Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.17

Chez l’auteur (Tome 7p. 463-509).

chapitre xvii.

Défection d’une partie de la flotte de Christophe en faveur de la République. — Capture, après combat, de la frégate haïtienne par une frégate anglaise qui l’amène à la Jamaïque. — Borgella se plaint de cette action aux autorités de cette île. — Sa réclamation n’est pas admise. — Naufrage de son envoyé, qui est secouru et ramené aux Cayes par une frégate anglaise. — Codification des lois du royaume de Christophe en un code unique sous le titre de Code Henry. — Examen de cette législation : sévérité barbare de la loi pénale militaire. — Proclamation de Christophe sur la défection de sa flotille, et annonçant sa campagne contre le Port-au-Prince. — Les arrondissemens de Jérémie et de Tiburon proclament l’autorité du Président d’Haïti. — Borgella marche contre Jérémie et renonce bientôt à ce dessein. — Ses dispositions, en apprenant que Pétion envoie une deputation auprès de lui. — Défection des troupes qui sont avec lui : elles rentrent aux Cayes où le général Wagnac rétablit l’autorité du Président d’Haïti. — Le général Bonnet est retenu prisonnier. — Défection du général B. Leblanc et de l’arrondissement de Nippes. — Borgella se rend à Aquin où il se réunit à d’autres généraux du Sud. — La députation de Pétion l’y trouve et lui remet sa dépêche : propositions du président. — Borgella persuade les généraux réunis autour de lui, de se soumettre à l’autorité du Président d’Haïti. — Sa réponse parvient à Pétion au Petit-Goave. — Ordre du jour de Pétion en entrant dans le Sud. — Son entrevue, à Trémé, avec Borgella et les autres généraux. — Ils se rendent tous aux Cayes. — Pacification entière du Sud. — Fuite de Bruno Blanchet à l’étranger. — Le général Bonnet demande et obtient un passeport pour s’y rendre. — Pétion fait brûler les archives du conseil départemental. — Lettres blâmables du général Boyer à Pétion. — Dispositions militaires qu’il fait au Port-au-Prince, en apprenant la marche de Christophe. — Il en avertit Pétion. — Récit de l’apparition antérieure d’une prétendue Vierge au Cul-de-Sac. — Bataille de Santo où l’ennemi est vainqueur, mais qui sauve le Port-au-Prince. — Le général Magny s’arrête à Brouillard. — Christophe fait donner des assauts qui sont repoussés au fort de Sibert, par les généraux Métellus et Bergerac Triehet.


Dans cette nouvelle année, bien des événemens survinrent en Haïti et influèrent sur ses destinées. Ce fut l’époque où la politique gouvernementale de Pétion commença à porter ses fruits, au grand étonnement de ses adversaires, plutôt que ses ennemis, peut-être même à celui de ses amis qui avaient confiance en lui personnellement, mais qui pouvaient douter de l’efficacité de ses moyens.

Le premier de ces événemens heureux eut lieu sur les côtes du Sud. Une partie de la flotte de Christophe croisait dans ces parages : la frégate appelée la Princesse Royale Améthyste, la corvette l’Athénaïs, et le brig le Jason.[1] À bord de la frégate se trouvait le contre-amiral Jean Bernadine.

On peut juger de l’extrême sévérité qui régnait sur la flotte, par celle qui existait dans l’armée de terre. Des actes despotiques de l’amiral et de ses officiers, suscitèrent un mécontentement sourd parmi l’équipage de la frégate ; mais il fallait un chef pour en prendre la direction et le faire éclater. Ce chef se trouva dans la personne du commissaire aux vivres, objet lui-même de quelques tracasseries : c’était Eutrope Bellarmin, jeune homme de couleur et plein de bravoure. On prétend même qu’il avait formé le dessein qu’il exécuta, avant de partir du Cap. À un jour convenu entre les conjurés, à la fin de janvier, ils se rebellèrent contre l’amiral et ses officiers, comme par un mouvement électrique ; tout l’équipage y prit part et reconnut Eutrope pour son chef. Généreux autant que brave, celui-ci n’attribua qu’au système du gouvernement de Christophe, les rigueurs dont usaient l’amiral et les officiers ; il ne voulut pas que le sang fût versé, mais il les fit prisonniers et les mit dans l’impossibilité de tenter de reprendre leur commandement.[2]

En ce moment, la frégate était par le travers de Miragoane, et les deux autres bâtimens étaient fort au loin sur les côtes. Eutrope la dirigea dans ce port où il fit connaître qu’il faisait défection avec son brave équipage, en faveur de la République : peu leur importait la scission du Sud, c’était à des républicains qu’ils se rendaient. Leur premier soin fut de débarquer à Miragoane, l’amiral et les officiers prisonniers pour les mettre en sûreté ; et les autorités de cette ville les accueillirent, comme des frères qu’on pouvait porter à embrasser la cause de la République.[3] Eutrope déclara qu’il serait facile de réunir la corvette et le brig à la frégate, attendu que le même mécontentement régnait à leur bord parmi l’équipage de ces navires.

La joie fut grande à Miragoane : les citoyens de toutes les classes, comme les autorités, témoignèrent à Eutrope et à son équipage les plus vifs sentimens de reconnaissance et de fraternité, pour leur audacieuse action qui privait Christophe de la principale force de sa marine. L’autorité militaire dépêcha immédiatement auprès du général en chef du Sud, pour lui annoncer cette heureuse nouvelle. Borgella se rendit de suite à Miragoane, emmenant avec lui les deux frères Gaspard et d’autres officiers de marine, et le colonel Bigot pour commander les troupes qu’il allait faire mettre à bord de la frégate, afin de mieux réussir à capturer les deux autres navires. Il fit un accueil cordial à Eutrope et à l’équipage de la frégate, dont il donna le commandement supérieur à Augustin Gaspard, secondé de son frère, Eutrope n’étant pas marin ; il eut aussi des égards pour l’amiral et ses officiers qu’il rendit à une pleine liberté et qui, touchés de la sympathie qu’on leur témoignait, abjurèrent toute fidélité à Christophe.

La frégate partit à la rencontre de la corvette et du brig qu’elle atteignit. On fit signal aux officiers de se rendre auprès de l’amiral pour tenir conseil et recevoir des ordres ; ils vinrent et furent faits prisonniers : les deux équipages adhérèrent sans difficulté à la défection, et de nouveaux officiers leur furent donnés. Cette manœuvre étant ainsi heureusement accomplie, les trois navires reprirent la route et se dirigèrent sur Miragoane où était encore le général en chef du Sud. Ils arrivèrent en vue du port et auraient pu y entier dans la soirée du 1er février ; mais les officiers républicains remirent au lendemain pour que leur arrivée fût une fête, un triomphe au grand jour. Ils oublièrent cette maxime de César : — de ne jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même.

Depuis que des négociations avaient eu lieu entre le Sud et l’Ouest, les communications étaient plus fréquentes entre les deux départemens : on n’avait pas tardé à apprendre au Port-au-Prince, la défection de la frégate et le projet de capturer les deux autres navires. Dans ces circonstances, il y arriva une frégate anglaise, la Southampton, commandée par Sir James Lucas Yeo, venant de la Jamaïque et en dernier lieu du Cap. On ne pouvait pas savoir encore dans ces deux endroits la défection de la frégate du Nord ; ce fut au Port-au-Prince que le commandant anglais l’apprit. Tant là qu’au Cap, les officiers de S. M. B. ne manquaient jamais de visiter Pétion et Christophe ; ces deux chefs les régalaient presque toujours, l’intérêt respectif des deux États étant de se bien faire venir dans l’opinion de la Grande-Bretagne.

Or, l’opposition du temps imputa à Pétion, d’avoir suggéré à Sir J. L. Yeo, l’idée d’aller capturer la frégate l’Améthyste et même les deux autres navires, afin que les scissionnaires du Sud ne fussent pas en possession d’une marine qui eût pu nuire à l’Ouest, puisque le conseil départemental avait persisté dans la séparation. C’est une imputation que l’histoire ne peut ni admettre ni réfuter, mais transcrire dans ses pages, comme tant d’autres accusations portées contre ce chef[4].

Nous ferons seulement remarquer, que les Anglais se montrèrent toujours plus favorables à Christophe qu’à Pétion ; qu’ils lui procurèrent la frégate l’Améthyste, de la Jamaïque, dans le temps où ils ne fournirent à Pétion que deux brigs ; qu’ils étaient des ennemis irréconciliables de Rigaud, et du Sud qui partageait ses idées politiques. Rigaud n’était plus, mais son système prévalait encore dans ce département, et l’on sait que les autorités de la Jamaïque, qui l’avaient dénoncé à Pétion comme un agent secret de la France, ne le reconnurent point en qualité de général en chef indépendant de Pétion. Alors, n’est-il pas possible, même probable, que, sans aucune suggestion et pour donner une nouvelle preuve à Christophe, de l’intérêt que la Grande-Bretagne prenait à son système gouvernemental, Sir J. L. Yeo aura jugé lui-même convenable de s’emparer de la frégate haïtienne, soit pour la rendre au « Premier Monarque couronné du Nouveau-Monde, » soit pour en priver le Sud, selon que le décideraient les autorités de la Jamaïque dont-il relevait[5] ?

Quoi qu’il en ait été, la frégate anglaise, partie du Port-au-Prince, rencontra l’autre, le 2 février au jour, tout près de Miragoane ; les deux autres navires étaient aussi en vue. Sir J. L. Yeo demanda à A. Gaspard, en vertu de quelle autorité il naviguait avec ces trois bâtimens ? Sur la réponse du commandant haïtien, qu’il était soumis à celle du général en chef du Sud, l’Anglais lui dit qu’il ne reconnaissait pas une telle autorité, et il le somma de se rendre avec lui à la Jamaïque.

La fierté de Gaspard, de Bigot et de leurs compagnons, se révolta à cette sommation, et Gaspard refusa de s’y soumettre. Sans autre préalable, la frégate anglaise lâcha une bordée contre l’Améthyste et la désempara en partie, avant qu’on y eût le temps d’achever le branle-bas pour se préparer à un combat inévitable ; une seconde bordée brisa le gouvernail et désempara entièrement la frégate haïtienne, qui manœuvrait pour aborder son ennemie, tout en lui ripostant. Bigot demandait l’abordage, ayant une nombreuse infanterie sous ses ordres.

Une fois le gouvernail brisé, ce ne fut plus possible. Le cruel Anglais se plut alors à massacrer ces Haïtiens ; il tourna autour de l’Améthyste dans tous les sens, la criblant de son artillerie. Bigot fut emporté bientôt par un boulet ; A. Gaspard reçut une mitraille qui le blessa au point de ne pouvoir se tenir debout. Sur le pont, dans la chambre, les cadavres étaient pêle-mêle. Gaspard fît hêler Sir J. L. Yeo, en lui disant de cesser cette boucherie inutile, le pavillon ayant été abattu par un boulet ; qu’il devait bien voir que la résistance avait cessé[6]. L’Améthyste fut ainsi capturée. Durant le combat, les deux autres navires avaient donné dans le port de Miragoane et échappèrent ainsi à la Southampton.

