Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.11

Chez l’auteur (Tome 7p. 239-275).

chapitre xi.

Causes diverses de l’insurrection des Indigènes de l’Est contre les Français. — Projet de Juan Sanches de Ramires. — Faits de don Torribio Montés, gouverneur de Porto-Rico. — Il déclare la guerre au général Ferrand : réponse de celui-ci. — Conspiration de Juan Sanches. — Convention entre les Anglais et T. Montés, pour l’expulsion des Français de l’Est. — Conspiration de Cyriaco Ramirès vers Azua, et ses relations avec Pétion : il en reçoit des armes et des munitions. — J. Sanches en reçoit de Christophe. — Le colonel Aussénac est battu par C. Ramirès, à Malpasso et Savana-la-Mula. — Il est forcé d’abandonner Azua. — J. Sanches prend les armes à Seybo. — Ferrand marche contre lui. — Combat entre eux à Palo-Hincado, où Ferrand est vaincu : il se tue. — Le général Barquier lui succède et se prépare à défendre Santo-Domingo. — Les Anglais donnent leur concours aux indigènes pour s’emparer de Samana. — Commencement du siège de Santo-Domingo. — Divisions entre C. Ramirès et J. Sanches. — Ce dernier s’adresse à T. Montés, qui le réduit a un rôle subalterne. — J. Sanches convoque une assemblée d’habitans à Bondilla. — Cette junte déclare que les indigènes ont pris les armes au nom de Ferdinand VII, leur légitime souverain, et reconnaissent J. Sanches pour capitaine-général et intendant par intérim. — Motifs de cette déclaration. — C. Ramirès se relire sur sa propriété. — Mesures que Pétion et Bonnet prennent pour secourir le Môle, assiégé par Christophe. — Les troupes du Nord y pénètrent de nuit et en sont chassées ensuite. — Plusieurs lettres de Lamarre demandant des secours. — La flotte en apporte au Môle. — Incident produit par une corvette anglaise. — Mort violente du sénateur Thimoté, el ses causes. — Sentimens exprimés au président par Lamarre, à cette occasion. — Proclamation du Président d’Haïti annonçant une nouvelle campagne contre Christophe. — Promotion de Bauvoir, Voltaire et Beauregard, au grade d’adjudant-général. — Faits passés aux Abricots, relatifs à Goman.


Lorsque les victoires des armées françaises aux Pyrénées eurent mis la France en possession de plusieurs places d’Espagne, et que celle-ci, pour les ravoir, fut contrainte à céder à la France le territoire de sa colonie à Saint-Domingue, la population tout entière de cette colonie partagea la répugnance de la métropole à consentir à cet acte de cession[1]. Dans la prévision de ce sentiment, comme à cause de la situation où se trouvait la partie occidentale de l’île, en 1795, l’art. 9 du traité avait stipulé, pour les habitans, la faculté de se retirer avec leurs biens sur d’autres domaines de la couronne d’Espagne ; mais aussi, pour les y retenir autant que possible, le Directoire exécutif voulut bien que les autorités espagnoles continuassent à administrer cette colonie, jusqu’à ce qu’il pût y envoyer des fonctionnaires et des troupes d’Europe. Son motif particulier à cet égard, c’est qu’alors la réaction s’opérait en France contre la liberté générale des noirs, et qu’on voulait ménager le statu quo de l’esclavage existant dans la partie franco-espagnole[2]. Malgré ces précautions qui devaient les rassurer, beaucoup d’habitans l’abandonnèrent à cette époque, pour passer soit à Cuba, à Porto-Rico ou à la Côte-Ferme, afin de ne pas être considérés comme Français.

Quand, en 1801, Toussaint Louverture effectua, de son chef, la prise de possession de ce territoire au nom de la France, ce fut encore pis : une émigration considérable d’habitans eut lieu, parce qu’on y connaissait l’homme personnellement, et qu’on répugnait encore plus à être sous le joug des noirs.

À l’arrivée de l’expédition sous les ordres du général Leclerc, on s’empressa de se soumettre à son autorité, — ce que firent d’ailleurs le général Clervaux, d’abord, puis le général Paul Louverture, — parce qu’à tout prendre, on préférait d’être commandé par des blancs que par des noirs.

