’idée de les solliciter eux-mêmes, pour ne pas avoir l’air d’offrir ces emplois, et presque toujours il volait qu’on lui adressait des demandes par écrit. Trai presque pujours aussi par ces intermédiaires, il perdait ainsi le mérité qu’il eût au à adresser iui-meme à ceux qu’il voulait employer.
  18. En 1822, il n’y eut que 588,000 livres de tabac exportées de l’Est ; en 1842, ou en exporta environ 5,000,000 de livres. Le bois d’acajon, de 2,600,000 pieds réduits, fut porté à plus de 6,000,000 à l’exportation, etc.
  19. Cette phrase et le précédent semblent avoir fait allusion aux discours prononcées dans la session de 1821, pour retirer aux étrangers le commerce de consignation.
  20. Art. 81. Il y a incompatibilité entre les fonctions des représentans des communes, et toutes fonctions publiques salariées par l’Etat.
  21. Lorsque le citoyen Pierre André fut élu représentant, il était déjà juge au tribunal de cassation et directeur de l’école nationale. Ces deux emplois n’étaient pas incompatibles entre eux, mais l’un et l’autre, étant salariés, ne pouvaient être exercer par un représentant.
  22. L’objet que ce message avait en vue était le voie du budget des dépenses publiques. Voyez la citation de discours du représentant Pierre André, président de la Chambre, à la page 269 du 8e volume de cet ouvrage. La deuxième législature voulait procéder comme la première avait agi en 1817 ; cependant, la loi de 1819 sur les attributions des grands fonctionnaires avait écarte déjà l’idée d’un budget, devenu si malencontreux en 1818.
  23. Vers le mois de juin, un Français, portant le nom de Daure, était venu au Port-au-Prince, chargé de répandre un écrit signé P.-H.-J. Sévigny, ancien ingénieur, qui traitait, en apparence, des rapports politiques et commerciaux à établir entre la France et Haïti, mais dont les idées et le but étaient de semer la division entre les Haïtiens, par ces éternelles distinctions coloniales entre le noir et le mulâtre. Le Président l’avait fait contraindre à retourner en France. À cette occasion, F. Desrvières-Chanllatte publia, au mois d’août, une réfutation de cet écrit perfide, après en avoir publié un autre, intitulé : Considérations diverses sur Haïti, pour prouver l’aptitude de la République à être reconnue indépendante par la France. Toutes ces circonstances, après l’équipée de Samana, tenaient l’esprit public dans une certaine agitation, au moment où la Chambre des représentans se réunissait, et le général Romain voulait en profiter pour parvenir à son but.
  24. Ce J.-P. Lamotte avait été le sectctaire de Casimir Noël, l’un des conspirateurs des Gonaïves, à la fin de février 1821.
  25. Suivant le Télégraphe du 18 août 1822.
  26. Le président Boyer, causant un jour avec moi, en 1840, me dit : » Voyez comment les chefs de gouvernement sont à plaindre ! Qui n’a pas cru, en 1822, que ce fut par mes ordres que le général Romain a été tué à Léogane, au lieu d’être jugé et fusillé d’après la loi ! Eh bien ! quand ce fâcheux événement arriva, je mandai ici Gédéon et Loret, et ce dernier m’affirma publiquement, devant ce général, que Romain avait saisi le fusil d’un soldat pour s’en servir et résister à la garde. Je dus accepter cette explication de sa mort violente, mais je ne restai pas entièrement convaincu. En 1827, après le décès de Gédéon, je fis venir Loret ici et lui demandai de m’avouer si réellement Romain avait résisté à la garde qui le conduisait. Loret me dit que non, qu’il avait reçu l’ordre de Gédéon de faire tuer Romain et de déclarer les faits comme il fit alors, parce qu’il était présumable que je pardonnerais de nouveau à ce coupable avec lequel il fallait en finir. Loret approuva Gédéon, en ajoutant qu’il avait partagé son opinion. Je le blâmai sévèrement à ce sujet, mais c’était tout ce que je pouvais faire. »
  27. Cette phrase avait un rapport évident avec le discours prononcé à l’ouvrture de la session législative par Boyer lui-même.
  28. Voyez au tome 8 de cet ouvrage, pages 379, 381, 390 et 422.
  29. Saint-Laurent était un ancien ami de Panayoty, et Saint-Martin avait servi sous ses ordres, en qualité de commissaire général de notre flotte. Capturé, en 1811, sur un de nos bàtimens par ceux de Christophe, Saint-Martin eut l’insigne bonheur d’échapper à la mort, étant le fîls d’une dame que Christophe estimait. C’est ce que nous avons appris par tradition orale.
  30. Voyez ce qui a été déjà dit sur ce sujet, à la page 422 du 8e volume.
  31. Voyez, dans ce chapitre, la nouvelle rédaction proposée par B. Blanchet. Il est certain que la session de 1821 avait fait prévoir une lutte prochaine entre la Chambre et le Président.
