Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.15

Chez l’auteur (Tome 7p. 389-427).

chapitre xv.

Acte de l’assemblée départementale du Sud, régent l’exercice du pouvoir conféré à Rigaud : injure qui y est faite à Pétion. — Adresse de Pétion au peuple et à l’armée. — Il invite les sénateurs présens au Port-au-Prince à rentrer en session. — Ces sénateurs appellent ceux qui sont dans le Sud. — Ceux-ci font défaut, et les autres constituent le sénat. — Le 9 mars, Pétion dépose le pouvoir présidentiel. — Le sénat le réélit pour 4 années. — Il prête serment : discours à cette occasion. — Interpellation qui lui est faite à l’église, par Saget, ancien constituant. — Modération de Pétion. — Loi sur le commerce. — Acte du conseil du Sud sur les finances. — Rigaud publie une adresse des citoyens du Sud à leurs frères de l’Ouest : accusations insérées dans cet acte contre Pétion. — Paroles qu’il prononce en le lisant. — Il fait faire aussi une adresse des citoyens de l’Ouest à leurs frères du Sud : accusations qu’elle contient contre Rigaud. — Conduite de Juan Sanches, à Santo-Domingo. — Conspiration ourdie contre lui. — La Régence d’Espagne y envoie Xavier Caro. — Députation envoyée par Christophe à Juan Sanches : concert entre eux. — Retour de Xavier Caro en Espagne. — Adresse de Juan Sanches à ses concitoyens, et sa mort. — Christophe lui fait rendre des honneurs funèbres. — Il se fait nommer Roi d’Haïti, établit la monarchie et la noblesse dans le Nord et l’Artibonite. — Ses actes sur ces institutions. — Titres fastueux qu’il adopte. — État des finances dans l’Ouest. — Soulèvement d’un bataillon de la 17e dans la Grande-Anse. — Il se porte aux Cayes. — Rigaud va à sa rencontre aux Quatre-Chemins et court des dangers. — Borgella le protège. — Les soldats mutinés l’attaquent dans sa maison en ville. — Ils sont défaits par la garde nationale, etc. — Répression sanglante de cette révolte et meurtre de quelques partisans de Pétion. — Borgella protège la vie du général Wagnac. — Proclamation de Rigaud, accordant amnistie aux soldats en fuite. — Wagnac est l’auteur de leur révolte. — S’il a agi d’après les instructions de Pétion. — Maladie de Rigaud, chagrins qu’il éprouve. — Pétion va au Pont-de-Miragoane avec des troupes, et revient au Port-au-Prince.


Devenu paisible possesseur du pouvoir dans le Sud, par les concessions du Président d’Haïti faites au Pont-de-Miragoane, Rigaud sentit la nécessité de le régler par un acte, pour offrir des garanties aux citoyens, dans l’exercice des attributions qui lui avaient été accordées par celui du 3 novembre. L’assemblée départementale y avait déclaré sa dissolution ; mais il la fît revivre le 9 janvier 1811, afin d’avoir ce nouvel acte pour paraître mieux tenir ses attributions et celles de son conseil privé, des députés du peuple du Sud. Il paraît que l’opinion publique s’effrayait déjà, de l’usage que pourrait en faire le général en chef, dominant les autres généraux et les citoyens conseillers. À cet effet :

L’assemblée départementale du Sud, réunie au lieu ordinaire de ses séances ;

Considérant que par l’acte du 3 novembre dernier, la forme du gouvernement du Sud, fondé sur la volonté bien prononcée de tous les citoyens, n’a pas été expliquée de manière à fixer l’opinion publique et prévenir les événemens qui pourraient influer sur nous, en cas de mort du général en chef, commandant le département ;

Considérant que l’accumulation de tous les pouvoirs sur une seule tête est ce qui constitue le despotisme, et que la révolution qui s’est opérée dans le Sud, n’a été qu’un recours au principe de la liberté ;

Considérant que les maux dont le peuple est maintenant la victime, ne proviennent que du peu de soin qu’a eu le gouvernement de consulter l’opinion des hommes sages et intéressés au bonheur du pays, pour n’écouter que le conseil de quelques favoris toujours guidés par leurs vues particulières et par leurs passions ;

L’assemblée départementale, sans déroger à la confiance illimitée que tous les citoyens du Sud ont justement placée dans le général Rigaud, commandant le département, a arrêté ce qui suit, comme articles constitutionnels, jusqu’à ce qu’il en soit autrement statué par une constitution définitive ;

1. Le gouvernement du département du Sud réside dans un conseil ; le conseil est présidé de droit par le général en chef, commandant le département.

2. Tout ce qui est proposé au conseil ne peut être résolu et avoir force de loi, qu’à la majorité des voix.

3. Le conseil réside au chef-lieu du département.


4. En cas de vacance par mort, démission ou autrement du général en chef, (cet article réglait la forme de l’élection de son successeur, par l’adjonction de quelques fonctionnaires publics au conseil.)

5. Toutes lois, etc., sont signées par le général en chef.

6. Le général en chef dispose de la force armée qui est instituée pour défendre le département du Sud contre les ennemis du dehors, et pour assurer au-dedans le maintien de l’ordre et l’exécution des lois.

7. Les contributions publiques sont délibérées et fixées par le conseil.

8. Le conseil arrête le plan de l’organisation de l’administration des finances, et règle les appointemens des divers agents de l’administration.

9. Le conseil procède à l’organisation de l’ordre judiciaire et à l’adoption d’un code unique.

Tel fut cet acte qui, cette fois, enterra l’assemblée départementale pour toujours.

Celui du 3 novembre et la proclamation de Rigaud du 6, ne contenaient aucun mot acerbe contre Pétion et son autorité. Dans le premier, on l’avait qualifié de Président d’Haïti ; on pouvait s’en tenir aux deux premiers considérans de celui du 9 janvier. Mais, le troisième respirait le fiel de Blanchet ; il accusait Pétion d’être l’auteur des maux dont souffrait le peuple, et l’on voit bien la corrélation qui existe entre ce considérant et la lettre de Rigaud, du 4 septembre 1810 : c’étaient les mêmes pensées reproduites, les mêmes reproches que lui avait adressés Rigaud, au sujet de son conseil qui n’avait pas agréé le plan qu’il lui fit exposer par Blanchet. Dès lors, la scission du Sud prenait aux yeux de Pétion, un caractère plus coupable ; car la passion s’ingéniait à lui trouver des torts, à incriminer ses intentions dans l’exercice de son pouvoir présidentiel, dont le terme allait bientôt arriver.

En conséquence de l’acte du 9 janvier, le 1er février il publia une adresse au peuple et à l’armée. Nous ne pouvons en rien citer, ne la possédant pas ; mais il est probable que cette adresse avait pour but de réfuter les calomnies insérées dans cet acte, de justifier son administration dans toutes ses parties : peut-être lançait-elle aussi quelques traits contre ses injustes accusateurs, persistant dans leurs déloyales imputations, malgré la modération dont il avait fait preuve au Pont-de-Miragoane. Ce que nous présumons ici expliquera d’autres actes postérieurs. En attendant, parlons de ceux du sénat, appelé à reprendre ses fonctions par rapport à l’expiration du mandat présidentiel.

Le 17 février, le Président d’Haïti adressa un message aux sénateurs présens au Port-au-Prince, pour les inviter à rentrer en session, en convoquant les autres membres du sénat qui étaient absens de cette ville.

En ce moment, ce corps n’avait plus que 9 membres : c’étaient Larose, Fresnel, Voltaire, Leroux, Neptune, présens au Port-au-Prince, — Lys, Modé, Delaunay et Pélage Varein, qui étaient dans le Sud. Au 17 décembre 1808, jour de son ajournement, il était composé de 21 membres, y compris Montbrun et J. Giraud, élus ce même jour, mais n’ayant pas eu le temps de venir prêter leur serment, au cas même où ils auraient accepté. De cette époque au 17 février 1811, 5 étaient morts, 5 avaient cessé d’être sénateurs en décembre 1809, par expiration de fonctions[1].

En recevant le message du président, les cinq sénateurs présens se réunirent et se conformèrent à l’art. 68 de la constitution, disposant :

« Aussitôt la réunion d’un nombre quelconque de sénateurs au Port-au-Prince, les présens prendront un arrêté pour inviter les absens à se joindre à eux dans le délai de quinzaine au plus tard ; ce délai expiré, si la majorité des sénateurs se trouve réunie, cette majorité, dans tous les cas, constitue le sénat, et peut faire tout acte législatif. »

Le 20 février, les cinq membres prirent un arrêté, en comité, par lequel ils invitèrent les quatre autres qui étaient dans le Sud, à venir au Port-au-Prince pour se joindre à eux et reprendre l’exercice de leur pouvoir constitutionnel. Mais on conçoit d’avance que les absens ne déférèrent point à cette invitation : Pélage Varein, seul, étant à Miragoane, répondit à la circulaire, promettant de venir et fit défaut néanmoins.

