Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.3

Chez l’auteur (Tome 9p. 101-147).

chapitre iii.

Projet d’indépendance dans l’Est d’Haïti. — Vues de Nunez de Cacérès à ce sujet. — Les communes de Monte-Christ et de Laxavon arborent le pavillon haïtien. — Le gouverneur Pascual Real correspond avec le Président d’Haïti : missions pacifiques de leur part. — N. de Cacérès proclame l’indépendance à Santo-Domingo ; départ de Pascual Réal. — Divers actes publiés à Santo-Domingo. — La ville de Saint-Yague proteste contre ces actes ; elle s’adresse au Président d’Haïti et entraîne tout le Nord-Est en faveur de la République. — Les communes des frontières s’y rallient également. — Message de Boyer au Sénat ; accord des deux pouvoirs pour la réunion de l’Est. — Boyer invite les citoyens à élire les représentans des communes, et ajourne l’ouverture de la session législative au 1er août. — Correspondance entre N. de Cacérès et Boyer : dépèche de ce dernier, du 11 janvier 1822. — N. de Cacérès fait arborer le pavillon haïtien à Santo-Domingo. — Deux colonnes de l’armée entrent sur le territoire de l’Est. — Le Président d’Haïti prend possession de cette partie en entrant à Santo-Domingo : actes et discours à cette occasion. — Organisation judiciaire, civile et militaire. — Décision politique prise à l’égard des blancs trouvés dans l’Est. — Des colons français établis dans la presqu’ile de Samana députent auprès du comte Douzelot, gouverneur de la Martinique ; il envoie l’amiral Jacob, avec une flottille, pour les protéger et s’emparer de la presqu’île au nom de l’Espagne. — Boyer la fait occuper militairement avant son arrivée dans la baie, — Correspondance, faits respectifs des Haïtiens et des Français. — Débarquement des Français à Savana-la-Mar, d’armes et de munitions. — Boyer y envoie un régiment qui occupe ce bourg, et il ordonne un embargo général sur les bâtimens et les Français dans la partie occidentale. — L’amiral Jacob part pour la France, les navires de guerre sortent de la baie de Samana et emmènent les colons français à Porto-Rico. — Boyer adresse deux messages au Sénat et fait lever l’embargo. — Impression produite en France à l’occasion de cette mesure.


Dans le cours de l’année 1821, les idées d’indépendance avaient progressé dans l’Est d’Haïti ; mais les esprits étaient loin de s’entendre sur la forme qu’il faudrait donner à cette révolution.

Dans cet état de choses, on y forma, en vertu de la constitution des cortès, la diputacion provincial, assemblée représentative de la province ou colonie, chargée de contribuer aux mesures locales que le gouverneur pour l’Espagne jugerait utiles à sa meilleure administration. Les idées révolutionnaires y trouvèrent naturellement accès : elles y éclatèrent. Antonio Martinez Valdès, l’un de ses membres, en ayant manifesté avec plus de hardiesse qu’aucun de ses collègues, fut accusé, arrêté et mis en prison par ordre du gouverneur Kindelan, et jugé comme auteur principal du projet tendant à l’indépendance de la colonie. Mais il dut son acquittement, plus à l’insuffisance de preuves du délit qu’à son entière innocence[1].

Au fait, Valdès n’était qu’un complice : le véritable auteur du plan conçu à ce sujet était Nunez de Cacérès, ancien auditor de guerra ou juge militaire, qui fut compromis dans l’instruction du procès, qui s’en défendit assez bien pour ne pas être arrêté, et pour fixer sur lui les regards de tous ceux qui aspiraient à l’indépendance.

Depuis longtemps, Nunez y rêvait. Après avoir rempli sa charge avec toute la distinction de son esprit éclairé, il crut avoir des droits à une position plus élevée, non dans la partie de l’Est, mais dans une autre des possessions de l’Espagne encore soumises à sa puissance. Il sollicita du gouvernement métropolitain une charge de oidor ou juge à l’audience royale de Quito, cour de justice souveraine ; mais il éprouva un refus qui blessa son orgueil, et dès lors il n’attendait qu’une occasion de se venger de la métropole. Les circonstances survenues en 1820 dans la Péninsule l’ayant fait appeler aux fonctions de juez de lettras, ou juge en première instance de toutes les affaires civiles, les jugemens qu’il rendait étaient sujets à appel à l’audience royale de Puerto-Principe de Cuba. Or, malgré son intégrité et l’impartialité qu’il mettait dans ses décisions, un de ses justiciables dirigea contre lui une prise à partie qui fut portée à cette cour souveraine, dans la même année 1821 où tout marchait dans l’Est vers une révolution. Quoique connu particulièrement à Puerto-Principe où il avait jadis exercé les fonctions d’avocat-rapporteur près de l’audience, Nunez se voyait menacé d’aller s’y défendre et peut-être d’y être condamné : de là sa résolution prise de précipiter la déclaration de l’indépendance de l’Est, et il devint le chef du complot qui s’ourdissait. Dans ces entrefaites, le gouverneur Kindelan fut remplacé par le général Pascual Real qui n’en avait pas la vigueur. Nunez put conspirer plus à son aise. Mais tandis que la plus grande partie de ses concitoyens inclinaient pour la réunion de l’Est à la République d’Haïti, sa fierté castillane le portait à vouloir y ériger un État indépendant qui ne ferait avec elle qu’un traité d’amitié, d’alliance et de commerce. Néanmoins, reconnaissant la faiblesse de la population et de ses moyens d’action, il conçut en même temps l’idée de faire entrer le nouvel État dans la Confédération de la Colombie, formée définitivement en 1820 par Bolivar, avec la République de Venezuela et celle de la Nouvelle-Grenade[2].

L’idée de Nunez n’était évidemment que l’égarement d’un patriotisme pointilleux et décevant ; car l’origine espagnole, commune aux habitans de l’Est d’Haïti et à ceux de la Côte-Ferme, ne suffisait pas pour la justifier. La Colombie était trop éloignée pour qu’ils se confédérassent jamais : les alliés naturels de l’Est étaient les Haïtiens dont le sang africain circule également dans les veines de ses habitans. Aussi, la grande majorité parmi eux, formant le vrai peuple, ne partagea pas la manière de voir du juez de lettras, qui n’eut autour de lui qu’une faible minorité.

Dans cette situation, le 15 novembre un brigantin américain entra dans le port du Cap-Haïtien, venant de Monte-Christ et ayant à son bord l’administrateur financier de cette petite ville, le capitaine de la garde nationale, la famille du commandant de la place et environ 80 autres femmes ou enfans. Ils déclarèrent qu’ils avaient quitté Monte-Christ, à l’approche de bandes d’insurgés qui venaient pour s’en emparer après avoir proclamé une « République dominicaine. » Mais quatre jours ensuite, le 18, le général Magny reçut une dépêche apportée par trois députés de Monte-Christ et signée du commandant de ce lieu, nommé Diego Polanco, qui l’informait que les habitans avaient arboré le pavillon haïtien, en lui demandant sa protection et le priant de faire connaître l’intention du gouvernement à ce sujet : la dépèche portait la date du 15 novembre. En même temps, Magny en recevait une autre de la même date, signée du commandant Andres Amarante et de quatre habitans de Laxavon, qui lui annonçaient que le pavillon haïtien avait été arboré aussi dans ce bourg, en lui demandant des munitions de guerre afin de pouvoir soutenir leur réunion à la République, si l’on tentait de l’attaquer[3]. Il paraît que dans le mouvement de Monte-Christ, le chef d’escadron Charles Arrieu avait joué un des principaux rôles, mais en faveur de la patrie haïtienne.

L’impulsion était donnée, le mouvement l’évolutionnaire avait commencé par ces actes de deux localités rapprochées des anciennes limites françaises, et espagnoles. La nouvelle en parvint rapidement dans toute la partie de l’Est. On attribua naturellement ces faits aux menées du gouvernement haïtien, et le bruit courut que son armée allait pénétrer bientôt sur ce territoire.

Le gouverneur Pascual Real se devait à lui-même de s’assurer, s’il était possible, de l’exactitude des renseignemens qui lui étaient parvenus. Déjà, étant dans le Nord et apprenant son arrivée à Santo-Domingo, Boyer avait envoyé auprès de lui et pour le complimenter, l’adjudant général Campos Thabarrès qui passa par Saint-Yague, afin de voir ses anciens compatriotes et de semer des idées de réunion à la République[4]. À son tour, le gouverneur envoya son neveu au Port-au-Prince, porteur d’une lettre qui répondait aux complimens de Boyer, mais effectivement chargé de voir s’il faisait des dispositions militaires pour entrer sur le territoire de l’Est.

Il fut facile au Président de pénétrer le but réel que s’était proposé le gouverneur, et il lui répondit poliment. Quelques jours après le retour de l’envoyé de Pascual Real, il expédia lui-même trois officiers pour mieux rassurer ce gouverneur sur ses intentions pacifiques : c’étaient le colonel Frémont, le chef de bataillon Papilleau et le capitaine Viau. Leur mission n’était évidemment que de s’enquérir de l’état des esprits, de les prédisposer à la réunion en leur montrant l’uniforme haïtien dans ces conjonctures. Mais à leur arrivée à Santo-Domingo, Pascual Real n’y était plus : le 5 décembre il était parti avec sa famille et quelques fonctionnaires sur un navire anglais. Les envoyés du Président d’Haïti, ne pouvant reconnaître l’autorité qui avait succédé à celle du gouverneur espagnol, Frémont et Viau retournèrent au Port-au-Prince pour faire leur rapport sur le changement survenu à Santo-Domingo, et Papilleau fut contraint d’y rester, parce qu’il était malade dès son arrivée. Néanmoins, comme il était un causeur infatigable qui parlait fort bien la langue espagnole, il se fît soupçonner d’avoir reçu secrètement la mission du Président, de prolonger son séjour afin de fomenter un parti en faveur de la République. Ses discours ayant été interprétés dans ce sens, il se vit forcé d’adresser à Nunez de Cacérès, chef de la révolution, une lettre où il garantissait la neutralité de la République.


Les événemens passés à Monte-Christ et à Laxavon avaient contraint Nunez de Cacérès à agir, sous peine de se voir abandonné par ceux dont il avait fait ses partisans. Ils embauchèrent la majeure partie de la faible garnison de Santo-Domingo, où se trouvaient des noirs qui avaient été dans les bandes de Jean François et Biassou ; et dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, ils s’emparèrent des principaux postes de la place. Alors Nunez fit réveiller le gouverneur Pascual Real, à qui il notifia que son autorité cessait dès cet instant et qu’il était prisonnier. Ce dernier souscrivit sans hésiter à la révolution prévue par lui et qu’il était impuissant à empêcher : il demanda, pour prix de sa facile condescendance, la permission de se retirer à l’étranger avec sa famille et ceux des officiers ou fonctionnaires publics qui restaient fidèles à l’Espagne. Rien ne convenait mieux à Nunez et aux autres révolutionnaires qui allaient se mettre à leur place ; car c’est toujours là le plus délicieux résultat de toute révolution.