En prenant possession de sa proie, et sur leur demande, Sir J. L. Yeo fît débarquer à Miragoane les hommes du Sud, blessés ou non, et retint à bord une partie de ceux du Nord qui ne demandèrent pas à descendre. Il fit voile aussitôt pour le Port-au-Prince, en remorquant la frégate haïtienne démâtée. Ce fut un spectacle déchirant pour les habitans de cette ville, le jour où ils virent traîner ainsi ce navire de guerre : ils montrèrent une indignation toute patriotique. Le retour de la frégate anglaise contribua à faire penser que Pétion avait désiré ce déplorable résultat ; mais, s’il accueillit les Haïtiens qui furent débarqués au Port-au-Prince, s’il fit soigner les blessés parmi eux, ce ne fut pas une preuve convaincante de sa participation. Les Anglais passèrent plusieurs jours à mettre l’Améthyste en état de faire le trajet du Port-au-Prince à Port-Royal.

Le général Borgella, présent à Miragoane, fut péniblement impressionné de la prise de la frégate : il attendait l’entrée des trois bâtimens pour écrire à Pétion et lui annoncer officiellement leur défection. Son intention était de lui dire de compter sur l’assistance de cette flottille, en cas d’attaque contre le Port-au-Prince de la part de Christophe ; car, malgré le dénouement de la négociation suivie au Grand-Goave, il avait le projet, dans ce cas, d’offrir au président d’aller à son secours avec les troupes du Sud. L’action du commandant anglais ayant dérangé son projet, ce fut auprès du gouverneur et de l’amiral de la Jamaïque qu’il envoya, pour s’en plaindre : de Miragoane, il expédia à Port-Royal le chef d’escadron Solages, son aide de camp, qui prit passage aux Cayes sur une petite goëlette. Cet officier fut froidement reçu par ces autorités, qui lui répondirent que la capture de la frégate haïtienne n’avait eu lieu, « que parce que le gouvernement du Sud n’était pas reconnu comme régulièrement établi. » Il dut quitter Port-Royal. À peine partie, la goëlette fit naufrage ; Solages et tout l’équipage furent heureusement sauvés en mer, par une frégate anglaise commandée par le capitaine Devis, qui se rendait dans ce port. Ramenés là, ils furent renvoyés aux Cayes sur la même frégate[7] »


Pendant que ses navires de guerre passaient au pouvoir de ses ennemis, le Roi d’Haïti procédait paisiblement, en législateur, dans sa bonne ville du Cap-Henry. Le 30 janvier, son conseil privé, composé de douze membres présidés par l’archevêque Corneille Brelle, duc de l’Anse, lui adressa un discours en forme de rapport, sur la codification des lois qui devaient régir le royaume.

« Il appartenait à V. M., lui dit-il, au Fondateur de nos institutions morales, politiques et guerrières, de nous donner des lois sages, qui immortaliseront la gloire de votre règne… Les grandes choses que V. M. a faites pour le peuple haïtien, ne trouvent point de modèle ni d’exemple, dans aucune page de l’histoire… Il fallait au peuple haïtien un code de lois simples, sages, qui consacrât, d’une manière solennelle, ses droits, ses devoirs, et qui fût analogue au climat, à ses mœurs, à ses besoins, et principalement adapté à un peuple agricole et guerrier. Le génie appréciateur de V. M., qui embrasse les diverses ramifications des besoins du peuple, conçut le plan de ce code, en développa les règles ; vous voulûtes que ses bases reposassent sur ces principes sacrés que la divinité a gravés dans le cœur de tous les hommes : Justice et Equité… Le conseil… se glorifie d’avoir, sous les auspices du Grand Henry, travaillé à poser les bases de la félicité et de la prospérite du peuple haïtien[8]. »

Ce code unique fut composé de diverses lois : — loi civile, loi de commerce, loi sur les prises, loi de procédure civile, loi de police correctionnelle et criminelle, loi de procédure criminelle, loi concernant la culture, loi militaire comprenant les règlemens de toutes natures sur cette matière, loi pénale militaire, y compris les jugemens. Le 20 février, un édit du roi les adopta pour former le Code Henry, et ordonna de les publier le 24, pour avoir leur exécution à partir de ce jour. En conséquence, « toutes les lois anciennes, édits, ordonnances, règlemens et arrêtés ayant traité des matières contenues dans le présent code, sont et demeurent abrogés, etc. »

Le lecteur comprend, à cette énumération de lois, que les cinq codes français furent déguisés sous ce titre : il y avait alors un Code Napoléon, il y eut un Code Henry. Le conseil privé s’attacha aussi à des inversions grammaticales, à une rédaction rapprochée, mais quelque peu différente de celle des codes français, afin de mieux attribuer « au génie appréciateur du Grand Henry » le mérite de l’invention[9]. La loi sur les prises, les lois militaires, étaient empruntées à celles de la France ; celle sur la culture, à cette foule de règlemens locaux de tous les régimes précédens ; et cela ne pouvait être autrement, car il était impossible de rompre avec les anciennes traditions législatives.

Dans le code appelé loi civile, on remarque cette disposition : « L’épouse d’un haïtien, fût-elle étrangère, est de droit Haïtienne. » Christophe faisait ainsi prévaloir un principe qui est dans la nature des choses, en dépit de la loi politique qui exclut les étrangers de la société haïtienne : la femme doit suivre la condition de son mari. Il s’ensuivait, par réciprocité, que l’Haïtienne qui épouserait un étranger, deviendrait étrangère aussi ; mais le même code donnait au roi, la faculté de faire recouvrer la qualité d’Haïtien, quand on l’avait perdue, en comprenant les femmes qui seraient dans ce cas.

Le divorce n’étant pas permis dans le royaume, on ne copia point les dispositions du Code Napoléon à cet égard ; et au chapitre de la filiation des enfans légitimes ou nés dans le mariage, il était dit : « Le père ne peut contester la légitimité de l’enfant conçu durant son union conjugale. » En disant père au lieu de mari, on en faisait forcément l’auteur de la naissance de l’enfant. Le conseil privé avait voulu être agréable en cela au Grand Henry, qui jouissait du droit du seigneur dans son royaume ; mais il fit ajouter des articles additionnels à la fin de la loi civile, qui supprimèrent ce singulier article 97 et donnèrent au mari la faculté du désaveu, sauf à lui à ne pas en user envers le souverain[10].

Celui-ci comprit que l’exemple tracé par le chef de l’État, en toutes choses, étant presque toujours imité, il fallait, borner le droit de ses sujets : d’ailleurs, il était le Fondateur des institutions morales du royaume. Toutefois, la loi pénale ne contenait aucune peine contre l’adultère ; ce ne fut que quatre ans après, le 28 janvier 1816, qu’une ordonnance royale en établit, sur les remontrances du ministre de la justice, y est-il dit, et « attendu que les mœurs sont les bases de toute société policée ; que les enfreindre, c’est rompre tous les liens qui unissent ses membres ; et que, pour les conserver, il faut réprimer ceux qui tenteraient de les corrompre, en faisant connaître l’ènormitè du crime, et y infliger des peines corporelles proportionnées au délit. » Il est donc singulier que ce monarque, qui affectait tant de respect pour les mœurs, eût oublié ou négligé tout d’abord d’établir ces peines.

Il y a eu cette différence entre Christophe et Pétion (puisqu’il est convenable de toujours comparer leur influence sur les destinées du pays), que si Pétion eut le tort que nous lui avons reproché, si ses discours plaisans en cette matière tendaient à relâcher les mœurs, à perpétuer celles de la société coloniale, du moins on ne put jamais dire qu’il manqua à ses devoirs envers qui que ce soit ; on le considéra constamment pur sous ce rapport : tandis que Christophe, malgré sa sévérité de mœurs apparente, malgré ses discours, a donné lieu à une foule de chroniques scandaleuses racontées comme certaines.

Dans son système pénal, il adopta des expressions originales pour les peines infligées aux condamnés : il y avait détention au ban du roi, ou emprisonnement correctionnel ; détention à la barrière neuve, ou réclusion. Les galères étaient les travaux forcés, probablement avec chaînes aux pieds. Le cas de conspiration contre l’État, l’attentat contre la personne du roi, celle de la reine, celle du prince royal et celle des princesses royales, entraînaient la confiscation des biens et la flétrissure contre la famille du supplicié : hors ces cas, les délits et les crimes étaient personnels. Le fonctionnaire qui détournait à son profit les deniers publics dont il était comptable, était renfermé pendant dix années à la barrière neuve, et condamné à restituer le double de ce qu’il aurait détourné. Aucun cas de vol, quelles que fussent les circonstances aggravantes, n’emportait peine de mort, mais plusieurs années à la barrière neuve ou réclusion.

L’instruction des procédures criminelles se faisait par écrit : le jour du jugement, le prévenu ou l’accusé comparaissait pardevant les juges, en la chambre du conseil (non pas en séance publique) ; là, il subissait un dernier interrogatoire sur la sellette, après quoi il était renvoyé à la prison : alors les juges opinaient sur le jugement à rendre. Mais, dans l’instruction écrite, les témoins étaient confrontés avec le prévenu ou accusé, pour qu’il pût fournir ses reproches contre eux ou ses observations contre leurs témoignages. C’était la procédure criminelle des temps anciens.

La loi sur la culture offrait sans doute une foule de dispositions sages et équitables à l’égard des cultivateurs ; mais hélas ! elles n’étaient qu’écrites. Ils avaient droit au quart des revenus bruts des propriétés, à des soins dans leurs maladies ou infirmités, ou leur vieillesse[11]. Les heures de travail étaient fixées ; les mendians, les vagabonds, réprimés : L’autorité militaire avait la police des campagnes. La grande culture surtout jouissait de toute la sollicitude de ce code rural, pour produire de bonnes denrées, par leur préparation, par les usines prescrites, par les instrumens aratoires, les machines, etc. La plantation des vivres et grains de toutes espèces étaient ordonnée, et l’État devait en avoir une partie à sa disposition, Des peines correspondantes au manque d’exécution de toutes les prescriptions du code étaient établies contre les propriétaires, les fermiers et les cultivateurs : les amendes dominaient parmi ces peines de la loi écrite, mais le régime réel était autre chose.