En conséquence, le 8 mars, le délai de quinzaine étant expiré, les cinq sénateurs présens constituèrent le sénat, la majorité étant de leur côté ; et ils déclarèrent entrer en session : ils adressèrent leur acte à ce sujet au Président d’Haïti. Celui-ci répondit le même jour au message du sénat, et lui rappela que le terme de son mandat arrivant le lendemain, il allait remettre les rênes du gouvernement, aux mains de l’administrateur général des finances qui avait remplacé le secrétaire d’État : ce qui eut lieu en forme.

Le 9, ce grand fonctionnaire informa le sénat de la remise du pouvoir présidentiel ; et « Le sénat, usant des droits que lui donne l’art. 109 de la constitution, voulant témoigner la gratitude nationale à celui qui, par sa sagesse, par ses vertus, par ses talens militaires, et « par son mérite personnel, a si bien soutenu l’État dans les momens les plus critiques, a réélu et proclamé, à ce l’unanimité, le citoyen Alexandre Pétion, Président d’Haïti pour quatre années. » Une députation de deux sénateurs lui fut envoyée pour lui donner connaissance de sa réélection et l’inviter à fixer le jour pour prêter son serment. Un ordre du jour au peuple et à l’armée, du 9, émané de l’administrateur général des finances, avertit la nation de cette réélection.

En vain dirait-on, qu’elle ne fut qu’un simulacre de la volonté des cinq sénateurs. Ces cinq citoyens recommandâmes par leur patriotisme et leurs qualités personnelles, ne pouvaient qu’interpréter le vœu réel du peuple et de l’armée en cette circonstance, comme le sénat, en grande majorité, l’avait interprété en mars 1807. La fidélité de Voltaire fut néanmoins une chose heureuse pour la gloire de Pétion. Si ce sénateur fût resté dans le Sud, la majorité du sénat s’y serait trouvée ; elle eût pu, en interprétant la constitution, élire Rigaud le 9 mars ; et alors, pour le salut du peuple, Pétion eût été contraint de résister à cet acte factieux, afin de se maintenir au pouvoir ; et que de déblatérations ne seraient pas survenues ensuite, de la part de ses détracteurs[2] ! Voltaire remplit donc envers la patrie, non-seulement un acte dicté par le sentiment, mais un acte de haute intelligence, au milieu de factieux divisant la République, pour favoriser une ambition inconséquente, dans la situation où elle se trouvait.

Le 10, Pétion se rendit au palais du sénat, entouré des officiers généraux et autres : toutes les troupes de la garnison prirent les armes et formèrent une haie depuis ce palais jusqu’à l’église, où un Te Deum fut chanté après la cérémonie du serment prêté par le Président d’Haïti.

Dans le discours prononcé par le sénateur Larose, comme dans celui de Pétion, il n’y eut aucune allusion à la scission du Sud : le premier couvrit la responsabilité du Président d’Haïti devant l’histoire, pour le long ajournement du sénat, par ces paroles :

« Rendant hommage à vos vertus, les représentans du peuple ont senti que les circonstances seules ont maîtrisé l’empire des lois dont la garde et l’exécution vous ont été confiées. »

Larose pouvait tenir ce langage patriotique, puisqu’il fut le premier à protester contre celui tenu par Gérin et Modé, dans la scandaleuse séance du 17 décembre 1808 qui occasionna l’ajournement du sénat. Ami intime de Daumec, il n’avait pas approuvé son intrigue avec Gérin.

On remarque les passages suivans dans le discours de Pétion :

« Chargé de diriger les armées, j’ai toujours ménagé le sang du soldat ; à l’intérieur, j’ai cherché à conserver la paix et l’harmonie, par tous les moyens de conciliation qui ont dépendu de moi. Le peuple avait trop longtemps gémi sous le joug de la tyrannie, pour ne pas s’abandonner sans réserve à l’exercice de la plénitude de ses droits : il a dû en quelque sorte s’y délecter. L’expérience a prouvé, par sa fidélité, que la douceur était plus propre à le fixer que la rigueur. Il est juste, brave et sensible ; les bons exemples et le régime des lois le tiendront aussi soumis, qu’il est terrible quand il s’élève contre l’oppression… Nous appellerons sans cesse tous les cœurs à la confiance, par notre désintéressèment et notre bonté. Dieu qui a tout fait pour nous, couronnera nos efforts, et nous jouirons, avec l’amour du peuple, de cette douce sérénité de conscience qui est la récompense la plus flatteuse pour les hommes dé voués à la félicité de leur patrie. »

Avait-il tort de parler ainsi du peuple haïtien, et de compter sur son amour, par la douceur du régime que fonda sa politique gouvernementale ? Le temps l’apprit, sans doute ; mais il donna la preuve, immédiatement après son discours, et avant la fin de cette cérémonie où il prit de nouveaux engagemens envers son pays, que ses concitoyens pouvaient compter aussi sur sa parole, sur la continuité de la douceur de son administration ; et voici le fait qui le prouva.

Le cortège étant à l’église, dès que le curé de la paroisse eût chanté le Te Deum, on vit Saget[3], ancien constituant de 1806 et alors percepteur du timbre au Port-au-Prince, s’avancer au milieu de la nef avec une chaise : il monta dessus en donnant le dos à l’autel, afin de parler à Pétion en face : les deux présidées occupaient un banc placé dans la nef et faisant face à l’autel. Dans cette position, Saget, tenant à la main un exemplaire imprimé de la constitution, interpella Pétion avec véhémence ; il lui demanda s’il l’avait toujours respectée, comme il l’avait promis sous serment, le 10 mars 1807 ? Pourquoi avait-il laissé le sénat ajourné pendant plus de deux ans, et ne faisait-il pas exécuter toutes les lois que ce corps avait rendues ? Il lui reprocha, enfin, une infinité de choses, comme les opposans du temps.

Cette apostrophe inattendue, dans un jour et un lieu aussi solennels, au temps de la scission du Sud, occasionna une grande émotion parmi tous les assistans. Mais le calme qui parut sur la physionomie de Pétion, un léger sourire qu’on découvrit sur ses lèvres, firent comprendre qu’il considérait les paroles du citoyen Saget, d’ailleurs homme de bien, comme une aberration de son esprit exalté dans le moment. Les aides de camp du président, Sabourin et Cerisier, maîtres de cérémonies, invitèrent les corps administratif, judiciaire, etc, formant le cortège, à reprendre la marche pour sortir de l’église et retourner au palais du sénat. Durant ce temps, Saget continuait toujours à pérorer ; enfin, les deux présidens et les sénateurs se levèrent aussi et prirent leur rang dans le cortège, qui sortit entièrement de l’église : force fut à l’orateur de cesser son véhément discours[4].

Les sénateurs et tout le cortège accompagnèrent ensuite le Président d’Haïti à son palais, où il les retint pour participer à un grand banquet préparé par ses ordres. Le soir, une illumination vraiment spontanée témoigna de la joie générale des citoyens du Port-au-Prince.

Il y eut un homme qui crut alors pouvoir spéculer sur l’imprudence de Saget. Le lendemain matin, il se rendit auprès du président et lui demanda la faveur d’occuper l’emploi de percepteur du timbre que Saget exerçait : « Mais, répondit Pétion, M. Saget n’a pas été déplacé. — Je le croyais, président, à cause des injures qu’il vous a faites hier à l’église. — Il ne m’a fait aucune injure ; il s’est trompé dans les reproches qu’il m’a adressés, et je continue à le considérer comme un homme de bien, un bon patriote : il ne sera pas remplacé. » Force fut aussi au spéculateur d’emplois de se retirer confus, et nous n’ajoutons aucune réflexion sur sa démarche, ni sur la réponse de Pétion.

Le premier acte législatif que fit le sénat, fut une loi rendue d’après la réclamation des commerçans étrangers, contre la loi du 23 avril 1807 et l’arrêté du Président d’Haïti du 30 décembre 1809, sur le commerce, qui limitaient la vente des cargaisons par de grosses quantités de marchandises. Appuyée par le président, cette réclamation porta le sénat à fixer d’une manière plus équitable, la quantité de ces marchandises que tous commerçans, étrangers ou nationaux, pouvaient débiter dans leur négoce : ce fut l’objet de la loi du 10 avril.


Dans le Sud, Rigaud faisait encore attendre son organisation financière et judiciaire, et il laissait ces deux branches du service public, sous l’empire des lois que le Sénat de la République avait rendues ; il n’y eut même pas aucune autre organisation décrétée durant toute la scission. Mais il s’occupa, après l’entrevue du 2 décembre, à décerner au commencement de 1811, des grades militaires à ceux qui lui parurent les mériter : il éleva les généraux Vaval et Francisque au grade divisionnaire. Wagnac, Lys et B. Leblanc restèrent généraux de brigade. Le colonel Faubert fut promu à ce grade ; et au mois de mars, Borgella y fut également nommé, pour être employé à Aquin sous les ordres de Vaval : il revenait alors de Jérémie avec la 15e demi-brigade, devenue le 2e régiment du Sud[5]

Par sa lettre du 7 novembre 1810 au général Marion, Rigaud avait dit qu’il allait prendre des mesures vigoureuses pour l’extinction totale de l’insurrection de la Grande-Anse ; mais elle ne fut que contenue comme auparavant, le soin de la défense du Sud, du côté des limites de l’Ouest, le préoccupant davantage en retenant une partie des troupes à Aquin et à l’Anse-à-Veau.