Celle du 1er décembre s’effectua ainsi sans coup férir. Au jour, la population de Santo-Domingo se réveilla indépendante de l’Espagne et vit le pavillon colombien substitué à celui de cette ancienne métropole. Nunez et ses collaborateurs avaient préparé les deux principaux actes qui devaient faire connaître au monde entier, l’existence de l’État qu’ils fondaient. C’étaient : 1º la déclaration d’indépendance du peuple dominicain ; 2º l’acte constitutif du gouvernement provisoire de l’État indépendant de la partie espagnole d’Haïti.

Le premier récapitulait tous les torts de l’Espagne envers la plus ancienne de ses colonies en Amérique, tous les griefs des habitans de celle-ci, à partir de l’ordre qu’envoya le Divan espagnol pour démolir les villes maritimes de Bayaha, Yaguana, Monte-Christ et Puerto de Plata[5]. Il rappelait, au contraire, les nombreuses preuves de dévouement et de fidélité que les habitans avaient toujours données à l’Espagne, notamment en se révoltant contre les Français pour replacer la colonie sous son obéissance, malgré la cession qui en avait été faite par Charles IV. À propos de ce dernier fait, l’acte d’indépendance n’oublia pas de faire ressortir l’injustice et l’ingratitude du cabinet de Madrid, qui n’avait donné aucune récompense aux hommes qui y contribuèrent le plus ; et il désigna plus particulièrement don Manuel Carabajal, — le lieutenant de Juan Sanches, — et don Pedro Vasquez qui en mourut de chagrin. Comme de coutume en pareil cas, cet acte promettait pour l’avenir le sort le plus heureux aux habitans du nouvel État, qui renonçaient pour toujours à l’Espagne. Il se terminait par ces cris : Vive la Patrie ! Vive l’Indépendance ! Vive l’Union à la Colombie !

Par le second acte, en 39 articles, la partie espagnole d’Haïti se formait en un État libres indépendant et républicain, qui entrerait par un traité postérieur, en alliance avec la République de Colombie pour composer un des États de cette Union, afin de faire cause commune avec elle et de suivre en tous points les intérêts généraux de la Confédération. À cet effet, un député devait être envoyé auprès de Bolivar pour lui annoncer le changement politique survenu à Santo-Domingo, et lui manifester le désir des habitans de l’Est, avec pleins pouvoirs de traiter de leur accession, après avoir pris connaissance de la constitution générale de la République de Colombie. Un autre député serait envoyé immédiatement auprès de Boyer, pour lui proposer de faire un traité d’amitié, de commerce et d’alliance, pour la commune défense et la sécurité des deux territoires, en cas d’invasion étrangère ou de machination à l’intérieur contre leur liberté et leur indépendance[6].

Le nouvel État devait être dirigé par une junte de gouvernement provisoire, composée de Nunez, gouverneur politique (président), de Manuel Carabajal, capitaine-général de l’armée libératrice, et de députés des cinq arrondissemens : — J.-V. Moscoso, A.-M. Valdès, L.-J.-N. de Arredondo, Juan Ruiz et V. Mancebo. M. Lopez de Umerès en était le secrétaire. C’étaient les mêmes personnages qui avaient signé la déclaration d’indépendance.

L’article 9 admettait comme citoyens de l’État « tous les hommes libres, de quelque couleur et religion qu’ils fussent, nés sur son territoire ou en pays étranger, pourvu que ces étrangers y eussent trois années de résidence ou qu’ils fussent mariés à une femme indigène ; ils devaient, en outre, faire constater ces circonstances par-devant les alcades municipaux, afin d’obtenir une lettre civique, scellée du sceau de l’État et signée par le secrétaire du gouvernement. »

Et l’article 10 disait « qu’après avoir obtenu cette lettre, les impétrans étrangers recevraient une lettre de naturalisation délivrée par le pouvoir législatif. Mais ni celle-ci ni la lettre civique ne leur donneraient jamais le droit d’obtenir des emplois dans le gouvernement, dans la judicature, dans les finances, les municipalités, ni autrès fonctions civiles ou politiques, — excepté dans les emplois militaires. » Suivant l’article 35, ces prohibitions et exceptions étaient applicables à tout Espagnol d’Europe.

Les autres dispositions de l’acte constitutif étaient de celles que l’on trouve dans presque toutes les constitutions, sur les droits et les devoirs des citoyens, sur les garanties publiques, les bases d’organisation judiciaire, administrative, etc. Et, en attendant qu’une représentation nationale fut déterminée, la junte du gouvernement provisoire ferait tous règlemens que nécessiteraient les circonstances, lesquels auraient force de lois. L’administration et le gouvernement de l’État étaient enfin dévolus provisoirement à la junte.

Le premier des quelques actes qu’elle publia ensuite fut un décret sur l’administration de la justice, en date da 4 décembre. Une cour supérieure fut établie, pour juger en appel toutes les causes civiles et criminelles dans tout l’État, dont la décision aurait été rendue en première instance par les alcades des communes. Elle se composait de trois juges, d’un officier du ministère public, d’un rapporteur et d’un greffier ; et ce décret fixait leurs émolumens en prescrivant de traiter ces magistrats, soit verbalement, soit par écrit, de Seigneurie. Il en était de même, en vertu de ce décret, à l’égard des membres de la junte, et le Président de l’État était qualifié d’Excellence, les alcades, de Grâce.

Avant de songer à la formation d’une armée, la junte décréta, le 7 décembre, la création d’une « médaille de distinction, » pour en décorer tous les individus qui avaient contribué d’une manière réelle et effective aux succès obtenus sur « les Français, » surtout à ceux qui avaient pris part « à la mémorable affaire de Palo-Hincado,  » où le général Ferrand fut défait.

Un troisième décret fixa trois fêtes nationales : 1º celle de l’indépendance, le 1er décembre de chaque année ; 2º celle de la prise de possession de la place de Santo-Domingo (en 1809), le 11 juillet ; 3º celle du 7 novembre, en mémoire de la bataille de Palo-Hincado. Ce même décret prescrivit minutieusement les cérémonies religieuses qui seraient observées à la solennisation de ces fêtes, la place qu’y tiendrait le Président de l’État, etc. ; de même que par le premier, sur l’institution de la cour supérieure, les formes judiciaires, le papier timbré à employer dans les actes de procédure, etc., tout était réglementé avec soin.

L’esprit de l’avocat l’emportait en Nunez de Cacérès sur celui de l’homme politique ; et l’on reconnaît aussi que dans l’établissement des fêtes nationales et la création de la médaille de distinction, le citoyen de la partie de l’Est d’Haïti était aussi fier que ceux de la partie occidentale des succès obtenus contre les Français. Comme eux encore, il restituait à son pays le nom d’Haïti que lui donnèrent les infortunés aborigènes.

Mais, en maintenant l’esclavage dans le nouvel État, c’était oublier l’exemple que les Haïtiens avaient tracé dans leur acte d’indépendance et leurs constitutions successives, s’exposer à une lutte ultérieure avec eux, méconnaître les droits naturels des Africains et de leurs descendans, et se priver en même temps des seuls élémens de la formation d’une armée pour soutenir l’indépendance proclamée le 1er décembre[7].

Cette inconséquence était d’autant plus frappante que, reconnaissant l’extrême besoin que la partie de l’Est avait d’augmenter sa population, en y appelant les étrangers pour en devenir citoyens, la junte déclarait qu’ils ne pourraient jamais occuper aucun emploi civil ou politique, mais seulement ceux de l’ordre militaire. Elle voulait donc n’en faire que des troupes mercenaires, en quelque sorte, qui auraient pu, avec le temps, devenir dangereuses pour la sécurité de l’État. L’égoïsme et l’orgueil du naturel de l’Est perçaient encore dans la disposition qui excluait des mêmes emplois tout Espagnol d’Europe, alors que dans cette partie il s’en trouvait un assez grand nombre : ils étaient déjà, ou fonctionnaires publics, ou habitans possesseurs d’esclaves, ou commerçans, et ayant ainsi de la fortune et de l’influence dans les affaires. Aussi leur antipathie pour la révolution opérée se montra ardente, dès qu’ils virent appelés aux fonctions du nouvel État une foule d’incapacités qui entouraient le Président, et qui n’avaient d’autre mérite que d’être indigènes et d’avoir été conspirateurs avec lui. En même temps, ceux des indigènes de Santo-Domingo qui avaient fait secrètement une démarche auprès de Boyer, par la mission de José Justo de Sylva, ne cachèrent plus leurs sympathies pour la cause haïtienne et augmentèrent le nombre des opposans au système adopté par Nunez de Cacérès.

L’œuvre de cet avocat était ainsi frappée de mort à sa naissance, et dans la ville même où il l’avait produite. Monte-Christ et Laxavon s’étant réunis à la République d’Haïti, dès le 15 novembre, on ne peut s’étonner si les autres communes du Nord-Est se prononcèrent aussi dans le même sens. La ville de Saint-Yague, la plus importante, forma une junte centrale provisoire et adressa à Boyer la dépêche suivante, qui résumait le vœu de presque tous les habitans de la partie de l’Est :

Très-Excellent Seigneur,

Les patriotes soussignés, au nom de la junte centrale provisoire de Saint-Yague, mus par des sentimens non équivoques, à la vue de l’acte de constitutif du 1er  décembre relatif à l’indépendance dominicaine unie à la République de Colombie, ont l’honneur de dénoncer à Votre Excellence cette œuvre informe et anti-sociale qui a excité le mécontentement universel lors de sa publication à Santo-Domingo. Cette coustitution imprudente établit des distinctions entre le paysan (paysano ou habitant) et le militaire, entre le pauvre et le riche, entre les différens districts de cette partie, et maintient l’esclavage au mépris des bases fondamentales de toute société politique. Elle n’assure, en outre, aucun dédommagement au pauvre soldat qui essuie de longues fatigues sans paye, et ruine le commerce des malheureux cultivateurs. Enfin, pour ne pas distraire trop longtemps Votre Excellence, nous lui disons qu’un tel acte, conçu dans la vue de faire prospérer quelques particuliers, en sacrifiant des milliers de pères de famille respectables, offre des taches si monstrueuses, que tous les citoyens dévoués à leur pays ont déterminé de recourir à Votre Excellence, pour qu’elle daigne prêter l’oreille à leurs réclamations et se souvenir qu’Elle a promis d’être le pacificaceur et l’ami des habitans de cette partie[8]. Qu’Elle nous accorde les secours nécessaires pour parvenir à l’indépendance, et que la constitution de là République d’Haïti nous régisse désormais ! Nous la désirons avec la liberté générale des esclaves : nous demandons à vivre tous dans l’union et la fraternité. Tel est le but de la députation que nous envoyons à Votre Excellence. Nous espérons qu’Elle aura confiance en nous, et qu’Elle nous secondera dans notre glorieuse entreprise.

Les députés que nous envoyons à Votre Excellence sont les sieurs Juan-Nunez Blanco, Fernando Morel de Santa-Cruz, José Peralto et Jose-Maria Salicedo. Nous ne manquerons pas de tenir Votre Excellence sur les avis, espérant qu’Elle nous accordera tous les secours dont nous aurons besoin, avec la célérité qu’exige une entreprise de si haute importance.

