Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.8

Chez l’auteur (Tome 7p. 130-164).

chapitre viii.

Le Sénat reprend ses séances et célèbre l’anniversaire de l’Indépendance d’Haïti. — Indice de froideur entre ce corps et Pétion ; ses causes. — Message au Président d’Haïti, et sa réponse. — Réflexions sur ces actes. — Adresse du Sénat au peuple. — Gérin renouvelle sa démission de sénateur, qui est acceptée. — Diverses lois rendues, principalement sur les finances. — Ordre du jour du Président sur l’habillement des troupes, les déserteurs, etc. — Gérin, mécontent, quitte le camp du Boucassin et va dans le Sud. — Lois accordant des pensions viagères en récompense des glorieuses actions de Coutitien Coustard et de Jean-Louis Rebecca. — Mort héroïque de Pierre Derenoncourt et de l’équipage du garde-côtes la Constitution. — Honneurs rendus à leur mémoire par une loi du Sénat. — Lamarre et son armée vengent leur mort, en battant les troupes du Nord. — Insuccès de Lys et David-Troy, au Mirebalais. — Marion chasse l’ennemi des Crochus. — Nouvelles lois rendues sur les hôpitaux et la marine militaires. — Sévérité du Sénat envers des comptables. — Rappel de Thimoté au Sénat, élection de Delaunay et de Lamarre comme sénateurs. — Création et formation de la garde du Président d’Haïti. — Célébration de la fête de l’Agriculture. — Départ de Pétion pour le Sud, et ses causes. — Combats entre Lamarre et les troupes du Nord qui sont vaincues. — Le Sénat décrète que l’armée expéditionnaire a bien mérité de la patrie. — Pétion arrive à Jérémie. — Conduite de Gérin à son égard. — Il lui écrit et donne sa démission de commandant du département du Sud. — Réponse de Pétion qui l’accepte. — Réflexions à ce sujet. — Formation du corps des Éclaireurs, à Jérémie. — Autres mesures prises par Pétion. — Mort du général Blanchet jeune qui reçoit les honneurs dus à son rang. — Pétion va aux Cayes : accueil qu’il reçoit dans tout le Sud. — Il fait célébrer aux Cayes un service funèbre à la mémoire des braves morts dans la première guerre civile.


L’ajournement du sénat cessait le dernier jour de l’année 1807. En se réunissant le 1er janvier 1808, anniversaire d’une glorieuse époque en même temps que d’une journée désastreuse, son premier acte fut consacré à la célébration de la fête de l’indépendance nationale. Réuni en son palais, il reçut le Président d’Haïti qui vint augmenter la solennité de cette fête par sa présence. On se rendit sur la place d’armes, où le serment de vivre libres et indépendans fut renouvelé, comme il avait été prononcé le 1er janvier 1804. Tous les corps de l’État, les fonctionnaires et employés publics, s’étaient joints au cortège, et les troupes étaient placées en bataille sur ce champ de Mars. Les instituteurs et les institutrices avec leurs élèves y furent également admis. C’était une imitation des fêtes de la République Française.

Le général Bonnet fut élu président, et les sénateurs Daumec et Pelage Varein, secrétaires : ils signèrent le procès-verbal de cette cérémonie. Mais on reste étonné en le lisant, de ne pas y voir faire mention de la présence du Président d’Haïti, tandis qu’un compliment flatteur prononcé par l’une des jeunes filles, au nom de toutes, s’adresse au chef de l’État comme aux législateurs. Pourquoi cette omission, et que décèle-t-elle ?

C’est qu’une sorte de froideur commençait déjà entre le sénat et Pélion ; elle existait même entre des sénateurs et lui, du jour où il remplaça Blanchet aîné par C. Thélémaque, comme secrétaire d’État. Chacun était convaincu que le premier ne répondait point à ce qu’on attendait de lui, lorsqu’on lui confia les rênes de l’administration ; mais ces sénateurs pensaient aussi que le second n’était pas plus propre à cette éminente charge : c’était Bonnet qu’ils eussent voulu voir appelé à l’occuper. Sans nul doute, ce dernier avait toute la capacité qu’elle exigeait, Pétion lui-même le savait. Mais, indépendamment de la position militaire de Bonnet, de sa capacité aussi en cette partie qui le rendait propre à commander l’armée à défaut du président, ainsi qu’il venait de le prouver dans la campagne contre Saint-Marc, Pétion voulait démontrer au Nord et à l’Artibonite, qu’un esprit d’égoïsme n’animait pas le gouvernement érigé dans le but d’administrer tout le pays, au point de n’y placer que des hommes de l’Ouest ou du Sud ; il voulait interdire tout reproche que l’esprit de localité eût pu faire à cet égard : cet esprit fut toujours vivace dans le pays.

D’ailleurs, César Thélémaque était un citoyen recommandable par ses qualités personnelles ; son patriotisme l’avait porté, ainsi que les autres députés du Nord et de l’Artibonite à l’assemblée constituante qui restèrent au Port-au-Prince, à sacrifier son bien-être au Cap, à s’éloigner, se séparer de sa famille, pour satisfaire à ses convictions politiques : il était juste que le chef de l’État honorât de si beaux sentimens, en l’appelant à cette haute dignité. Ce vieillard l’honora, à son tour, par la manière dont il remplit ses fonctions.

En réservant Bonnet pour les opérations militaires, le président le mettait à même de conquérir l’opinion de l’armée, à l’exclusion de Gérin qui, toujours boudeur et opposant, n’avait plus droit à la confiance du chef de l’État. En octobre 1807, Yayou n’existait plus ; la conduite de Magloire Ambroise laissait planer sur sa tête des suspicions qu’il justifia deux mois après. Parmi tous les autres généraux, quel était celui qui pouvait être comparé à Bonnet, sous le rapport de l’instruction et des qualités essentielles à la direction politique ? Aucun, sans même en excepter Bazelais et Lamarre. Mieux valait donc laisser Bonnet pour l’armée comme pour le sénat, où il était très-nécessaire à l’achèvement de l’organisation de la République, par les lois qu’il y avait encore à promulguer.

Mais les faits déplorables qui venaient d’avoir lieu à la suite de la conspiration de Magloire, étaient de nature à exciter le mécontentement de Pétion contre Bonnet : David-Troy y était nécessairement compris, et Lys, leur ami, se rallia à eux. D’un autre côté, Daumec se joignit à ses trois collègues au sénat, pour manifester son mécontentement personnel, de ce que le président ne faisait pas rechercher les officiers de l’état-major de Magloire, considérés comme ses complices : il avait été un ancien et récent ami de Chervain, au Cap lors de l’affaire de Villate, au Port-au-Prince où ils se rencontrèrent : Chervain avait péri, il lui semblait que le même sort devait être fait aux autres. Nous parlons ainsi à regret pour la mémoire de Daumec ; mais on verra la preuve de ce reproche fait à Pétion, dans les fameuses Remontrances qui lui furent adressées le 28 juillet suivant par le sénat, et dont Daumec fut le rédacteur passionné.

Ce sont ces diverses considérations qui nous portent à dire que la froideur commençait entre le sénat et Pétion. On va la voir se faire jour dans les actes de ce corps que présidait Bonnet.

Le 4 janvier, il adressa au Président d’Haïti le message suivant :

Toujours jaloux d’entretenir la bonne harmonie qui doit exister entre le corps législatif et le pouvoir exécutif, le Sénat de la République informe le chef du gouvernement, par le présent message, que, conformément à l’article 66 de la constitution, il vient d’ouvrir ses séances dans la session actuelle du sénat : ses soins et sa sollicitude seront constamment portés sur l’organisation générale, régulière et constitutionnelle de toute la République, et sur la centralisation des ressources de l’État. Le chef du gouvernement secondera, sans doute, les efforts des représentans du peuple.

La plus sévère économie, dans toutes les branches de l’administration publique, doit être observée par le gouvernement. C’est par l’économie seule, et un choix bien délicat dans les différens agents de l’administration, que le corps législatif pourra espérer de procurer aux militaires une amélioration à leur sort, et mettre l’État à même de tirer parti de ses revenus, sans craindre l’infidélité dans la gestion de ses domaines.