Le même motif subsista dans cette ancienne colonie de l’Espagne, après l’expulsion de l’armée française de la partie occidentale, pour ne pas obéir au terrible Dessalines ; on aida le général Ferrand à lui résister, en 1805, non par sentiment d’attachement à la France, mais par choix entre deux dominations également abhorrées.

Et la preuve de ces assertions, nous l’avons déjà exposée dans notre 5e volume, page 433 : en septembre 1803, les habitans conspiraient pour massacrer les Français, quand le général Kerverseau retourna de Las Caobas à Santo-Domingo, et parvint à dissoudre cette conjuration.

À lui succéda le général Ferrand qui, convaincu de ce sentiment hostile de la population, mit en usage toutes les ressources de son esprit pour la porter à rester dévouée à la France. Il maintint son autorité, non par l’amour qu’il inspirait, mais par la crainte qu’excitait Dessalines ; et quoiqu’il perpétuât l’esclavage, et fût réellement un administrateur intelligent qui développa quelque industrie dans cette partie, il ne put s’empêcher de mettre un terme à bien des abus nés de la mauvaise administration espagnole, et surtout de régler ce qui avait rapport aux biens de main-morte, qu’il soumit aux lois françaises[3]. En outre, aussitôt après la mort de Dessalines, les habitans des communes voisines de l’ancienne partie française, du côté de la République gouvernée par Pétion, sensibles à l’humanité qu’il avait montrée envers les prisonniers faits dans la campagne contre Santo-Domingo, et reconnaissans de ce qu’il avait renvoyé à leurs foyers tous ceux qui étaient sous ses ordres : ces habitans s’empressèrent de conduire leurs bestiaux au Port-au-Prince, de venir y vendre d’autres produits, dont ils ne pouvaient obtenir le débit que là. Averti de cela, le général Ferrand y mit de l’empêchement avec une sévérité qui leur déplut en contrariant leurs intérêts.

Ainsi, à la répugnance que les habitans de l’Est d’Haïti éprouvaient d’obéir aux lois françaises, d’être incorporés à la France, dont les agents avaient envahi toutes les places, tous les emplois importans de cette partie, en les mécontentant encore par le ridicule que l’esprit français jetait sur leurs pratiques de dévotion extrême, se joignirent des actes de l’autorité qui touchaient aux propriétés privées consacrées depuis des siècles, et à celles qui ne pouvaient être fructueuses qu’en profitant de la facilité d’un commerce naturel. De là une haine secrète qui germait dans les cœurs contre la domination française, et qui n’attendait qu’une occasion pour éclater et se développer avec fureur.

La guerre civile survenue entre les Haïtiens, qui étaient en guerre aussi avec les Français, mais qui étaient les amis naturels des habitans de l’Est, par la conformité de religion, par les intérêts, par leur couleur où le mélange du sang africain trahit une origine commune ; cette guerre civile n’était pas propre à produire ce résultat. D’un côté, se trouvait un chef connu dans l’Est par des assassinats et l’incendie des propriétés, des villes et des moindres hameaux, dans la désastreuse campagne de 1805 ; ce n’était pas à lui qu’on pouvait s’allier pour secouer le joug qu’on détestait : de l’autre, était le chef connu au contraire dans cette partie par ses procédés généreux, sa bienfaisance envers les malheureux prisonniers, hommes, femmes et enfans, mais dans l’impossibilité d’aider efficacement à une levée de boucliers. Il fallut donc attendre une circonstance plus propice.

Elle arriva enfin, et elle était de nature à réunir toutes les volontés individuelles, en les soulevant au nom de cette morale universelle, qui inspire de l’horreur pour les actes de mauvaise foi, de violence, déterminés par une personnalité trop intéressée, qui prend la couleur de la politique pour parvenir à ses fins.

Les événemens survenus à Bayonne dans cette année 1808, et peu après à Madrid, le 2 mai, dans lesquels l’empereur Napoléon essayait de substituer sa dynastie à celle des Bourbons en Espagne, furent la cause occasionnelle de l’insurrection des habitans de l’Est contre les Français.