Cet acte fut expédié à Boyer à la fin de décembre, après que le pavillon haïtien eût été arboré à Saint-Yague, et la junte centrale, composée d’un certain nombre de citoyens, qui le signèrent, l’envoya en communication à Puerto-Plata, à la Véga, à Cotuy, à Macoris, en invitant leurs habitans à y adhérer ce qui eut lieu. Successivement, ces derniers adressèrent aussi leur soumission à Boyér, et bientôt après les communes de Saint-Jean, de Las Matas, de Banica, de Hinche, de Neyba et d’Azua imitèrent l’exemple tracé par Saint-Vague.

Pendant que tout marchait dans l’Est vers la solution désirée, le Président d’Haïti, informé de cet état de choses et des actes proclamés à Santo-Domingo, par le rapport de Frémont et de Viau, adressait au Sénat le message suivant en date du 23 décembre :

Citoyens sénateurs,

L’art. 40 de l’acte constitutionnel a donné à la République, pour limites, toute l’étendue de l’île de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud ; et les îles qui en dépendent. Tant que nous avions à pacifier certaines parties du Sud, de l’Ouest et du Nord, il eut été imprudent de songer à donner à nos frères de l’Est la direction naturelle qu’ils doivent avoir, en les faisant rentrer sous les drapeaux de la patrie ; car il eût été raisonnable de penser que les hommes qui, dans une autre circonstance, leur avaient donné une direction opposée à leurs intérêts et aux nôtres[9], auraient encore cherché à faire naître en eux de l’opposition. Et plutôt que de faire gémir l’humanité en fournissant aux méchans et aux insensés l’occasion de répandre le sang humain, toutes les veilles, toute la sollicitude du gouvernement n’ont tendu qu’à opérer une révolution morale qui, en amenant nos frères de l’Est à partager les avantages de notre constitution, aurait fourni une garantie puissante aux Haïtiens général, contre ceux qui, tôt ou tard, pourraient vouloir lui disputer sa liberté et sen indépendance.

Cette révolution avait déjà commencé sa marche. Les bonnes dispositions des habitans des anciennes frontières, les communications de quelques citoyens notables des parties les plus distantes, me faisaient espérer que bientôt les choses arriveraient à leur maturité naturelle, lorsque tout à coup, des hommes qui paraissaient être vendus aux cabinets étrangers ont proclamé à Santo-Domingo, le 1er  de ce mois, une déclaration d’indépendance et une constitution provisoire, toutes diamétralement opposées aux intérêts communs du peuple de toute l’Île.

Sénateurs, vous connaissez les deux actes qui nous sont parvenus sur cette affaire ; il n’est pas besoin d’en rappeler ici le contenu.

Voilà la République placée dans une crise politique de la plus haute importance, et qui demande un concours aussi prompt qu’énergique de toutes les autorités auxquelles sont confiées les destinées d’Haïti.

Si la responsabilité de la tranquillité publique, du maintien de l’État dans son intégrité pèse sur moi, sénateurs, le dépôt sacré de la constitution est aussi sous votre responsabilité. Je viens donc proposer à vos sages délibérations les solutions écrites aux questions suivantes :

1o  Pouvons-nous souffrir que, contre les dispositions de l’art. 40 de la constitution, un État séparé de la République se forme et se maintienne dans l’Est de notre territoire ?

2o  Si les habitans de l’Est de notre territoire étaient, en tout ou en partie, sourds à la voix pacifique du gouvernement, quel parti faudrait-il prendre à leur égard ?

3o  Pouvons-nous, dans aucun cas, souffrir que des principes constitutifs contraires à ceux qui nous régissent et que nous avons tous juré d’observer, soient établis sur la même terre que la nôtre ?

Voilà ce qu’il importe de décider avec la plus grande promptitude.

N’oublions pas que nous occupons une île dont toutes les côtes, étant accessibles, nécessitent que toute sa population soit une et indivisible et sous une même direction, pour fournir à son indépendance des garanties indispensables à son maintien.

Le cas est urgent, citoyens sénateurs ; vos délibérations doivent être promptes, et j’attendrai vos avis pour me décider sur ce que mon devoir m’impose de faire en cette circonstance extraordinaire.


J’ai l’honneur, citoyens sénateurs, de vous saluer avec une considération bien distinguée.

Signé : Boyer.

Ce message résumait tous les principes politiques adoptés dans l’acte d’indépendance du 1er  janvier 1804, pour constituer la Nationalité Haïtienne dans l’île entière, et reproduits dans les diverses constitutions publiées depuis cette époque : — unité de territoire, unité politique, liberté générale pour tous les Haïtiens, exclusion des hommes de la race blanche de la société.

La réponse du Sénat ne pouvait être douteuse en présence des actes publiés à Santo-Domingo. Ils érigeaient un État distinct de la République d’Haïti, maintenaient l’esclavage dans cet État et appelaient les étrangers au droit de cité et de propriété ; et tout en excluant ces derniers des emplois civils et politiques, ils leur ouvraient les rangs de l’armée à former, comme pour les convier à venir s’emparer de l’Est afin d’assujétir sa population.

Le Sénat s’associa donc à la pensée du Président d’Haïti, et le laissa d’autant plus libre d’agir selon le vœu de la constitution et les circonstances, que ce corps n’ignorait pas le vœu réel de la majorité des populations de l’Est, transmis au Président.

Dès la réception de la nouvelle des événemens accomplis à Monte-Christ et à Laxavon, à la mi-novembre, Boyer se préparait à tirer parti de ceux qui allaient infailliblement survenir dans les autres lieux : en conséquence, il avait envoyé l’ordre aux divers commandans d’arrondissemens de tenir les troupes prêtes à entrer en campagne, selon qu’il le déciderait ultérieurement. Les dépêches qu’il reçut successivement des différentes villes, annonçant leur réunion spontanée à la République, le portèrent à mander deux régimens du Sud et un autre de l’Ouest, au Port-au-Prince, tandis que trois de ceux de l’Artibonite se rendaient au Cap-Haïtien pour se réunir à cinq autres du Nord.

Le 19e anniversaire de l’indépendance d’Haïti fut célébré avec un plus grand enthousiasme que d’ordinaire, car chacun comprenait que le vœu de ses illustres fondateurs serait définitivement accompli dans cette année 1822. À la capitale, après le discours prononcé par le Président d’Haïti, le sénateur Panayoty, président du Sénat, en prononça un aussi sur l’autel de la patrie, qui était comme un gage donné à la nation de la bonne entente existante entre ces deux pouvoirs[10].

Le 7 janvier, une proclamation du chef de l’État appela les électeurs de toutes les communes à nommer leurs représentans pour composer la 2e législature, le mandat de la précédente étant expiré ; et à raison des circonstances du moment qui obligeaient le Président à s’absenter de la capitale, l’ouverture de sa première session fut prorogée au 1er août.


Le colonel Frémont, chef de la mission envoyée auprès de Pascual Real, avait été porteur d’une dépêche de Nunez de Cacérès au Président d’Haïti, en date du 19 décembre, notifiant la révolution qu’il opéra à Santo-Domingo : Boyer n’y avait pas répondu. Mais le 10 janvier, il en reçut une nouvelle, datée du 5, alors que Nunez savait les événemens accomplis dans tout le Nord-Est en faveur de la réunion à la République, et qu’il était convaincu de ne pouvoir plus maintenir l’État distinct qu’il avait érigé. Sur le point de pénétrer dans l’Est à la tête d’une armée, le Président d’Haïti devait l’informer dans quel but il y allait, afin de le rassurer ainsi que ses collaborateurs dans l’œuvre du 1er  décembre : c’est ce qu’il fit par la dépêche suivante en date du 11 janvier. Il importe de la produire intégralement pour prouver sur quels principes le gouvernement haïtien se basa dans l’un de ses actes les plus glorieux, et démontrer, à la louange de Boyer, que ses procédés envers les habitans de l’Est d’Haïti ne furent pas ce qu’à l’étranger on en a dit[11]. L’histoire devra y recourir aussi dans la suite des temps, pour apprécier bien des événemens.

Jean-Pierre Boyer, Président d’Haïti,
Au citoyen José Nunez de Cacérès, chef politique de Santo-Domingo.
Citoyen,

Hier, j’ai reçu votre dépêche du 5 courant avec le document qui l’accompagnait. Comme le bien de mon pays est l’objet de tous mes seins, je vais entrer franchement avec vous dans toutes les explications que nécessite la situation actuelle de la partie de l’Est d’Haïti. Si la vérité qui me dirige peut être appréciée par ceux qui sont à la tête des affaires à Santo-Domingo, et si le but de leurs sollicitudes n’est que la parfaite régénération de cette partie de l’île, soumise depuis longtemps à l’humiliation et à la misère, cette régénération s’effectuera aussi promptement que pacifiquement, à la satisfaction de tous ceux qui y ont un intérêt réel.

Depuis la proclamation de notre indépendance, nous n’avons jamais entendu que l’île d’Haïti fût divisée ; toute son étendue, y compris les îles adjacentes, forme le territoire de la République : ainsi le détermine l’art. 40, lit. 2, de notre constitution généralement connue sur tout le globe La République est une et indivisible : art. 31. C’est ce qui, en établissant la garantie de l’indépendance m’impose les obligations auxquelles je ne puis déroger sans me rendre coupable, tant envers les populations actuelles qu’envers leur postérité la plus reculée.

C’est donc le moment de se demander : Pourquoi la partie de l’Est n’a-t-elle pas été réunie à la République dès la promulgation de l’acte constitutionnel ? Parce que les nouveaux établissemens ne peuvent arriver à leur point de perfection, sans avoir préalablement passé par la filière des malheurs et des catastrophes, qui occasionnent souvent la destruction de l’entreprise ; et quand il n’en est pas ainsi, il est nécessaire qu’une longue expérience, fruit du temps seul, vienne prêter son concours à l’achèvement de l’œuvre qu’on s’est proposée. C’est ce qui est arrivé dans la République. Son histoire des dix-huit années écoulées, — personne ne l’ignore, — est là pour le prouver : il est inutile de s’étendre à ce sujet.

Les calamités souffertes par notre gouvernement sont ce qui l’a empêché jusqu’ici de songer à la réunion de tout le territoire ; car, si dans son voisinage, la partie orientale gémissait alors sous le poids des préoccupations et des privations, néanmoins elle était tranquille ; et à cette époque, il eût été inhumain de l’exposer aux horreurs de la guerre civile, quand on n’était pas en position de réunir toutes les volontés à un même centre. Les sentimens de générosité furent également ce qui s’opposa à ce que mon prédécesseur excitât ceux qui sollicitèrent des moyens de lui pour secouer le joug de l’ancienne métropole, comme il avait fait en donnant des armes et des munitions à Don Juan Sanches de Ramirès, quand la généralité de ses concitoyens eurent résolu d’expulser ceux qui, par un traité, avaient obtenu la possession du pays. Je déclare qu’étant animé des mêmes sentimens, je me suis conduit de la même manière, en refusant constamment de protéger les divers partis qui m’ont manifesté l’intention d’entreprendre de se soustraire à toute domination étrangère.