À ces causes, le sénat persiste à demander au chef du gouvernement l’exécution du message en date du 19 mai dernier ; il l’invite, en outre, d’y faire joindre, savoir : l’état nominatif des officiers et agents de l’administration, avec indication des lieux où ils sont employés ; de plus, un pareil état de tous les commandans d’arrondissement et de place, leurs adjoints, ainsi que tous les officiers isolés, recevant la solde, avec désignation de leurs grades et de leur résidence, l’état exact de toutes les recettes et dépenses, et le compte des administrateurs pendant le cours de l’année 1807, et la situation actuelle de la caisse de la République.

Le sénat invite encore le chef du gouvernement de lui faire connaître, dans le moindre délai possible, la situation intérieure de la République depuis son ajournement, en y joignant celle des armées, et notamment de l’armée du Nord, sous les ordres du général de brigade Lamarre.

La cessation de l’ajournement du sénat entraînait de droit, l’abrogation du décret du 1er  juillet 1807 qui avait délégué au Président d’Haïti l’exercice de pouvoirs extraordinaires : en lui notifiant officiellement la reprise de ses séances, le sénat voulait le lui faire entendre sans rendre un acte spécial à ce sujet. Ce message du 4 janvier, en parlant « de la bonne harmonie qui doit exister entre le corps législatif et le pouvoir exécutif, » — vérité banale, — indique par cela même qu’elle n’existait pas entièrement entre eux : il allait jusqu’à douter, par la forme de l’expression, du concours du président pour seconder les efforts du sénat dans ses vues d’organisation et d’administration de l’État. Aussi voit-on, dans le second paragraphe, que le sénat lui parle de sévère économie, de choix délicat à faire dans les différens agents, etc. : ce qui indique un reproche en ce qui concerne surtout les finances dont le nouveau chef n’agréait pas au sénat, ou plutôt aux sénateurs qui furent en dissidence à ce sujet avec Pétion. Le 19 mai, ce corps lui avait demandé des cadastres, des états, des comptes, etc., et Blanchet aîné n’avait rien produit : on rendit le président responsable de son incurie, ou plutôt de son insuffisance ; on persista à lui demander l’exécution de cet arrêté, en ajoutant d’autres états, d’autres comptes. Enfin, dans le dernier paragraphe du message ci-dessus, on lui demanda l’exécution de l’art. 5 du décret du 1er  juillet, afin qu’il fît connaître au sénat « la situation intérieure de la République depuis son ajournement. »

Ce message, écrit le 4, ne fut envoyé au président que le 6 dans la matinée. Ce délai de 48 heures, dans la même ville où siégeaient les deux pouvoirs, indique une certaine hésitation de la part du sénat. Le Président d’Haïti y fit la réponse qui suit :

Port-au-Prince, le 6 janvier 1808.
Citoyens sénateurs,

J’ai reçu ce matin votre message du 4 de ce mois, par lequel vous m’informez que vous vous êtes assemblés, conformément à l’article 66 de la constitution.

Vous devez compter sur le désir et la volonté du chef du pouvoir exécutif de seconder de tous ses moyens, des travaux qui auront pour objet la félicité publique.

Les principes que vous établissez relativement à l’économie qui doit exister dans toutes les branches de l’administration, et au choix des personnes à qui elles sont confiées, sont tellement fondés en raison et en sagesse, et d’une vérité si évidente, qu’ils doivent être nécessairement les vôtres et les miens.

Désirant remplir, autant qu’il sera en mon pouvoir, l’objet de votre message, je vous adresserai l’état nominatif que vous me demandez des officiers et agents de l’administration, ainsi que l’état de tous les commandans d’arrondissement, de place, etc.

Aussitôt que le secrétaire d’État, à qui j’ai écrit, m’aura fait parvenir le tableau général des recettes et dépenses de 1807, j’aurai l’honneur de vous le communiquer.

Je partage avec vous, citoyens sénateurs, le désir que vous manifestez, de voir une harmonie parfaite subsister entre vous et le chef du gouvernement. C’est le moyen d’arriver plus facilement au but où nous tendons, qui est le bonheur de nos concitoyens.

J’ai l’honneur de vous saluer avec la plus haute considération.

Signé : Pétion.

Cette réponse, qui paraphrasait le message du sénat, reste comme un modèle dans les relations entre deux grands pouvoirs politiques. Mais on voit que le président ne s’engageait que dans la mesure du possible, et qu’il ne promit pas de faire connaître la situation intérieure de la République, ni celle des armées : pour en parler dans un acte qui eût revêtu le caractère public, il fût sorti de la réserve qu’il avait gardée à ce sujet, après les deux conspirations des généraux Yayou et Magloire Ambroise, les deux faits les plus importans qui avaient eu lieu durant l’ajournement du sénat. Il lui sembla que c’était une chose déjà assez pénible, que le funeste égarement où étaient tombés ces deux défenseurs du pays, sans y ajouter encore par un langage qui eût flétri leur mémoire. Et pour être juste dans cet exposé de la situation intérieure, n’aurait-il pas fallu parler de l’assassinat commis au Cabaret-Carde, pour le flétrir aussi ? Et alors, qui aurait été blâmé ? N’aurait-il pas fallu signaler à l’opinion publique, au sénat lui-même, l’opposition incessante du général Gérin qui se traduisait en discours publics, connus de tous, et celle d’autres agitateurs ? Entre les deux pouvoirs, de quel côté était la sagesse ? On va en juger bientôt.

Quant au tableau général des recettes et des dépenses de 1807 demandé par le sénat, ainsi que les autres informations qu’il désirait avoir, rien n’était plus convenable par rapport aux mesures à prendre. C’était, en grande partie, le devoir du secrétaire d’État d’y satisfaire ; mais, outre que Blanchet aîné avait laissé la comptabilité, les finances en général, dans une confusion très-grande, son successeur était déjà atteint d’une maladie de langueur, — la diarrhée, — qui, à son âge avancé, paralysait ses efforts ; il en mourut peu de temps après. Ce n’était pas d’ailleurs quatre ou six jours après la fin de l’année 1807, qu’on pouvait en présenter le résultat général sous le rapport financier ; il fallait du temps, il fallait attendre la reddition des comptes des administrateurs.

Impatient de reprendre son œuvre inachevée en 1807, le 7 janvier le sénat parla au peuple d’Haïti dans une adresse dont nous donnons ici un extrait.

Haïtiens,

Le sénat, n’ayant jamais cessé de veiller à votre conservation, et de satisfaire à vos besoins, sent maintenant la nécessité d’ouvrir ses séances, pour mettre la dernière main à l’œuvre entreprise pour la prospérité de la République et le bonheur de tous.

Le sénat, en investissant le pouvoir exécutif de tous les pouvoirs nécessaires pour l’exécution des lois, et en lui fournissant, par son ajournement, tous les moyens propres à l’affermissement de l’édifice élevé au bien public, ne lui donna une si grande étendue du pouvoir, que parce qu’il était fermement persuadé que le chef du gouvernement n’en abuserait pas, et qu’il ne serait porté aucune atteinte à la liberté ni au bonheur du peuple.

Cette persuasion s’est trouvée fondée. Le Président de la République n’a pas démenti l’opinion du sénat à son égard. La liberté et le bonheur du peuple se sont consolidés par les mesures qu’il a employées pour y parvenir.

Des lois bienfaisantes ont paru. Il ne reste plus que la douce consolation de les voir mettre en vigueur, avec plus de fermeté qu’elles ne l’ont été jusqu’à ce jour. Ce n’est que par leur exécution que les représentans du peuple verront leurs travaux récompensés.

Citoyens de tous rangs et de toutes professions, la patrie voit avec satisfaction l’attachement inviolable que vous lui témoignez. Soldats, conservez à jamais cet attachement sincère que vous portez au gouvernement républicain, qui garantit vos droits ; conservez-le pour le chef de ce gouvernement qui ne veut toujours que votre félicité, et pour le sénat qui veille au salut de la liberté.

Yayou, indigne d’avoir siégé au corps législatif, et qui aurait répandu une tache déshonorante sur cette assemblée, si ses membres n’eussent pas eu toujours pour principe le bien de leurs concitoyens ; Yayou, au mépris de tous les devoirs sacrés attachés au rang qu’il occupait ; au mépris de toute vertu sociale, osa fomenter, le 22 juillet dernier, l’audacieux dessein d’anéantir la République : il fut découvert et puni.