La loi militaire, en 503 articles, était la réunion de tous les règlemens sur ce service. « Tout Haïtien, depuis l’âge de 12 ans jusqu’à l’âge de 60 ans, qui n’est point militaire et en activité de service, compose les milices du royaume. »

La loi pénale militaire, en 113 articles, comprenant la forme de procédure devant les conseils de guerre, était la dernière du Code Henry et digne en tout de ce nom fameux dans le crime. Il s’y trouvait 7 cas de destitution, 4 de mise aux fers, en prison, 29 de barrière neuve ou réclusion, 2 où le mot de mort était écrit, et 46 où la peine de mort était dissimulée par l’expression de passer par les armes, qui ne signifie pas autre chose ; et la preuve de ceci, c’est qu’à l’article 110 de la loi sur l’exécution d’un condamné, il est dit : « il sera passé par les armes, jusqu’à ce que mort s’en suive, par le détaehement qui l’aura conduit[12]. » L’art. 109 prescrivait, qu’au lieu de l’exécution, « l’adjudant d’armes fera publier à la tête de chaque troupe, un ban portant défense, sous peine de la vie, de crier grâce. » C’était un nouveau cas de mort possible.

Le duel était positivement défendu par le roi, et tout militaire ou autre individu attaché à l’armée ou à sa suite, qui serait convaincu de s’être battu en duel « sera passé par les armes, comme rebelle au roi, violateur de la justice, et perturbateur du repos et de la tranquillité publique, » disait le deuxième paragraphe du même article 77.

« Toute conspiration ou attentat contre la personne du roi, celle de la reine, du prince royal ou du royaume, emportera peine de mort contre celui ou ceux qui se seront rendus coupables de ce crime, contre leurs complices, contre ceux qui en auraient eu connaissance et qui ne l’auraient pas dénoncé aux autorités, leurs familles seront flétries et déshonorées, et leurs biens confisqués au profit de l’État. » Article 80.[13] Tout ce’système de rigueur, de sévérité extrême, ayant précédé la publication du Code Henry, ou comprend pourquoi eut lieu la défection de la frégate l’Améthyste, presqu’au même moment où ces lois étaient présentées à la sanction royale, par le conseil privé de Sa Majesté ; pourquoi les équipages des deux autres navires adhérèrent si facilement à cette défection. La loi pénale militaire ayant été publiée à la fin de février, on comprendra encore mieux la défection importante qui la suivit sous les murs du Port-au-Prince, peu de mois après.

En parlant du code pénal militaire de 1806, nous avions dit qu’il s’y trouvait 28 cas où la peine de mort était appliquée. En 1807, le sénat réduisit ces cas à 8 ; et en 1812, Henry 1er les portait à 31 ! Qu’avaient donc gagné les troupes du Nord et de l’Artibonite, à passer sous les ordres du général en chef qui provoqua la mort de l’Empereur Dessalines ? Aussi, les marins du Nord donnèrent un exemple qui ne pouvait qu’être imité par les troupes de l’armée de terre ; ce furent celles de l’Artibonite qui eurent l’honneur de le suivre : exemple frappant de l’influence qu’exerce la législation sur les idées des hommes !

Soit que Christophe connût plus tôt, ou seulement dans les premiers jours de mars, la défection de sa frégate, le 8 il émit une proclamation au peuple et à l’armée d’Haïti, où il disait : « L’attentat le plus inouï, la trahison la plus atroce de quelques misérables scélérats, ont livré au pouvoir des révoltés du Sud, ma frégate la Princesse Royale Améthyste, après que les traîtres ont eu porté leurs mains criminelles sur leur amiral et quelques autres de leurs officiers. Par suite de cette infernale entreprise, que le génie seul de la rébellion a pu inventer, deux autres de mes bâtimens ont subi le même sort, induits en erreur et trompés par les signaux des révoltés. Ils ont fait dans cette occasion, comme dans toutes les autres, usage de leur arme naturelle : la perfidie ! Naviguant ensuite sans commission d’aucune puissance légale, ces bâtimens ont été capturés comme forbans ; car aucun souverain n’est exempt d’éprouver des trahisons, mais tous sont intéressés à punir les traîtres. Soudain je me suis levé : mon repos était celui du lion. Je me décide à marcher contre le Port-aux-Crimes, pour réduire les rebelles. J’ai retenu trop longtemps l’ardeur de mes braves soldats… »

Et il s’adressait ensuite aux citoyens de toutes les classes, dans l’Ouest et le Sud, pour les inviter à se rallier à son autorité, en promettant de protéger les bons, de n’importe quelque couleur.[14] Aux troupes, il disait : « Militaires égarés, avez-vous pu méconnaître si long-temps votre véritable chef, le père du soldat ? etc. » En effet, il venait de le prouver par sa loi pénale militaire si douce, si humaine !


On se tromperait, si l’on croyait que ce fut à la nouvelle reçue de la défection de sa flotille, que Christophe se décida à marcher contre le Port-au-Prince ; il se préparait auparavant à cette campagne, en réunissant à Saint-Marc des munitions de guerre, de l’artillerie de campagne et de siège, des projectiles, etc. Dès le 12 janvier, un ordre du jour de Pétion annonçait ces préparatifs, en ordonnant les dispositions nécessaires à la résistance : le 20 du même mois, les troupes des arrondissemens de Léogane et de Jacmel durent se réunir à celles du Port-au-Prince, et les gardes nationales se tenir prêtes à marcher, au premier ordre.

La scission du Sud restait toujours comme un obstacle à la défense parfaite de la République, menacée par son cruel ennemi. Mais la Providence voulut que ce fût au moment même où il comptait le plus sur cette funeste division, qu’elle dut finir.

Le 7 mars, veille du jour de la proclamation du Lion du Nord, le colonel Pierre Henry, son homonyme, se prononça à Jérémie, à la tête de la 18e demi-brigade, en faveur de l’autorité du Président d’Haïti.[15] Cette affaire avait été si bien menée, que le général Francisque fut surpris quand elle éclata, et il fut contraint de se retirer de la place avec quelques officiers et ses guides, se dirigeant aux Cayes. Après son départ, tous les citoyens se prononcèrent comme la 18e. Dans l’arrondissement de Tiburon, le colonel Lepage, de la gendarmerie, entraîna également dans le mouvement une partie de la 19e et les citoyens.

Lorsque le général Francisque sortit de Jérémie, il s’était arrêté un instant à Dalmarie ; de là il en avait informé Borgella, par une lettre qui lui parvint aux Cayes. Le lendemain, ce dernier partit avec la 13e, un bataillon de la 17, et un détachement de dragons pour se porter à Jérémie. Quel que fût antérieurement son désir de mettre un terme à la situation où se trouvait le Sud à l’égard de l’Ouest, son devoir de général en chef lui commandait de maintenir son autorité, puisque le conseil du gouvernement l’avait décidé ainsi. Il y a pour le militaire et l’homme politique, une obligation de se respecter soi-même, sous peine de déchoir dans l’opinion, dans la considération qu’il doit exiger de ses adversaires. Mais arrivé sur l’habitation Lesieur, dans les hauteurs de Pestel, Borgella reçut une autre lettre de Francisque, déjà rendu aux Cayes, qui lui apprenait que le colonel Lepage avait adhéré à la résolution du colonel Henry. Dès lors, il n’y avait lieu qu’à une chose : retourner aux Cayes, pour délibérer avec le conseil sur le parti qu’il fallait prendre en cette circonstance, les troupes qu’il avait avec lui ne suffisant pas pour marcher contre deux arrondissemens en défection. Il reprit la route des Cayes dans ce dessein.

Arrivé sur l’habitation Béret-Saint-Victor, dans les montagnes de Cavaillon, le 14 mars, il reçut une lettre de Panayoty et Frémont qui lui mandaient, qu’ils venaient dans le Sud, chargés d’une mission auprès de lui de la part du Président d’Haïti. Il leur répondit immédiatement, de l’attendre ou à Miragoane ou à Aquin, où il allait se rendre pour les recevoir. Cette mission lui prouvait que Pétion était déjà informé de la défection des arrondissemens de Jérémie et de Tiburon, et elle entrait dans ses vues de consulter le conseil départemental. Dans son désir d’éviter toute guerre, il communiqua cette nouvelle aux officiers supérieurs qu’il avait avec lui : le général Faubert, le colonel Léveillé, de la 15e, etc., et leur dit son intention d’en conférer avec le conseil, après avoir vu les envoyés du président.

Aussitôt, Léveillé conçut le projet de devancer toute délibération à ce sujet, de faire détection pour s’en faire un mérite aux yeux de Pétion ; il embaucha les officiers et les soldats de son corps, en leur faisant toutes les promesses en usage dans ces sortes de cas. Malgré l’ordre de Borgella, de faire défiler les troupes pour s’arrêter au carrefour de Cavaillon, Léveillé entraîna la 13e et les autres corps au pas de course, pour rentrer aux Cayes.

Ne les trouvant pas à ce carrefour, Borgella expédia le chef d’escadron Solages pour tâcher de les devancer aux Cayes, avec ordre au général Bonnet de prendre des mesures en conséquence. Mais Solages, les rencontrant à la rivière l’Ilet, fut retenu par le colonel Léveillé. Celui-ci rentra aux Cayes dans une grande effervescence, et fit prisonnier le général Bonnet qui allait au-devant de ces troupes, sur la levée des Quatre-Chemins. Dans ce moment, le général Wagnac se déclara en faveur de l’autorité du Président d’Haïti, et les membres du conseil départemental et les citoyens de la ville furent contenus par la force militaire placée sous les ordres de ce général : parmi les citoyens, il y en eut qui adhérèrent au mouvement.

Wagnac se conduisit en honnête homme, comme toujours, en bon citoyen et chef modéré dans l’exercice de son autorité ; il fit respecter tout le monde, surtout Madame Borgella et sa famille, en souvenir des services que lui avait rendus le général en chef. Mais Léveillé inspira des craintes pour leurs jours aux hommes les plus courageux : le général Bonnet fut de ce nombre, tant ce colonel le menaçait après l’avoir fait prisonnier. Trouvant le moyen de lui échapper un instant, Bonnet chercha à se cacher, fut poursuivi tumultueusement par les soldats dirigés par Léveillé et ses officiers, et on le rencontra sous le théâtre de la salle de spectacle, où il courut encore le plus grand danger. À cet instant, le général Wagnac parvint à le protéger, et l’amena chez lui où il le garda pour le soustraire à toute insulte de la soldatesque. Ce fut une triste destinée pour un officier de cette importance !

Le général Francisque se trouvait chez Borgella, au moment de l’entrée des troupes en désordre ; il s’évada à pied par les fossés, avec ses aides de camp, pour aller à la rencontre du général en chef[16]. Celui-ci s’était décidé à retourner aux Cayes, par rapport à la mutinerie de Léveillé ; mais ayant joint Francisque qui lui apprit les événemens, et reçu au même moment une lettre de sa femme, qui lui mandait l’arrestation de Bonnet, il se résolut à se rendre à Aquin où étaient les généraux Vaval et Lys, et l’adjudant-général Véret, avec un bataillon de la 15e, fort de 600 hommes : il y arriva avec le général Francisque. Solages, échappé des mains de Léveillé, vint l’y joindre.