Ennemi du désordre et de toute effusion de sang, j’étais décidé à ne jamais donner assistance à aucune portion des citoyens de l’Est, étant convaincu que le temps n’était pas éloigné où je pourrais y opérer une révolution toute morale, qui, en changeant la malheureuse situation où ils se trouvaient, aurait pour résultat de réunir sans choc, sans violence, mes compatriotes de la partie orientale sous la protection tutélaire des lois de la République. Ce temps était indiqué par la pacification du Nord. Je reçus des envoyés de la partie de Saint-Yague, de Saint-Jean et même de Santo-Domingo, qui m’assurèrent de leur volonté de jouir des avantages de nos institutions. Mais, afin de ne pas les exposer aux calamités inévitables d’un changement d’état, opéré par la voie des armes, je leur conseillai la patience ; et je me déterminai en dernier lieu à faire une démarche ostensible en faveur du peuple, en faisant savoir mes intentions au brigadier général Pascual Real, et ce que la prudence et l’humanité nous prescrivaient à l’un et l’autre. C’est dans ce but qu’eut lieu la mission dont le colonel Frémont était le chef : à son arrivée à Santo-Domingo, il trouva consommé le changement survenu le 1er  décembre dernier.

À peine les actes publiés à Santo-Domingo furent-ils connus, que les mêmes habitans de l’intérieur me les adressèrent, en protestant que, s’ils avaient montré quelque enthousiasme à la nouvelle de ce changement, c’est qu’ils croyaient qu’il était conforme à l’acte constitutionnel, et que l’indivisibilité du gouvernement d’Haïti serait la condition essentielle de cette résolution. Je ne me lassai pas de les exhorter à la modération, et j’espérai, pour me déterminer, le retour de mes envoyés.

Le colonel Frémont arriva et me remit votre dépêche en date du 19 décembre. Je me félicitai de ce qu’il n’y eut pas de sang versé dans l’événement du 1er  de ce mois ; je conçus une pleine estime pour tous ceux qui avaient empêché son effusion. Mais je déplorai l’erreur qui a dicté l’organisation d’un gouvernement séparé de celui qui était déjà établi par la loi fondamentale de l’État, et qui se déclarait devoir faire partie de la République de Colombie. Toujours enclin à l’indulgence et à juger les hommes par la pureté de mes principes, j’ai pensé que ceux qui avaient dirigé le changement du 1er  décembre, pouvaient s’être trompés dans le choix des moyens, et qu’ils avaient été dominés par des circonstances que j’ignorais ; et je conclus que s’il en était ainsi, ils ne tarderaient pas à revenir de leur erreur, parce que nécessairement, le peuple, plus désabusé, se ferait entendre. Je ne fus pas longtemps à voir se réaliser ma manière de penser, et vous devez savoir que je suis bien informé. Ceux qui ont déclaré qu’ils arboraient le pavillon haïtien ont donc fait leur devoir ; ils ont connu leurs vrais intérêts et ils doivent être à l’abri de toute insulte.

Citoyen, vous avez trop de pénétration pour avoir confondu le premier enthousiasme du peuple, en voyant disparaître le pavillon de l’Espagne, avec les sentimens manifestés de sa volonté qui est, aujourd’hui, de vivre sous les mêmes lois que le reste des Haïtiens.

Il ne faut pas se faire illusion : deux États séparés ne peuvent exister ni se maintenir indépendans l’un de l’autre dans l’ile qui nous a vus naître ; et quand même l’acte constitutionnel d’Haïti n’aurait pas décidé la question de son indivisibilité, la raison et la conservation de tous ses habitans l’auraient exigé impérieusement. Il suffit de s’intéresser de bonne foi à la prospérité de cette lie pour convenir de cette vérité, parce que, pour être effectivement indépendant, il est nécessaire de posséder dans son sein les moyens de défendre cette indépendance. La République, j’aime à le dire, a acquis, après beaucoup de tourmentes, tous ces moyens et peut trouver en elle-même les élémens nécessaires à la conservation de sa liberté et de son indépendance.

Comme mes devoirs sont tracés, je dois soutenir tous les citoyens de la République. Les habitans de Laxavon, Monte-Christ, Saint-Yague, Puerto Plate, Las Caobas, Las Matas, Saint-Jean, Neyba, Azua, la Vega, etc., etc., ont reçu mes ordres et y obéissent. Je vais faire une tournée dans toute la partie de l’Est avec des forces imposantes, non comme conquérant (à Dieu ne plaise que ce titre entre jamais dans ma pensée), mais comme pacificateur et conciliateur de tous les intérêts en harmonie avec les lois de l’État.

Je n’espère rencontrer partout que des frères, des amis, des fils à embrasser. Il n’y a point d’obstacle qui sera capable de me retenir : chacun peut être tranquille pour sa sécurité personnelle et celle de ses propriétés. Et quant à vous, citoyen, que je crois animé, comme vous me l’avez annoncé, du seul intérêt de la patrie, ouvrez votre cœur à la joie, à la confiance, parce que l’indépendance d’Haïti sera indestructible par la fusion de tous les cœurs en un seul et même tout. Vous vous assurerez des droits à mon estime, vous conserverez des titres précieux envers tous vos concitoyens, en arborant à Santo-Domingo, dès la réception de la présente dépêche, l’unique pavillon qui convient à l’existence des Haïtiens et qui est celui de la République. J’espère que votre réponse, qui ne devra pas tarder à être dans mes mains, sera conforme à ce que vous impose le pays qui vous a vu naître.

J’ai l’honneur, citoyen, de vous saluer avec une considération distinguée.

Signé : Boyer.

Cette dépêche raisonnait trop bien la situation des choses, pour que Nunez de Cacérès ne fût pas convaincu de la nécessité de se prêter de bonne grâce à la solution pacifique que lui recommandait le Président. Ensuite, la soumission spontanée de toutes les communes de l’intérieur et l’armée qui allait y pénétrer, rendaient toute résistance impossible et même inutile. Le 18 janvier, elle parvint au chef politique qui s’empressa de réunir à l’hôtel de ville, les magistrats municipaux et tous les fonctionnaires civils et militaires ; il leur en donna connaissance, et leur dit : qu’il fallait répondre à l’attente du Président d’Haïti. Quelques mécontens tirent entendre des paroles d’opposition, qu’ils auraient été certainement impuissans à soutenir ; mais Nunez passa outre et fit arborer le pavillon haïtien, le 19 janvier.

Le même jour, il en informa le Président et fit publier sa dépêche qu’il accompagna d’une adresse aux habitans de l’Est. Il y fit d’abord une apologie de sa conduite pour se défendre contre ses détracteurs ; il avoua que la révolution du 1er  décembre, à Santo-Domingo, n’avait été que la suite du mouvement en faveur de l’indépendance commencé dans les communes de Laxavon et de Monte-Christ ; et en recommandant à ses concitoyens une parfaite soumission à l’autorité du Président d’Haïti, d’avoir confiance en ses principes et ses promesses de garantie pour leurs personnes et leurs propriétés, il leur annonça une ère de prospérités dont ils jouiraient avec abondance, sous l’empire et la protection de la constitution haïtienne qui assurait à tous les citoyens les droits imprescriptibles de la nature : la liberté, l’égalité, la sûreté personnelle, la paix sociale.

On pouvait trouver une fine ironie dans sa manière de s’exprimer à ce sujet, et cette partie de son adresse expliquera son discours prononcé à l’hôtel de ville le 9 février suivant : jusque là, l’autorité publique continua d’être exercée par lui à Santo-Domingo.

Le 12 janvier, le Président publia un ordre du jour pour annoncer que, les citoyens de l’Est lui ayant adressé leur soumission aux lois de la République, une armée placée sous les ordres de chefs sages et expérimentés allait y pénétrer. Cet acte recommanda aux troupes la plus exacte discipline, le maintien de l’ordre dans leurs rangs, en menaçant de la peine de mort tout individu qui violerait le droit de propriété ; il fut publié en français et en espagnol, et en voyé dans les communes de l’Est pour rassurer leurs habitans. Et le 15, un ordre général de l’armée en marche dénomma les généraux qui en faisaient partie et les corps de troupes qui la composaient.

Il y avait huit généraux de division : Borgella, Bonnet, Prophète Daniel, Jacques Simon, Prévost, Placide Lebrun Toussaint et Pierrot ; sept généraux de brigade : Bergerac Trichet, Frédéric, Quayer Larivière, Beauregard, Sainte-Fleur, Riche et Dupuy, et l’adjudant-général Voltaire : puis un grand nombre d’officiers de l’état-major général qui se réunirent à ceux employés près de ces généraux et du Président d’Haïti, et les deux régimens d’infanterie de la garde, trois de la garde à cheval, un autre de la grosse cavalerie, des détachemens d’artillerie, et douze régimens d’infanterie de ligne : les 13e et 15e du Sud ; les 11e et 23e, de l’Ouest ; les 7e, 8e et 14e de l’Artibonite ; et les 5e, 26e 27e et 28e du Nord.

Telle était cette armée, forte d’environ 14, 000 hommes. Elle fut divisée en deux corps : — le premier, sous les ordres de Borgella, passant par la route de Saint-Jean et d’Azua, précédant le Président d’Haïti qui suivait la même route ; — le second, sous les ordres de Bonnet, débouchant par Laxavon pour passer par Saint-Yague et la Véga. Ces deux corps devaient se réunir sous les murs de Santo-Domingo, pour entrer dans cette ville avec le chef de l’État ; mais le premier était le plus important, étant composé de 8 régimens d’infanterie et de toute la garde[12].

Le 15 janvier, le Président d’Haïti publia une proclamation, datée du Port-au-Prince et commençant ainsi : « L’heure est enfin arrivée où tout le territoire d’Haïti doit jouir des bienfaits de notre constitution : c’est pour l’accomplissement de cet objet important que nous allons diriger nos pas dans la partie de l’Est de cette île. » Cet acte était adressé spécialement aux fonctionnaires publics de tous rangs dans les quatre départemens de la partie occidentale ; il leur prescrivait le maintien de l’ordre et de la tranquillité, sous la responsabilité personnelle de chacun et particulièrement descommandans d’arrondissement, pendant l’absence du chef de l’État. « Nous déclarons, au nom de la nation, disait-il en terminant, que fidèle à notre devoir, nous ne manquerons pas, le cas arrivant, de poursuivre et de livrer à la rigueur de la loi, ceux qui ne se seront pas conformés aux présentes dispositions. » Et le 16 janvier, il quitta la capitale.

Si l’armée en campagne se conduisit comme le prescrivit le Président et telle qu’on devait l’attendre de troupes aussi disciplinées que l’étaient celles de la République, sous le commandement de généraux comme Borgella et Bonnet, il faut dire également que les commandans d’arrondissement et tous les fonctionnaires de la partie occidentale répondirent parfaitement à l’attente du chef de l’État.