Magloire, qui lui succéda peu après dans la pratique de l’art du crime, subit le même sort…

Cette adresse avait pour but essentiel, de faire entendre au Président d’Haïti, que le décret du 1er  juillet était virtuellement abrogé par la reprise des séances du sénat. En rendant justice à ses principes et à ses sentimens, ce corps disait que « la liberté et le bonheur du peuple s’étaient consolidés par les mesures qu’il avait employées pour y parvenir. » Cependant, immédiatement après cet éloge, il lui reprochait d’avoir négligé l’exécution des lois bienfaisantes rendues pour atteindre ce but, lorsqu’il ne reçut de si grands pouvoirs que pour cette exécution. N’était-ce pas détruire cet éloge qu’il faisait de sa conduite, quand le sénat accusait son administration de manquer de fermeté ? On aurait conçu qu’un tel reproche lui eût été adressé par un message ; mais dans une adresse au peuple et à l’armée, c’était pire qu’une inconvenance. Et à quelle influence devait-on donc le maintien des soldats dans leur fidélité au gouvernement républicain, sinon à celle du président ? Le chef qui possédait leur confiance, qui consolida la liberté et le bonheur du peuple, n’était-il pas son premier représentant ? [1]

Ensuite, on voit que le sénat crut devoir suppléer au silence que Pétion avait gardé, à l’occasion de la conspiration des deux généraux ; et en quels termes parla-t-il de ces hommes, que Chervain et Borno Déléard, surtout, avaient égarés et perdus par leur ambition ? Yayou et Magloire Ambroise s’étaient rendus coupables, il est vrai ; mais leurs anciens services rendus au pays, et la situation des choses mieux comprise par le sénat, eussent dû lui dicter un langage moins flétrissant à leur égard. Pourquoi ne parla-t-il pas de l’assassinat des 17 citoyens au Cabaret-Carde ?…

Après la publication de cet acte, qui paraît n’avoir pas obtenu son approbation, peut-être à cause des quelques éloges donnés à Pétion, le général Gérin vint se poser en quelque sorte entre lui et le sénat. Étant à son camp du Boucassin, il adressa à ce corps la lettre suivante :


Camp du Boucassin, le 11 janvier 1808.

Etienne Elie Gérin, général de division, commandant le département du Sud,

Au Sénat de la République d’Haïti.

Citoyens sénateurs,

Ayant senti mon peu de vocation pour le genre de déclamation qui convient dans les délibérations,[2] j’avais prié, au mois de mars de l’année expirée, le sénat de nommer un membre à ma place. Des membres, dont je m’honore de leurs considérations, me firent sentir le mauvais effet que produirait ma retraite du sénat, et surtout au moment où le Président de la République venait d’être élu. Je me rendis aux séances de sa réception, mais conservant tacitement le sentiment de ma démission. Voilà dix mois d’écoulés depuis ce moment ; les délibérations n’en ont pas moins été leur train ; ainsi à quoi bon serai-je, aujourd’hui que ma pauvre tête, obsédée de tout ce que je vois et de tout ce que je ne vois point, me fait sentir plus que jamais la nécessité de fuir toutes les charges publiques ? Ainsi, mes chers concitoyens, je crois pouvoir sans crainte vous prier de nommer un sujet, digne de la place et de vous, à la mienne.

J’ai l’honneur de vous saluer avec respect. Signé : Et. Gérin.


Dans la séance du 12 janvier, le sénat entendit la lecture de cette lettre et accepta la démission de Gérin, sans procéder à son remplacement. Par les termes dont il se servit, il faisait pressentir sa démission de commandant du département du Sud : en attendant, il resta encore au Boucassin.

Le 11, le sénat avait rendu diverses lois, — sur le logement de ses membres et celui des officiers de l’armée, — sur les patentes de l’année courante, — sur l’affermage des maisons de l’État : les baux à ferme furent résiliés pour défaut de payement par les fermiers et durent être renouvelés.[3] Le 14, une loi fixa l’habillement et l’équipement des troupes. Le 16, un message fut adressé au Président d’Haïti, pour qu’il ordonnât au secrétaire d’État de soumettre ses comptes au sénat, 48 heures après. Ce fonctionnaire ayant informé ce corps que des administrateurs de finances étaient encore en retard, un arrêté du 20 invita le Président d’Haïti, à les contraindre tous à se rendre au Port-au-Prince avec les pièces de leur comptabilité, sous peine d’être destitués de leurs fonctions et poursuivis comme prévaricateurs.

Le sénat avait raison d’être sévère envers les agents comptables, car ils abusaient du régime modéré établi depuis la République : le désordre financier qui l’avait précédé, les avait habitués a un relâchement dans l’accomplissement de leurs devoirs. On ne comprendrait pas que le sénat, ayant repris l’exercice de tous ses pouvoirs, ne se décida pas alors à révoquer César Thélémaque et à le remplacer par Bonnet, si les considérations que nous avons exposées n’avaient pas été appréciées parce corps où ce membre distingué était aussi nécessaire, pour achever les lois d’organisation générale. On le verra encore ajourner sa nomination, à la mort de C. Thélémaque, à cause de la position militaire de Bonnet. En cela, on doit, non blâmer Pétion qui ne devait pas entrer dans le détail des rapports entre le secrétaire d’État et les agents comptables, mais déplorer le manque de sujets capables pour suffire à toutes les exigences : il avait déjà assez à faire, en luttant avec les généraux qui entreprenaient de fomenter des factions contre l’État ; et, à moins d’adopter le système de rigueur établi par Christophe, il était forcé de subir l’inconvénient attaché à l’état des choses.

Les prétentions de chacun étaient telles, que le sénat rendit une loi pour faire cesser un abus qui s’était glissé, de la part des fonctionnaires de l’administration civile, au moment même où il prévoyait des destitutions dans leurs rangs, à cause de l’infidélité dans la gestion des finances publiques. Comme ils étaient assimilés à des grades militaires, ceux qui quittaient la carrière civile par une cause quelconque, s’affublaient des décorations de ces grades. Dans l’un des motifs de cette loi, il était dit, avec raison :

« Considérant enfin qu’il est de toute justice, de laisser aux militaires seuls qui, sans cesse, font l’apprentissage des armes, en versant leur sang pour la patrie, la faveur de parvenir aux grades militaires, soit dans les régimens, ou dans l’état-major, et de mettre le gouvernement à même de rejeter toutes réclamations de ce genre ; »

En conséquence, de tels hommes, en quittant leurs fonctions civiles, durent faire partie de la garde nationale ; mais les prévaricateurs destitués devaient être incorporés dans un régiment, en qualité de soldats. Rien n’était plus juste, et il eût été à désirer pour le pays, que ce principe y fût toujours observé. On ne devait pas espérer d’y avoir une armée nationale, tant qu’il serait violé. Le militaire aime que l’on respecte ses prérogatives, et il a raison ; le fonctionnaire civil doit suivre sa carrière.

Le 22 janvier, une autre question se présenta à l’examen du sénat. Bien des individus étaient nantis d’actes plus ou moins réguliers, à l’aide desquels ils faisaient des réclamations contre l’Etat pour sommes dues par les anciens colons, pour des legs faits par eux dans les testamens, etc. Dans l’impossibilité de statuer équitablement sur toutes ces réclamations, faute de documens pour vérifier les choses, le sénat rendit une loi qui ajourna à y décider, jusqu’à la paix intérieure : c’était un rejet simulé.

Le même jour, il prohiba toutes relations de commerce entre Cuba et les ports de la République, le Môle excepté, à cause du profit qui en résultait pour l’armée expéditionnaire : plus loin, nous dirons quels furent les motifs de cette décision.

Le 28, un ordre du jour du Président d’Haïti réunit plusieurs dispositions. Il s’agissait d’habiller les troupes ; il ordonna au général Bazelais, chef de l’état-major général, de se rendre au camp du Boucassin pour y foire dresser les contrôles d’habillement, en enjoignant en même temps aux commandans d’arrondissement et de place de traquer les déserteurs pour les renvoyer à leurs corps respectifs, un mois de solde devant être payé à l’armée.