Pendant que l’arrondissement des Cayes se plaçait sous les ordres du Président d’Haïti, celui de Nippes suivait le même mouvement par l’action du général Bruny Leblanc : le 14 mars, il était soumis avec la 16e demibrigade.

Le 10, le président avait reçu du colonel Henry, l’information de la soumission de l’arrondissement de Jérémie. En élevant cet officier au grade de général de brigade pour le commander désormais, il adressa le même jour un message au sénat, où il l’informait des particularités de cet événement qui lui faisait présager le terme de la scission du Sud, par les précédens résultant des négociations infructueuses du Grand-Goave. Par ce message, Pétion dit au sénat : « Ce qu’il y a de plus satisfaisant, citoyens sénateurs, c’est qu’il n’y a pas eu une seule goutte de sang de répandue. »

Le fait est, que le colonel Henry lui avait laissé ignorer l’assassinat du chef d’escadron Delaunay, sénateur et commandant de la place de Jérémie. Cet officier, étant malade, se trouvait à la campagne en changement d’air ; aussitôt le mouvement opéré dans la ville, on alla sur l’habitation où il se tenait et on l’égorgea pendant la nuit. Le seul motif de ce crime fut attribué au désir de le remplacer dans son emploi militaire. Henry fut coupable de le laisser commettre, s’il ne l’ordonna pas lui-même. Delaunay pouvait être écarté, sans aucun danger pour le plein succès de la soumission de l’arrondissement ; et le silence que ce colonel garda envers le président, sur cet assassinat, fait présumer qu’il l’ordonna, par quelque haine qu’il avait pour la victime.

En même temps qu’il ordonnait la sortie du Port-au-Prince, de plusieurs corps de troupes, pour se porter au Pont-de-Miragoane et aider, par sa présence sur ce point, aux défections dans les autres arrondissemens du Sud, Pétion se décida à envoyer Panayoty et Frémont auprès de Borgella, porteurs d’une dépêche en date du 11 mars. Il lui parla des motifs qu’il avait eus d’agir avec patience et modération, à l’occasion de la scission du Sud, par son espoir que la douceur et la persuasion produiraient avec le temps leur effet sur les esprits ; mais que le moment était arrivé où chacun devait reconnaître la nécessité de revenir à l’unité dans le gouvernement, afin de sauvegarder les familles et la République, menacées des plus grands malheurs. « Je viens vous proposer, lui dit-il, de rendre la paix et le bonheur à la République ; il y va de votre gloire, et vous trouverez toujours mon cœur ouvert, prêt à devancer cet heureux moment… La circonstance présente n’apportera pas de changement essentiel à ce que je comptais faire en faveur de nos concitoyens du Sud, quand j’ai envoyé une députation au Grand-Goave, si ce n’est dans le commandement de la Grande-Anse que le colonel Henry conservera comme général de brigade, grade auquel je viens de l’élever, en considération de ses services. Si vous vous décidez à reconnaître le gouvernement, je suis prêt à envoyer une seconde députation, chargée de stipuler les articles partiels et accessoires qui devront vous donner la sécurité et la garantie de mes promesses, — la base de ma proposition préalablement admise. Je vous parle, citoyen général, en frère et en ami, et je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous ne soyez pas convaincu de la sincérité de mes sentimens. Réunissons nos armes contre Christophe ; réparons le passé par sa défaite ; rappelons la prospérité et le bonheur dans notre pays. Je vous écris avec la confiance que votre cœur m’entendra… »

On ne pouvait agir et parler avec plus de franchise que ne le fit Pétion en cette circonstance, ni ménager davantage les susceptibilités de l’amour-propre, non-seulement de Borgella, mais des membres du conseil du Sud, généraux et autres. Ce qu’il disait des stipulations à faire et dont il avait conçu la pensée déjà, se rapportait à la promesse verbale donnée à l’aide de camp Chardavoine, de laisser à Borgella le commandement en chef du Sud, pourvu que le conseil départemental cessât d’exister, et qu’il reconnût son autorité de Président d’Haïti, pour rétablir l’unité du gouvernement et l’indivisibilité de la République. Mais, du reste, quel langage fraternel, que de sentimens patriotiques dans cette lettre !

Après le départ de Panayoty et de Frémont, le président se mit en route ; il avait avec lui les généraux Marion et Lamothe Aigron, Sabourin, Inginac et d’autres officiers et ses aides de camp. Les autres généraux et officiers de l’Ouest restèrent au Port-au-Prince pour assister le général Boyer, en cas que l’armée du Nord parût. Pétion y laissa aussi le bataillon des grenadiers à pied de sa garde et les chasseurs à cheval, emmenant dans le Sud les chasseurs à pied et les grenadiers à cheval, et des détachemens des autres troupes d’infanterie.

Les deux envoyés du président trouvèrent le général Borgella à Aquin, avec les généraux Francisque, Vaval, Lys, Faubert et l’adjudant-général Véret. En recevant de leurs mains la dépêche de Pétion, Borgella réunit en conseil ces officiers du Sud, afin de prendre leurs avis, mais en leur proposant tout d’abord de se soumettre à l’autorité du Président d’Haïti. Indépendamment de ses sentimens de patriotisme qui le portèrent à cette résolution, des termes de la dépêche présidentielle qui l’y engageaient, il y avait convenance, nécessité, puisque déjà les arrondissemens de Jérémie, de Tiburon, des Cayes et de Nippes, avaient pris ce parti, et que celui d’Aquin seul restait à se prononcer.

Vaval et Francisque acceptèrent sa proposition ; mais, contre son attente, Lys, Faubert et Véret y résistèrent, préférant, disaient-ils, guerroyer contre le président avec le seul bataillon de la 15e, resté fidèle par attachement à Borgella, ancien colonel de ce corps. Lys poussa même son amour-propre, mal placé en cette occasion, jusqu’à dire « qu’il aimait mieux compromettre le sort du pays, que de se soumettre au Président d’Haïti. » Un tel langage ne partait pas de son cœur, toujours si dévoué à Pétion et au pays ; il était l’effet de sa position particulière dans la scission du Sud, de sa fuite regrettable du Port-au-Prince. Lys ne vit que de l’humiliation pour lui, dans une détermination où il ne s’agissait que d’un sacrifice en faveur de la patrie. Mais il fut facile à Borgella de le ramener à des idées plus raisonnables, à ses vrais et constans sentimens, en lui exposant que son amour-propre personnel aurait le droit aussi de le porter à la résistance, puisqu’il allait descendre de son rang de général en chef du Sud : car, il ne visait nullement à la conservation du commandement de ce département, que lui avait fait proposer le président et dont il renouvelait la promesse par sa dépêche.

Ses collègues agréant enfin ses judicieuses raisons, Borgella expédia son aide de camp Solages avec les envoyés du Président d’Haïti, porteur d’une lettre du 16 mars, en réponse à sa dépêche. Il lui disait que Panayoty et Frémont, avec lesquels il s’était longtemps entretenu, lui feraient part de ses idées, de ses réflexions et de ses sentimens.

« J’ai lu avec une attention particulière, ajouta-t-il, votre dépêche portant la manifestation des sentimens de paix, d’union et de concorde. Ces sentimens coïncident parfaitement avec les miens. C’est de leur durée, c’est dans l’harmonie qui doit toujours exister entre les enfans d’une même famille, que naîtra la félicité de notre commune pairie… Mais, vous le savez, président, le temps seul devait nous préparer ce bon heur ; le temps seul pouvait assoupir les préventions, calmer les haines et mettre désormais chaque citoyen à même de porter son offrande sur l’autel de la patrie : c’est là que brûle le feu sacré de la Liberté… Je vous déclare avec la franchise qui doit caractériser tout militaire, et sans détour comme sans répugnance, que votre autorité est pleinement reconnue dans ce département. C’est moins la faiblesse qui me dirige, que le patriotisme et l’amour de la paix.

Permettez-moi une réflexion qui naît des circonstances et de la tranquillité publique. La constitution du 27 décembre 1806, dont vous nous offrez la garantie, demande quelques changemens, surtout à l’article du pouvoir exécutif. Dans un pays où les lumières ne sont pas généralement répandues, où les passions sont sans cesse irritées par l’amour du pouvoir, ne vous semble-t-il pas nécessaire de perpétuer l’autorité dans les mains du pouvoir exécutif ? Un gouvernement temporaire peut-il convenir à un peuple facile à égarer et à faire éclater des factions, pour favoriser les prétentions secrètes de ceux qui convoitent le gouvernement ?…

Je sollicite de vous un ordre du jour portant oubli du passé, la promesse d’une garantie et sans aucune restriction, aussi bien que la cessation de l’anarchie où ce département se trouve livré depuis peu de jours. Je vous demande aussi une entrevue, et je me porterai avec confiance dans le lieu que vous désignerez… »

Borgella avait néanmoins admis dans sa lettre, l’idée exprimée par le président, d’une sorte de convention où des garanties seraient stipulées en faveur du Sud. Mais, avec l’entraînement qui se propageait dans ce département, pour le retour à l’autorité du Président d’Haïti, il n’y avait plus lieu à exécuter une promesse évidemment faite pour décider le conseil départemental à se dissoudre : les événemens étaient accomplis, et la garantie de la sécurité pour tous, devait résulter de la parole d’un chef qui ne manqua jamais à la sienne, et de l’ordre du jour que Borgella réclama de lui.

Sa lettre parvint à Pétion, le 17, au Petit-Goave. Le président accueillit Solages avec la bienveillance la plus marquée, et lui dit que la conduite de son général était celle du meilleur citoyen de la République ; qu’il n’en était pas étonné, parce qu’il avait toujours apprécié son noble caractère, même quand ils étaient tous deux jeunes officiers. Le 18, il publia l’ordre du jour réclamé par Borgella, en disant aux troupes : « Soldats, Dieu a couronné nos efforts. Nos frères nous attendent et nous appellent dans le Sud ; nous y entrons comme pacificateurs : c’est assez vous dire ! Ordre, obéissance, respect des propriétés, oubli du passé : voilà le mot d’ordre de l’armée. Il est expressément ordonné de ne rien dire sur qui que ce soit, sous peine de punition exemplaire ; et de reconnaître dans la propriété de tous, ce que l’on doit à ses amis et à ses frères »

Arrivé sur l’habitation Olivier, il adressa un message au sénat pour l’informer de la soumission du Sud, par la lettre qu’il venait de recevoir du général Borgella, tant en son nom qu’en celui des généraux qui se trouvait à Aquin avec lui, et de la part des généraux Wagnac et B. Leblanc.