Lorsque le sénat eut réélu Pétion à la présidence, Rigaud, toujours sous l’influence pernicieuse de Blanchet, sortit entièrement de toute réserve à l’égard du chef de l’État ; il fit « une adresse des citoyens du Sud à leurs frères de l’Ouest, » que Blanchet rédigea. Elle peignit Pétion sous les plus horribles couleurs, en lui reprochant sa mauvaise administration durant les quatre années de sa présidence antérieure ; ses fautes dans la guerre contre le Nord, la chute du Môle ; sa partialité qui le portait à y envoyer les troupes du Sud, plutôt que celles de l’Ouest, pour y être sacrifiées ; l’épuisement des finances de ce département dans de folles dépenses ; sa négligence ou plutôt son mauvais vouloir dans la répression de l’insurrection de la Grande-Anse ; d’avoir fait périr les généraux Yayou, Magloire Ambroise, Gérin et Lamarre, etc ; d’avoir contraint le sénat à s’ajourner, en détruisant la constitution, pour exercer le pouvoir absolu ; de l’avoir fait revivre uniquement pour forcer les sénateurs du Port-au-Prince à le réélire Président d’Haïti, ce qui était contraire au vœu des citoyens du Sud manifesté dans les actes de leur assemblée départementale. Enfin, cette adresse dit de Pétion, « qu’il voulait être un maître absolu, avoir des esclaves pour lui obéir ; et que, semblable à Christophe, il se disait le successeur légitime et naturel de Dessalines. » Cet acte, qui contenait tout le fiel et toute la haine de Blanchet, se terminait ainsi, en s’adressant aux citoyens de l’Ouest : « Ayez un sénat, si vous voulez, mais que votre sénat soit celui de l’Ouest. Ayez un président, si vous voulez, mais que votre président soit ce lui de l’Ouest. Le département du Sud se régit par ses propres lois, par son conseil et par son général en chef. »

Que l’on suive le général André Rigaud dans toute sa conduite, depuis son arrivée aux Cayes, le 7 avril 1810, jusqu’à cette adresse dont il adopta l’idée, qu’il fit revêtir du nom des principaux citoyens du Sud, qu’il fit imprimer, publier et envoyer dans l’Ouest, et l’on ne sera nullement étonné qu’il soit arrivé à cet acte furibond. Son impatiente ambition l’avait empêché d’attendre la fin de la présidence de Pétion, pour essayer de son influence sur la faction du sénat et se porter concurrent au 9 mars 1811 ; il avait cru devoir profiter de l’émotion générale éprouvée à la chute du Môle, pour effectuer son système départemental ; et, maintenant que la modération et le desintéressement politique de Pétion, le laissaient paisible possesseur du pouvoir dans le Sud, il ne pouvait se faire à l’idée de sa réélection à la Présidence de la République, qui était une protestation contre la scission du Sud, qui en assurait le terme dans un avenir plus ou moins éloigné. Voilà le motif de son irritation, la cause de cette jalousie effrénée qui le dévorait.

Cette adresse étant parvenue à Pétion, il la lut d’abord, en présence de plusieurs fonctionnaires publics, avec la même impassibilité qu’il avait mise à lire l’arrêté du général Leclerç, qui déporta Rigaud en France et qui, le rendant désormais chef de son parti politique, lui fit prendre la résolution de conduire ce parti à l’indépendance de Saint-Domingue. Mais quand il arriva à l’accusation qui le comparait à Christophe, ses traits s’animèrent etil dit : « Ah ! le général Rigaud ne suit que les inspirations de la haine que m’a vouée M. Blanchet ! Il a consenti à me comparer à Christophe ! Eh bien ! je veux entrer aux Cayes en panlouffles ! »[6]

Après la publication de l’adresse du Sud, les réfugiés de l’Ouest principalement, et bon nombre de citoyens scissionnaires, ne gardèrent plus aucune mesure dans leurs propos à l’égard de Pétion ; le général en chef en avait donné le signal par ses accusations. Aux Cayes, à Jérémie, à Aquin, à Miragoane, dans tous les bourgs du Sud, c’était un concert de réprobation contre le Président de la République : était exactement renseigné de ces divagations passionnées, par ses partisans secrets.

Il se devait à lui-même, il le devait au pays, d’y faire répondre dans la même forme. En conséquence, une « adresse des citoyens de l’Ouest à leurs frères du Sud » fut rédigée par Sabourin[7]. Ceux du Port-au-Prince furent convoqués au palais de la présidence, afin d’en entendre la lecture ; ils y adhérèrent sans hésitation et apposèrent leurs signatures, tout en déplorant l’acrimonie contenue dans celle du Sud, qui nécessitait cette réponse formulée avec modération et fermeté : les noms des militaires s’y confondirent avec ceux des citoyens de la classe civile et des fonctionnaires publics. Des copies de cet acte furent envoyées aux commanda ns des arrondissemens de Léogane et de Jacmel, et revinrent revêtues des signatures de tous ceux de ces villes, du Petit-Goave, du Grand-Goave, des Cayes-Jacmel, de Fesle, de Baynet et des Côtes-de-fer.

L’adresse de l’Ouest s’attacha d’abord à justifier Pétion, par ses sentimens connus dans tous les temps, par la douceur de son administration ; à légitimer sa réélection, par les dispositions de la constitution, en faisant entendre que l’ajournement du sénat, pendant plus de deux années, avait été le fait des sénateurs eux-mêmes, sans rappeler cependant ce qui pouvait être imputé à ceux qui se coalisèrent avec Gérin contre le président. Elle le défendit à propos de la mort des généraux Yayou, Magloire Ambroise, Gérin, et de la chute du Môle, etc. ; mais elle récrimina aussi contre Rigaud :… « Fallait-il accréditer l’opinion des étrangers, — que le général Rigaud est l’émissaire de Bonaparte, et qu’il veut faire de la République une province française ? [8] La reconnaissance est un des devoirs les plus sacrés parmi les hommes ; l’ingratitude est rangée au nombre des plus grands vices. Nous vous demanderons : Sous quels auspices le général Rigaud a-t-il pu se déterminer à venir à Haïti ; si le président ne s’est pas prêté à tous les moyens de l’y appeler ; s’il eût osé s’y rendre sous tout autre chef que lui, commandant le pays ? Nous vous citerons sa réception au Port-au-Prince… Nous vous demanderons : Si le Président d’Haïti n’a pas fait tout ce qu’il devait faire ? Et nous vous laisserons à juger si le général Rigaud a rempli ses obligations. » L’affaire de Montbrun, « la bonne foi violée à son égard ; » celle de l’insurrection de la Vallée, par des soldats du régiment de Faubert, et tendante à expulser Bauvais de Jacmel ; le Môle abandonné dans la guerre civile ; Jacmel non secouru : tous ces faits revinrent sur le tapis politique, à la charge du général en chef du Sud, indépendamment de la scission qui divisait la République. L’adresse de l’Ouest porta la date du 22 avril.

Qui la provoqua et en fit une nécessité politique ? La défense est de droit naturel : celui qui attaque, doit s’attendre à ce que son adversaire emploie tous les moyens propres à l’anéantir. — Nous reprendrons la suite des événemens du Sud : passons à l’Est d’Haïti.


Lorsque Juan Sanches eut reçu le titre de brigadier capitaine-général, que lui envoya la Régence d’Espagne, il avait hésité à l’accepter, afin de n’être pas lié à cette ancienne métropole aux yeux de la population indigène de l’Est, et ce, pour rester libre d’agir suivant son projet d’indépendance ; mais la poire n’étant pas mûre, il céda aux conseils de quelques-uns de ses amis. Le 16 août 1810, il prêta son serment de fidélité dans une grande cérémonie : se sentant dès lors soumis à l’autorité métropolitaine, quoique fort dissimulé, il ne put se contenir et dévoila sa pensée secrète aux yeux des assistans.

Cette irritation le porta à brusquer incessamment, fonctionnaires et citoyens. Un jour, il alla même jusqu’à frapper un nommé Foîeau, originaire de Jacmel, habitant Santo-Domingo depuis longtemps[9]. Celui-ci, par vengeance, osa concevoir le projet de déposer Juan Sanches, parce qu’il avait pris une part active à l’insurrection, et qu’il avait une certaine influence ; mais, découvert dans sa conspiration, il fut accusé de vouloir proclamer la République d’Haïti à Santo-Domingo, et périt avec trois de ses principaux complices. Juan Sanches profita de cette circonstance pour tenter de se débarrasser de Cyriaco Ramirès, qui était aux fers, en l’accusant de complicité au prétendu projet de Foleau, avec d’autant plus d’apparence de raison, que l’infortuné avait été d’avis de s’allier avec la République. Heureusement pour Cyriaco Ramirès, l’un des magistrats chargés de juger cette affaire, José Joaquim Delmonte, réussit à faire rejeter l’accusation de complicité[10]. La jalousie haineuse de Juan Sanches jeta ainsi dans l’esprit public, l’idée de la possibilité de cette entreprise ; elle germa et porta son fruit plus tard.