Mécontent de cette inspection des troupes sous ses ordres, le général Gérin quitta le camp et se rendit dans le Sud : il était décidément un boudeur que rien ne pouvait plus satisfaire.

L’ordre du jour avait un autre objet : c’était la destitution du lieutenant Laruine Leroux, de la 3e demi-brigade, qui avait insulté le général Nicolas Louis et qui avait aussi manqué de respect au chef du gouvernement dans son palais même, non en sa présence, mais par les circonstances d’une querelle qu’il avait suscitée à Méroné, neveu du président[4]. Laruine était un des plus braves officiers de son corps et le favori du colonel Gédéon qui le commandait ; mais il était taquin, et vidait des duels presque chaque jour avec ses camarades d’armes. Pétion ne fut pas plus sévère envers lui, parce qu’il estimait son courage : aussi, peu de temps après, il le réintégra dans sa compagnie[5].

Le 8 février, le sénat rendit deux lois dont le but était de récompenser deux belles actions. La première accorda une pension viagère à Jérôme Coustard, réversible sur la tête de son épouse, père et mère de Coutilien Coustard ; et la seconde accorda une semblable pension de 400 gourdes, à la veuve de Jean-Louis Rebecca et à sa mère, réversible en faveur de la survivante en cas de décès[6]. Les motifs exprimés dans ces deux actes font autant d’honneur au sénat, que les faits qu’il rappela honorent la mémoire de ces deux défenseurs de la liberté. En ce moment même, un autre brave, Pierre Derenoncourt, natif de Léogane, commandant du garde-côtes la Constitution, venait d’acquérir des droits à l’estime, à l’admiration et aux regrets de la patrie.

Le 22 janvier, étant au Môle, Lamarre informait le président de l’arrivée de Delva, avec les 100 hommes de troupes qui l’avaient accompagné du Port-au-Prince : ce qui portait son armée à 4200 combattans. Il accusait aussi réception de 10 mille gourdes, de 3 mille chemises et autant de pentalons, et de 2 mille habits : ce qui prouve que Pétion faisait tout ce que permettait la situation pour ravitailler l’armée expéditionnaire. Ce général lui annonça en même temps que Christophe et trois de ses généraux venaient d’arriver au Port-de-Paix, qu’il armait deux nouveaux navires de guerre ; et en disant qu’il allait se mettre en marche pour se porter au-devant de l’ennemi, près de Jean-Rabel, il l’engageait encore à faire marcher de son côté tous les hommes en état de porter les armes, afin de combattre Christophe et d’éviter le repentir qu’avait eu Rigaud, de n’avoir pas agi avec assez de vigueur contre son adversaire. Lamarre, comme tous ceux qui faisaient le même reproche à Pétion, confondaient toujours les deux situations et oubliaient que Rigaud n’eut à déjouer aucune opposition, à comprimer aucune conspiration dans le Sud, dès que l’épée eut été tirée du fourreau. Ils n’attachaient aucune importance aux faits qui avaient eu lieu de 1800 à 1807, aux divers régimes que le pays avait subis pendant cette période et qui avaient modifié, transformé les idées et les choses.

Huit jours après, Lamarre annonçait encore que Derénoncourt, ayant alors une partie de la flotille sous ses ordres, avait envoyé le garde-côtes la Présidente à la Tortue, en possession des républicains, puis la Pénélope pour la relever de cette station ; mais que deux brigs et une goëlette sous pavillon anglais, sortant du Cap, étaient venus leur donner chasse. Par sa marche supérieure, la Présidente put leur échapper après avoir essuyé leur feu ; mais la Pénélope fut capturée par ces navires de guerre de la Grande-Bretagne et amenée à la Jamaïque[7]. Ce fut le premier acte de cette partialité intéressée que cette puissance montra constamment en faveur de Christophe, pendant notre guerre civile : de son côté, il ne négligea rien pour se l’attirer, et sembla se rappeler toujours qu’il était né sous la domination britannique.

Le 2 février, Derénoncourt allait sur la Constitution au secours de la Présidente, retenue dans le port de la Vallée, lorsqu’il fit rencontre avec un brig et deux goëlettes du Nord : un combat inégal commença aussitôt entre eux. Après avoir résisté à ces trois bâtimens qui entouraient le sien, se voyant sur le point d’être capturé, Derénoncourt préféra une mort glorieuse pour lui et les braves de son équipage, à l’humiliation d’être faits prisonniers : il mit le feu à la sainte-barbe ; la Constitution fut emportée dans les airs. C’était terminer son existence à la manière de Delgresse qui, à la Guadeloupe, échappa ainsi à la honte de l’esclavage restauré par la France.

La mémoire de tels hommes restera toujours digne d’admiration aux yeux de ceux qui ont le sentiment de l’honneur. Dessalines avait exalté l’héroïque action de Delgresse ; le Sénat de la République exalta celle de Derénoncourt par la loi du 12 février qui ordonna qu’un nouveau garde-côtes, qu’on armait alors au Port-au-Prince, serait nommé le Derénoncourt, et que le Président d’Haïti serait invité à faire dresser un double du rôle de l’équipage de la Constitution, dans un cadre qui serait suspendu dans la salle de ses séances, en attendant qu’on pût faire un tableau historique où cette glorieuse action serait représentée[8].

Ce combat naval avait eu lieu à la vue de Lamarre et de ses braves compagnons ; il enflamma, non leur courage, mais le désir qu’ils eurent aussitôt de venger la mort de nos infortunés marins. « Dans la petite armée que vous m’avez confiée, disait-il au président, depuis le premier officier jusqu’au dernier soldat, tous demandent unanimement la vengeance de leurs camarades morts glorieusement. » Quelques jours après, leur désir fut satisfait dans une rencontre qui eut lieu du côté du Port-de-Paix ; ils triomphèrent de l’ennemi en lui tuant beaucoup d’hommes.

Lamarre ne tarda pas ensuite à faire une entreprise aventureuse, tout près de cette ville où se trouvaient les généraux Romain, Toussaint Brave, Guillaume et Achille, avec plusieurs milliers d’hommes. Secondé par Bauvoir, il se mit à la tête de 200 grenadiers et d’environ 50 dragons commandés par Toussaint Boufflet, et alla pendant la nuit sur une habitation où la cavalerie ennemie gardait ses chevaux ; au jour, il retournait sur ses pas avec plus de 100 chevaux qu’il voulait avoir pour augmenter sa propre cavalerie. Cette audacieuse action porta les quatre généraux à le poursuivre avec leurs aides de camp et leurs guides, que suivaient 600 fantassins. « Mais, disait-il au président, le colonel Bauvoir, secondé par le chef d’escadron Toussaint à la tête de sa cavalerie, les chargea avec intrépidité et les mit en déroute ; plusieurs de ces satellites du tyran ont mordu la poussière, dix autres ont été faits prisonniers ; la majeure partie des officiers ont été démontés, et Toussaint Brave lui-même a été contraint d’abandonner son cheval pour entrer dans les bois. » L’infanterie ennemie n’avait pas eu le temps d’arriver ; du côté de Lamarre, il n’y eut que deux morts et quelques blessés : il retourna sur l’habitation Foache, près de Jean-Rabel, où il se maintint avec ses troupes.


Pendant qu’il obtenait ce succès, dans l’Ouest les républicains recevaient un échec. On fut informé d’une disposition à l’insurrection contre Christophe, dans la commune du Mirebalais : le président envoya les colonels Lys et David-Troy, avec le corps des bombardiers, la 8e et la 22e demi-brigades dans le but de faciliter ce mouvement. Les forts du Mirebalais étaient gardés par une nombreuse garnison : ils tentèrent de les enlever d’assaut, dans le but de chasser l’ennemi de cette commune ; mais ils y échouèrent, malgré leur courage personnel et celui de leurs troupes. Le corps des bombardiers surtout perdit beaucoup de braves soldats, plusieurs excellens officiers et son chef de bataillon Bande, d’un grand mérite dans cette arme. Lys, lui-même reçut une balle à la cuisse : il fallut renoncer à cette entreprise et retourner au Port-au-Prince.[9]

Une autre expédition militaire, faite à peu près en même temps aux Crochus, compensa cet échec par un succès. L’adjudant-général Marion dirigea une colonne de 7 bataillons contre l’ennemi, posté sur l’habitation Ménardy-Picard, et l’en chassa. Dans cette affaire, le chef de bataillon Adam et le capitaine de grenadiers Sannon Ferté, de la 11e, se couvrirent de gloire.