« Je vais me rendre à la capitale du Sud, dit-il, afin de raffermir les esprits et de cimenter l’union la plus parfaite. Je n’oublierai jamais, citoyens sénateurs, que la patrie demande des défenseurs, et que toute ma conduite doit être dirigée vers les moyens de conserver ceux que nous possédons, et d’acquérir, s’il est possible, un plus grand nombre. »

Sur l’habitation Cadillac, près de Saint-Michel, le président renvoya Panayoty et Solages auprès de Borgella, porteurs d’une nouvelle dépêche et de la copie de son ordre du jour. Par cette dépêche du 18 mars aussi, en lui témoignant sa vive satisfaction des sentimens qu’il trouvait exprimés dans la sienne du 16, il lui disait : « Je suis entré dans la partie du Sud, non pas pour y venger aucune récrimination personnelle, mais bien pour y réunir les esprits et tous les cœurs, à la seule et imite que cause qu’il nous convient d’adopter pour nous sauver de la tyrannie de Christophe, et procurer à tous et chacun la garantie assurée de leurs droits… Lorsqu’il sera permis de réviser la constitution, ou que la volonté du peuple s’expliquera à ce sujet, la question que vous me proposez sera décidée…[17] Je me mettrai en route demain pour Aquin, où j’espère vous embrasser… Je vous prie de rendre aux généraux qui sont avec vous, le témoignage de toute mon affection et de la satisfaction que j’aurai à les voir. » Et en post-scriptum : « J’avais eu des inquiétudes sur le sort du général Bonnet, qui a couru des dangers aux Cayes : le général Wagnac me tranquillise, en m’assurant que ses jours sont en sûreté. » Sollicitude qui honore la mémoire de Pétion !

De Cadillac, il se vendit à Trémé où vinrent le joindre les généraux Borgella, Vaval, Francisque, Lys, Faubert, et l’adjudant-général Véret, le 20 mars. Les troupes de l’Ouest étaient en bataille des deux côtés de l’avenue des beaux arbres qui conduisait de la barrière à la maison principale. Borgella s’étant avancé, le président descendit du perron pour le recevoir et l’embrasser, ainsi que les autres généraux. Pétion et Borgella passèrent dans le salon où ils causèrent quelques instans, avant d’admettre les autres. Le président lui exprima de nouveau, la satisfaction qu’il éprouvait de sa conduite désintéressée qui sauvait la République, et qui lui méritait la reconnaissance de la nation et la sienne en particulier : « Car, n’en doutez pas, lui dit-il, nous serons bientôt attaqués par Christophe ; j’ai eu des informations positives à cet égard : notre union seule peut nous sauver. »

Le 21, le Président d’Haïti fit son entrée aux Cayes, avec les troupes de l’Ouest et escorté des officiers généraux du Sud : Borgella était à sa droite, et Lys à sa gauche[18]. Il donna à ce dernier le pas sur Francisque et Vaval, afin de lui prouver qu’il ne conservait aucune rancune contre lui. Il fit plus envers ces deux généraux : tout près de la ville, le colonel Léveillé vint au-devant de lui avec quelques-uns des officiers de la 13e, et le salua très-bruyamment en se vantant d’avoir pris les armes pouivsa cause. Pétion lui dit : « Colonel, j’ai remarqué que vous n’avez salue ni le général Borgella, ni le général Lys : ce sont vos chefs, veuillez leur témoigner le respect que vous leur devez. » Force fut à Lé veillé de s’exécuter, à ces paroles du chef de l’Etat qui maintenait l’autorité dans la personne de deux officiers de mérite[19].

Mais il eut pour le digne général Wagnac tous les égards, toute la considération qu’il méritait par sa conduite modérée, par les belles qualités de son âme. Dès le 14 mars, jour où Wagnac s’était prononcé en faveur de Pétion, cet officier général, en lui rendant compte des événemens passés aux Cayes, avait dit dans sa lettre : « J’ai une grâce à vous demander, président ; c’est de me donner la satisfaction de témoigner ma reconnaissance au général Borgella, qui m’a sauvé la vie en plusieurs reprises, ainsi qu’à beaucoup de vos amis, depuis qu’il a pris le commandement. Je vous prie, mon cher président, de lui être utile en cette circonstance.[20] »

Il eût suffi de ce beau sentiment exprimé si loyalement par le brave Wagnac, au moment même où il replaçait l’arrondissement des Cayes sous l’autorité du Président d’Haïti, pour que Pétion eût pour lui cette haute estime qu’il lui avait déjà accordée depuis 1806, et qu’il lui montra constamment. Wagnac fut promu au grade de général de division dû à son mérite et à ses services. Le président pourvut à presque tous les emplois publics, d’après ses recommandations.

Bruno Blanchet n’avait pas attendu son arrivée pour s’enfuir à l’étranger : il se fit justice à lui-même[21].

Mais ce que l’on doit regretter, c’est que le général Bonnet demanda au président un passeport pour s’y rendre aussi. Il fit en cela une nouvelle faute politique, plus impardonnable que celle qui l’amena dans le Sud : car, il n’ignorait pas que Christophe était là, menaçant la République ; il avait trop contribué à la fonder, pour l’abandonner en cette circonstance. C’était sur les remparts du Port-au-Prince qu’il devait aller se réconcilier avec Pétion, en le secondant encore[22]. Qu’importait sa mésintelligence avec Boyer, en présence de la patrie réclamant le service de tous ses défenseurs ?


Le département du Sud avait cessé d’être en scission avec celui de l’Ouest, l’autorité du Président d’Haïti y était désormais reconnue, d’après la constitution et sa réélection en mars 1811. Le chef de l’Etat qui montra toujours tant de tact dans les affaires publiques, qui avait proclamé hautement l’oubli du passé avant de pénétrer dans le Sud ; ce chef sentit qu’il n’avait point à parler de nouveau au peuple, sur les événemens qui avaient occasionné cette discorde civile. Quelque rédaction qu’il aurait adoptée dans une proclamation ou une adresse, c’eût été toujours un acte désobligeant pour tous les citoyens qui avaient été entraînés dans la scission, à plus forte raison pour ceux qui y avaient pris une part active, avec des démonstrations de passion ou de rancune contre le Président d’Haïti. Pétion s’en abstint avec raison, par un haut sentiment de patriotisme.

Il avait accueilli les réfugiés de l’Ouest, comme tous les autres citoyens ; mais il jugea convenable d’anéantir publiquement tous les registres, tous les papiers du conseil départemental, comme une signification de l’entier oubli du passé, de l’union et de la concorde qui devaient désormais exister entre le Sud et l’Ouest, ces deux départemens constituant alors l’unité de la République d’Haïti. Cette destruction officielle avertissait chacun, et surtout ses anciens partisans dans le Sud, qu’il ne fallait plus récriminer, rechercher les traces des opinions émises contre lui.

En prenant cette résolution, Pétion donna encore un témoignage d’estime à Borgella et à Lys ; il les prévint de son intention de faire brûler les archives départementales sur la place d’armes, en présence des troupes et du peuple, et il les engagea à ne pas se trouver à cette opération : « Des hommes comme vous, leur dit-il, ne doivent pas y assister[23]. »

Elle eut lieu le dimanche 22 mars, jour des Rameaux, précédant cette sainte semaine où l’Eglise catholique commémore pieusement la mort du Divin Rédempteur, où l’Humanité entière devrait toujours se confondre dans un seul esprit, — celui de la Charité, — afin de bannir toute haine entre les enfans d’un même père. Le chef qui conçut cette pensée d’union, qui comprit si bien ses devoirs envers ses concitoyens, ses frères, qui était animé de cet esprit évangélique, méritait bien aussi les grâces divines attachées aux actes de son gouvernement, et d’emporter dans la tombe les regrets universels du peuple sur le cœur duquel il régna.

Mais voyons s’il mérite réellement, les louanges que nous donnons à sa conduite dans la pacification du Sud ; si tout ce qu’il fit à cette occasion ne fut pas l’effet de l’impulsion de son propre cœur ; si Pétion, enfin, peut être considéré comme un chef soumis aux influences de ceux qui l’entouraient.

Parmi ces hommes, Boyer passait aux yeux des opposans du temps, pour celui qui influençait le plus l’esprit du président, et nous en avons parlé déjà, à propos de sa mésintelligence avec Bonnet et d’autres. Examinons si Pétion encourut ce reproche ; car il faut dire la vérité tout entière, quand on la connaît par tradition ou documens ; autrement, on n’est pas digne d’écrire sur les faits historiques, on ne recommande pas son œuvre a l’estime du public. Voici des extraits de lettres adressées par Boyer au président, au moment où il allait dans le Sud.

Le 17 mars, il lui accusa réception de sa lettre du 16, par laquelle Pétion l’informait de la soumission des généraux B. Leblanc et Wagnac : « Cette heureuse circonstance, dit-il au président, présage la pacification générale du Sud ; car je ne présume pas que les désorganisateurs réfugiés à Aquin (Borgella, Lys, Vaval, etc.) conservent encore le coupable espoir de résister à votre autorité. Trop de motifs ont dû, depuis peu, leur faire reconnaître l’énormité de leurs fautes, pour qu’ils n’envisagent pas votre clémence comme leur seule ressource… Mettez le temps à profit, président, et permettez à mon amitié de vous engager, en toute chose, à bien mûrir vos réflexions avant de vous décider à tout ce qui peut devenir important. Ayez toujours à la pensée le salut commun, votre gloire et l’étendue de vos obligations. Tout est ici dans la plus parfaite tranquillité ; tous les cœurs ont paru être satisfaits de vos succès ; il semble même que l’esprit public se rectifie de plus en plus, et que l’esprit de parti fait place à la raison.[24] »

Ainsi, tandis que les dépêches de Pétion à Borgella respiraient un esprit de concorde, des sentimens de réconciliation, qu’elles tenaient un langage amical et fraternel ; dans sa lettre, Boyer ne voyait que « de la clémence à exercer envers les coupables, les désorganisateurs réfugiés à Aquin ! » Etait-ce là le langage d’une vraie amitié pour le chef qui voulait oublier le passé, réunir tous les cœurs dans le saint amour de la patrie ? Fallait-il chercher à exciter son orgueil ? Et Boyer croyait qu’il pouvait engager Pétion « à bien mûrir ses réflexions avant d’agir !!! » Le salut commun, la gloire personnelle du président, ses obligations envers son pays, consistaient à opérer comme il fit, à ne pas faire sentir à des frères, des amis, qu’il prenait envers eux un ton de supériorité résultant de son autorité ; car des hommes comme eux méritaient tous ces ménagemens. Nous les verrons bientôt sur les remparts du Port-au-Prince, — Borgella, Lys, Francisque, — et nous saurons s’ils surent s’y réfugier avec honneur.