Celle de la Péninsule, empreinte d’un caractère chevaleresque en faveur d’une antique famille de rois, parut au gouverneur de Porto-Rico, propre à réveiller les vieilles sympathies de ces habitans. Dès que la nouvelle en parvint dans cette île, il réunit facilement à ses vues tous ceux qui s’y étaient réfugiés depuis la cession de 1795. Au mois de juillet 1808, don Torribio Montès députa auprès de la junte de Séville, qui avait pris la direction de la résistance en Espagne, pour lui soumettre son plan d’insurrection dans l’Est d’Haïti ; le 14 septembre, un vaisseau espagnol arriva à Porto-Rico avec l’approbation du projet et l’ordre de le mettre à exécution.

Mais déjà, en juillet même, le gouverneur avait envoyé un nommé Sarmiento pour disposer secrètement les habitans de Seybo au mouvement.

Avant cela même, un autre homme qui en est devenu le chef, don Juan Sanches de Ramirès, se préparait à cette éventualité. Né à Cotuy en 1762, il commandait ce bourg sous Toussaint Louverture, et était resté à son poste jusqu’au moment où le général Ferrand prit le commandement de l’Est ; alors il s’en démit par dégoût, et se réfugia à Porto-Rico[4]. Sans moyen d’existence en cette île, il en revint en 1807 et fonda une coupe de bois d’acajou à Macao, sur la côte orientale, de concert avec don Manuel Carabajal. Se trouvant à dîner avec don Diego de Lira, commandant à Savana-la-Mar, sur la baie de Samana, et ayant appris déjà l’entrée de l’armée française en Espagne, sous les ordres de Murât, il s’en indigna et dit : « Si le sang espagnol est versé en Europe, nous le vengerons ici ! » Dans cette idée, il communiquait ses dispositions à tous ses amis ; et il se rendit à Porto-Rico dès que Sarmiento fût venu à Seybo, afin de s’entendre avec le gouverneur Torribio Montes ; il en revint aussitôt et débarqua à l’embouchure de la rivière du Soco, voisine du bourg de Seybo. Les habitans de ce lieu, agissant avec une dissimulation profonde, ou plutôt une hypocrisie raffinée, dénoncèrent Sarmiento à Ferrand, afin de lui inspirer cette aveugle confiance qui le perdit.

Sarmiento était retourné à Porto-Rico, donner au gouverneur l’assurance des dispositions des habitans à s’insurger. Le 2 août, Torribio Montès écrivit une lettre à Ferrand, par laquelle il déclarait la guerre aux Français, au nom de la junte de Séville qui l’avait déclarée à Napoléon. Cette lettre parvint à Santo-Domingo le 10, et Ferrand y répondit de suite en niant l’existence politique de la junte, en se retranchant sur l’absence de toute instruction à cet égard de la part du gouvernement français : il déclara, en outre, qu’il continuerait à permettre les relations entre les possessions espagnoles et la partie de l’Est qu’il gouvernait : « J’attendrai tranquillement, disait-il, l’issue de la lutte funeste que la fatalité a provoquée ; » en Europe, s’entend.

Cette réponse, dictée par la faiblesse de sa position dans un pays hostile, facilitait beaucoup le plan de Torribio Montès ; et quoique Agoustino Franco de Médina, commandant du département du Cibao, à Saint-Yague, eût dévoilé à Ferrand les trames qui s’ourdissaient et qui étaient parvenues à sa connaissance, notamment de la part de Juan Sanches, ce général ne voulut rien faire, sans doute pour ne pas hâter l’explosion.