  32. Toutes nos citations relatives aux actes de la Chambre des communes sont tirées des numeros 1er et 2 du Bulletin des lois de cette année. On y voit que dans la séance du 16 septembre, la Chambre reçut une lettre de H. Dumeslee, en réponse à celle qui le mandait à son poste ; il disait qu’il ne pouvait s’y rendre, à cause d’une grave maladie.
  33. Dans quel but cet ajournement, si quelques membres trouvalent matière à interrprétation dans ce message du Président d’Haïti ?
  34. « Art. 163. — Au Sénat seul il appartient d’examiner et de décréter la culpabilité du Président d’Haïti. »

    Donc, la pétition de F. Darfour était dirigée contre le président Boyer ; elle portait des accusations contre lui, elle demandait au moins sa mise en jugement par la Chambre des communes ! La rédaction du Bulletin des lois nous autorise à cette interprétation.

  35. Sachant qu’on le cherchait pour l’arrêter, Dugué s’était réfugié chez un ami. Apprenant cela, le colonel Victor Poll vint dans la soirée devant la maison où il se tenait, et dit à haute voix : « Je sais où ast le F. Dugué, et je l’invite à se rendre en prison, sans crainte ; car il ne court aucun danger. » Et Dugué y fut accompagné par son ami. Les égards que le colonel eut pour lui étaient dictés par ses sentimens de fraternité maçonnique, étant tous deux de la même loge.
  36. J’ai quelquefois entendu Laborde, défenseur public, démontrer les irrégularites que le général Boyer commettait, en dénonçant les prévenus à la commission militaire, en sa qualité de commandant d’arrondissement il ne suivait pas les formes prescrites par la loi sur ces consells spéciaux, et il était méconten : du défenseur publie qui réclamait leur éxecution. Chacun sait, d’ailleurs, que le président Boyer avait de l’éloignement pour ces officiers ministériels dont la chicane lui paraissait puisible à la bonne administration de la justice.
  37. On raconta alors que J.-S. Hyppolite, président de la Chambre, étant allé au palais, se plaignit à Boyer de ce que les officiers étaient venus arrêter Laborde dans le local même de la Chambre, sans respect pour la représentation nationale ; et que Boyer lui ayant répondu avec colère « que la Chambre favorisait les factieux » il sortit du palais en montrant une grande irritation. Il est certain qu’Hyppolite resta longtemps en froideur avec Boyer ; apres avoir cessé d’être représentant dans la deuxième legislature, il n’accepta de nouvelles fonctions publique, qu’en 1840. Des lors, Boyer, ne cessa de lui donner des preuves de son estime.
  38. La lettre du Président au général Thomas Jean fut écrite par Inginac. Dan ses Mémoires de 1843, il a dit : « J’avais entendu parler des menées de Darfour qui s’efforçait, disait-on (et je le crois), de susciter des divisions de couleur, en portant les uns à la méfiance contre les autres. On répétait qu’il avait un parti dans la Chambre des représentans et dans le Sénat, dont le but était de renverser l’ex-président. Je ne fis aucune attention à ces bruits, et je fus surpris le jour que j’appris que Darfour, ayant été à la Chambre des représentans, alors en séance, donner lecture d’une pétition véhémente contre le chef de l’État, en le dénonçant d’avoir vendu le pays aux blancs, venait d’être arrêté et conduit en prison, après avoir été sur le point de périr par l’exaspération de ceux qui l’avaient arrêté, et qu’il allait être jugé militairement. Plusieurs membres de la Chambre furent signalés comme impliqués dans le projet de Darfour, ainsi que des membres du Sénat : les uns furent éloignés pendant quelque temps de la capitale, et les autres donnèrent leur démission. » — Page 66.
  39. F. Darfour exerçait les fonctions de défenseur public, après avoir été commissionné arpenteur. Boyer lui avait donné ces charges où il pouvait gagner une existence honorable.
  40. Le grand juge était le président né de la haute cour ; mais dans le cas où il serait lui-même accusé par devant elle, le Président d’Haïti avait le droit de désigner un autre grand fonctionnaire pour la présider : à plus forte raison devait-il nommer celui qui remplirait les fonction du ministère public, en vertu de l’art. 152 de la constitution.
  41. Il faut convenir, néanmoins, que les circonstances prêtaient singulièrement à l’emploi de l’intmidation, pour arrêter toute velléité d’opposition dans la Chambre des communes. La trame ourdie par le général Romain, sa mort violente, l’exécution de son complice, instrument de ses desseins, avaient forcé le gouvernement de prendre une position menaçante par rapport aux propos qu’on tenait à la capitale ; et c’est dans ce moment même que la Chambre commit l’imprudence de donner lecture publiquement de la pétition incendiaire de F. Darfour, sans remplir ensuite son devoir de corps politique !