Ce n’est pas tout : encore une lettre à citer, du 19 mars. Par celle-ci, Boyer accusait réception de deux autres de Pétion, des 17 et 18, et de son ordre du jour, qu’il fit imprimer par ses ordres et expédier aux fonctionnaires publics, en le publiant aussi. Il lui dit : « L’heureuse circonstance de la soumission du Sud aux ordres du gouvernement, a comblé ici le peuple de la plus vive allégresse.[25] Le bonheur que vous avez eu d’atteindre ce but sans effusion de sang, vous donne en quelque sorte de nouveaux droits à la reconnaissance publique, et doit nécessairement augmenter la confusion et la honte de vos ennemis. Quelle leçon pour les méchans ! Et que de réflexions cette occasion fait naître sur les vicissitudes humaines ! Continuez, président, l’ouvrage que vous avez commencé ; la Providence bénira vos efforts. Songez à l’avenir ! soyez clément, mais soyez-le avec dignité. Pardon de la liberté de mes observations ; mais mon cœur et mes principes m’empêchent de vous parler différemment. »

Pétion eut dans le Sud, de nombreux adversaires et un seul ennemi : Bruno Blanchet. Il est à croire que beaucoup de ces adversaires ne le devinrent, que parce qu’ils étaient les ennemis de Boyer, dont les discours, comme les lettres citées ci-dessus, ne savaient pas toujours ménager ceux qui lui faisaient ombrage. De ce qu’il était le favori du président, et qu’on le croyait influent sur son esprit, on lui imputait une grande part dans ec dont on se plaignait, et cela suffisait pour lui attirer la haine de bien des gens[26]. Revenons à cette lettre du 19 mars.

Comment, en présence de l’ordre du jour du 18, qui recommandait l’oubli du passé entre des frères, qui excitait l’allégresse du peuple ; en présence de la sagesse du Président d’Haïti, de sa modération, obtenant la soumission du Sud sans effusion de sang, — ce qui réjouissait le cœur de Boyer, sans nul doute : comment a-t-il pu écrire à Pétion que ce qui faisait son bonheur, « devait nécessairement augmenter la confusion et la honte de ses ennemis ? » Comment a-t-il pu lui dire ensuite : « Soyez clément, mais soyez-le avec dignité ? » Boyer avait raison de terminer, par lui demander pardon de ses observations !

Mais l’Histoire, dans sa juste sévérité, ne peut lui pardonner ses instigations : elles étaient déplacées, comme sa propre rancune contre ses ennemis. Ce n’était pas là le devoir d’un ami du chef de l’État. On peut soutenir un gouvernement qu’on reconnaît convenable pour son pays, même celui qui ne l’est qu’à raison des circonstances qui dominent une situation ; on peut défendre le chef de ce gouvernement contre des attaques passionnées, mais il ne faut pas l’irriter. Nous verrons Boyer lui-même à l’œuvre de la réconciliation entre le Nord et la République, et nous lui décernerons alors les louanges qu’il mérita ; nous lui en décernerons bien d’autres ! mais en ce moment, à l’égard de celle du Sud, nous croyons qu’il encourut, pour ses deux lettres, un juste blâme. Il avait assez profité des fautes de ses concurrens, pour pouvoir être modéré ; et l’on dirait qu’il les redoutait encore, si Pétion se réconciliait franchement avec eux[27] !


Empressons-nous de faire son éloge, après l’avoir blâmé.

Le 22 mars, tandis que le Président d’Haïti accomplissait aux Cayes l’acte qui effaçait toutes les traces de la scission du Sud, le commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince apprenait la marche de l’armée de Christophe. Il sut que des troupes nombreuses étaient arrivées au Mirebalais : le général Magny en avait le commandement supérieur. Boyer expédia aussitôt le chef d’escadron Lerebours, son aide de camp, pour aller en toute hâte en avertir le président ; il fit tirer l’alarme et battre la générale pour réunir les troupes et les citoyens sous les armes.

Ce fut un moment de sérieuse réflexion pour tous, après la joie ressentie des événemens du Sud, à raison de la présence du président dans ce département avec une partie des troupes. Néanmoins, comme il avait prévu tous les cas d’une campagne contre le Port-au-Prince, Boyer se conforma au plan de défense qu’il avait adopté[28]. Il en sortit dans l’après-midi du 22, à 4 heures, avec les grenadiers à pied de la garde, les chasseurs à cheval, les bombardiers du 1er régiment d’artillerie, les 3e, 10e, 11e et 22e demi-brigades, en laissant dans la ville le 1er régiment d’artillerie, la 23e et la garde nationale.

La 25e occupait déjà le fort construit à Sibert, sous les ordres du général Bergerac Trichet : dans la nuit, le général Métellus arriva de Léogane, et il alla en prendre le commandement en y réunissant la 11e.

Les gardes nationales de Jacmel et de Baynet étaient déjà placées sur l’habitation Latan : le général Gédéon les y joignit avec les 3e et 10e et en eut le commandement.

Le général Boyer alla occuper l’habitation Bonrepos, avec les grenadiers de la garde, la 22e et une partie des bombardiers.

Il fit placer le colonel Per avec les chasseurs à cheval et l’autre partie des bombardiers, sur l’habitation Santo : cette cavalerie envoya des vedettes au-delà de la Croix-des-Bouquets, pour surveiller la marche des troupes venant par le Mirebalais et avertir de leur apparition.

À la Croix-des-Bouquets et à Jumécourt se tenaient la 12e et la garde nationale de la plaine, sous les ordres du général Frédéric : le fort du bourg avait été augmenté et armé[29].

On considérera, peut-être, que c’était là une grande dissémination des forces qu’on avait à opposer à l’invasion du Nord. Mais il paraît que le président avait été informé de divers projets de Christophe, qui nécessitaient l’occupation de tous ces points en même temps, parce qu’à tous aboutissaient des routes où son armée pouvait passer, afin de surprendre le Port-au-Prince sans défense. Elle pouvait pénétrer dans la plaine par la route de l’Arcahaie, éviter Sibert, et passer soit à Latan, soit à Bonrepos ; ou bien en y pénétrant par la route du Mirebalais, passer soit à Santo, à la Croix-des-Bouquets, ou à Jumécourt[30]. D’après les dispositions arrêtées d’avance par Pétion, et que le général Boyer suivit alors, on obviait à ces risques ; car les troupes occupant ces différens points se reliaient entre elles et pouvaient s’avertir mutuellement, pour se concentrer autant que possible sur le point le plus menacé.

On a vu la mention de l’ordre du jour du président, en date du 12 janvier, annonçant la prochaine invasion de Christophe ; mais, quelques jours auparavant, il s’était passé un fait vers la Croix-des-Bouquets, qui est curieux. Une prétendue Vierge avait apparu à des cultivatrices de la plaine ; elles disaient l’avoir vue sur un arbre du figuier maudit[31], vêtue de linge blanc ; sa figure était cachée par un voile blanc. Elle avait dit à ces crédules femmes, qu’une puissante armée viendrait bientôt dans la plaine, et qu’il ne fallait pas lui résister, parce que ce serait désobéir à Dieu. Après cette exhortation, cette Vierge s’était envolée dans le ciel, disaient ces imbéciles, ou ces commères, qui propagèrent si bien cette ridicule fable, que bientôt presque tous les cultivateurs et leurs femmes se rendaient incessamment au pied du figuier maudit, pour prier : des dévotes, des âmes faibles de la ville, allèrent aussi faire chorus à ces croyances superstitieuses[32].

Le président jugea la chose selon son vrai sens : que c’était une manœuvre du Défenseur de la Foi, qui essayait d’exploiter l’ignorance, afin de ne pas rencontrer beaucoup de résistance, quand il se lèverait de son repos de Lion. Il fit inviter l’abbé Gaspard, curé du Port-au-Prince, à se rendre sur les lieux pour employer l’autorité de la religion sur ces esprits crédules et les persuader de rejeter cette fable.

Ce prêtre s’y rendit, en effet, avec la croix et la bannière de l’église, escorté de chantres, d’enfaus de chœur,… et de dévotes surtout : il y trouva une foule nombreuse. Après des aspersions d’eau bénite, sur l’arbre désigné comme ayant servi de refuge à la Vierge, et avoir entonné des chants du rituel, il fit une allocution à ses auditeurs attentifs, à la suite de laquelle il leur déclara, qu’il fallait reconnaître si c’était réellement la Sainte Vierge qui était venue se faire voir un instant ; que dans ce cas, le figuier maudit participerait de sa sainteté et résisterait à l’action du feu qu’il allait y faire mettre. Mais les fagots assemblés autour de l’arbre, l’enflammèrent si bien, qu’en peu d’instans le feu s’étendait du tronc aux branches. L’expérience était concluante, les spectateurs ébahis condamnèrent la prétendue Vierge comme un imposteur[33].

C’en était un, en effet, un homme habillé en femme, un espion de Christophe, nommé Bosquette, qui avait joué ce rôle et qu’on appela plus tard la Vierge Bosquette, quand on sut les particuralités de sa mort, par ordre de Christophe.

Le lundi 23 mars, l’ennemi fit une reconnaissance du côté de Sibert, sans attaquer cette position : c’était apparemment pour y attirer les forces républicaines et faciliter la prise du Port-au-Prince, selon le plan de l’invasion.

Ce plan résultait des rapports de Bosquette. Il avait fait savoir que la Croix-des-Bouquets et Sibert étaient fortifiés ; que probablement les troupes du Port-au-Prince se partageraient pour défendre ces deux points, et qu’entre eux, il y avait une grande distance qui n’était pas gardée. Alors, Christophe fit passer le gros de son armée par le Mirebalais, 14,000 hommes environ, avec ordre au lieutenant-général Magny, duc de Plaisance, de descendre au Cul-de-Sac, d’éviter la Croix-des-Bouquets en débouchant par la Savanne-Blond, près de Santo : ce qui le mènerait sur la grande route de la plaine au Port-au-Prince, où il entrerait l’arme au bras, en laissant les troupes républicaines à Sibert et à la Croix-des-Bouquets. Toutefois, il avait prévu que, contre son attente, Magny pouvait avoir à combattre ; et que, s’il était vainqueur, il devrait se borner à aller s’établir à Drouillard, à une lieue du Port-au-Prince ; et là, il attendrait le Roi[34].

Ces instructions formelles sauvèrent la ville, comme on va le voir, et prouvent que Christophe n’avait pas le génie de la guerre, ou tout au moins l’intelligence de cet art ; car il est des cas où il faut laisser une certaine latitude à ses généraux.