J. Sanches vint même à Santo-Domingo, fut invité à dîner par Ferrand qui espéra le gagner par des cajoleries. Mais cet « homme aussi habile à manier les esprits qu’à les gagner, » selon Guillermin, lui fit des protestations de dévouement et sortit de cette ville sain et sauf. Dans les environs, il trouva Pedro Basquez, ancien habitant de Hinche, qu’il entraîna dans le parti qu’il avait adopté et qui, étant très-influent sur les populations des campagnes, devint ensuite un de ses lieutenans, de même que Manuel Carabajal. Arrivé à Cotuy au moment où l’on publiait une proclamation de Ferrand, tendante à calmer les esprits et à les retenir dans le devoir envers la France, J. Sanches fit un appel à la révolte et à ses compatriotes qui l’écoutèrent d’autant mieux, qu’il avait conservé toute leur estime et qu’il était connu dans son lieu natal, comme un homme plein de résolution. Ils jurèrent tous ensemble une haine implacable aux Français, à raison des événemens qui avaient eu lieu en Europe ; et ce sentiment se répandit, de Cotuy dans tout le département du Cibao ou du Nord-Est, lorsque déjà les habitans à l’est de Santo-Domingo, du côté de Seybo et de Higuey, le partageaient.

Dans cet intervalle, les Anglais ne s’endormaient pas ; ils conclurent avec Torribio Montes une convention offensive et défensive, dans le but de chasser les Français de l’Est d’Haïti, de toutes les Antilles, et de rester en possession du commerce exclusif de ces îles. Le gouverneur envoya aussi, vers la fin de septembre, un autre agent nommé Salvador Félix qui débarqua à Baya-Hunda, pour soulever les quartiers d’Azua, Neyba, Saint-Jean, etc. Cet agent s’aboucha avec Cyriaco Ramirès, Christoval Huber et d’autres qui exerçaient de l’influence dans cette partie. Mais déjà, ils avaient commencé leur propagande insurrectionnelle ; car la conspiration était dans toute la partie de l’Est, des le mois d’août. Cyriaco Ramirès avait envoyé dès lors son second Huber auprès de Pétion, pour en obtenir de la poudre et des armes ; et il en reçut une petite quantité, vu les besoins de la guerre avec le Nord, quoi qu’en ait cru à ce sujet Guillermin, qui assure que Pétion refusa tout secours, tout en ajoutant : « Néanmoins, il s’engagea à leur fournir des armes et des munitions, en échange des bêtes-à-cornes dont il avait le plus grand besoin. » C’est affirmer le fait en le niant.

En même temps, Juan Sanches s’adressait aussi à Christophe, pour avoir de lui des armes et des munitions qui lui furent expédiées. Il s’était déterminé à cette démarche, non-seulement par la proximité du Cibao avec le Nord, mais par les conseils de Manuel Carabajal qui avait connu Christophe au Cap depuis longtemps[5].

Ainsi, les deux chefs des Haïtiens, quoique divisés et en guerre, contribuaient chacun à l’expulsion des Français, d’un territoire qu’ils espéraient de réunir plus tard et qui était compris dans l’acte d’indépendance du 1er janvier 1804.

Informé de la situation des esprits du côté de Neyba, etc., le 3 octobre Ferrand donna l’ordre au colonel Aussénac, officier d’une grande bravoure, de s’y transporter pour prendre les mesures qu’il jugerait convenables. Apprenant lui-même que les insurgés étaient campés à Malpasso, sur les bords de la rivière du Petit-Yaque, le 10 ce colonel partit d’Azua avec 80 hommes de troupes françaises et deux compagnies de dragons indigènes. Le 12, il était en présence de l’ennemi qu’il attaqua ; mais il fut complètement battu par environ 200 hommes réunis sous les ordres de Cyriaco Ramirès et de son lieutenant C. Huber. Ce succès des insurgés rendit l’insurrection générale dans tous ces quartiers ; la nouvelle en parvint de là dans le Cibao et dans le département de l’Ozama, et ranima l’espoir de tous les conspirateurs ; chaque ville, chaque bourgade avaient leurs chefs qui se préparèrent à la lutte.

Un nouvel engagement eut lieu entre Aussénac et les insurgés au nombre de 500, le 25 octobre, à Savana-laMula où ces derniers eurent encore quelque avantage ; et peu de jours après, Joseph d’Espinosa, l’un d’eux, fit assassiner le colonel Casillas, indigène resté fidèle aux Français à Saint-Jean. Après cet acte de froide résolution contre celui qu’ils considéraient comme traître à son pays, leur nombre se grossit encore, et ils vinrent se poster à la Tabara, près d’Azua où Aussénac s’était retiré à la suite du combat de Savana-la-Mula.