Le premier corps de l’armée pénétra sur le territoire de l’Est dès le 20 ; le second ne put partir du Fort-Liberté que le 28, à cause de la réunion des troupes que les pluies de la saison contrarièrent dans le Nord. Le 31, Bonnet entra à Saint-Yague, aux acclamations de sa belle population. Le lendemain, il fit chanter un Te Deum en actions de grâces à Éternel qui avait inspiré les habitans de tout le Nord-Est à se réunir à la République. Suivant l’ordre du Président d’Haïti, le général Prévost prit le commandement de l’arrondissement de Saint-Yague ; le général J. Simon alla prendre celui de Puerto-Plate ; l’adjudant général C. Thabarrès celui de Macoris. Bonnet partit avec les troupes pour la Véga où il installa le général de division Placide Lebrun comme commandant de cet arrondissement. Le dimanche 3 février, Prévost publia la constitution de la République en présence de la population de Saint-Yague dont il reçut le serment de fidélité à cet acte : la même cérémonie fut remplie dans les autres lieux par les généraux qui en prirent le commandement. Le général Bonnet quitta la Véga pour se diriger par Cotuy sur Santo-Domingo.

Le premier corps de l’armée passa quelques jours à Saint-Jean d’où il se remit en route le 2 février : le 8, il était rendu en entier au bourg de San-Carlos qui touche à Santo-Domingo. A. Azua, à Bany, comme dans les autres bourgs, le Président d’Haïti fut accueilli avec les démonstrations de la joie la plus vive de la part des populations ; les généraux, les autres officiers et les soldats eux-mêmes reçurent les témoignages de leur satisfaction, par leur empressement à porter des vivres qui étaient régulièrement payés.

Ce fut une marche triomphale pour ce corps d’armée comme pour celui sous les ordres du général Bonnet, un triomphe obtenu par l’influence des institutions de la République sur les esprits, par la sagesse de son gouvernement qui, dans les trois mémorables circonstances de la pacification du Sud, en 1812, de la pacification de la Grande-Anse et de la pacification du Nord, en 1820, avait prouvé que son unique ambition était de réunir tous les citoyens d’Haïti sous les mêmes lois, pour les faire participer aux mêmes avantages.


Le samedi 9 février, à 6 heures du matin, Boyer inspecta les troupes ; elles étaient dans une tenue admirable. Immédiatement après, le général Borgella pénétra dans l’enceinte de Santo-Domingo par la porte del Conde : il marchait avec son état-major en tête des huit régimens de son corps, défilant par pelotons ; puis venait la garde à pied. Le Président d’Haïti, en costume de colonel, était précédé d’un grand état-major et escorté des officiers généraux Pierrot, Toussaint, Prophète Daniel, Riche, Sainte-Fleur, Beauregard, Voltaire et Inginac, secrétaire général : la garde à cheval terminait cette colonne.

À la porte del Conde se trouvaient José Nunez de Cacérès et les magistrats de la ville, venus pour y recevoir le chef de la République ; les troupes de cette cité, s’élevant à environ 500 hommes, formaient une haie des deux côtés de la rue del Conde. Le carillon des cloches des nombreuses églises, la salve d’artillerie tirée de tous les forts de la place, le bruit des tambours, le son de la musique, les cris de : Viva el senor Présidente ! poussés par la population accourue sur les lieux : tout contribuait à faire de cette journée, l’une de celles dont Boyer devait se ressouvenir le plus. Successeur heureux du grand citoyen dont la bienfaisante politique avait jeté les bases de toutes les prospérités de la patrie, marchant sur ses traces, imitant sa modération intelligente, il recueillait ainsi, l’un après l’autre, les glorieux fruits de son gouvernement.

En voyant Nunez de Cacérès, Boyer descendit de cheval et lui donna une accolade, en signe de la satisfaction qu’il éprouvait de sa résignation à reconnaître l’autorité de la République, pour ne pas compromettre le sort de ceux de ses concitoyens qui avaient partagé ses premières idées ; car c’était leur tracer un exemple utile à leur bonheur personnel, que de les persuader de la nécessité de se rallier au vœu général. Cet acte, qui décelait les sentimens fraternels et patriotiques du chef qui se trouvait en ce moment à la tête d’une puissante armée, fut d’un heureux effet sur tous les assistans. Ensuite, le Président remonta à cheval et se rendit sur la place de la cathédrale où il inspecta les régimens de sa garde, à l’arsenal et sur d’autres points que le général Borgella avait fait occuper de suite, puis il se porta au palais des anciens gouverneurs pour l’Espagne ; là s’étaient rendus Nunez de Cacérès avec les magistrats de la ville et les citoyens les plus notables.

Le Président leur dit : « J’éprouve un vif plaisir à me trouver au milieu de vous ; mais ce plaisir serait bien plus vif si j’étais assuré, citoyens, que la réunion qui vient de s’opérer vous est aussi agréable qu’elle l’est à tous les autres citoyens de la partie occidentale de la République[13]. » Ces paroles furent accueillies avec un chaleureux enthousiasme. Boyer savait en inspirer à ses auditeurs, par la facilité de sa diction, par sa dignité dans ses fonctions et surtout par la physionomie agréable, prévenante, qui le distinguait dans ses heureux momens ; car alors toute la bonté de son cœur se reflétait sursa figure et dans son regard.

Après avoir pris possession de Santo-Domingo militairement, par la puissance des armes, le Président d’Haïti, reconnaissant la nécessité de sanctionner ce fait par l’investiture de l’autorité civile et politique dans toute la partie de l’Est, appuyée de la consécration religieuse, invita Nunez de Cacérès et les magistrats d’aller avec lui au Cabildo ou Municipalité, afin de constater régulièrement cette cérémonie par un procès-verbal, pour se rendre ensuite à la cathédrale et assister à un Te Deum chanté en actions de grâces.

La vanité et l’orgueil de Nunez de Cacérès attendaient ce moment, il paraît, pour se manifester par une sorte de protestation contre sa déchéance de la haute position qu’il s’était créée dans l’Est, par la révolution éphémère du 1er décembre. Indépendamment des défauts de son caractère qui le portèrent toujours à lutter contre ses supérieurs, — témoin les tracasseries qu’il suscita à Juan Sanches et aux autres gouverneurs, — lui qui n’avait été poussé à l’indépendance, dans ces derniers temps, que pour se venger du gouvernement espagnol, ainsi que nous l’avons dit, il ne put se soumettre franchement à descendre du rang où il s’était placé.

Il adressa donc à Boyer, dans la salle du Cabildo remplie de fonctionnaires, de citoyens et d’officiers de tous grades, un discours qu’il prononça en espagnol, bien qu’il parlât fort bien le français, non-seulement dans la pensée d’embarrasser le Président dans la réponse que celui-ci lui ferait, mais pour être mieux compris de ses anciens complices ou adhérens et de ses autres compatriotes. Il essaya d’abord de se disculper d’avoir adopté le pavillon colombien, en disant que ce n’était pas un signe d’adhésion particulière ni d’incorporation à la Colombie ; mais que c’était en vue d’honorer la mémoire de Colomb qui avait découvert l’Amérique. Ensuite, il prétendit qu’entre les populations des deux anciens territoires d’Haïti, la différence d’origine, de langage, de législation, de mœurs, d’habitudes, était une cause puissante pour s’opposer à leur réunion en un seul et même État, et que l’avenir se chargerait de prouver, par les faits, que cette assertion est fondée ; qu’il avait promis à ses compatriotes de leur procurer l’indépendance, et qu’il espérait qu’ils rendraient justice à ses intentions, si le résultat de son œuvre politique avait tourné autrement qu’il ne le désirait. Il termina enfin son discours, en manifestant l’espoir que le Président d’Haïti les défendrait et les protégerait de son bras puissant, afin de les rendre heureux, etc.[14].

Toutefois, Nunez promit fidélité à la République et à son gouvernement ; ensuite, il fit présenter au Président les clefs de Santo-Domingo sur un plat d’argent, en signe de la soumission de cette ville et du territoire de l’Est, dont elle était la capitale. C’était renouveler ce qui s’était fait à l’égard de Toussaint Louverture.

S’adressant alors à tous ceux qui assistaient à cette cérémonie, Boyer leur exprima le regret de n’avoir pu comprendre toutes les parties du discours prononcé par Nunez, afin d’y répondre de point en point. Mais il déclara qu’en venant dans l’Est, il n’était mu par aucune ambition, et que ce n’était que pour remplir son devoir, aux termes de la constitution ; et il rappela qu’il avait déjà fait sa profession de foi à cet égard, dans sa dépêche du 11 janvier, traduite en espagnol, imprimée et publiée par les soins de Nunez. « Je reçois avec satisfaction, ajouta-t-il, les protestations que vous me faites de la soumission et de la fidélité que vous jurez à la République. Quant aux clefs de la ville qui me sont offertes, je ne les accepte point, parce que je ne suis pas venu ici en conquérant, que ce n’est pas la force des armes qui m’y a amené, mais bien la volonté des habitans qui m’ont librement appelé pour les garantir des droits et des avantages dont ils n’ont jamais joui. En conséquence, je déclare, comme chef de l’État, que je ferai tous mes efforts pour que ceux qui augmentent aujourd’hui la famille haïtienne ne soient jamais dans le cas d’éprouver aucun regret de la démarche qu’ils viennent de faire[15]. »

Ces paroles furent accueillies par les acclamations de tous les citoyens, particulièrement de ceux de Santo-Domingo qui y trouvaient une garantie, franchement et loyalement donnée, que leurs droits seraient respectés par le gonvernement de la République. On se rendit ensuite à la cathédrale, l’archevêque Pedro Valera, vieillard vénérable, entonna lui-même le Te Deum en actions de grâces. Un procès-verbal des deux cérémonies fut dressé par le Cabildo. Le Président d’Haïti fut enfin reconduit à son palais par le même cortège, et là, l’archevêque vint, à la tête de son clergé, lui faire visite et le complimenter sur la prise de possession de la partie de l’Est, qui réunissait tous les Haïtiens sous les mêmes lois[16].

Dans l’après-midi, la division Bonnet entra à Santo-Domingo.

On ne trouva pas la plus petite somme au trésor public, pas la moindre provision de bouche dans les magasins de l’État. Le gouvernement dut comprendre que, pendant longtemps encore, il faudrait pourvoir aux dépenses de tous genres par les ressources de la partie occidentale.

Le premier soin du Président fut d’organiser les difFérens services publics. Il nomma le général Borgella commandant de l’arrondissement de Santo-Domingo, dont les limites prirent dès lors, et peu après encore, les proportions du vaste département du Sud-Est, ci-devant de l’Ozama[17].

Le général Beauregard eut le commandement de cette place ; le colonel Carrié, celui de l’arsenal et du fort appelé la Force qui en est le siège[18]. Le général Dupuy fut envoyé commandant de l’important quartier de Seybo et de Higuey ; le général Riche, à Bayaguana ; le général Bergerac Trichet, à Azua ; les colonels Hogu, à Bany, et Saladin, à Las Matas, et le chef d’escadron D. Dalmassy, à Saint-Jean. Les 500 hommes de troupes trouvées à Santo-Domingo commencèrent la formation de deux régimens d’infanterie, dont le premier fut confié au commandement de Paul Aly, promu colonel, qui était un ancien compagnon de Jean-François et de Biassou.