Poursuivant son œuvre d’organisation générale, dans le mois de mars, le sénat rendit les lois sur le service des hôpitaux et de la marine militaires : on y reconnaît l’esprit administratif qui distinguait le général Bonnet parmi ses collègues. Le corps législatif fit aussi une loi qui modifia le tarif du droit d’importation sur quelques marchandises étrangères ; et après avoir renvoyé à leurs fonctions respectives, les administrateurs de finances qu’il avait mandés à la capitale, il mit en accusation Jacques Tonnelier, trésorier général, qui parut avoir un déficit de 48000 gourdes dans sa caisse, et destitua Pitre aîné, administrateur principal du département de l’Ouest, dont la prévarication était réelle, en mettant le séquestre sur ses biens.

Les 7 et 15 mars, le sénat avait écrit au président pour l’inviter à destituer ces deux fonctionnaires ; mais il avait répondu que la justice voulait qu’on accordât un délai pour qu’ils présentassent leurs comptes, et qu’il ajournait leur destitution jusqu’à ce que leurs prévarications fussent constatées. Mais le sénat émit ces actes le 18, parce que le comité de finances eut le temps de présenter un l’apport à ce sujet ; ce comité était dans l’erreur quant au trésorier général, tant sa comptabilité était mal tenue. À l’égard de l’administrateur, il fut constaté, par des pièces probantes, qu’il faisait sortir des sommes de la caisse publique, par des marchés frauduleux en connivence avec son frère ; qu’il prenait au magasin de l’État des objets d’approvisionnement à son usage personnel : il s’était enrichi de cette manière, en abusant de la confiance du président, en profitant de l’incurie de Blanchet aîne, de l’état maladif de son successeur. Ce sont ces choses connues qui avaient motivé l’insistance du sénat pour le règlement des finances.[10]

Le même jour où il prenait ces mesures rigoureuses, ses membres voulurent prouver que l’intérêt général seul les guidait, en rendant un autre acte par lequel ils renoncèrent, jusqu’à une situation financière plus heureuse, aux indemnités que leur allouait la constitution.

Le 4 mars, « rendant hommage au mérite et à l’amour de la patrie qui anime le citoyen Thimoté, dont il a donné des preuves par sa conduite courageuse, en secondant les efforts du général Lamarre, » le sénat avait décidé qu’il reprendrait ses fonctions dans ce corps : le 21, il appela Lamarre à en faire partie, en remplacement de César Thélémaque ; et le 4 mai suivant, Delaunay fut élu pour remplacer Depas Médina, démissionnaire.

Si le rappel de Thimoté et l’élection de Delaunay, anciens constituais, étaient basés sur la constitution, la nomination de Lamarre en était une violation ; car l’article 60 n’autorisait des remplacemens au sénat, durant neuf années, que parmi les citoyens qui avaient composé l’assemblée constituante : or, Lamarre n’en avait pas été membre. Mais on voulut illustrer le corps législatif par l’admission de ce héros, et en même temps récompenser son dévouement à la patrie, sur le théâtre où il exposait journellement sa précieuse existence : c’était honorer l’armée aussi que d’y appeler un officier général de ce mérite.

Le 7 mars, le sénat voulait que le président révoquât le colonel Thomas Jean, commandant la place du Port-au-Prince, en motivant son désir sur l’incapacité qu’il trouvait en cet officier ; mais Pétion, qui était convaincu de ses bons sentimens, n’admit pas cette prétendue incapacité[11]. Peu de semaines après, les officiers des troupes du Sud en garnison au Boucassin, pétitionnèrent au sénat en exposant leurs besoins. Ce corps arrêta « qu’il ferait encore un dernier effort, pour engager le chef du pouvoir exécutif à améliorer les finances,  » comme si cela ne dépendait que de lui. Enfin, Lamarre ayant eu quelques démêlés avec Panayoty, à propos d’ordres qu’il lui avait donnés, et le commandant des forces navales ayant refusé de les exécuter parce qu’il prétendait être indépendant, Lamarre s’en plaignit au sénat qui députa Bonnet et trois autres membres auprès du président à cet effet.

Nous produisons ces faits, afin de donner une idée du tiraillement qui existait entre les deux pouvoirs, sur des choses dépure exécution, le sénat voulant conserver ses attributions exécutives créées par la constitution[12]

Cependant, sur la demande que lui fît Pétion, après avoir rendu des lois sur la police des ports et rades de la République, sur le classement des places militaires, sur l’organisation de l’état-major général de l’armée, sur la solde des troupes de toutes armes, et pour assurer le sort des invalides ; « considérant, dit le sénat, qu’il est de la dignité de la nation d’environner le chef du pouvoir exécutif de l’éclat convenable à son rang et au caractère dont il est revêtu, » il créa pour sa garde un corps de 500 hommes, y compris les officiers, tant en infanterie, cavalerie, qu’une compagnie d’artillerie à cheval et des musiciens, tous au choix du Président d’Haïti et à prendre dans tous les corps de l’armée. Bonnet et Lys furent les rédacteurs de cette loi.

Le président forma cette garde immédiatement, au mois d’avril ; il en donna le commandement au colonel J.-P. Boyer, chef de son état-major et toujours attaché à sa personne.

Les motifs allégués par le sénat, pour la formation de cette garde, n’étaient pas les seuls. Jusque-là, le président se faisait garder au palais, le plus souvent par les grenadiers de la 11e demi-brigade ; cela pouvait exciter la jalousie des autres corps : en tirant de tous, les militaires destinés à sa garde, il leur donnait satisfaction. Ce fut l’élite de l’armée qui composa ce beau corps : le chef de bataillon Poisson Paris commanda l’infanterie, le chef d’escadron Per, la cavalerie, et le capitaine Carrié, l’artillerie légère[13].

Le 1er mai, la fête de l’Agriculture fut célébrée avec pompes au Port-au-Prince : le Président d’Haïti se rendit au sénat et l’accompagna de nouveau, au retour du champ de Mars où la cérémonie avait eu lieu. C’était rendre i hommage au pouvoir auquel la constitution déléguait l’exercice de la souveraineté nationale. Le sénat venait lui-même de lui témoigner une haute confiance, une considération méritée, en instituant pour lui une garde spéciale. Ces deux faits indiquent un rapprochement, une bonne entente entre les deux autorités qui gouvernaient la République, du moins pour le moment. Il y eut un grand banquet ce jour-là au palais de la présidence.

Dans le cours de ce mois, le sénat fit encore des lois sur la valeur des monnaies, — pour rapporter celle concernant la mise en accusation de J. Tonnelier[14], — et pour augmenter le nombre des employés dans les administrations de finances. Après s’être occupé de l’établissement d’un hospice pour les pauvres infirmes, qui fut jugé impraticable dans l’actualité, il fit un arrêté qui ordonna que ceux qui encombraient la capitale, seraient replacés sur les habitations rurales d’où ils étaient sortis, et où la charité de leurs compagnons pouvait aisément subvenir à leurs besoins.

Le 17, le président avait proposé le citoyen Frémont, parmi deux autres candidats à la charge d’administrateur principal du département de l’Ouest, en remplacement de Pitre aîné ; le 19, il fut élu par le sénat : on ne pouvait faire un meilleur choix.

Le même jour, le sénat chargea Bonnet, Pélage Varein et Modé, de lui présenter un projet sur la création d’un Institut. Déjà, le 18 mars, il avait arrêté qu’un rapport lui serait fait sur l’instruction publique et sur les moyens de pourvoir chaque paroisse d’un ministre du culte catholique. Mais les circonstances firent renoncer à ces projets si utiles : les écoles existantes étaient fondées par des particuliers, l’Etat n’ayant pas assez de finances pour en établir.

Par le même message du 17, Pétion informait le sénat qu’il allait partir le lendemain, afin de faire une tournée dans le Sud ; que ce voyage serait d’environ un mois, et qu’en son absence le général Bazelais commanderait les troupes, au Port-au-Prince et dans ses environs.