Selon Guillermin, ils auraient encore député Manuel Ximenès, beau-frère de C. Ramirès, auprès de Pétion dont il n’obtint rien ; mais il serait revenu « avec quelques munitions qu’il s’était procurées au Port-au-Prince, à force d’argent. » Il ajoute que « le parti des insurgés se grossit d’un corps de mulâtres français et de nègres réfugiés dans cette partie, etc. » Mais cet auteur s’est trompé à l’égard de Pétion ; il est constant qu’il fournit des munitions aux insurgés, quoique ceux-ci aient pu en acheter aussi du commerce du Port-au-Prince. Les mulâtres et les noirs qui se joignirent à eux, étaient des hommes qui avaient fixé leur résidence dans ces quartiers depuis longtemps ; ils comprirent fort bien qu’ils n’étaient pas Français, et qu’ils devaient assister des frères qui soutenaient une cause juste.

L’approche des insurgés d’Azua avait contraint Aussénac à replier jusqu’au-delà de la rivière d’Ocoa ; il se posta sur le plateau de Savana-Buey. En même temps, les insurgés du Cibao arrêtaient A. Franco de Médina à Saint-Yague[6], et Juan Sanches prenait les armes à Seybo. Toute la partie de l’Est était donc soulevée contre les Français à la fin d’octobre, moins la ville de Santo-Domingo et ses environs jusqu’à Bany.

Le 1er novembre, le général Ferrand sortit de Santo-Domingo à la tête de 500 hommes. Dans son aveugle espérance de ramener Juan Sanches et sa troupe qui se formait à Seybo, il se fît précéder dans ce bourg où il dirigeait ses pas, par le colonel Manuel de Peralta, porteur d’une proclamation menaçante ; mais qui contenait aussi la promesse de revenir sur tous les actes qu’il avait publiés relativement aux biens de main-morte, etc. Les insurgés n’y virent que de la faiblesse, et ils incarcérèrent Peralta.

Au lieu de marcher droit à Seybo, à 55 lieues de Santo-Domingo, le général Ferrand s’arrêta pendant trois jours sur une habitation qu’il avait fondée à Higuero-Copado, sur la route, et là il iit encore une dernière sommation aux insurgés.

Le 6 novembre, Juan Sanches, prenant le titre de Capitaine-Général de la colonie, lui répondit qu’il se défendrait à outrance, s’il était attaqué : il avait sous ses ordres 1200 hommes d’infanterie et 600 cavaliers armés de machettes et de lances, — les hommes les plus robustes de la partie de l’Est, qui manient leurs chevaux avec autant d’adresse que leurs lances. Il avait choisi une excellente et forte position sur le plateau du lieu appelé Palo-Hincado, à six milles de Seybo. Son infanterie de milices avait été grossie de 300 hommes du régiment de Porto-Rico, débarqués peu de jours auparavant à l’embouchure de la rivière de Youma, dans la baie de Higuey. Juan Sanches se réserva le commandement du centre de sa petite armée, donnant celui de la droite à M. Carabajal, et celui de la gauche à Pedro Basquez, composée de la plus grande partie de la cavalerie : elle se masqua derrière un bois.

Le 6 dans la soirée, le général Ferrand partit de son habitation pour aller à la rencontre de l’ennemi. Le porteur de la réponse de Juan Sanches, lui conseilla vainement de ne pas hasarder un combat avec des forces qui quadruplaient les siennes ; un officier d’état-major qu’il avait envoyé en reconnaissance, revint confirmer le dire de cet indigène ; mais ce général comptait sur la valeur de sa troupe, et poursuivit sa marche.

Ayant d’arriver à Palo-Hincado, il rencontra à Los-dos-Rios un détachement d’environ 200 insurgés qui s’enfuirent après peu de résistance : Ferrand n’eut que plus d’espoir de battre le corps d’armée.