Le tribunal civil fut organisé et eut pour doyen J.-J. Del Monte, ancien magistrat versé dans la législation espagnole, possédant une vaste instruction d’ailleurs et une profonde érudition. José de la Cruz Garcia fut nommé juge de paix ; le conseil des notables remplaça le Cabildo par ses principaux membres. L’administration des finances fut confiée à A.-M. Valdès ; celle du trésor au vieillard Lavastida ; celle de la douane à E. Valencia. Enfin, tous les emplois civils furent occupés par des indigènes de Santo-Domingo, parmi lesquels on remarquait Thomas Bobadilla, nommé commissaire du gouvernement près le tribunal civil, citoyen de beaucoup de capacité. L’ancienne université de cette ville fut rétablie avec plusieurs professeurs de mérite, et une école primaire fondée à côté de celles tenues par des particuliers.

La constitution de la Répulique n’admettant sur toul son territoire que des hommes libres et égaux en droits, partout où l’armée haïtienne passait pour se rendre dans celui de l’Est d’Haïti, elle brisait les fers des esclaves. Afin de consacrer leur régénération civile et politique, le 17 février, Boyer procéda lui-même à la touchante et pieuse cérémonie de la plantation de l’arbre de la Liberté, sur la place de la cathédrale, au milieu de tôtutes les troupes qui n’avaient cessé de combattre pour assurer ce droit sacré et imprescriptible, en présence de la population de l’antique cité qui eut l’honneur de recueillir les restes de Colomb. Il prononça en cette occasion un discours éloquent et chaleureux, dans une improvisation qui ne put être retenue, faute de sténographes. Le vicaire général Jose Aybar avait béni le majestueux palmiste ; il chanta ensuite, dans la cathédrale, une grand’messe solennelle en actions de grâces, à laquelle assistèrent le chef de l’État, les officiers de tous grades et tous les fonctionnaires publics réunis aux citoyens des deux sexes. Par ordre du Président, les commandans militaires, dans toutes les autres communes, firent également planter des arbres de la Liberté et procéder à une semblable cérémonie.

Dès le 9 février, Boyer avait publié une proclamation adressée au peuple haïtien, qui devenait comme un manifeste pour les nations étrangères. Il y disait que le pavillon d’Haïti flottait sur tous ses points, en vertu de sa constitution et de la volonté de ses habitans liés à jamais par les mêmes intérêts ; que leur réunion commencée depuis trois ans, n’avait fait verser aucune larme. « Qui méconnaîtrait, dans cette heureuse révolution, la puissance de Dieu qui règle les destinées des peuples ?… Haïtiens ! en vain nos ennemis prétendraient alarmer les puissances étrangères sur la réunion de tout notre territoire les principes étabits par les articles 40 et 41 de notre constitution, qui nous donnent l’Océan pour limite, sont aussi genéralement connus que ceux consacrés par l’article 5 du même acte et par lesquels nous nous sommes engagés à ne former jamais aucune entreprise tendant à troubler la paix de nos voisins. — Peuple agriculteur et guerrier, les Haïtiens ne s’occuperont que des intérêts de leur patrie, ils ne se serviront de leurs armes que pour défendre leur indépendance national si on était assez injuste pour l’attaquer ; toujours généreux, toujours hospitaliers, ils continueront d’agir avec loyauté envers ceux des étrangers qui, habitant parmi eux, respecteront les lois du pays. — Ma destinée était sans doute d’être l’instrument dont la divinité devait se servir pour faire triompher notre cause sacrée c’est à sa protection que je rapporte les succès qui ont accompagné mon administration, depuis que les rênes de l’État ont été placées dans mes mains. J’ai constamment fait tout ce qui a dépendu de moi pour m’en rendre digne ; toute ma vie sera consacrée dé même à remplir religieusement les obligations que m’imposent la gloire et la prospérité d’Haïti. J’ai le droit de compter sur le concours de tous mes concitoyens, et j’y compterai pour élever la nation au rang qu’elle doit occuper dans le monde civilisé. »

Ces modestes et patriotiques paroles venaient ensuite d’un appel au souvenir des compagnons de « l’immortel Pétion, » pour tout ce qu’ils avaient déjà fait. « Voyez sans orgueil, leur disait Boyer, le triomphe de vos efforts et de votre persévérance ; vous fûtes toujours dociles à la voix de votre chef et prêts à tout sacrifier à la patrie : continuez à vous montrer dignes de ce que vous avez été.

Une question politique de haute importance surgissait de la publication de la constitution de la République dans cette partie de l’Est. Ce pacte fondamental repoussait du sein de la société haïtienne tous les hommes de la race blanche, et cependant il s’en trouvait un assez grand nombre sur ce territoire, qui étaient Européens ou réellement des descendans pur sang d’Européens, ou enfin qui y avaient toujours été considérés comme tels. Eux tous, mêlés aux indigènes de race africaine, descendans des Espagnols, avaient accepté la République d’Haïti et ses lois comme ces derniers. Fallait-il les exclure des avantages de l’égalité des droits, après avoir proclamé la liberté des esclaves ? La constitution, enfin, devait-elle être rigoureusement exécutée à l’égard de ces hommes dont beaucoup étaient propriétaires de biens immeubles ?

L’équité la plus stricte devait résoudre ces questions vitales. Peut-être que, parmi les hommes dont s’agit, un certain nombre avaient répugné ouvertement ou secrètement à voir flotter dans l’Est le pavillon haïtien ; mais, du moment qu’ils s’étaient soumis aux circonstances, comme avaient fait Nunez de Gacérès et ses adhérens, la raison voulait qu’ils fussent admis et considérés comme Haïtiens, s’ils étaient propriétaires de biens fonds et s’ils prêtaient serment de fidélité à la République et à sa constitution. Ce fut la décision que prit le Président d’Haïti. Il donna ses instructions à cet effet aux divers commandans d’arrondissement ; par là, on évitait de comprendre, dans les mêmes avantages les étrangers de plusieurs nations commerçantes qui n’étaient établis dans l’Est qu’à ce titre, et on agissait ainsi, de même qu’en 1804, 1806 et 1816.

Nunez de Cacérès lui-même, restant sans emploi, mais citoyen de la République, reçut les appointemens affectés au sénatoriat, dignité à laquelle il aurait pu être appelé par la suite, si sa conduite continuait à inspirer toute conhance en lui. Manuel Carabajal fut promu au grade d’adjudant-général à l’état-major général : c’était un vieillard déjà presque aveugle.


Mais, pendant que Boyer prenait à Santo-Domingo une mesure politique qui conciliait les exigences de la constitution du peuple haïtien, avec ce que réclamait l’équité par rapport aux hommes de la race blanche trouvés dans l’Est, les individus de cette race, établis sur la presqu’île de Samana, agissaient d’une façon qui eût pu le porter à revenir sur sa décision, si les principes qui le guidaient n’étaient pas fondés sur la raison et la justice, qui ne doivent pas subir des variations au gré des événemens.

Après la déclaration de l’indépendance d’Haïti, un certain nombre d’anciens colons français, réfugiés dans l’Est sous la protection du général Ferrand, s’étaient fixés sur la presqu’île de Samana où ils avaient fondé des établissemens agricoles. Lorsque la population indigène se souleva contre ce général pour expulser les Français, des navires de guerre anglais avaient pénétré dans la baie et forcé le commandant de la presqu’île à capituler, le 10 novembre 1808 ; et en mettant les indigènes insurgés en possession de ce lieu, les Anglais leur avaient imposé la condition de respecter les personnes et les propriétés françaises[19]. Ainsi garantis, les colons de Samana continuèrent d’y résider sous le nouveau régime fondé par Juan Sanches et ses successeurs, qui maintinrent l’esclavage dans l’Est : ces colons possédaient des esclaves comme les autres planteurs, ils ne s’émurent point de la révolution du 1er décembre opérée par Nunez de Cacérès, puisqu’ils n’étaient pas menacés de perdre leurs propriétés pensantes. Mais lorsque survinrent les événemens passés dans le Nord-Est, en faveur de la République d’Haïti, ils comprirent que c’en était fait de l’esclavage ; ils craignirent une nouvelle expulsion de Samana, comme celle qui les avait frappés dans la partie occidentale. Cette crainte était fort naturelle de leur part, et ils avisèrent.

Or, en ces momens d’inquiétude, la frégate française la Duchesse-de-Berry, sous le commandement de M. Douault, arriva dans la baie de Samana qui, depuis les premiers jours de 1821, était fréquentée par les navires de guerre de la même nation. La présence de ces colons les y attirait ; ils veillaient aussi sur les côtes, pour la protection qu’ils devaient aux bâtimens marchands sortis de France et se rendant dans les ports haïtiens, contre les corsaires des indépendans de la Côte-Ferme dont nous avons parlé au commencement de ce volume. La frégate venait même de capturer deux de ces corsaires commandés par deux Français, nommés Rossignol et Mouchette, qui avaient pris et pillé un navire brémois dans ces parages. Après avoir relâché ce dernier, le commandant Douault amena les corsaires dans la baie : l’un d’eux se nommait ou fut nommé l’Utile. Peu de jours après le brig le Silène, capitaine Cuvillier, vint joindre la frégate.

Il faut dire ici, qu’au moment où Boyer allait partir du Port-au-Prince, un autre brig de guerre français y était arrivé et avait demandé et obtenu la permission de faire de l’eau. Le capitaine déclara qu’il était en croisière pour capturer les navires qui se livraient à la traite des noirs[20]. Et déjà, M. le comte Donzelot, gouverneur de la Martinique, s’était joint à l’amiral Jacob, commandant la station navale, pour solliciter du Président la même autorisation de s’approvisionner d’eau et de bois, en faveur de tous navires de guerre français qui se trouveraient dans les parages d’Haïti, pour la même cause. À son arrivée à Saint-Jean, le Président avait été informé que la Duchesse-de-Berry était dans la baie de Samana.

Les colons de cette presqu’île voyant l’agitation des indigènes qui désiraient d’arborer le pavillon haïtien, proposèrent au commandant Douault de s’en emparer « pour la France ; » mais il refusa péremptoirement de commettre un tel acte, n’y étant pas autorisé. Cependant il leur conseilla d’avoir recours au comte Donzelot ; et à cet effet, ils formulèrent une adresse qui, étant soumise à ce commandant, fut déclarée inacceptable à cause des termes peu mesurés dans lesquels ils parlaient des Haïtiens et de leur chef. Une nouvelle adresse fut rédigée par le même individu, — A. Couret,[21] — qui était attaché au colon Clarac, lequel était le plus grand propriétaire de la presqu’île et commerçant au bourg de Samana. En conséquence, la goélette l’Utile fut expédiée, le 25 janvier, pour apporter cette adresse à la Martinique : deux des colons montèrent à son bord. L’Utile y arriva le 9 février seulement, ayant été contrariée par les vents.

Mais, dès le 30 janvier, Nunez de Cacérès, qui savait la marche de l’armée haïtienne, avait écrit une lettre au commandant Douault pour l’inviter à sortir de la baie de Samana, afin que Boyer ne crût pas à une connivence entre eux. Cet officier ne suivit pas cette injonction, par la raison qu’il dut attendre ce que déciderait le gouverneur Donzelot.