Cette tournée était occasionnée par l’attitude de plus en plus dessinée du général Gérin, depuis qu’à la fin de janvier il était retourné mécontent dans ce département qu’il commandait ; il se plaignait hautement de la marche des affaires publiques, de la conduite du Président d’Haïti. Il ne fallait donc pas lui laisser le temps de rien fomenter contre le gouvernement : de plus, il était convenable que le chef de l’Etat étudiât de près les causes de l’insurrection de la Grande-Anse ; qu’il vît les hommes nouveaux, placés dans les fonctions publiques de ce département, qu’il se fît voir aux populations : elles gagnent souvent à se mettre en rapport direct avec les gouvernemens, ceux surtout qui se proposent le bonheur général.

Cette nécessité fut si bien sentie par le sénat, qu’il renonça à un nouvel ajournement qu’il voulait décréter à la fin d’avril ; le sénateur Lys avait même été chargé de rédiger un acte à cet effet : connaissant d’avance la pensée de Pétion, il resta à son poste pour veiller aux éventualités qui pourraient surgir.

Ainsi, alors que Lamarre se disposait à reprendre résolûment l’offensive contre l’ennemi, et qu’il conjurait le président de ne pas renouveler les fautes de Rigaud, le président se voyait obligé d’ajourner toute campagne contre le territoire de Christophe, par rapport aux préoccupations que suggérait la conduite du général Gérin.

Le 1er avril, Lamarre accusait réception de 420 habits et de 13000 gourdes destinés à ses troupes, et de 7 sabres envoyés par le président pour divers officiers. Il faisait ce qui dépendait de lui pour cette armée, mais il fallait encore 1500 habits et des gilets pour la cavalerie qui était de 200 hommes bien montés. À la fin de ce mois, Christophe était arrivé au Port-de-Paix avec le général Magny et les troupes de l’Artibonite, dans le dessein de marcher contre Lamarre qui était encore à Foache. Mais celui-ci alla hardiment au-devant de toutes ces forces : le 1er mai, il écrivit au président : « C’est au milieu des balles que je vous écris, etc. ; » il avait trois divisions à combattre : déjà il comptait 150 blessés dont 5 chefs de bataillon. Le 6 mai, ses succès étaient complets, il avait refoulé l’ennemi au Port-de-Paix, déjoué une conspiration ourdie parmi ses troupes, par deux officiers de la 18e qu’il fit fusiller. « Je ne puis, dit-il dans sa lettre au président, vous exprimer ce que l’adjudant-général Delva a fait dans ces actions : sa valeur surpasse ce qu’on peut en imaginer. Le chef d’escadron Toussaint s’est distingué avec le courage d’un héros.[15] » Les colonels Bauvoir, Gabriel Reboul et Léger prirent également part à ces combats où la valeur suppléait à la disproportion du nombre ; et leur chef, qui se taisait toujours sur ses propres faits pour mieux louer leur courage, leur traçait l’exemple.

De nouveaux combats ayant eu lieu dans le cours du mois de mai, le sénat inscrivit, pour ainsi parler, la page suivante dans l’histoire de la République, à la date du 2 juin :

Le Sénat,

Voulant payer un juste tribut déloges à la brave armée expéditionnaire qui a constamment battu les troupes de Henry Christophe, pendant dix-sept jours de combats, contre des forces supérieures, et les a forcées à une retraite précipitée ;

Déclare qu’il y a urgence, et décrète ce qui suit :

L’armée expéditionnaire, sous les ordres du sénateur Lamarre, général de brigade, a bien mérité de la patrie.

Le Président d’Haïti est invité de faire parvenir au sénat, un état nominatif des officiers et soldats qui ont, dans ces différentes actions, lait des traits de valeur, pour que leurs noms soient inscrits, avec le sujet de leurs actions, sur un registre particulier.

Le même jour, à raison des nécessités de la guerre, il affranchit de tous droits à l’importation, les armes à feu, les armes blanches et autres objets de guerre.

En partant du Port-au-Prince avec sa garde, Pétion avait dirigé ses pas sur Jérémie où se trouvait le général Gérin. Pour la première fois depuis 1800, il avait revu le Pont-de-Miragoane où sa valeur contint, pendant quelques instans, l’irruption de l’armée de Toussaint Louverture ; où sa sagesse et sa prudence devaient contenir, deux aimées après, la bouillante inconséquence, l’emportement irréfléchi de Rigaud, revenu dans le pays. En attendant cette époque déplorable, il allait dans l’espoir de calmer l’effervescence du caractère indomptable de celui qui, dans le Sud, représentait cet ancien général à bien des égards.

Arrivé à Jérémie le jeudi 24 mai, il eut la douleur de ne pas recevoir la visite de Gérin. Commandant du département du Sud, ce dernier était tenu, sous le rapport militaire et politique, de se présenter devant le Président de la République, chef de l’État ; la subordination l’exigeait de toutes manières. Mais laissons parler Pétion au sénat, dans sa lettre du 28 mai dont nous donnons un extrait :

« Depuis mon arrivée ici, le général Gérin ne s’est pas encore présenté chez moi, et je ne sais à quoi attribuer cette indifférence, et je puis dire, ce manque d’égards de la part d’un officier à qui j’ai prodigué les preuves d’attachement, et que j’ai traité, en toute occasion, de la manière la plus distinguée. Je vous fais parvenir, citoyens sénateurs, copie d’une lettre qu’il m’a adressée, et copie de la réponse que je lui ai faite. »

Jérémie, 27 mai 1808.

Étienne Élie Gérin, général de division,

Au général Pétion, Président d’Haïti.
Citoyen Président,

J’ai appris votre arrivée dans cette place hier, par ce fait même.

Tous les efforts d’imagination et de corps que je me suis donnés sans relâche, depuis le moment où j’ai dirigé l’entreprise qui a renversé Dessalines jusques à ce moment, n’ont point peu contribué à délabrer ma santé. Mon âge avancé ne me permet plus d’en supporter d’autres, et ma vue s’affaiblit de jour en jour.

Je ne me proposais, dans mes travaux divers, que de pouvoir contribuer à sauver le pays de la férocité de Christophe et de ses partisans, et je n’ambitionnais que le bonheur de voir luire une sécurité pour me retirer du service militaire. L’occasion me semble favorable en ce moment, où l’armée sous les ordres du général Lamarre, dans le Nord, a remporté des succès complets sur Christophe, et que les insurgés de Jérémie, poursuivis sévèrement par les braves troupes et les affaires que j’ai dirigées, sont rendus ou dispersés au point que leur nombre est réduit presque à rien, et ne se montrant que pour se rendre, sous la protection de la République, sur les habitations d’où ils sont.

Les travaux de la culture ont été repris ; les grands chemins ouverts et réparés ; les savannes nettoyées ; des cases incendiées, rebâties. Voilà les prémices du rétablissement de l’ordre dans cet arrondissement, depuis deux mois que j’y suis. Je ne doute point qu’un séjour de votre personne ne termine ces désastres d’une partie d’environ 60 lieues de pays de ce département, au commandement duquel je vous prie de nommer. Heureux si mes efforts généreux peuvent mériter quelque place dans votre souvenir, ainsi que des militaires qui m’ont secondé !

J’ai l’honneur de vous saluer avec respect.

Signé : Et. Gérin.
Jérémie, le 27 mai 1808.
Alexandre Pétion, Président d’Haïti,
Au général de division Gérin.
Citoyen général,

Je viens de recevoir votre lettre de ce jour. Je regrette infiniment que l’affaiblissement de votre vue et le nombre des années vous forcent à demander votre démission.

Je reconnais, général, les services importans que vous avez rendus à votre pays. Je pensais que vous pouviez lui en rendre encore.

Si quelques autres motifs, que ceux que vous m’avez exposés dans votre lettre, eussent provoqué votre retraite, je suis persuadé que vous me les eussiez communiqués, avec cette fraternité qui nous unit et cette franchise qui nous caractérise.

Je vous témoigne mes regrets, général, et suis sensible à l’attention que vous avez eue d’attendre mon arrivée dans le département que vous commandiez, pour vous retirer du service.

J’ai l’honneur de vous saluer, général, avec considération et attachement.

Signé : Petion.