Le 7 novembre, à 11 heures du matin, il était en présence de l’ennemi : il le fit attaquer dans son centre par sa propre avant-garde. La droite et la gauche de l’ennemi ne lui laissèrent pas le temps de déployer sa troupe en ligne de bataille ; les lanciers seybanos la chargèrent avec tant d’impétuosité, en poussant des cris si assourdissans, que la confusion se mit parmi les Français, et ils lâchèrent pied. Ce fut une mêlée affreuse où le centre ennemi joua aussi son rôle. En vain Ferrand et ses officiers essayèrent d’établir un peu d’ordre, de rallier les fuyards, il leur fallut fuir également devant les lanciers qui hachèrent les Français avec leurs machettes, quand ils ne se servaient pas de leurs lances.

En fuyant, le général Ferrand ne voyant autour de lui que quelques officiers, fut confus de sa défaite ; il se donna un coup de pistolet vers 6 heures du soir. Des 500 hommes sortis de Santo-Domingo, 40 seulement y rentrèrent ; tous les autres furent, ou sacrifiés sur le champ de bataille et dans leur fuite, ou faits prisonniers. Bien d’autres Français furent alors assassinés isolément dans la campagne où ils étaient établis.

Le cadavre de Ferrand ayant été trouvé sur la route par les vainqueurs de cette sanglante journée, ils eurent l’indignité de lui trancher la tête qu’ils portèrent en triomphe au bout d’une lance.[7] Et cependant, ce général avait constamment été bienveillant, on peut le dire, envers toute la population de cette partie de l’Est ! Il l’avait gouvernée pour la France, de manière à la rendre heureuse autant qu’il dépendait de lui.[8]

À Palo-Hincado, se trouvaient Savary aîné, Faustin Répussart, Desfontaines et Lavalette, quatre hommes de couleur de Saint-Marc, qui, dans tout le cours de la révolution, étaient restés attachés au système colonial ou à la France : ils échappèrent aux lances des Seybanos et rentrèrent à Santo-Domingo.[9]

Le 8 novembre, la nouvelle y parvint de la mort du général Ferrand et de la perte totale de ses 500 hommes. L’autorité passant aux mains du général Barquier, il rendit un arrêté qui déclara la ville de Santo-Domingo en état de siège ; il prit aussitôt des mesures pour sa défense, envoya l’ordre au colonel Aussénac de s’y porter : en ce moment, ce colonel était pressé par C. Ramirès et ses gens. Cette ville allait manquer en même temps des approvisionnemens de la campagne et de l’étranger, l’embargo des Etats-Unis continuant encore, et les Anglais venant la bloquer par leurs navires de guerre. Mais le courage du général Barquier fut à la hauteur de ces difficultés.

Le 10, 3 frégates anglaises et 2 brigs firent capituler le commandant français à Samana, et les Anglais mirent les insurgés en possession de cette presqu’île, sous la condition de respecter les personnes et les propriétés françaises.

Le résultat du combat de Palo-Hincado fut donc de réduire les Français, à n’être plus en possession que de la ville de Santo-Domingo ; car, dans le courant du mois de novembre, les insurgés sous les ordres de Juan Sanches et de Cyriaco Ramirès s’approchèrent de cette place pour l’assiéger.

À peine vainqueurs, ces deux chefs se divisèrent. Les victoires de Malpasso et de Savana-la-Mula ayant eu lieu avant celle de Palo-Hincado, Cyriaco Ramirès prétendait à avoir le commandement en chef, tandis que Juan Sanches, qui avait déjà pris le titre de capitaine-général et qui avait défait celui des Français en personne, réclamait cette supériorité avec d’autant plus de raison, qu’il était un ancien officier de commune, qu’il avait été lui-même s’aboucher avec le gouverneur de Porto-Rico, qu’il avait sous ses ordres directs des troupes de cette île, et que son triomphe était plus important que celui de son compétiteur, sous les deux rapports, militaire et politique[10].

Une autre cause de division existait entre eux. À raison des secours qu’ils avaient reçus de Pétion et de Christophe, en armes et munitions, Cyriaco Ramirès inclinait à s’allier avec la République d’Haïti, et Juan Sanches avec l’État du Nord. Il est curieux de constater, dès à présent, que l’idée du premier, qui ne put aboutir alors, finit par triompher avec le temps, et que celle du second, qui réussit à cette époque, suivit la destinée du Nord.