Cet échec que subit le capitaine-général devant la magistrature, devint le signal d’une vive opposition de la part des fonctionnaires qui ne tenaient pas leurs emplois de son autorité ; elle se communiqua aux citoyens, parmi lesquels se trouvaient des hommes d’une naissance plus considérée dans l’Est, que celle de son chef : celui-ci n’en fut que plus irrité, et sortit souvent hors des bornes d’une sévérité nécessaire dans sa position.

Telle était la situation des choses, lorsqu’à la fin de 1810 don Xavier Caro, ministre de la Régence, arriva à Santo-Domingo, en qualité de délégué du gouvernement espagnol, pour assurer son autorité dans l’Est. Comme il était natif de cette ville et qu’il y avait des parens, la Régence compta sur son influence[11] : d’un autre côté, elle l’éloignait en cette circonstance par un exil déguisé, parce qu’alors la Régence, a-t-on dit, avait la pensée d’une transaction avec Joseph Bonaparte, et que Xavier Caro s’y opposait fortement. Quoi qu’il en soit, ce délégué reçut des plaintes contre Juan Sanches, des accusations relatives à ses rapports avec Christophe, et ceux qu’il entretint avec le capitaine-général ne purent que se ressentir d’une juste méfiance.

En effet, peu avant son arrivée à Santo-Domingo, une mission, présidée par le général Jacques Simon, y était venue de la part de Christophe qui, après avoir vaincu le Môle, avait repris le fil de ses négociations avec Juan Sanches. Jacques Simon lui avait apporté un costume complet de lieutenant-général, de riches armes, et lui garantissait le commandement de la partie de l’Est et le secours de forces pour se maintenir indépendant de l’Espagne. Afin d’intéresser les habitans à ce projet, Christophe offrait encore (selon l’opinion commune dans l’Est), d’obtenir des Anglais, qu’ils y introduisissent des milliers d’Africains pour cultiver leurs terres, selon le système établi dans le Nord ; c’est-à-dire, par la contrainte ou l’esclavage déguisé[12].

X. Caro retourna en Espagne en janvier 1811, laissant Juan Sanches atteint d’une hydropisie de l’abdomen qui faisait prévoir sa fin prochaine. Effectivement, il mourut le 12 février suivant ; et, en ce moment, l’adjudant-général Campos Thabarrès venait à Santo-Domingo, de la part de Christophe, pour donner suite à son projet avec Juan Sanches : arrivé non loin de cette ville, il apprit la mort du Vainqueur de Palo-Hincado, et rebroussa chemin en toute hâte.

Sentant déjà les étreintes de la mort, le 7 février, Juan Sanches fit une adresse à ses compatriotes, où il leur recommanda de conserver l’union entre eux, la continuation de leur soumission à l’Espagne « jusqu’au résultat du sort de Sa Majesté Ferdinand VII, » et il leur dit en outre : « Continuez les relations d’amitié avec notre allié et voisin (H. Christophe), avec la même bonne foi, avec la même sincérité que vous m’avez vu garder. » Le 7 mars suivant, l’allié du défunt, à son tour, fit publier cette adresse sur la Gazette officielle de l’Etat d’Haïti, et il fit célébrer avec pompes un service funèbre à sa mémoire, en ordonnant aux officiers civils et militaires de porter le deuil durant un mois.

À côté de Juan Sanches, se trouvait un autre indigène natif de Santo-Domingo, Nunez de Cacérès, qui devint auditeur des guerres par l’influence de Xavier Caro. Possédant une brillante instruction, d’un caractère dont la vanité s’accrut par cela même, il vivait en mésintelligence avec le capitaine-général, et cette mésintelligence était entretenue entre eux par André Munoz, revenu d’Espagne. Sans ces rapports difficiles, peut-être Juan Sanches eût-il proclamé l’indépendance de l’Est. Il la voulait, à condition de son alliance avec Christophe, tandis que Nunez de Cacérès, qui admettait l’idée de l’indépendance, la voulait comme il là proclama en 1821.

En attendant cette époque, l’ancienne colonie de l’Espagne lui resta fidèle, sous l’administration des divers officiers qui y furent envoyés successivement pour la gouverner. Il y en eut trois comme intérimaires, — Manuel Cavallero, qui remplaça Juan Sanches ; F. Valderama et José Marot ; et trois autres gouverneurs titulaires : — Carlos de Urrutia, S. Kindelan, et Pascual Real qui fut embarqué et expulsé en 1821.

En temps opportun, nous parlerons de la rétrocession faite par la France à l’Espagne, de cette portion du territoire haïtien ; mais les chefs qui la gouvernèrent, entretinrent des rapports de bon voisinage avec la partie occidentale ; les produits de l’Est continuèrent à y être échangés contre des marchandises étrangères ou pour du numéraire.


À peine « Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Président, notre très-gracieux Souverain[13], » eut-il fait rendre à la mémoire de Juan Sanches, les honneurs funèbres dont il vient d’être parlé, qu’il songea à se faire rendre à lui-même les honneurs de la Majesté auxquels il aspirait, depuis qu’il avait conçu le projet d’immoler l’Empereur Dessalines pour le remplacer. Il était assez habile pour comprendre que l’approbation qu’il avait donnée à sa mort, rendait difficile le rétablissement de l’Empire ; l’armée, les populations, quoique soumises sous son pouvoir absolu, s’étaient accoutumées, à tort ou à raison, à envisager le titre d’Empereur comme quelque chose de funeste[14] ; et d’ailleurs, il avait à sa cour présidentielle un homme (Juste Chanlatte) qui lui déclamait souvent les vers des grands poètes : or, cet acteur avait prononcé ceux-ci :


Il faut un nouveau nom pour un nouvel empire…
Le premier qui fut Roi fut un soldat heureux…


Roi fut donc le titre que Son Altesse Sérénissime préféra. Elle se ressouvint encore qu’en 1793 la ville du Cap eut, justement au mois de mars, un Roi et une Reine qui dominèrent au Carénage, l’une de ses sections[15].

À cet effet, le 26 du mois de mars, Christophe donna une fête au Fort-Liberté, où se rendirent avec lui sa famille et ses généraux et fonctionnaires publics. On y joignit un carrousel, à la manière des rois de France qu’on allait imiter. Madame la Présidente, à la tête des dames, avait le rang de Reine ; Monseigneur le Président, à la tête des hommes, celui de Roi. L’occasion de le proclamer Roi s’offrait naturellement ; d’un mouvement spontané, les chevaliers de la fête firent entendre les cris de : Vive le Roi ! Vive la Reine ! Ces titres demeurèrent aux deux époux, d’après ce jeu habilement combiné. Les troupes et la population de la ville, devenue le Fort-Royal, durent partager l’enthousiasme dont s’enivrèrent les hautes notabilités qui assistèrent à la fête ; le général Joachim Deschamps la parcourut avec un nombreux état-major, en proclamant Leurs Majestés.

Dans la soirée du même jour, Elles rentrèrent au Cap-Henry avec tous ceux qui les avaient accompagnées, et ceux-ci les y proclamèrent aussitôt, au grand ébahissement de la population et de la garnison.

On se mit à l’œuvre d’organisation, déjà préparée ; et une foule d’actes consacrèrent l’établissement de la Royauté et de la Noblesse. Les idées du Nord reçurent leur application en cette circonstance.

Le 1er avril, un édit du roi fixa la devise royale : Dieu, ma cause et mon épée ; un autre fixa ses armoiries en termes de blason : « il portait d’azur, au Phénix de gueules, couronné d’or, accompagné d’étoiles de même ; au tour ôu Phénix ces mois : Je renais de mes cendres, etc. » Un troisième édit fixa celle des princes, ducs, comtes, barons et chevaliers du royaume ; un quatrième, celles de la bonne ville du Cap-Henry, capitale du royaume.

Le 4, le conseil d’état tout entier, présenté par le grand maître des cérémonies, au roi et à la reine entourés de la famille royale, leur offrit la loi constitutionnelle d’Haïti qui reçut leur approbation et fut publiée. — Le 5, un édit royal créa ou plutôt régularisa la création d’une noblesse héréditaire, avec des titres, des dotations et des fiefs ; un autre détermina le nombre de ces nobles : 4 princes, 8 ducs, 22 comtes, 37 barons et 14 chevaliers, sans limiter cependant ce nombre à ceux-là seuls, le roi pouvant créer des nobles à volonté. — Le 7, un édit érigea un siège archiépiscopal au Cap, et Corneille Brelle, devenu archevêque, fut aussi le grand aumônier du roi ;[16] le même édit établit (sur le papier) trois évêchés suffragans, aux Gonaïves, au Port-au-Prince et aux Cayes. — Le 12, le grand costume de la noblesse fut déterminé selon le titre des nobles. — Le 15, deux édits fixèrent la livrée du roi, de la reine, du prince royal, des princesses royales, et des nobles. — Le 20, l’ordre royal et militaire de Saint Henry fut créé ; il était composé du roi, grand maître de l’ordre, du prince royal, de 16 grands croix, de 32 commandeurs, et du nombre de chevaliers qu’il plairait au roi de nommer ; pour le moment, ce nombre fut fixé à 250 : une dotation de 300 mille livres y fut attachée, à distribuer entre ceux qui en faisaient partie, les grands croix à 3500 livres chacun, etc. La croix portait l’image de Saint Henry, avec ces mots autour : Henry, fondateur, 1811, d’un côté ; et de l’autre, une couronne de lauriers avec une étoile et la devise : Prix de la valeur.