À peu près à 1 heure de l’après-midi du 24 mars, une vedette des chasseurs à cheval, placée au pont de l’habitation Bédet, vit arriver les troupes de l’ennemi sortant du Mirebalais. On aurait eu avis de leur marché plus tôt, si l’on avait placé une autre vedette sur l’habitation Lemeilleur, comme paraît l’avoir ordonné le général Boyer. Vers 2 heures, il fut informé, à Bonrepos, de cette marche de l’ennemi ; il joignit le général Gédéon et sa brigade, à Latan, et toutes ces troupes, moins les gardes nationales de Jacmel et de Baynet laissées là, se portèrent au pas de course à Santo, où étaient les chasseurs à cheval avec une pièce d’artillerie légère. Les troupes ennemies étaient déjà rangées en bataille.

« C’était, dit Boyer au président, dans sa lettre du 25 mars, comme vous l’aviez présumé, sa plus forte colonne ; et nous avons su, par le rapport des prisonniers que nous avons faits, qu’il y avait 9 régimens. Ils étaient en bataille, dans la savanne entre Santo et la Croix-des-Bouquets. Je vis bien cette extrême supériorité de l’ennemi ; mais il ne me parut pas convenable de me retirer devant lui : ce qui ne pouvait faire qu’un fort mauvais effet sur nos troupes. Elles faisaient la meilleure contenance et brûlaient d’ardeur de combattre. L’ennemi fit le mouvement pour nous attaquer ; alors la pièce d’artillerie légère tira, et à peine eut-elle le temps de redoubler un second coup, que nos troupes chargèrent l’ennemi qui ploya, et il fut aussitôt chargé par le colonel Per avec sa cavalerie. L’ennemi fut mis en déroute ; on lui prit deux drapeaux et des prisonniers. Mais, s’étant rallié, il revint à la charge ; et enfin, la grande supériorité du nombre l’emporta. Les 3e et 10e régimens furent contraints de replier, et je restai engagé avec le bataillon de la garde, ayant été obligé de mettre pied à terre à sa tête. L’ennemi nous chargea avec fureur… Je parvins à me retirer sur Drouillard, afin d’y rallier les troupes… Je m’avançai de nouveau jusqu’à la Grande-Rivière pour faciliter le ralliement des soldats ; j’y fus encore assailli par l’ennemi, et enfin, je suis rentré en ville. J’ai de suite pris toutes mes dispositions, assisté par les généraux Bazelais et Gédéon, pour la garantir d’un coup de main, en attendant votre arrivée. »

D’après cette lettre, il paraît que Pétion avait été informé ou qu’il avait présumé, que la plus grande force de l’ennemi déboucherait cette fois dans la plaine, par la route du Mirebalais. La nouvelle étant parvenue, le 22 mars, de l’arrivée de troupes nombreuses dans ce bourg, il est à présumer aussi que, si le président avait été présent au Port-au-Prince, il se fût placé à Santo avec la majeure partie de ses forces pour les attendre. Le général Boyer ne lui a pas dit, dans sa lettre, quel était le nombre de combattans qu’il avait là sous ses ordres ; mais ou s’est accordé, alors, à porter ce nombre à environ 1200 hommes d’infanterie et 200 hommes de cavalerie. En supposant même 2000 hommes, c’était une grande audace de sa part, que d’attaquer les 9 régimens ennemis avec si peu de troupes ; mais il eut raison de le faire, par les motifs qu’il a déduits : son judicieux jugement maintint le moral de nos soldats, quoique, en définitive, il ait perdu la bataille ; ils restèrent convaincus qu’à nombre égal, ils pourraient encore repousser l’ennemi.

Enfin, Boyer sauva le Port-au-Prince, à raison des instructions données par Christophe à Magny ; car, s’il ne l’eût pas attaqué, ce général eût poursuivi sa marche et y fût entré.

L’ennemi s’attendait si peu à rencontrer de la résistance à Santo, qu’il crut que les coups de canon de l’artillerie légère partaient d’une fortification élevée là[35]. Au second coup, le brave chef d’escadron Gentil Cantabre et une partie des meilleurs chasseurs à cheval, reçurent toute la mitraille de cette pièce : Cantabre eut la cuisse cassée et mourut deux ou trois jours après, au Port-au-Prince. Ce déplorable effet de l’inattention de l’officier d’artillerie, ou de trop de précipitation de la part des cavaliers, empêcha de charger l’ennemi avec plus de succès. Les bombardiers, les 3e et 10e eurent un élan auquel il ne put résister.

Mais le général Magny parvint à rétablir le combat, en faisant déployer ses aîles pour envelopper cette poignée de braves qui lui étaient opposés ; c’est alors que ces trois corps replièrent, et que les grenadiers à pied de la garde durent donner contre l’ennemi pour protéger leur retraite. À ce moment, la cavalerie du Nord étant encore éloignée, Magny fît réunir ses guides à ceux des généraux sous ses ordres, et il ordonna de les lancer contre la garde, en même temps que l’infanterie faisait un feu roulant contre elle. Ce corps résista pendant un instant à tout ce choc ; mais se voyant sur le point d’être enveloppé, il dut faire retraite : les cavaliers le chargèrent avec succès. Le général Boyer, à pied, courut le plus grand danger : son aide de camp Souffrant dut presque le mettre sur son cheval pour le sauver[36]. La garde seule perdit près de 150 hommes dans ce combat, y compris plusieurs de ses plus vaillans officiers ; et les autres corps essuyèrent aussi des pertes regrettables.

« J’ajouterai, dit Boyer au président, que les officiers et les soldats se sont bien battus. Le général Gédéon s’est conduit en héros, comme à son ordinaire ; le colonel Per et le commandant Poisson ont répondu à ce que vous attendiez de leur bravoure. Enfin, chacun s’est bien montré. Mais nous avons à regretter de grandes pertes, en plusieurs braves et excellens officiers : David, Rinchère, Rey, Rémy n’ont pas encore paru ; il paraît certain que les deux premiers ont péri. » Tous les quatre avaient subi ce malheureux sort.

Lorsque Boyer retourna sur ses pas, dans l’intention de rallier les soldats qui s’étaient jetés dans les bois de l’habitation Goureaux, il était nuit ; et l’on dit à cette époque, que ce ne fut pas l’ennemi qui s’avança contre lui et les hommes qui l’accompagnaient ; mais qu’un cabrouet, qui avait été abandonné tout attelé de ses bœufs, ayant été entraîné par ces animaux pris de frayeur, le bruit que fit le véhicule fut si grand, qu’on crut que c’était la cavalerie ennemie qui venait au grand trot : une véritable déroute eut lieu, et Boyer perdit son chapeau galonné que l’ennemi ramassa à terre ensuite. Des officiers voulaient retourner pour le chercher ; il leur dit que le chapeau d’un général pouvait être remplacé, mais qu’il serait désolé de la mort d’un seul d’entre eux, à cause de sa coiffure. Il avait raison.

Pendant la bataille de Santo, les gardes nationales laissées à Latan se portèrent à Sibert. Ce fort n’était pas assez grand pour contenir les deux régimens qui y étaient déjà, augmentés encore de ces hommes qu’il fallut y recevoir cependant, leur retraite sur la ville pouvant les faire tomber au milieu de l’ennemi vainqueur : de sorte que, cette garnison était exposée à perdre beaucoup de monde, en cas de siège de la part de l’ennemi. Le général Frédéric conserva aussi ses positions à la Croix-des-Bouquets et à Jumécourt. Entre ces deux points, Sibert était le plus exposé.

Après sa victoire à Santo, dans la nuit le général Magny marcha sur Drouillard, où il s’arrêta, conformément à ses instructions.

Dans la même nuit et pendant la journée du 25, des échappés de la bataille, blessés ou non, entrèrent incessamment au Port-au-Prince. Cette ville était loin de pouvoir offrir une longue résistance, si l’ennemi marchait contre elle ; mais tous les hommes valides étaient sur pied et disposés à combattre. Le colonel Dupuche, directeur de l’arsenal, se multiplia dans cette nuit de terrible attente ; il fit placer des canons aux deux portes de l’arsenal pour défendre ce dépôt d’armes et de munitions ; il en fit traîner sur toute la ligne, du fort Marchand au fort Léogane, pour résister autant que possible aux attaques présumées de l’ennemi[37]. Caneaux, colonel du 1er régiment d’artillerie, seconda aussi le général commandant de l’arrondissement, comme tous les autres officiers supérieurs. Les soldats battus à Santo et rentrés en ville, ne remplirent pas moins leurs devoirs en se rendant dans les postes ou fortifications, dès qu’ils arrivaient. Chacun, enfin, se rappela qu’après la bataille de Sibert, le 1er janvier 1807, on avait repoussé les troupes de Christophe, et on eut encore cet espoir. Mais les malheureuses femmes se rappelèrent également qu’elles avaient fui le danger ce jour-là ; néanmoins, il y en eut beaucoup qui restèrent avec courage pour le partager, et pas un acte de désordre n’eut lieu dans cette circonstance.

« Croyez, président, que je ne négligerai rien pour défendre la place jusqu’à votre arrivée, et je ne doute point que nous ne reprenions nos avantages sur l’ennemi. Tout le monde paraît bien disposé, mais on soupire après votre arrivée. Vous savez combien on vous aime. » Telle fut la fin de la lettre du géneral Boyer, du 25 : il lui apprenait encore que dans la matinée de ce jour, l’ennemi avait attaqué Sibert, et qu’il avait été répoussé.

Effectivement, Christophe ayant appris le succès de son brave lieutenant à Santo, crut pouvoir enlever le for de Sibert d’assaut ; il en fit donner plusieurs qui échouèrent devant la vaillance de Métellus, de Bergerac Triche et de leurs compagnons. Le lendemain, il fit établir des batteries de canons de siège, que les troupes sous ses ordres directs avaient traînés de Saint-Marc. Cette colonne était forte de 6000 hommes et composée de sa maison militaire ou garde haïtienne, formée des plus beaux hommes de son armée, tant à pied qu’à cheval, et de la plus grande partie des grenadiers des autres corps. Dans les assauts donnés à Sibert, il en périt un grand nombre, par la mitraille et une fusillade bien nourrie : la vaillante 11e s’y connaissait.

Le 16 mars, le sénat avait rendu un décret qui déclarait que le colonel Henry, les troupes sous ses ordres et les citoyens de la Grande-Anse, avaient bien mérité de la patrie en reconnaissant l’autorité du Président d’Haïti. Le 25, ce corps fît un autre acte qui déclara aussi que le général Boyer et les troupes du Port-au-Prince avaient également bien mérité de la patrie, dans la journée du 24 ; et ce même jour, il se déclara en permanence, vu l’état de guerre où se trouvait le siège du gouvernement.