Par ces diverses considérations, Juan Sanches s’adressa au gouverneur de Porto-Rico, dans l’espoir qu’il en serait reconnu comme le chef supérieur des insurgés de l’Est, en lui donnant l’assurance que bientôt il contraindrait Santo-Domingo à lui ouvrir ses portes. Mais Torribio Montés lui envoya le colonel don André Ximenès, avec des instructions qui donnaient le commandement en chef à ce dernier, et le commandement en second à Juan Sanches avec le grade de lieutenant-colonel, attendu que ce n’était que par son autorisation que ce dernier avait soulevé les indigènes contre les Français. Ces instructions autorisaient d’ailleurs Juan Sanches à former des corps d’infanterie et de cavalerie, et à se fixer et s’entendre avec Cyriaco Ramirès et C. Huber, sur la destination qu’ils devaient avoir. Elles disaient en outre, pour prévenir toute alliance avec la partie occidentale d’Haïti : « Les armes et les munitions que don Juan Sanches recevra du général nègre Henry Christophe, devront être pour le compte de celui-ci, vu que toutes celles qui ne lui seront pas remises, dans le même état où on les aurait reçues, devront être scrupuleusement payées ; mais, sous aucun rapport on n’admettra aucun nègre dans cette expédition[11]. »

Ces instructions portaient la date du 12 décembre ; et dans d’autres que Torribio Montès envoya au colonel André Ximenès, où il disait que, suivant le rapport de Juan Sanches, Cyriaco Ramirès s’était soumis à ses ordres, ce gouverneur ajouta : « Quoique les chefs de la partie d’Azua aient proposé au mulâtre Pétion de faire des traités avec lui, aucun ne pourra néanmoins avoir lieu sans mon consentement, non-seulement avec Pétion, mais avec Christophe, chef des nègres. On conservera avec eux la bonne harmonie, en respectant les limites des deux pays. »

Tout en soignant les intérêts politiques de l’Espagne, pour lui faire recouvrer une ancienne colonie qu’elle n’avait cédée à la France qu’avec regret, Torribio Montés ne négligeait pas les siens propres non plus : dans chacune de ses dépêches, il recommandait de lui envoyer les bois d’acajou confisqués dans les coupes qui appartenaient aux Français, comme si les insurgés n’en auraient pas besoin pour les dépenses publiques, après leur triomphe définitif.

Cette avidité, et le rang subalterne auquel il réduisit Juan Sanches, jointe à l’opposition que lui faisait Cyriaco Ramirès, porta le vainqueur de Palo-Hincado à recourir à l’autorité populaire, pour faire sanctionner en lui l’autorité civile et militaire qu’il voulait exercer dans l’Est. En conséquence, il convoqua sur l’habitation Bondilla, à peu de distance de Santo-Domingo, des députés de tous les quartiers, qui se formèrent en une assemblée ou junte ; ils avaient des pouvoirs illimités. Les uns voulaient l’alliance avec l’État du Nord ; les autres, celle avec la République d’Haïti ; d’autres opinèrent pour déclarer l’indépendance politique de l’Est, et d’autres encore, pour le replacer sous la domination de l’Espagne. Enfin, après de violentes discussions, la majorité se forma ; et le 18 décembre, la junte déclara : « Que les naturels de la partie espagnole de Saint-Domingue prenaient les armes au nom de leur souverain légitime, Don Ferdinand VII, actuellement en captivité (en France), et dont les pouvoirs étaient exercés par la junte de Séville ; et qu’ils reconnaissaient don Juan Sanches de Ramirès, pour leur capitaine-général et intendant par intérim.  »