À l’arrivée de l’Utile à Fort-Hoyal, ce gouverneur jugea naturellement qu’il ne pouvait être sourd aux cris de détresse poussés par les colons français de Samana, dans le moment où cette presqu’île allait infailliblement passer au pouvoir des Haïtiens. Par le brig de guerre venu au Port-au-Prince à la mi-janvier, il était informé de la prochaine entrée de Boyer sur le territoire de l’Est. S’il s’était borné à vouloir seulement enlever ces colons et leurs familles, pour les porter dans les îles françaises, rien n’eût été plus conforme à ses devoirs. Mais, en combinant ses mesures avec l’amiral Jacob, celles qu’ils prirent décelaient une arrière-pensée.

Ils ne pouvaient raisonnablement s’emparer de la presqu’île « au nom de la France, » puisqu’elle était censée être toujours une portion de la colonie espagnole insurgée alors contre sa métropole. La France étant l’alliée de l’Espagne, c’était donc au nom de cette dernière puissance que le gouverneur et l’amiral voulaient agir. À cet effet, le drapeau royal espagnol devait être rétabli sur la presqu’île ; et, dans la juste crainte que les indigènes de ce lieu ne voulussent imiter ceux du reste de l’Est en se soumettant à la République, il fallait des forces de débarquement pour soutenir l’entreprise. En conséquence, le vaisseau le Jean-Bart, monté par l’amiral Jacob ; les frégates l’Africaine et la Junon, la corvette l’Aigrette, les goélettes l’Hirondelle et l’Utile, furent disposées pour aller se réunir à la Duchesse-de-Berry et au Silène dans la baie de Samana. La corvette le Tarn partit en même temps que les autres navires : elle avait à son bord quatre cent quinze hommes d’infanterie et d’artillerie, deux canons de campagne, des munitions de guerre et quatre cents fusils destinés à l’armement des colons et des indigènes qui se rangeraient autour d’eux. Il avait fallu sept ou huit jours pour ces préparatifs : le 16 février, la flottille quitta Port-Royal et arriva le 19 à l’entrée de la baie de Samana.

L’amiral français pouvait s’entendre dire : Il est trop tard ! En effet, le pavillon haïtien avait déjà remplacé celui de la Colombie depuis environ vingt jours, par la résolution énergique des indigènes de la presqu’île ; la constitution de la République avait été proclamée dans toutes les localités de l’Est ; et la veille, le 18 février, le général de division Toussaint avait pris possession du bourg de Samana avec un corps de troupes venu de Santo-Domingo sous ses ordres. Pour rétablir le drapeau d’Espagne sur la presqu’île, il aurait fallu maintenant livrer bataille aux Haïtiens, prendre sur soi une immense responsabilité ; car alors la France elle-même eût été entraînée à agir contre l’ancienne colonie de son alliée ; ce qu’elle n’avait pas voulu faire contre sa propre ancienne colonie de Saint-Domingue, ainsi que nous l’avons déjà dit.

Peu de jours après le départ de la goëlette l’Utile pour la Martinique, le colon Clarac avait sollicité le commandant Douault d’envoyer une barge de sa frégate au bourg de Samana, afin d’enlever les marchandises qu’il y avait dans son magasin et de les porter à bord du brig français l’Irma, navire marchand de Bordeaux venu là à sa consignation. La barge était armée d’une pièce de canon et montée par cinquante hommes. Aussitôt son arrivée, la population du bourg s’était ameutée. Elle s’opposa à l’enlèvement des marchandises, lit tirer le canon d’alarme pour réunir à elle les autres citoyens de la presqui’île, et Juan Bagu, homme énergique, fit liisser le pavillon haïtien au mât du fort en remplacement de celui de la Colombie. Le commandant Manuel Machado, qui jusque-là avait été irrésolu, subissant le vœu des indigènes, se mit à leur tête[22]. L’officier de la barge, ne pouvant résister, abandonna la partie et se retira à bord de la Duchesse-de-Berry, dont le commandant l’approuva. Sa prudence lui censeillait une conduite expectante jusqu’à l’arrivée des instructions de son amiral et du comte Donzelot.

Dans ces entrefaites, la réponse de M. Douault à la lettre de Nunez de Cacérès, du 30 janvier, étant parvenue à Boyer, le Président lui avait adressé une autre lettre, le 10 février, qui l’invitait à se retirer de la baie de Samana ; et ce fut ce jour même qu’il expédia le général Toussaint pour aller prendre le commandement de la presqu’ile. Cet officier mit toute la diligence possible à se rendre à ce poste. Il n’avait que de faibles embarcations pour transporter ses troupes de Savana-la-Mar au bourg de Samana. Le commandant Douault ne gêna point son passage à travers la baie, et dès son arrivée au bourg, le général Toussaint lui écrivit une lettre polie, mais ferme, par laquelle il le sommait, au nom du Président d’Haïti, de quitter la baie.

M. Douault ne pouvait guère faire autrement. Il ne voyait pas revenir les colons envoyés à la Martinique ; il dut penser que leur démarche n’avait pas été accueillie, et les faits étaient accomplis à Samana. Le 19 février, il fit sortir de la baie la Duchesse-de-Berry et le Silène ; mais à l’entrée de cette baie, il rencontra la flottille sous les ordres de l’amiral Jacob, à qui il fit son rapport des événemens survenus depuis le départ de l’Utile. Les colons français se trouvaient ainsi abandonnés à la discrétion de l’autorité haïtienne, après une conduite compromettante pour leur sûreté.

La situation où ils s’étaient placés n’eût certainement pas exposé leur vie avec un chef d’État comme Boyer, dont les principes s’inspiraient du droit des gens et des sentimens puisés à la source de l’humanité ; mais il est possible qu’il eût jugé qu’il était de son devoir de ne pas souffrir la présence de ces colons sur la presqu’île de Samana, où ils auraient pu, par la suite, appeler de nouveau des forces françaises. La sûreté de l’indépendance nationale aurait peut-être exigé leur expulsion ; sauf à les indemniser de la perte de leurs propriétés immobilières.

De son côté, l’amiral Jacob dut reconnaître qu’il était de son devoir de ne pas abandonner ses compatriotes ; et, s’exagérant sans doute les dangers qu’ils couraient en présence des troupes haïtiennes, il prit la résolution de pénétrer dans la baie de Samana avec toute sa flottille et les deux navires qui venaient d’en sortir ; il le fit dans la même journée du 19 février. Il adressa aussitôt une lettre au général Toussaint pour lui déclarer qu’il n’était entré dans la baie qu’afin de protéger les colons français, et ce général lui répondit en le sommant d’en sortir, ainsi qu’il avait agi à l’égard du commandant Douault. Mais cet amiral vit accourir auprès de lui les colons, qui le supplièrent de les enlever, ainsi que leurs anciens esclaves, pour les transporter à Porto-Rico.

En même temps Diégo de Lira, ancien commandant de Savana-la-Mar, que le général Toussaint avait laissé à ce poste avec une vingtaine de soldats sous les ordres d’un officier, trahissant la confiance qu’on avait en lui, écrivit à l’amiral que le vœu des habitans de son voisinage et de ceux de Seybo était en faveur de la cause royale d’Espagne. Il finit par lui demander des armes et des munitions ; et le 26 février, l’amiral envoya débarquer au bourg de Savana-la-Mar 100 fusils et 6,000 cartouches qui furent expédiés à Seybo.

Dès lors, la conduite de l’amiral Jacob prenait un caractère d’hostilité envers la République d’Haïti : il espérait sans doute que les habitans eux-mêmes faciliteraient le projet primitivement arrêté entre lui et le comte Donzelot : de rétablir le pavillon espagnol, au moins, sur la presqu’île de Samana.

Avisé du débarquement opéré à Savana-la-Mar, qui avait contraint sa faible garnison de replier dans l’intérieur, Boyer expédia de suite le diligent général Quayer Larivière à la tête du 27e régiment, avec ordre d’occuper le bourg en en chassant les Français, s’il les y trouvait. Il prit ensuite une autre résolution : ce fut d’enjoindre à tous les commandans d’arrondissement de la partie occidentale de l’île, de mettre un embargo sévère sur les navires français qui étaient dans les ports de commerce, et d’empêcher le départ du pays de tous Français qui voudraient le quitter pour d’autres pays étrangers. C’étaient des otages que le Président prenait alors, à raison des vues qu’il supposait naturellement à l’amiral Jacob et au gouverneur de la Martinique ; et il ne pouvait faire moins en cette circonstance. Cependant, il ordonna de respecter la personne et les propriétés des Français retenus ainsi.

Cette mesure produisit dans les départemens occidentaux une effervescence considérable, que les esprits exaltés augmentèrent par des clameurs inopportunes contre la France et son gouvernement. Il y en eut parmi eux qui disaient hautement, qu’il fallait renouveler les scènes désastreuses de 1804, comme si le droit des gens ne devait pas protéger les Français et leurs propriétés de commerce, même malgré les torts de l’amiral Jacob[23].

À l’arrivée du général Quayer Larivière, Diégo de Lira et quelques habitans s’enfuirent de Savana-la-Mar et se réfugièrent abord des navires français ; et déjà, le général Dupuy avait pris possession de Seybo avec des troupes. Personne ne convenait mieux que Dupuy pour assurer l’autorité du gouvernement dans ces localités éloignées de Santo-Domingo : son habileté politique et ses mœurs douces et affables gagnèrent pour toujours à la République, les anciens vainqueurs de Palo-Hincado dont les habitudes, quelque peu sauvages, se ressentaient de leur vie de pâtres[24].

Dès le 20 février, le Président avait écrit une lettre au général Toussaint, en lui annonçant l’envoi de la cargaison de comestibles qu’il fit acheter pour approvisionner les troupes sous ses ordres et provenant de la goëlette anglaise l’Hester, capitaine Bull. On avait obtenu de ce dernier de se rendre à Samana, en lui payant un fret en sus, et il fut porteur de la lettre de Boyer qui annonçait à ce général que, sur tous les points de l’Est, son autorité était reconnue. Le Président était assuré que le pavillon britannique et les marchandises seraient respectés par l’amiral Jacob. En effet, celui-ci se borna à intercepter la dépêche de Boyer ; reconnaissant qu’il n’y avait plus rien à attendre en faveur de l’Espagne, il laissa la goëlette anglaise continuer sa route pour débarquer les provisions au bourg de Samana. En même temps, il fit écrire au général Toussaint « que son objet, en venant dans la baie, n’était à d’autre fin que pour offrir une protection aux colons français et à divers habitans espagnols qui l’avaient réclamée du gouverneur de la Martinique, et qui, en raison des changemens survenus dans l’Est, préféraient abandonner son territoire pour se retirer en d’autres lieux. En conséquence, il fit demandera ce général de ne pas s’opposer à leur embarquement ; car il se proposait de sortir de la baie très-incessamment[25]. »

Le général Toussaint ne pouvait désirer mieux que cela, pourvu que les anciens esclaves, devenus citoyens de la République, restassent sur la presqu’île de Samana : ce qu’il fit savoir à l’amiral Jacob par une lettre en réponse à celle qui lui avait été adressée. En conséquence de son adhésion, le 5 mars, 160 colons français ou habitans espagnols s’embarquèrent sur la frégate la Junon qui les transporta à Porto-Rico. Cependant, le colon Clarac réussit à emmener avec sa famille quatre petits enfans noirs ; et le sieur A. Couret, qui le suivit à Porto-Rico avec sa propre mère, emmena aussi un petit enfant noir que cette dame élevait[26].