En recevant cette communication, le sénat se borna à exprimer ses regrets de la détermination prise par Gérin. Mais sa démission avait produit une sensation marquée sur ceux des sénateurs qui n’approuvaient pas le système politique de Pétion. Ils n’avaient point hésité à accepter la démission de ce général, comme sénateur ; ils eussent voulu ou désiré que le Président d’Haïti hésitât à accepter celle de commandant du département du Sud. Mais, pouvait-il, devait-il agir ainsi, après l’abstention affectée de Gérin à venir le voir, après son opposition constante depuis 18 mois ? Dans la lettre de ce général, on voit qu’en se retirant volontairement de son commandement, il se posait en quelque sorte devant la postérité, par l’énumération de ses services à partir de la prise d’armes contre Dessalines : c’est donc à la postérité de le juger en cette occasion.

Quels que fussent ses éminens services rendus au pays, pouvait-il effacer ceux que Pétion lui avait rendus aussi ? Et de ce que celui-ci avait été préféré pour gouverner l’État, s’ensuit-il qu’il devait en être jaloux et envieux, au point de déserter son poste sous des prétextes spécieux ? La patrie était leur mère commune ; ils la servaient tous deux, avec des vues politiques différentes, il est vrai ; mais si Gérin avait eu un autre caractère et plus déraison dans l’esprit, il eût pu n’écouter que son cœur qui était attaché à son pays, et continuer à le servir.

Au reste, ne pouvant maîtriser ses passions, mieux valait qu’il se démît de ses deux fonctions, sénatoriales et politiques, que d’y rester pour continuer sa bouderie importune. Il avait été fâché de l’inspection que Bazelais, chef de l’état-major général, fit au camp du Boucassin par ordre de Pétion ; maintenant il se fâchait de ce que celui-ci allât parcourir le Sud pendant qu’il y était.

C’est dans les Républiques surtout, qu’aucun homme ne doit se croire indispensable : on y sert l’Etat, et non pas son chef. Vient-on à penser que la direction qu’il imprime à la marche des affaires est compromettante, on doit se retirer pour ne pas concourir avec lui, et se réserver pour l’avenir. Si l’on conserve son emploi, il faut le seconder, loin de lui faire opposition ; car le pays ne pourrait qu’en souffrir.

Dans les monarchies, au contraire, il est à peu près d’usage qu’on s’inféode au monarque qui absorbe la souveraineté nationale, qui a un intérêt dynastique très-souvent en opposition avec l’intérêt général : on sert surtout un individu et sa famille, et il n’y a presque pas d’opposition possible. Que l’on garde donc son emploi, puisque l’on est sujet !

Néanmoins, on voit dans la réponse de Pétion, que s’il fut empressé à accepter la démission de Gérin, parce qu’il pensait sans doute qu’avec son caractère, ce général eût pu produire de mauvais effets dans le département du Sud, il laissait entrevoir à ce camarade d’armes que ses services pourraient être encore utilisés pour la guerre ; il lui témoigna ses regrets de la détermination qu’il prit, et lui dit : « Je pensais que vous pouviez lui en rendre encore. »

D’ailleurs, ce fut alors une question politique de haute importance pour Haïti, à savoir, s’il était de l’intérêt public que chaque département fût confié au commandement particulier d’un chef militaire. On avait dû donner celui du Sud à Gérin, celui de l’Ouest à Pétion, puis à Magloire Ambroise, parce qu’il fallait concentrer la direction des choses dans les mains de ces hommes influens, après la mort de Dessalines. Mais la nouvelle guerre civile qui venait d’éclater, par suite des rivalités, des jalousies préexistantes entre les anciennes provinces du pays, ayant des idées politiques différentes, devait prouver le danger qu’il y avait à perpétuer cette influence ; il était à craindre qu’un chef militaire, pour satisfaire à son ambition personnelle, ne voulût en abuser au détriment de la République, une et indivisible, en soulevant les passions, en ravivant l’esprit de localité. Après la mort de Magloire Ambroise, on n’avait pas songé à donner à l’Ouest un nouveau commandant en chef : Gérin donnant sa démission, le Président d’Haïti devait, l’accepter[16].

Il avait prolongé son séjour à Jérémie, par rapport aux mesures qu’il fallait prendre à l’égard de l’insurrection qui désolait la Grande-Anse. Le 27 juin, renvoyant de là au Môle, l’adjudant-général Delva venu en mission auprès de lui, avec 2000 chemises, 2000 chapeaux, 22000 paquets de cartouches, des pierres à feu, du plomb, 60 sabres, 100 selles et 14000 gourdes, que portaient les garde-côtes de l’Etat, le président exprimait à Lamarre « ses félicitations et son admiration » pour les derniers succès qu’il venait de remporter, en lui disant qu’il allait bientôt retourner au Port-au-Prince pour diriger des opérations contre l’ennemi. Il ajouta dans la même lettre :

Je dois ici vous informer que le général Gérin a, depuis un mois, donné sa démission de commandant du département du Sud. La cause de la retraite de ce général est, m’a-t-il écrit, fondée sur son grand âge et ses infirmités. Dans tous les cas, on ne peut que s’étonner des circonstances qui ont précédé sa demande ; car, à supposer qu’il désirait se retirer du service, je ne pense pas, après lui avoir donné tous les témoignages, dans tous les temps, de mes sentimens de fraternité, qu’il devait, à mon arrivée ici, se refuser de me voir et manifester du mécontentement. Cet étrange procédé de sa part a cependant beaucoup contrasté avec l’allégresse que le peuple entier a manifestée de me voir, et j’éprouve la douce consolation de n’avoir aucun reproche à me faire. Je ne puis déterminer en ma faveur les inclinations de personne ; mais si, malgré mes principes, je trouve des détracteurs, je les abandonne à leur propre conscience. — Beaucoup d’hommes qui marchaient sous les ordres de Goman se sont successivement soumis à la République. Pour ôter à ces rebelles tout secours que Christophe pourrait peut-être tenter de leur envoyer par mer, j’ai ordonné au commandant de la flotte de revenir établir sa croisière sur les côtes d’ici, jusqu’à nouvel ordre.

C’est alors qu’eut lieu la formation du corps des Eclaireurs, par les mêmes insurgés qui s’étaient soumis : ce nom indique que, connaissant toutes les retraites de Goman et de son monde, ils éclairaient la marche des troupes dirigées contre les rebelles. Ce corps, porté à environ 1500 hommes, fut organisé en régiment et placé sous le commandement de Thomas Durocher, devenu colonel. Jean-Baptiste Lagarde, un des premiers chefs des rebelles, dont il a été déjà fait mention, y occupait le rang de sergent-major. Les Eclaireurs et leur colonel répondirent parfaitement, durant près de deux ans, à la confiance que le président eut en eux ; et c’est la preuve que T. Durocher n’avait pas été, comme on l’a prétendu, l’auteur secret de la révolte de la Grande-Anse : Pétion n’eût pu ignorer ces machinations, si elles avaient eu lieu.

Mais il paraît qu’il n’eut pas autant de confiance en Bergerac Trichet. Ce colonel était très-attaché au général Gérin, et d’un caractère qui influait sur l’esprit de la 18e demi-brigade qu’il commandait ; il obéissait difficilement au général Francisque, commandant de l’arrondissement. Par ces motifs, le président l’envoya avec son corps tenir garnison au Port-au-Prince : la 15e, la 19e, les Eclaireurs et les gardes nationaux de toutes les communes, suffisaient d’ailleurs pour contenir les insurgés.

Le commandement de Francisque s’étendant jusqu’à Tiburon, le président reconnut qu’il ne pouvait guère suffire à une telle surveillance ; et pour ne pas faire souffrir le service public, pour activer au contraire la répression de l’insurrection, il forma un nouvel arrondissement militaire dont Tiburon devint le chef-lieu ; il en ouvrit le port au commerce étranger afin d’y faciliter l’importation des objets d’échanges, et ferma celui de Dalmarie qu’il avait ouvert quelque temps auparavant, durant l’ajournement du sénat. Il fallait un chef au nouvel arrondissement ; il promut au grade de colonel, Nicolas Régnier, le plus ancien chef de bataillon de la 19e, et le lui confia. Influent dans ce quartier, cet officier démérite connaissait toutes les allures de Goman et pouvait mieux que personne garantir cet arrondissement de ses irruptions. Le colonel Gilles Bénech avait vieilli ; il fut promu adjudant-général à l’état-major général, et le chef de bataillon Bigot, commandant de place à Jérémie, devint le colonel de la 19e : c’était un officier actif et d’une résolution prononcée.