  1. La frégate portait le nom de la fille aînée du Roi d’Haïti, la corvette, celui de sa fille cadette, le brig, celui de l’un de ses généraux.
  2. Eutrope fut secondé en tout par Passeveau, autre jeune homme de couleur du Cap.
  3. J.-B. Backer était commissaire général de la flotte et se trouvait à bord de la frégate ; il fut débarqué a Miragoane avec les autres officiers.
  4. Dans ses Mémoires de 1843, B. Inginac avoue que Sir J.-L. Yeo avait été vu chez lui, quelques jours avant de quitter le Port-au-Prince, et que l’opposition l’accusa plus principalement d’avoir été l’auteur de la capture de la frégate l’Améthyste ; mais il s’en défend.
  5. On verra dans ce chapitre, une proclamation de Christophe, expliquant les motifs de la capture de sa frégate.
  6. J’ai entendu A. Gaspard l’acont er ces particularités.
  7. En montant à bord de cette frégate, Solages fit le signe de détresse des Francs-Maçons. Le capitaine Devis l’était ; il l’accueillit en frère, le combla de caresses et le conduisit dans sa chambre où il lui donna des bardes pour s’habiller. De retour à Port-Royal, Solages fut mieux accueilli de l’amiral qui chargea Devis de le ramener aux Cayes. Malgré l’insuccès de sa réclamation, ayant appris par Solages, les attentions dont il avait été l’objet depuis son naufrage, le général Borgella fit un accueil distingué au capitaine Devis. La Loge des Cayes le fêta à son tour, comme un véritable frère ; et de cette circonstance naquit la haute opinion de Borgella, en favenr des Anglais bien nés : il était franc-maçon aussi.
  8. Parmi les douze membres du conseil privé, l’archevêque C. Brelle surtout était destiné à éprouver toute la justice et l’équité du Grand Henry ; car il fut royalement condamné à périr d’inanition dans un cachot, probablement à cause de ses méfaits.
  9. Exemple. Code français : On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. — Code Henry : Aucunes conventions particulières ne peuvent reposer sur des bases qui contrarient ou qui blessent les lois, concernant l’ordre public et les bonnes mœurs.

    Il est vrai que les Haïtiens ne sont pas obligés de bien écrire le français, et j’en donne souvent la preuve.

  10. Il eût été plus simple ne pas publier cet article 97, de ne pas le laisser dans ce Code, à moins que les articles additionnels ne soient venus plus tard, après la publication : ce qui ne paraît pas, ces articles n’étant pas insérés dans un acte séparé.
  11. Ce code rural prescrivit l’établissement d’un hôpital sur chaque habitation, d’un autre dans les jardins pour les maladies contagieuses ; des officiers de santé devaient soigner les cultivateurs malades : assurément, rien de tout cela n’était exécuté. Ce qu’il y eut de réel, c’est que ces producteurs agricoles étaient contraints, par le bâton, la force matérielle, à résider sur les habitations où ils étaient placés comme sous les régimes antérieure, à y travailler péniblement : le séjour des villes ou bourgs leur était interdit, sous peine d’être traités comme vagabonds, etc.
  12. « Faire passer un soldat par les armes, » c’est le faire fusiller par jugement d’un conseil de guerre.
  13. Cet article, copié textuellement, faisait partie de la loi pénale militaire ; il y a omission du cas de conspiration ou attentat contre la personne des princesses royales, mais dans la loi pénale civile, ces cas sont prévus.
  14. Sujet à caution sous ce rapport, il donnait d’avance sa parole royale, dans le temps même où il avait appris que c’était un mulâtre qui avait opéré la défection de sa frégate.
  15. Depuis l’affaire de Gérin surtout, le colonel Henry, qui ne voulut pas y prendre part, s’était dévoué à Pétion ; et celui-ci avait pour lui les plus grands égards, pour avoir neutralisé l’ancienne influence de Bergerac Trichet sur la 18e. Pétion ne négligeait pas non plus Madame Henry qui, comme Madame Métellus, exerçait une grande influence sur son mari. Cette femme ne voyageait jamais sans ses pistolets qu’elle maniait habilement.
  16. En voyant revenir la 13e et les autres troupes, du balcon où il était, Francisque croyait que c’était le général en chef qui rentrait aux Cayes. Mais Madame Borgella lui dit : « Vous vous trompez, M. Borgella n’est pas avec ces troupes : jamais il ne souffrirait le désordre qu’elles manifestent. Il a dû se rendre à Aquin. Sauvez-vous, allez l’y joindre : la 15e est là ; c’est votre ancien régiment à tous les deux, il vous soutiendra. »

    Quand Borgella apprit cette particularité et la dignité que montra sa femme en cette circonstance, son amour pour elle fut à son comble.

  17. On reconnaît ainsi, que l’idée d’élire le Président d’Haïti à vie, vint de l’initiative prise par le général Borgella, d’après des considérations puisées aux sources les plus pures : — pour amortir le désir effréné du pouvoir, calmer l’ambition, empêcher les factions de naître, assurer enfin une longue tranquillité au pays.
  18. On remarqua qu’en entrant aux Cayes, Pétion avait un pied chaussé d’une botte, et l’autre, chaussé d’un soulier porté en pantouffle. Il donna pour raison qu’il souffrait au talon de ce pied ; mais comme il avait dit qu’il voulait entrer aux Cayes en pantouffles, on a pensé généralement qu’il ne voulut pas en avoir le démenti. Si telle fut son intention, passons-lui cela, à raison de sa conduite d’ailleurs si digne. Il avait reconnu en Borgella, le grade de général de division, pour avoir été général en chef du Sud.
  19. Comme il avait fait envers Sans-Souci, par rapport à H. Christophe.
  20. Le général Wagnac ne fut pas le seul qui témoigna des noble sentimens de Borgella : le juge de paix Salomon, dans une lettre postérieure aux événemens accomplis, en date du 1er novembre 1812, dit a Pétion :

    « Le général Borgella, plus juste, plus généreux, ou moins soupçonneux que le feu général Rigaud, m’a mis hors des cachots après bien des angoisses durant trois mois, et plus encore pendant l’assassinat de mes deux compagnons sus-nommés (le vieillard Coquille et Georges aîné). »

    Ces mots de réticence ne détruisent pas le fait, quoiqu’ils amoindrissent la première apprêciation de la justice et de la générosité de Borgella. Salomon était connu, comme Wagnac, sur être partisan de Pétion : si le général en chef du Sud le relaxa des cachots, c’est qu’il ne pensait pas que la persécution fût un moyen de gouvernement, et que chacun, au contraire, pouvait avoir ses idées et ses sentimens dans toute sa liberté.

  21. Quelque temps après, Blanchet revint aux Cayes. Sa présence y occasionna un tel mécontentement, que des officiers militaires le frappèrent dans les rues : ce qui le porta à se réfugier à Santo-Domingo.
  22. Puisqu’il ne comprenait pas ce devoir sacré, Pétion ne devait pas lui refuser le passeport.
  23. Pétion avait passé plusieurs heures à causer avec Borgella, sur les événemens antérieurs depuis le commencement de la révolution ; il lui expliqua les motifs de sa conduite en diverses circonstances. En lui disant de s’abstenir d’assister à cette opération, il ajouta en souriant : « Quant à Francisque et aux autres généraux, ils ont à peine participé aux actes du conseil, ou plutôt en militaires, qu’en hommes politiques : cela vous serait plus sensible, à vous et à Lys. » Borgella se donna une forte migraine, et Lys eut mal aux dents : ils se firent excuser auprès du Président d’Haïti, de ne pouvoir l’accompagner à la parade.
  24. Par cette même lettre du 17 mars, Boyer annonçait au président, qu’un soldat du 20° régiment venait d’arriver de Saint-Marc, d’où il disait s’être sauvé le 12. Il dit à Boyer, que les troupes transportaient des boulets, de Marchand à Saint-Marc ; qu’elles étaient menées avec une verge de fer ; mais qu’il n’avait pas entendu parler d’une prochaine campagne contre le Port-au-Prince. Il n’y avait que quatre jours, en effet, que la proclamation du 8 avait été publiée au Cap.
  25. Il y eut illumination spontanée au Port-au-Prince. — Journal l’Écho, du 22 mars, Nº 12.
  26. En tous les temps, les favoris, ou même ceux qui passent pour tels, sont sujets à éprouver de la haine : haine injuste, surtout à l’égard de ces derniers. Et que dire, par rapport à ceux qui passent pour être des conseillers intimes !…
  27. Quand j’émets de pareilles opinions au sujet du général, c’est que je me sens fort de ma conscience dans mes rapports avec le Présidait d’Haïti.
  28. Lettre de Boyer à Pétion, du 25 mars : « Et, conformément au plan que vous aviez adopté, j’ai pris les positions pour attendre l’ennemi. »
  29. L’occupation de ces différentes positions est ainsi indiquée dans la lettre de Boyer, du 23 mars.
  30. Elle eût pu encore pénétrer dans la plaine, par la route des Crochus.
  31. On connaît toutes les superstitions qui se rattachent, dans le pays, à l’arbre qu’on nomme ainsi.
  32. À la fin de 1811, et encore au commencement de janvier 1812, on voyait une comète à longue queue, au nord-ouest du Port-au-Prince : les esprits faibles étaient prédisposés à la superstition.
  33. Après cette opération, l’abbé Gaspard publia sur le 2e numéro du journal l’Écho, du 12 janvier, une sorte d’épître aux fidèles, où il les conseillait de ne pas ajouter foi aux faux docteurs des sectes grossières du fétichisme ; cax on croyait alors, que c’en était un qui avait emprunté la forme d’une Vierge, pour mieux se faire agréer. Nous avons ce journal sous les yeux.
  34. Après le siège de 1812, j’ai entendu le général Magny raconter ces choses à mon père. Il ajouta : « Je savais bien, par les prisonniers que nous avions faits, que le président était dans le Sud, et qu’il n’y avait point de troupes ici (au Port-au-Prince). Mais les instructions du Roi étaient formelles ; en prenant la ville, ma tête fût tombée. Il disait sans cesse, qu’un officier ne doit jamais s’écarter de ses instructions : je suivis les miennes, et je m’en réjouis aujourd’hui plus que jamais. »

    Honorable parole, bien digne du vertueux Magny !

  35. C’est ce qui occasionna la mort de l’espion Bosquette. Il avait assuré qu’en y passant, on ne trouverait ni troupes ni canon : or, le fait prouvait qu’il était encore un imposteur ; il périt comme tel. Voilà bien une punition de la véritable Sainte Vierge.
  36. Souffrant, le même qui était aide de camp de Bonnet, qui tua J.-L. Longueval devant Saint-Marc : l’un des plus braves officiers d’Haïti.
  37. Dans cette nuit où l’on s’attendait à être attaqué par l’ennemi, je vis le brave Dupuche à cheval, se portant dans les postes. Son costume était singulier : il avait un schako de soldat, en cuir, un gilet rond, et il était armé d’un sabre, d’une paire de pistolets à la ceinture, d’un trabucco ou tromblon et d’un porte-voix passés en bandoulière sur ses épaules. Il resta armé ainsi durant tout le siège, et nos soldats en plaisantaient avec lui-même, qui riait comme eux.