Les dignitaires et chevaliers de cet ordre étaient tenus de prêter le serment, à genoux devant le roi, et « de jurer et promettre de lui être fidèles, de lui obéir, de le défendre et soutenir, de lui révéler tout ce qui viendrait à leur connaissance contre sa personne et son royaume, etc. »… Hélas ! tant qu’il ne plairait pas à la divine Providence, de frapper sa royale personne d’apoplexie et de paralysie !

Le 3 mai, Sa Majesté se ravisa et exprima dans un édit « ses véritables intentions dans l’émission de quelques dispositions contenues en celui du 5 avril, portant création de la noblesse ; » et cela, par rapport aux fiefs donnés en dotation aux nobles. Il avait été dit que le fief revient à l’aîné des enfans mâles et légitimes ; mais le roi déclara alors « qu’il n’avait pas prétendu faire jouir du bénéfice de cette faveur, les enfans non issus de leurs propres œuvres, qu’ils auraient pu avoir légitimés. » Ensuite, il avait accordé aux nobles, le pouvoir de vendre, d’aliéner et d’hypothéquer ces biens ; mais le roi déclara « qu’il avait la ferme persuasion qu’ils ne voudraient pas user de ce pouvoir, sans des motifs puissans, et sans le consulter préalablement, étant leur ami et leur père. » Enfin, il déclara « que ce serait contradictoirement aux principes de la saine politique, consacrés par tous les gouvernemens policés, qu’il eût permis qu’après le décès des dignitaires sans descendans légitimes, leurs collatéraux succédassent aux biens dotés, ni que les dits biens passassent aux étrangers par le fait des dispositions ou du mariage de leurs veuves. »

En conséquence, l’édit du 3 mai arrêta « que le fief, apanage de l’aîné, quant aux princes et ducs, consisterait dans les deux sucreries dont ils ont été dotés ; et quant aux comtes, dans la sucrerie dont ils ont été pareillement dotés.[17] » Les seuls enfans procréés par un noble et légitimés par son mariage avec leur mère, furent considérés comme légitimes et durent jouir du droit d’aînesse. Ces aînés, indépendamment de leur apanage, devaient partager la succession de leurs père et mère, par égale portion avec leurs autres frères ou sœurs. Les enfans non procréés par un noble, mais légitimés par lui, ne devaient avoir à son décès, qu’un quart de la totalité des biens, le fief excepté, et le reste des dits biens dotés « retournerait au domaine de la couronne, » À l’avenir, nulle légitimation, nulle adoption, ne pourrait être faite par un noble, s’il n’eût préalablement obtenu l’autorisation expresse du roi.[18] La douairière d’un noble ne pouvait convoler en secondes noces, qu’en vertu de son agrément. Aucun noble ne pouvait cumuler plus d’un fief. Sa veuve devait jouir, sa vie durant, des biens dotés, à l’exception du fief, et les dits biens être réunis au domaine de la couronne, immédiatement après le décès de la veuve.

Un nouvel édit du mois de mai forma la maison du roi et de sa famille, en énumérant les grands officiers attachés à leurs personnes, les gouverneurs des palais royaux, au nombre de 9, des châteaux royaux, au nombre de 7 : il y avait 14 chambellans, 14 pages, 5 maîtres des cérémonies, des hérauts d’armes, etc.

C’était le complément obligé du système monarchique, comme les dispositions de l’édit du 3 mai en étaient une conséquence. Mais on est porté à se demander ce que gagnait le pauvre peuple à tout cet étalage, à tout ce luxe qu’il occasionnait, pour soutenir ce système aux dépens de la misère publique ? Il gagna à assister aux spectacles qui vinrent ensuite, à danser en place publique, et c’est beaucoup pour le peuple.

Une église s’improvisa au champ de mars du Cap-Henry ; elle avait 250 pieds en largeur et en longueur ; sa coupole, 80 pieds d’élévation ; le dais du trône, une hauteur de 70 pieds : elle fut construite en moins de deux mois par tous les ouvriers du Nord et de l’Artibonite mandés à bref délai. Le 2 juin, le couronnement du roi et de la reine eut lieu avcc grandes pompes dans cette église, par l’archevêque Corneille Brelle ; les fêtes, à cette occasion, durèrent huit jours ; des envoyés officiels de la partie de l’Est y assistèrent, en souvenir de la recommandation testamentaire de Juan Sanches ; des banquets somptueux furent donnés, etc., etc.

On est si heureux d’arriver à une telle dignité ! Mais le revers de cette médaille, ce furent l’orgueil humilié, le désespoir, un coup de pistolet au cœur qui n’eut jamais un sentiment de pitié pour ses semblables, un cadavre à peine recouvert de quelques pelletées de terre, et une mémoire exécrée de la postérité !

Juste Chanlatte, devenu comte des Rosiers, composa une cantate pour la circonstance ; peu auparavant, il avait fait une ode sur la prise du Môle : dans ces deux pièces, il exalta tous les genres de mérites de H. Christophe, mais en se réservant, in petto, de tracer un jour le portrait du Tyran, si celui-ci lui laissait sa tête ».[19]

J. Prévôt, comte de Limonade et secrétaire d’État des affaires étrangères, fit une « Relation des glorieux événemens qui ont porté Leurs Majestés royales sur le trône d’Haïti, suivie de l’histoire du couronnement et du sacre du roi Henry Ier, et de la reine Marie-Louise. » Il la dédia à Victor Henry, prince royal, héritier présomptif de la couronne, dont la triste destinée était d’être égorgé par ces nobles qui avaient tant juré et promis d’être fidèles à son père, contraint lui-même ou suicide pour échapper à leurs fureurs.

On conçoit sans peine que les couronnes enrichies de diamans, les manteaux royaux, etc., etc., qui brillèrent au couronnement du roi et de la reine ne furent pas improvisés au Cap : toutes ces choses de grand luxe avaient été faites en Angleterre et étaient arrivées avant le carrousel du Fort-Royal.

Après le couronnement, le roi Henry prit les titres suivans :

« Henry, par la grâce de Dieu et la loi constitutionnelle de l’État, Roi d’Haïti, Souverain des îles de la Tortue, Gonave et autres îles adjacentes, Destructeur de la tyrannie, Régénérateur et Bienfaiteur de la nation haïtienne, Créateur de ses institutions morales, politiques et guerrières, Premier Monarque couronné du Nouveau-Monde, Défenseur de la foi, Fondateur de l’ordre royal et militaire de Saint-Henry, à tous présens et à venir, salut. »

Ces titres pompeux concordaient parfaitement avec le faste habituel de l’homme, avec son caractère vain et orgueilleux. On regrette presque qu’il n’ait pas pris le titre d’Empereur, afin de pouvoir dire, au lieu de Souverain, — « Roi de la Tortue, Gonave et autres îles adjacentes. »

Bien d’autres actes furent publiés ensuite. Le 8 octobre un édit supprima les tribunaux de justice déjà établis, pour en créer de nouveaux, en même temps que le conseil privé travaillait à préparer les différens codes de lois qui devaient régir le royaume[20]. Une cour souveraine de justice siégeant au Cap, deux conseils supérieurs devant siéger au Port-au-Prince et aux Cayes, dix sénéchaussées et autant de cours d’amirauté furent décrétées pour être les unes établies, les autres à établir comme les conseils supérieurs[21]. La cour souveraine fut composée d’un président, d’un vice-président, de sept conseillers et de trois suppléans ; il y avait près d’elle un procureur général[22], un avocat général, un procureur et un substitut du procureur du roi, un greffier et huit huissiers. Inutile de dire la composition des conseils supérieurs qui n’existèrent que sur le papier ; mais chaque sénéchaussée avait un conseiller sénéchal, un lieutenant, un procureur du roi, un greffier et deux huissiers : il en était de même des cours d’amirauté.

Plusieurs ministères furent institués : celui de la guerre et de la marine, celui de la justice, celui des finances et de l’intérieur, celui des affaires étrangères.

Nous aurons à examiner les codes préparés par le conseil privé, qui ne les présenta que le 30 janvier 1812. Retournons dans la République d’Haïti.


Réduit à ses seules ressources financières, de même que le Sud, le département de l’Ouest eut à subir encore l’introduction clandestine de la fausse monnaie d’Espagne, qui y avait cours : le 12 mai, le président fit un arrêté à ce sujet. Dans le même mois, il soumit au sénat les comptes de l’administration générale des finances pour les examiner, et ce corps forma à cet effet une commission de citoyens capables d’une telle opération : il s’agissait de ceux de l’année 1810.

Des avis reçus du Nord, ayant appris que Christophe faisait des dispositions militaires qui indiquaient son intention de marcher contre le Port-au-Prince, après une conférence du président avec les membres du sénat, qui eut lieu le 9 juin, le sénat fit une loi en date du 17, qui demanda aux citoyens de toutes les communes de l’Ouest un emprunt remboursable en 1812. La somme demandée fut fixée à 50 mille gourdes, destinées à former une caisse particulière au trésor public, afin de servir uniquement à la solde et à l’entretien des troupes qu’il fallait réunir et tenir à poste fixe au Port-au-Prince.