Le 6 mars, l’amiral Jacob lui-même partit sur le vaisseau le Jean-Bart pour se rendre à Brest ; il avait atteint le terme de sa station dans les Antilles. Le 10, le commandant Douault, monté sur un canot de la Duchesse-de-Berry où étaient aussi un certain nombre d’hommes armés, ayant voulu débarquer sur un point de la presqu’île, essuya le feu d’un poste haïtien auquel il ne fit pas rispoter, afin de ne pas engager une lutte intempestive ; et le 16, tous les navires de guerre et marchands français sortirent de la baie de Samana, sous les ordres du commandant Epron qui montait sur la frégate l’Africaine.

Telle fut ce que l’on a appelé « l’équipée de Samana : » entreprise qui eût pu occasionner la guerre entre la France et Haïti, si Boyer n’avait pas agi avec modération, si les officiers français n’avaient pas mis à temps assez de prudence pour éviter une rixe avec les Haïtiens.

Le 10 février, le Président d’Haïti avait adressé au Sénat un message où il l’informait de son entrée à Santo-Domingo, qui consommait la réunion des départemens de l’Est aux autres départemens de la République, en lui envoyant copie du procès-verbal de prise de possession dressé la veille. Il disait à ce corps politique de l’État, qu’il ne tarderait pas à quitter cette ville pour visiter les communes du Nord-Est. Le 5 mars, au moment où il allait partir, il adressa un autre message au Sénat, qui relata d’une manière circonstanciée la tentative des Français sur Samana, en annonçant leur départ de la baie. Mais il était alors mal informé lui-même, puisque les navires de guerre n’en sortirent que quelques jours après. Il écrivit en même temps aux conimandans d’arrondissement de lever l’embargo sur les navires marchands français, de laisser toute liberté aux Français, comme antérieurement.

Quand on eut connaissance de cette mesure, en France, l’émotion publique la fit juger diversement, les journaux en retentirent ; mais le ministère français l’apprécia avec calme, car il savait ce que des circonstances pareilles imposent ordinairement à tous les gouvernemens. D’ailleurs, il ne pouvait croire que, sans instructions de lui, le comte Donzelot et l’amiral Jacob eussent agi de manière à compromettre réellement le sort des Français admis à Haïti, à nuire auxbonnes relations établies entre ce pays et la France, et il avait une assez haute opinion de Boyer pour penser qu’il n’abuserait pas de son pouvoir. C’est ce qui ressort de la réponse modérée que fit le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine, à une adresse de la chambre de commerce du Hâvre, qui se préoccupa avec raison des intérêts majeurs que ce port avait dans les affaires commerciales avec Haïti[27].

Bientôt après, on apprit que l’embargo était levé sur les navires français par la retraite de la flotille de la baie de Samana, et que de nouveaux débouchés étaient ouverts aux produits de la France dans les ports de la partie de l’Est, qui allaient prendre une autre importance sous l’administration haïtienne.

  1. A. –M. Valdès est le même personnage qui devint sénateur d’Haïti, en 1824, après avoir rempli les fonctions d’administrateur des finances à Santo-Domingo.
  2. Le 11 décembre 1819, Venezuela et la Nouvelle-Grenade furent réunis sous le nom de République de Colombie ; le 12 juillet 1820, le congrès de Cuenta sanctionna leur union. En 1831, la dissolution de cet État eut lieu, et trois républiques se formèrent alors de leurs départemens : Venezuela, la Nouvelle-Grenade et l’Equateur. Nunez de Cacérès contribua beaucoup à cette dissolution, lorsqu’il quitta Santo-Domingo et se réfugia à Caracas, on il devint journaliste et secrétaire du général Paèz.
  3. Ces faits sont rapportés d’après le nº 28 de la Concorde du 18 novembre, et les dépèches mentionnées figurent parmi les pièces publiées en 1830, par ordre de Boyer. Le journal constate que les personnes arrivées au Cap-Haïtien étaient dans le plus grand dénûment, tant leur fuite de Monte-Christ avait été précipitée : elles dirent secourues par les soins de Màgny et des habitans, et elles purent retourner peu après au lieu de leur domicile.
  4. C. Thabarrès était le même officier que Christophe avait envoyé eu mission auprès de Juan Sanches. Voyez tome 7, p. 300, 301 et 406.
  5. En 1606, la cour d’Espagne ordonna la démolition et l’abandon de ces villes pour concentrer leur population dans l’intérieur de l’Est de la colonie, vu le dépeuplement de celle-ci. Les reproches de Nunez de Cacérès remontaient à une époque bien reculée ! Bayaha devint le Fort-Dauphin des Français, Yaguana, la ville de Léogane, quand ils s’établirent dans la partie occidentale d’Haïti.
  6. Art. 1er 4, 5 et 6 de l’acte constitutif. Le territoire de l’Est fut divise en cinq arrondissemens.
  7. Il faut dire, à la louange de Nunez de Cacérès, qu’il imita la conduite de Bolivar, en donnant ce jour-là la liberté à une douzaine d’esclaves qu’il possédait à Santo-Domingo. Il fit armer les hommes parmi eux pour servir comme soldats, et ne voulut plus de leur service personnel, à titre même de domestiques, afin de leur prouver qu’il leur avait donné la liberté avec sincérité. Ces faits font présumer qu’il aurait déclaré la liberté générale des esclaves, si, comme Bolivar, il n’avait pas trouvé de l’opposition parmi les maîtres.
  8. Dans sa lettre à Kindelan, publiée en espagnol par ce gouverneur. Voyez-là au chapitre 1er  de ce volume.
  9. Lors de l’insurrection de l’Est contre les Français, en 1808 et 1809.
  10. Il y eut banquet et bal au palais de la présidence, dans la soirée du 1er janvier : on était dans la joie.
  11. Voyez notamment les assertions de M. Lepelletier de Saint-Rémy, pages 331 et suivantes du 1er  volume de son ouvrage si souvent cité dans celui-ci.
  12. Borgella avait sous ses ordres les 5e, 7e, 8e, 11e, 13e, 15e, 23e et 26e régimens, et Bonnet, les 6e, 14e 27e et 28e régimens, la grosse cavalerie et un détachement des carabiniers de la garde. Les corps de cette garde marchaient sous les ordres directs du Président. Bergerac Trichet et Frédéric commandaient chacun une division du 1er corps ; Quayer Larivière et Dupuy, chacun une brigade du 2e corps. Les généraux J. Simon, Prévost et P. Lebrun étaient dins ce dernier corps, et les autres généraux, dans le premier.
  13. Relation du secrétaire général Inginac, insérée dans le Télégraphe, et le Concorde du 24 mars 1822, nº 12.
  14. Le général Prévost fit publier, le 5 mars suivant, une lettre adressée aux habitans de l’Est, en réfutation du discours prononcé par Nunez de Cacérès : elle parut sur les nº 21 et 22 de la Concorde, au mois de juin.
  15. Relation du secrétaire général Inginac, publiée dans les journaux.
  16. Peu de jours après l’entrée de l’armée à Santo-Domingo, un soldat fut condamné à’mort par le conseil de guerre, pour avoir commis des violences sur des habitans de la campagne. Ce malheureux allait être exécuté, quand l’archevêque Pedro Valera vint lui-même auprès de Boyer le prier de lui faire grâce ; le Président y consentit. Cette démarche du prélat, faite au nom de la religion, porta Boyer à le vénérer ; et l’armée partageant ce sentiment, on n’eut plus à réprimer un seul acte d’indiscipline.

    M. Lepelletier de Saint-Rémy a été bien mal renseigné, quand il a parlé de cet archevêque en ces termes : « Nous voudrions ne pas dire que l’évêque de Santo-Domingo fut accusé de s’être fait l’agent de cette malheureuse intrigue (la réunion de l’Est), et que l’on évalue à cent mille gourdes le prix qui lui fut compté en retour de la nationalité de son pays. » — T. 1er, p. 333.

  17. Le général de division Francisque remplaça Borgella dans le commandement de l’airondissement d’Aquin, après être resté sans emploi depuis l’affaire des Gonaïves.
  18. Carrié avait précédemment perdu le commandement des grenadiers à cheval de la garde.
  19. Voyez tome 7. page 252.
  20. Voyez les Mémoires d’Inginac, page 61.
  21. A. Couret, qui devint l’un des représentans du Port-au-Prince, en 1837, et qui fut membre de l’Opposition dans la Chambre. Je parle aussi affirmativement, parce que je tiens d’un témoin oculaire une note sur les événemens passés à Samana. Ce que je dis du commandant Douault repose sur des documens que j’ai lus au ministère de la marine, à Paris.
  22. Le 10 février, il publia une proclamation à la population de Samana, qu’on lit parmi les documens imprimés en 1830.
  23. J’ai été à même d’entendre J.-B. Béranger dans ces circonstances, et il n’était pas le seul ! Mais il faut dire qu’on croyait les Français en possession de Samana, ou venus pour enlever les anciens esclaves de cette presqu’île.
  24. Le général Dupuy ne tarda pas à fonder à Seybo une loge maçonnique et à y initier les principaux habitans ; les principes libéraux professés par les francs-maçons tirent évanouir toute idée d’opposition contre la République, dont la maçonnerie offre une image parfaite.
  25. Extrait du journal l’Eloile haïtienne, fondé à Santo-Domingo, en février 1822.
  26. Quelques années après, A. Couret vint s’établir à Santo-Domingo, où il fut ensuite employé au bureau de l’enregistrement : de là, il se rendit au Port-au-Prince où il se fixa dans le commerce. Etant natif de l’Ouest, parent du citoyen Gourjon et homme de couleur comme ce dernier, l’indulgence de Boyer à son égard, pour sa conduite à Samana, lui valut une élection, sollicitée par lui, à la charge de représentant ; et dans la Chambre, il se fit membre de l’Opposition contre le gouvernement de Boyer ! Nous aurons occasion de citer ses actes.
  27. J’ai en occasion de lire ces documens dans les cartons du ministèie de la marine. J’y ai vu anssi qu’après l’expédition faite à Samana, le comte Douzelot conçut l’idée qu’il communiqua au ministre de la marine, de la cession de Samana, avec une portion de la grande île d’Haïti, que la France pourrait obtenir de l’Espagne, afin de fonder sur cette presqu’île un formidable établissement maritime.

    Depuis, M. Lepelletier de Saint-Rémy s’est approprié cette idée dans son ouvrage intitulé : « Etude et solution nouvelle de la question haïtienne. » En parlant de l’expédition navale dont s’agit, cet auteur a représenté ce fait comme ayant été provoqué « par un appel de la population de l’Est » au gouverneur de la Martinique, tandis qu’il n’a eu lieu que sur celui des colons français établis à Samana. Voyez sa narration, tome 2, pages 248 à 254. L’événement et ses circonstances y sont relatés bien autrement que je viens de le faire, d’après les documeus qu’il m’a été permis de consulter. Il cite un vaisseau nommé le Colosse, quand le seul qui se trouvait parmi les navires de guerre était le Jean-Bart.