En prenant ces diverses mesures, le président se réserva d’en justifier la nécessité par-devant le sénat qui devait les sanctionner.

Pendant son séjour à Jérémie, la République perdit en Blanchet jeune, général de brigade et sénateur, l’un de ses fondateurs distingués, atteint depuis longtemps d’une maladie de langueur. Pétion lui fit rendre tous les honneurs dus à son rang et à ses services signalés en faveur de son pays[17].

Il quitta cette ville et se rendit aux Cayes : sur toute sa route, les troupes et les citoyens l’accueillirent comme à Jérémie, comme il avait été reçu dans l’arrondissement de Nippes par le colonel Bruny Leblanc et ses administrés. Sa présence au chef-lieu du Sud y occasionna une joie universelle ; l’accueil du général Wagnac fut sincère et cordial, et il en fut de même du général Vaval et de tous les citoyens de l’arrondissement d’Aquin, quand il y passa.

Tandis que Gérin, retourné à l’Anse-à-Veau dès qu’il eût donné sa démission, couvait son mécontentement de tout l’accueil fait au Président de la République, aux Cayes celui-ci faisait célébrer un touchant et pompeux service funèbre, à la mémoire de Benjamin Ogé, ce brave chef de bataillon de la Légion de l’Ouest, et de tous les défenseurs de la liberté qui avaient péri dans la première guerre civile. C’était honorer le courage malheureux, enflammer celui des nouveaux défenseurs de la patrie, apaiser les mânes de toutes ces victimes des dissensions intestines, et invoquer enfin, par la religion, l’intervention divine pour détourner les esprits de toutes autres divisions.

Mais sa pensée, ses sentimens patriotiques, furent-ils toujours compris aux Cayes mêmes, le furent-ils au Port-au-Prince où il allait retourner ? On le saura bientôt.

  1. On raconte que cette adresse ayant été commentée par quelques personnes, en présence de Pétion et dans le sens de nos observations, loin de prendre de l’humeur, il leur dit : « Reposez-vous sur nos sages sénateurs ; ils feront le bonheur du peuple. » Ensuite, il fredonna ces mots d’une chanson que les royalistes avaient faite sur les membres d’une assemblée française : — Voilà les législateurs que nous a promis l’oracle, etc. Cette plaisanterie courut dans tous les cercles du Port-au-Prince, et on va la voir relevée dans les Remontrances du sénat a Pétion. — Par réflexion, sans doute, le 12 février, le sénat adressa un message à Pétion, où il se plaignait de l’inexécution des lois : il aurait dû agir ainsi avant d’avoir émis son adresse.
  2. Allusion faite aux discours de Daumec au sénat, peut-être aussi à l’adresse au peuple qu’il paraît avoir rédigée, comme secrétaire.
  3. Le vice du système de fermage se montrait chaque jour, mais c’était Pétion qu’on accusait de l’inexactitude des fermiers ; on eût voulu qu’il sévît contre eux. Christophe fut, à cet égard, plus habile que le sénat : en abandonnant à ses généraux les produits des habitations qu’ils tenaient à ferme auparavant, pour se payer de leurs émolumens, il les obligeait à seconder son système de contrainte ; et par là, ces généraux se compromettaient et durent soutenir son pouvoir.
  4. Pétion autorisa Méroné à se battre en duel avec Laruine. Ce fait eut lieu derrière le palais, et Méroné ayant reçu une balle à la cuisse, Laruine y passa, un pen gris, et dit à l’officier de garde, en créole : « Dis Président voyé ramassé petit blanc li là. » Méroné avait le teint d’un blanc, en effet.
  5. Le président avait aussi une grande considération pour le respectable sénateur Leroux, père de Laruine.
  6. Ces deux lois furent rédigées par le général Blanchet jeune. À cette époque, le sénat employa Toulmé, comme secrétaire rédacteur : c’est à lui que l’on doit la conservation des archives du sénat qui, auparavant, étaient dans le plus grand désordre.
  7. La Pénélope était une goëlette qui appartenait a Lamarre et à Delva ; ils l’avaient armée pour concourir à la défense commune. En vain Pétion la lit réclamer du chef de la station navale de la Jamaïque : les Anglais la gardèrent, d’après le principe qu’ils avaient adopté à cette époque, de ne restituer jamais ce dont ils s’emparaient injustement, sans doute pour ne pas s’avouer coupables. Dans le même temps, ils empêchaient les bâtimens de Cuba d’entrer au Môle pour y porter des provisions à notre armée, étant en guerre avec l’Espagne et la France, et pour favoriser Christophe.
  8. Le Derénoncourt, forte goëlette à trois mâts, portait une pièce de 24 en pivot sur son pont. Ce bâtiment coula fort cher à l’État, dans un moment où les recolles ne suffisaient pas à payer les dépenses publiques ; mais il devint pendant quelque temps la terreur de ceux de Christophe, à cause de sa pièce de 24 : ce qui porta celui-ci à renforcer sa marine par de plus gros navires. Alors Pétion subit la même nécessité, afin de pouvoir secourir l’armée expéditionnaire.
  9. Colonel du 1er régiment d’artillerie, en même temps que commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince, Lys avait habillé et équipé à ses frais ce beau corps où étaient une foule de jeunes hommes de cette ville. Borgella agit de même envers la 13e demi-brigade, dont la force était d’environ 2000 hommes.
  10. Blanchet aîné aussi avait donné à un négociant étranger, un ordre pour recevoir du magasin de l’État cent milliers de café, sans motif connu. Avisé de cela, Bonnet en informa le président qui se hâta de le révoquer ; et cet ordre n’eut point d’effet. Comme on avait étouffé cette affaire pour éviter un grand scandale, Pître aîné venant à être convaincu de dilapidations, Pétion voulut être équitable ; et de même qu’il avait nommé Blanchet aîné, secrétaire général, il fit de Pitre aîné un officier attaché à son état-major. Voila un déplorable résultat des considérations gardées envers les personnes ; mais, à cette époque, que d’autres choses furent nécessitées par la situation où se trouvait la société !
  11. Il ne le fit qu’après les Remontrances du sénat, en remplaçant Thomas Jean par Caneaux.
  12. C’est dans ces momens que Félix Ferrier donna sa démission de sénateur, le 21 avril, et alla l’embarquer furtivement à Jacmel.
  13. Cette garde fut successivement augmentée, à raison des circonstances, et l’on y compta des officiers de la plus grande valeur.
  14. Sur la réclamation de J. Tonnelier, le président pria le sénat de soumettre de nouveau l’examen de ses comptes, à une commission composée d’Inginac, Linard et Lespinasse. Inginac surtout y découvrit que le déficit de 48,000 gourdes n’était qu’apparent ; il refit la comptabilité de ce vieillard qui était incapable d’y mettre le moindre ordre. R. Sutherland contribua à prouver son innocence, par des mandats de dépenses qui lui avaient été payés et dont le trésorier général n’avait pas fait mention. J. Tonnelier avait été membre du conseil des Anciens, en France ; il mourut au Port-au-Prince, peu de mois après son affaire.
  15. Ce fut dans la savanne Colette, à un quart de lieue du quartier-général de Lamarre établi à Foache, que Toussaint se distingua ainsi. Il eut un combat singulier avec Juanem qui commandait la cavalerie de Christophe : après l’avoir blessé, il chargea cette cavalerie avec ses dragons et la mit en déroute. Christophe observait ce combat à peu de distance ; il fut contraint de fuir devant les vainqueurs.
  16. On verra ce que produisit de funeste pour la République, la confiance qu’eut Pétion en Rigaud, à son retour de France, en lui attribuant le commandement de toutes les forces du Sud pour éteindre l’insurrection de la Grande-Anse.
  17. Peu de semaines après la mort de Blanchet jeune, la loge maçonnique appelée l’Amitié des frères réunis, dont il était membre, lui fit un service funèbre selon l’usage de cette association : Daumec y prononça une très-belle oraison à la louange de ce citoyen recommandable.