À raison de l’introduction récente de la fausse monnaie, et de l’enlèvement de la bonne par le commerce étranger opérant ses retours, l’idée vint au président de proposer au sénat, de décréter une loi qui autoriserait le gouvernement à faire percer les piastres fortes, à extraire dans leur milieu une petite pièce qui aurait également cours, au taux de 18 centimes, les piastres et autres pièces percées continuant néanmoins à circuler pour leur valeur intrinsèque. La loi fut rendue le 27 juin, elle fixa à 100 mille gourdes la somme des piastres qui seraient percées[23].

Cet expédient financier, imaginé dans une circonstance difficile, donna lieu à une contrefaction considérable, dons l’Ouest même, qui eût été fatale à la République, sous tout autre chef que Pétion. Le gouvernement ne perça lui-même et ne mit en circulation, qu’une valeur de 7000 piastres en petites pièces de 18 centimes, sortant d’environ 40,000 piastres percées mais le public lui en fournit, de sa contrefaçon, la somme de 660,000 gourdes.


Dans le Sud, le conseil départemental s’occupait aussi des finances, dans le mois de juin : le 25, il fit un arrêté qui établit un comité de surveillance et de vérification, auquel il donna toutes les attributions concernant cette matière, sous la condition d’en rendre compte au conseil avec ses observations, en lui proposant les mesures jugées utiles ou nécessaires. L’administrateur général des finances, établi également pour le département, était tenu de fournir au comité tous les renseignemens qu’il lui demanderait.

Le général en chef était malade depuis quelque temps, indépendamment de la blessure qu’il s’était faite au Pont-de-Miragoane et qui ne pouvait guérir. Dans cette situation, qui donnait déjà des inquiétudes, on apprit qu’un bataillon de la 17e demi-brigade, qui était cantonné au Fond-Bleu, dans la Grande-Anse, marchait contre la ville des Cayes, dégarnie de sa garnison habituelle qui était tout entière employée à combattre les insurgés. Ce bataillon s’était révolté contre son chef Momus, et l’avait tué, parce qu’il voulait s’opposer à ce que son corps quittât le cantonnement qui lui avait été assigné.

Cette troupe arriva le 28 juin, par une marche rapide, aux Quatre-Chemins des Cayes, où elle s’arrêta pour rallier ses traînards. Le général Borgella était alors en cette ville ; il avait reçu l’ordre de Rigaud d’aller à Aquin, pour en revenir avec un bataillon de la 15e et pareraux éventualités ; mais, en apprenant que celui de la 17e était aux Quatre-Chemins, il s’y porta afin de savoir le motif pour lequel il avait tué son chef et marché sur les Cayes.[24]

Arrivé devant les rangs de cette troupe révoltée, il lui posa ces questions. Un nommé Atis lui répondit qu’ils étaient dans la misère, dépourvus de tout, et qu’ils venaient réclamer leurs droits. « Votre cause peut être bonne, répliqua Borgella ; mais votre démarche est mauvaise ; elle est celle de soldats indisciplinés. » Un lieutenant nommé Papillon lui fit voir sa chemise en lambeaux, en lui disant : « Quant à vous, vous avez de l’argent à volonté. — Oui, j’en ai, dit Borgella, et je sais aussi soulager l’infortune de mes camarades d’armes. » Alors beaucoup de ces soldats dirent que c’était vrai, qu’ils avaient reçu eux-mêmes des bienfaits de lui, comme d’autres de divers corps. Ces aveux lui donnèrent immédiatement une grande influence sur ce bataillon mutiné.[25]

Il en était là avec eux, quand le général en chef arriva avec les généraux Wagnac et Lys, des officiers d’état-major, et son escorte de guides appelés les Carabiniers. En voyant les soldats de la 17e, Rigaud, en colère, les invectiva, en les traitant de révoltés, etc. : ils lui répondirent en l’injuriant aussi, lui reprochant d’être la cause de leurs souffrances. Un lieutenant nommé Pierre Marie ordonna aux soldats de faire feu sur Rigaud ! Les fusils s’abattaient déjà, quand Borgella, devant eux, les releva avec sa canne, en criant sur les plus mutins, d’un ton d’autorité, s’il était possible qu’ils méconnussent les services rendus par Rigaud à la cause de la liberté, les rappelant d’ailleurs au respect qu’ils lui devaient comme chef. Sa voix fut heureusement écoutée de ces hommes, tandis que Rigaud fut entraîné par les autres généraux qui le persuadèrent de retourner aux Cayes.

Sur les lieux, Rigaud avait ordonné à Borgella de partir de suite pour Aquin, afin d’emmener la 15e, et les mutins avaient répondu qu’ils n’y consentiraient pas. Borgella continua à les apaiser ; et, feignant de rentrer aux Cayes, il prit la route par l’habitation O’shiel et se rendit à Aquin. Aussitôt après son arrivée, il fit partir la 15e avec lui et atteignit Cavaillon, le lendemain à 11 heures du matin.

Mais le bataillon de la 17e était entré aux Cayes, dès qu’il l’eût quitté aux Quatre-Chemins ; ce corps s’était emparé de l’arsenal, ce qui annonçait de sa part des desseins hostiles : on n’avait pu s’y opposer, vu l’absence de toute troupe. Ce fait se passa dans la soirée du 28. La garde nationale de la ville, les fonctionnaires et employés de l’administration des finances, les magistrats de l’ordre judiciaire, s’armèrent et se rendirent à la maison du général Rigaud, située sur la place du Marché, pour le défendre et se défendre eux-mêmes ; car il était évident, par la tentative qui eut lieu aux Quatre-Chemins, que cette troupe révoltée en voulait aux jours du général en chef. Les généraux Bonnet et Lys, et d’autres officiers se rendirent aussi auprès de lui.

Vers 10 heures de la nuit, un frère du général Geffrard, adjudant de place, dévoué à Rigaud, alla devant l’arsenal, situé sur la place d’armes, pour observer les mouvemens de la 17e ; un des soldats l’abattit d’un coup de fusil. Ce fut le signal de la sortie du bataillon de l’arsenal, avec deux pièces de campagne ; il marcha contre la maison de Rigaud et attaqua ceux qui le défendaient, en tirant deux coups de canon ; les boulets portèrent au rez-de-ehaussée de la maison. Rigaud, malade, était déjà couché au premier étage. Mais Bonnet et Lys dirigèrent la défense ; on repoussa les attaquans, qui furent dispersés dans la ville. Ils s’étaient enivrés la plupart et n’avaient point à leur tête un officier capable de les diriger dans cet horrible attentat. Il y eut des morts et des blessés parmi les défenseurs de Rigaud ; mais les autres passèrent la nuit à sabrer et fusiller tous les soldats de la 17e qu’ils rencontrèrent dans les rues. Une grande partie des révoltés sortirent de la ville, furent recherchés le lendemain dans la plaine, et périrent victimes de leur audace criminelle. Dans l’après-midi, le général Borgella rentra aux Cayes avec le bataillon de la 15.

Dès le matin, Rigaud donna l’ordre de fusiller, sans jugement, des hommes dont l’attachement connu pour Pétion les fit soupçonner d’avoir été les instigateurs et les auteurs de la révolte. Bois-Quénez, Georges aîné et un vieillard nommé Coquille, périrent ainsi, sans investigation préalable[26]. La fureur était à son comble ; on conseilla à Rigaud de faire mourir aussi le général Wagnac, supposé être le machinateur principal de la révolte de la 17e. Il hésitait encore à prendre cette dangereuse résolution, quand Borgella, entré aux Cayes, l’en dissuada. Borgella repoussa encore la proposition qui lui fut faite de mettre à mort plusieurs personnes dont les noms étaient portés sur une liste ; on voulait profiter de cette circonstance pour détruire celles qui n’avaient pas approuvé la scission du Sud. Borgella dut même donner publiquement des témoignages d’intérêt au général Wagnac, afin de préserver ses jours.

La considération dont il jouissait dans l’esprit public, l’influence qu’il avait exercée la veille aux Quatre-Chemins sur celui des soldats révoltés, en sauvant la vie à Rigaud, la présence du bataillon de la 15e, son ancien corps : tout donna à sa parole une prépondérance supérieure sur celle des furieux. Sa modération, son humanité, on peut dire aussi sa générosité en cette circonstance, lui rallièrent les hommes qui étaient secrètement les partisans de Pétion ; ceux du parti de Rigaud subirent l’influence qu’il exerça sur les déterminations du général en chef du Sud. Dès lors, l’opinion publique se fixa sur lui pour le remplacer ; car sa maladie faisait prévoir que son existence serait abrégée par le dégoût qu’il manifesta aussitôt l’affaire du 28 juin.