  42. Il paraît qu’après avoir renoncé à cette charge de juge pour rester représentant, et que renonçant ensuite à cette dernière jour rester directeur de l’école nationale primaire, Pierre André aura repris sa qualité de juge qui n’était pas incompatible avec cette direction ; autrement, on ne comprendrait pas qu’il ait été ainsi qualifié dans l’adresse de la Chambre.
  43. Cette phrase est remarquable, à cause même des circonstances où elle a été publiée.
  44. À l’occasion de ses écrits antérieurs où il se montrait factieux, insinuant des imputations perverses contre le gouvernement, il avait été question de son arrestation et de son jugement ; mais le Président patienta, en considérant qu’il n’avait aucune influence sur l’esprit public. À cette époque, bien des personnes ont pensé que F. Darfour pouvait être « un agent secret » envoyé de France pour semer la division parmi les Haïtiens, par cela même qu’il déblatérait contre les Français et les blancs en général. Ses provocations contre eux semblaient être une manœuvre perfide pour se créer le moyen d’accuser le gouvernement du pays de tiédeur, sinon de connivence avec eux. Mais il suffisait qu’il fût l’intime de Béranger pour avoir ces idées exagérées.
  45. Dans ces circonstances, le général Bazelais donna aussi sa démission de sénateur ; sa lettre du 14 octobre, datée du Port-au-Prince, fut motivée sur sa maladie ; il était encore commandant des arrondissemens de Jérémie et de Tiburon. Peu après, Panayoty alla commander celui de Saint-Jean.
  46. Quelque temps après, Béranger fut nommé juge au tribunal civil des Gonaïves, puis commissaire du gouvernement près ce tribunal. Mais dans cette dernière charge, il commit tant d’actes arbitraires, jusqu’à faire subir la torture à des accusés, que Boyer fut contraint de révoquer ce patriote libéral qui avait tant crié contre le despotisme du Président. Ah ! si Boyer avait eu un autre caractère !…
  47. L’année 1821 avait donné 3,570,691 gourdes de receites, et occasionné 3,461,003, gourdes de dépenses. On exporta du pays 20,925,000 livres de café, 820,000 livres de coton 263,000 livres de cacao, 601,000 livres de sucre, 3,649,000 livres de campêche : le tout en chiffres rond.

    Que l’on compare l’exportation du coton et du sucre de cette année avec celle des mêmes produits en 1820, tirés principalement du Nord et de l’Artibonite après la réunion de ces départemens, et l’on verra que le royaume de Christophe ne produisait pas une si grande quantité de ces denrées qu’on le croyait généralement.

  48. Le système d’économie suivi par Boyer ne pouvait laisser échapper l’occasion de la réunion de l’Est, pour retrancher du budget des dépenses les appointemens accordés aux notables depuis 1817. La loi compensa ce retranchement par ces mots : « Considérant que les fonctions des membres des conseils de notables doivent être purement honorifiques, ce qui ne peut que donner plus d’éclat au caractère national ; et que les citoyens appelés à ces places distinguées, en les remplissant avec zèle et patriotisme, auront bien mérité de la République et devront s’attendre à recevoir des marques de la bienveillance du gouvernement, en acquérant des titres à la reconnaissance publique. »
  49. Les convens de la Regina et de Santa-Clara où se trouvaient quelques religieuses. Depuis longtemps il n’y avait plus de moines.
  50. Caminéro avait reou une instruction classique, et il parlait le français et l’anglais aussi bien que l’espagnol.
  51. Après un long séjour dans le pays, M. Cruchon, pharmacien français très-honorable, s’était décidé à aller revoir sa patrie ; avant de partir, il laissa son établissement au sieur Bellenou, son compatriote, pour le diriger. Mais ce dernier fit venir aussitôt de France tous les objets, toutes les drogues nécessaires à la fondation d’une nouvelle pharmacie ; ces choses venaient d’arriver et se trouvaient encore à bord d’un navire dans la rade, quand le feu prit dans l’établissement de M. Cruchon. Cette circonstance et l’empressement que Bellenou mit à installer le sien, le firent généralement soupçonner d’avoir incendié celui qu’il gérait, afin de n’en avoir pas la concurrence ; mais il n’y eut que des soupçons à son égard.
  52. La relation des obsèquies de Civique de Gastines fut publiée dans le Télégraphe du 6 juin et reproduite dans la Concorde du 7 juillet ; le numéro du 14 publia tout entière la pétition du noble défunt adressée à la chambre des députés de France. Son corps fut inhumé dans le cimetière extérieur de la ville. À la page 313 de son Voyage dans le Nord, publié en 1824, Hérard Dumesle a consacré des lignes en l’honneur du philanthrope dout les cendres reposent en paix en Haïti, de même que celles du célèbre docteur Moutègre, qui y vint, en 1819, pour étudier les causes de la fièvre jaune, et qui en mourut lui-même peu après son arrivée au Port-au-Prince.