Le 30, Rigaud publia une proclamation aux citoyens du Sud, pour en rendre compte. Il y dit que toute sa sollicitude se portait à étouffer l’insurrection de la Grande-Anse, afin de pouvoir réunir les forces du département et voler avec elles au secours de ses frères de l’Ouest, en cas d’agression de la part de Christophe, quand le bataillon de la 17e, poussé par des hommes pervers qui savaient la ville des Cayes dégarnie de troupes, s’y est porté rapidement dans l’intention de commettre les plus affreux attentats. En remerciant ceux qui prirent sa défense, il termina par « accorder amnistie à tous les soldats révoltés existant encore, qui se rendraient dans le délai de huit jours avec leurs fusils et leurs cartouches : ce délai expiré, ceux qui seront arrêtés par les patrouilles seront de suite fusillés. »

Rigaud disait vrai, quand il attribua la révolte de la 17e à la suggestion de quelques hommes étrangers à ce corps. Ces soldats souffraient aussi de privations, mais pas plus que ceux des autres régimens qui guerroyaient contre les insurgés. Le principal moteur de leur révolte fut le général Wagnac ; Bois-Quénez et Longuefosse y prirent part. L’occasion était belle, la ville des Cayes n’avait aucune troupe ; la marche rapide du bataillon qui y arriva par la route de Plymouth, avait été calculée pour surprendre Rigaud sans défense. On n’avait point l’intention de le tuer, mais de l’arrêter et de l’envoyer par mer au Port-au-Prince. Quand les soldats couchèrent en joue sur lui aux Quatre-Chemins, ce ne fut que dans un moment d’indignation occasionnée par les injures qu’il leur adressa : aussi, le général Borgella réussit-il facilement à relever leurs fusils. En y allant, le général Wagnac avait offert à Rigaud de les aller soumettre seul et de les contraindre à retourner à leur cantonnement. Lorsqu’ils prirent possession de l’arsenal, il leur fit dire de passer tranquillement la nuit ; que le lendemain ils demanderaient à parler à Rigaud, qui viendrait indubitablement pour les entendre et essayer de les faire rentier dans l’ordre ; qu’alors, ils l’arrêteraient pour l’embarquer, et que lui, Wagnac, se prononcerait en faveur de Pétion.

C’était le rêve d’un honnête citoyen, qui pensait obtenir ainsi la fin de la scission du Sud. Rigaud était trop courageux pour se laisser arrêter sans se défendre ; il eût été, sans nul doute, accompagné de Bonnet, de Lys et d’autres officiers ou citoyens qui, tous, eussent défendu le général en chef ; on en serait venu à la voie du meurtre départ et d’autre. Contrairement aux ordres de Wagnac, le commandant Lafrédinière, qui partageait ses sentimens pour Pétion, fit boire des officiers et des soldats de la 17e et les excita à attaquer dans la nuit même, croyant, probablement, que ce corps aurait triomphé[27].

On doit se demander maintenant, si la trame ourdie par le général Wagnac fut une combinaison spontanée de sa part, ou si elle n’eut pas lieu par suite d’un concert préalable entre lui et Pétion.

Il est certain que ce dernier avait des hommes dévoués, qui transmettaient incessamment ses intentions aux partisans qu’il avait dans le Sud, particulièrement au général Wagnac et au colonel Henry, commandant la 18e demi-brigade, à Jérémie. À cette époque on citait, entre autres, les citoyens Brunet et Castor qui étaient ses intermédiaires auprès de Wagnac ; on disait que ce dernier les envoyait souvent au Port-au-Prince. Un marin nommé Boisfer, capitaine et propriétaire d’une de ces barges qui allaient au Môle, faisait aussi de fréquens voyages vers Jérémie, entrant dans les anses de la côte, où il trouvait des hommes apostés par Henry, pour lui rapporter ou les paroles ou les dépêches du président. À Miragoane demeurait le sieur Pradères, Français réfugié de Saint-Yague de Cuba, qui y faisait le commerce ; il avisait Pétion de tout ce qu’il apprenait et qui pût servir à ses combinaisons pour ramener le Sud sous son autorité[28].

On ne peut donc douter qu’il en forma, pour arriver à ce résultat qui importait au salut de la République, à raison des préparatifs que faisait Christophe pour marcher contre l’Ouest ; car il était aussi renseigné de ce qui se passait, surtout dans l’Artibonite, où il envoyait sesagens secrets ou ses espions, comme on voudra les nommer. Des bâtimens de guerre de la Grande-Bretagne venaient souvent au Cap et au Port-au-Prince ; dans cette dernière ville, leurs officiers étaient choyés, fêtés par Robert Sutherland, dont on connaît le dévouement à Pétion, qui l’estimait beaucoup ; ces officiers ne cachaient rien à ce négociant de leur nation, de ce qu’ils apprenaient au Cap ; et, par lui, le président savait ce que se proposait Christophe.

Lorsque le général Rigaud eut l’imprudence de le comparer à ce tyran, de lui attribuer tout ce que Blanchet consigna dans l’adresse des citoyens du Sud, et qu’il prononça ces mots : « Je veux entrer aux Cayes en pantouffles, » on peut croire que sa résolution habituelle fut de mettre en jeu tous les ressorts de la politique, afin d’exécuter sa volonté : de là l’affaire de la 17e.

Rigaud en sortit vainqueur, il est vrai ; mais il dut comprendre que son ancien-prestige était évanoui dans le Sud. Il ne pouvait ignorer que Pétion y avait de nombreux partisans, et, par conséquent, qu’il serait exposé à de nouvelles tentatives de la même nature. Au fait, qu’avait produit, pour lui personnellement, la séparation de ce département de celui de l’Ouest ? La vaine satisfaction d’en être le général en chef, de ne plus recevoir les ordres du Président d’Haïti. Mais, pour les citoyens, ses frères, une profonde division qui nuisait à leur sécurité. Avait-il éteint l’insurrection de la Grande-Anse, ramené l’ordre et la prospérité dans les finances, rétabli les bonnes mœurs et l’empire des vertus, substitué une meilleure discipline dans les troupes, mis plus d’activité dans la culture, plus de bonne foi dans les transactions commerciales, etc., toutes choses qu’il avait promis de faire par sa proclamation du 6 novembre 1810 ? Il y avait dit aussi : « J’ai assez vécu dans les emplois publics pour connaître les agitations et les peines qui en sont inséparâbles, et pour savoir apprécier le calme et les douceurs d’une condition privée. »

Aussi, remarqua-t-on qu’à partir de l’affaire du 28 juin, ses facultés baissèrent chaque jour ; ce n’était plus le même homme. Accablé par la maladie, les chagrins consumaient son âme jadis si énergique ; la réalité des choses se dévoila à ses yeux : il comprit alors, sans doute, l’inanité de sa conception politique, qui le porta à opérer une division funeste dans sa patrie, où on le revit avec tant de plaisir, au lieu d’y aider le chef qui l’avait accueilli, ou de se borner à la condition d’une vie privée, où il aurait reçu encore les témoignages de la vénération de ses concitoyens jusqu’à la fin de ses jours. Tout en lui faisait prévoir que ce dernier moment ne tarderait pas à arriver : les esprits restèrent inquiets sur le dénouement.

En apprenant l’événement survenu aux Cayes, Pétion se décida à faire une apparition sur les limites du Sud et de l’Ouest. Le 8 juillet, il adressa un message au sénat où il lui dit « qu’il allait visiter les arrondissemens de l’Ouest, et que si, rendu au Petit-Goave, le peuple du Sud lui témoignait le désir de le voir dans ce département, il en aviserait ce corps en prenant toutes les mesures convenables pour la prospérité du pays et pour épargner le sang haïtien. »

Il est évident qu’il espérait que la tentative, même infructueuse de la 17e, eût pu déterminer quelque autre manifestation dans les troupes du Sud, le sachant à la tête d’une armée pour les soutenir. Il se porta jusqu’à l’habitation Berquin ; mais en apprenant que les généraux Borgella et B. Leblanc s’avançaient vers le Pont-de-Miragoane avec des troupes disposées à combattre, il se retira sur l’habitation Olivier. De là, il passa par les montagnes, se rendit à Baynet, puis à Jacmel, et retourna ensuite au Port-au-Prince.

Depuis plusieurs mois, le général Marion avait cessé de commander l’arrondissement de Jacmel, où il fut remplacé par le colonel Hilaire Martin, ancien chef de bataillon de la 16e demi-brigade et natif du Port-au-Prince : ce dernier, lors de la défection de ce corps en faveur de la scission du Sud, avait préféré passer dans l’Ouest ainsi que plusieurs autres officiers supérieurs. Nous ignorons les causes du remplacement de Marion, qui resta dans l’élat-major général de l’armée.

Déjà aussi, le général Bergerac Trichet et le colonel Thomas Durocher avaient été remis en liberté et placés dans le même cadre. Quoique citoyens du Sud, ils ne cherchèrent point à s’y rendre pendant la scission.

À peu près à cette époque, Néret, ancien colonel de la 11e demi-brigade, revint dans le pays et débarqua au Port-au-Prince : il y fut accueilli par le président. Il avait été embarqué en 1803 avec le général Laplume ; après la mort de ce dernier, survenue à Cadix, Néret se rendit en France, et c’est de là qu’il s’était échappé pour revenir à Haïti par les États-Unis. Quelque temps après son retour, Pétion profita d’une vacance dans la 11e pour le replacer à sa tête ; ce brave colonel, qui combattit contre le parti de Rigaud, dans la première guerre civile, avait été revu avec enthousiasme par son ancien corps : pendant qu’ils étaient tous deux à Léogaue, lui et Pétion vivaient en intimité.

Un autre officier de mérite et très-capable dans l’arme de l’artillerie, arriva dans la même année : Dupuche, ancien sous-lieutenant de la compagnie de Pétion, qui s’évada de l’île de Corse où il était placé comme tant d’autres déportés de 1802. Le président en fit aussitôt le directeur de l’arsenal du Port-au-Prince, et Caneaux resta colonel du 1er régiment d’artillerie.

  1. Ceux décédés étaient J.-L, Barlatier, David-Troy, Thimoté, Cérin et Lamarre ; ceux dont les fonctions avaient cessé en décembre 1809, étaient Daumec, Ch. Daguilh, Siraou, Th. Trichet et Manigat.
  2. Nous disons « en interprétant la Constitution, » parce qu’a vrai dire, le siège du sénat étant fixé au Port-au-Prince, il aurait fallu un acte préalable de ce corps, d’après l’art. 69, ordonnant sa translation ailleurs. Mais, dans les circonstances où l’on se trouvait, il eût été facile de motiver sa réunion aux Cayes, par son ajournement, forcé au 17 décembre 1808 ; et l’apparence du droit constitutionnel serait restée en faveur de la faction.
  3. Saget qui, en 1802, avertit Dessalines que les Français devaient l’arrêter à la Petite-Rivière.
  4. Le combat finit faute de combattans.
  5. Borgella ayant habité Jérémie pendant quatre années, la population entière de cette ville éprouva une vive peine à son départ ; car il était une sorte de providence pour les malheureux qu’il assistait, un ami pour tous les gens de bien qui recherchaient sa société, rendue plus agréable encore par l’amabilité et la bonté de sa femme. Les militaires ne regrettèrent pas moins sa translation à Aquin, parce qu’il avait pour eux les mêmes attentions, les mêmes égards que pour ceux de la 13e.
  6. Mon père était présent, quand Pétion prononça ces paroles, et je les tiens de lui.
  7. Je le sais, pour avoir vu Sabourin à l’imprimerie nationale, où il vint corriger les épreuves : il y avait peu de temps que mon père m’y avait placé, pour apprendre le métier d’imprimeur.
  8. Il suffisait de ce trait pour dépopulariser Rigaud dans le Sud.
  9. C’est le même Foleau à qui Guillermin a attribué l’action d’avoir tranché la tête du général Ferrand, lorsque les insurgés rencontrèrent son cadavre.
  10. J.-J. Delmonte devint, par la suite, sénateur de la République d’Haïti.
  11. Cette influence était réelle ; car Xavier Caro, avant de venir à Santo-Domingo, avait porté la Régence à nommer archevêque du diocèse, le curé Pedro Valéra, natif de cette ville, qui fut le premier indigène appelé à cette haute dignité ; il en fit nommer d’autres, chanoines de la cathédrale : tels furent les prêtres Aybar, Thomas Correa, Correa y Cidron, Romualdo de Fromesta, et Thomas de Portez, actuellement archevêque. À son arrivée à Santo-Domingo, Xavier Caro fit publier, le 16 novembre 1810, une cédule de la Régence qui statuait sur toutes les parties du service public dans l’Est, d’une manière avantageuse pour ses habitans, sur les biens, le clergé, etc. L’ancienne Université de Santo-Domingo, qui avait produit des hommes remarquables par leur instruction variée, fut alors rétablie. Tous ces bienfaits furent sollicités de la Régence par Xavier Caro qui avait un attachement réel pour son pays natal.
  12. On pourrait révoquer en doute une telle proposition, à cause de l’abolition de la traite, en 1807, par la Grande-Bretagne ; mais il se peut que Christophe l’ait faite, pour capter les propriétaires. D’ailleurs, en 1820, il négociait avec sir Home Popham, pour l’introduction dans le Nord de 40 mille Africains qui lui auraient été fournis de la capture des navires négriers.
  13. C’est ainsi que Christophe fut qualifié dans l’ordre général de l’armée, pour le service funèbre chanté en mémoire de J. Sanches : cet acte fut signé par le lieutenant-général P. Romain, chef de l’état-major général.
  14. Voyez à ce sujet, une appréciation du règne de Dessalines, publiée en 1816 par ordre ou avec l’assentiment de Christophe, dans la note placée à la page 189 du 6o  volume de cet ouvrage.
  15. Voyez le 2e volume de cet ouvrage, page 403. Le mois de mars, consacré au Dieu de la guerre, convenait sous tous les rapports à l’avènement du Vainqueur du Môle, qui sut d’ailleurs bien résister à toutes les tentatives de la République.
  16. J’ai Fait, à Paris, la connaissance d’un ancien ministre de Naples, qui m’a dit qu’à cette époque, Christophe envoya à Peltier, journaliste à Londres, une dépêche pour Pie VII, afin de solliciter de lui l’institution canonique de son archevêque ; que Peltier envoya cette dépêche au même ministre pour la faire parvenir au Saint-Père ; ce ministre était alors en Sicile. Comme le Pape était, en ce moment en France, il la remit au principal archevêque de cette île pour l’envoyer. Le Roi d’Haïti eut la douleur de ne pas même recevoir une réponse de Sa Sainteté : il passa outre.
  17. Les princes et ducs étaient des lieutenans-généraux ; les comtes, des maréchaux de camp. Il y eut aussi plusieurs grands maréchaux d’Haïti.
  18. Pour comprendre cette rétractation royale et toutes ces nouvelles dispositions, il faut savoir que dans le pays, bien des hommes, en épousant des femmes qui avaient eu des enfans naturels avec d’autres, légitimaient presque toujours ces enfans comme s’ils eussent été procréés de leurs œuvres.
  19. À la mort de Christophe, J. Chanlatte publia ce portrait au Cip : c’est l’histoire de tous les courtisans, de tous les hommes qui tremblent devant un tyran.
  20. Il est remarquable que le 8 octobre où Christophe régla la justice de son royaume, devint aussi la date où il se fit justice à lui-même en se suicidant.
  21. On est étonné que le même édit n’ait rien statué sur les tribunaux à établir dans l’Est d’Haïti, comme pour l’Ouest et le Sud : apparemment, devenu Roi, Henry jugea qu’il était convenable de respecter la possession de fait de son frère Ferdinand VII.
  22. Ce fut Juste Hugonin, qui reçut ainsi la récompense de sa conduite dans l’assemblée constituante de 1806 ; il était comte de Richeplaine.
  23. À cette époque, on accusa Pétion d’avoir fait faire l’emprunt, pour soudoyer les troupes du Sud contre Rigaud. Mais les piastres percées et la petite monnaie tirée d’elles, ne circulèrent point dans le Sud. En outre, les recettes de diverses natures, en 1811, s’élevèrent à 266,665 gourdes, et les dépenses générales a 327,964 gourdes : le déficit fut donc de 61,301 gourdes. Voici le détail de ces chiffres :
    Recettes.
    Droits d’importation 23,659 g.
    d’exportation 78,501
    de l’impôt territorial 11,994
    de consignation 3,126
    de l’impôt communal 2,868
    de pesage, tonnage 8,169
    de warffage 4,775
    de patentes 10,660
    de timbre 135
    Produits de la vente des denrées 5,888
    de loyers de maisons 13,035
    du fermage en argent 5,387
    des amendes 28
    des 4 deniers pour livre 2,911
    de diverses recettes extr. 95,727
    ------------
    Total 266,663 g.
    .
    Dépenses.
    Approvisionnemens 82,703 g.
    Habillemens, équipemens 39,348
    Travaux et fortifications 44,856
    Marine 6,998
    Appointemens des officiers civils 48,417
    Solde des troupes 26,755
    Arsenaux 32,650
    Hôpitaux 9,063
    Réparations de maisons 3,350
    Fret et transport 408
    Remboursement de logemens 9,068
    Traitement des invalides 3,904
    Dépenses diverses 20,444
    ------------
    Total 597,964 g.

    Tel fut le résultat financier du département de l’Ouest, en 1811. Nous ignorons celui du Sud, et nous ne pouvons rien savoir quant au Nord et a l’Artibonite, pour établir une comparaison.

  24. Fremont était aux Cayes ; il se joignit à Borgella. Peu après cette affaire, il s’enfuit du Sud et vint au Port-au-Prince, où il fut fait commissaire des guerres. Rigaud l’avait révoqué de la charge d’administrateur des financés, et nommé Ch. Daguilh à sa place.
  25. À Jérémie, Borgella s’était créé des ressources en exploitant la sucrerie Breteuil : généreux envers les militaires de tous les corps, il leur faisait donner de l’argent et des soins, même à l’hôpital ; sa femme le secondait dans ces actes de patriotisme.
  26. Par la suite, la veuve de Quénez et sa famille devinrent l’objet de la sollicitude de Pétion qui les combla de bienfaits. On sait aussi que Joseph Georges, frère cadet de la victime des Cayes, jouit toujours de sa considération.
  27. Renseignemens fournis à C. Ardouin, par Longuefosse, citoyen respectable des Cayes, connu pour son attachement a Pétion et au général Wagnac.
  28. Pradères était né au Cap. Il fut un des premiers qui apportèrent des provisions à Lamarre ; au Môle, pour son armée : de là la considération que Pétion eut pour lui. Pradères contribua aussi à faire cesser la course des corsaires de Cuba contre nos caboteurs.