Indépendamment de l’origine de ces habitans, de l’intérêt qu’inspirait la famille royale d’Espagne, dépouillée de ses États par la violence, on peut croire qu’ayant besoin du concours des Anglais pour s’emparer de Santo-Domingo et être protégés ensuite, ces considérations influèrent sur la résolution de la junte de Bondilla ; car, probablement, la Grande-Bretagne n’aurait pas prêté la main à la déclaration de l’indépendance, ni à l’alliance avec l’un ou l’autre État d’Haïti, lorsque dans le même mois de décembre, elle venait d’autoriser seulement le commerce de ses sujets avec eux. Il est même permis de croire qu’elle ne rendit son Ordre en conseil du 14, que par la connaissance acquise du soulèvement des indigènes de l’Est, qui allait expulser les Français de toute l’île d’Haïti. D’ailleurs, sa convention avec le gouverneur de Porto-Rico n’était que la conséquence de son alliance avec la junte de Séville ; et c’était au nom de cette dernière et par son autorisation, que ce gouverneur avait fait insurger l’Est : il fallait donc que cette partie d’Haïti se replaçât sous la domination espagnole, puisque encore la guerre civile entre Christophe et Pétion empêchait l’un et l’autre de profiter des circonstances pour accomplir le vœu émis le 1er janvier 1804. Dans l’intérêt politique d’Haïti, mieux valait que ce territoire retournât à l’Espagne, jusqu’à des temps plus heureux : en attendant, les relations de commerce allaient se rétablir comme anciennement, au profit des populations respectives.

La décision de la junte de Bondilla émancipa Juan Sanches de l’autorité que s’arrogeait Torribio Montès. Néanmoins, il ne refusa point les secours qu’il pouvait en recevoir, et ce gouverneur les accorda, bon gré, mal gré, puisque enfin l’ancien ne colonie espagnole reprit les couleurs de la monarchie au nom de laquelle on se battait en Europe : il n’eut à regretter que de ne pouvoir plus se faire envoyer des bois d’acajou.

Quant à Cyriaco Ramirès, offensé de la décision, il se retira personnellement sur ses propriétés près d’Azua, sa troupe ayant passé sous les ordres de son heureux compétiteur : là, il faisait le boudeur, à peu près comme Gérin dans la République d’Haïti[12].

Devenu le chef suprême de l’Est, Juan Sanches fixa son quartier-général sur l’habitation Galar, où Dessalines avait le sien en 1805. Ses troupes, composées des milices ou gardes nationales de tous les quartiers, et de quelques centaines d’hommes du régiment de Porto-Rico, formaient trois divisions : l’une campée à l’est de Santo-Domingo, sous les ordres de Manuel Carabajal ; l’autre au nord, sous ceux de Diego Polanco ; la troisième à l’ouest, sous ceux de Pedro Basquez, dans laquelle était le capitaine-général lui-même. Tous les habitans les plus marquans de l’Est se trouvaient dans cette armée, et Guillermin assure que « sa principale force consistait en mulâtres et nègres français  ;[13] » c’est-à-dire, de ceux qui s’étaient réfugiés dans cette partie depuis longtemps, et où ils étaient devenus habitans. Dans tous les cas, cet auteur constate la participation des indigènes de l’ancienne partie française à la délivrance de l’Est, de la domination de la France. Il ne constate pas moins, d’un autre côté, la part que prirent à la défense de Santo-Domingo, ceux des hommes de couleur et noirs de cette partie, qui étaient restés fidèles à cette puissance : le général Barquier donna même la liberté à une centaine de noirs pour qu’ils concourussent à cette défense[14].

Nous ne relaterons pas tous les incidens, tous les combats qui eurent lieu durant huit mois consécutifs, entre les assiégeans et les assiégés, dans lesquels le brave général Barquier et sa vaillante garnison montrèrent une constance digne d’admiration, à supporter toutes les privations qu’il est possible d’imaginer, en déployant chaque jour le courage militaire qui les animait. Nous ne dirons pas non plus quelles furent les nombreuses tentatives que ce général français fît, pour ramener Juan Sanches et les habitans de l’Est à l’obéissance envers sa patrie, surtout par l’intermédiaire du prêtre Bernard Correa y Cidron, docteur en théologie et curé de la cathédrale de Santo-Domingo. Cet ecclésiastique employa en vain, dans une correspondance avec le chef des indigènes, tous les argumens qu’il put puiser dans son érudition et dans les livres saints, en remontant jusqu’à Adam et Eve, en citant des textes latins des pères de l’Église, et des exemples tirés de l’histoire d’Absalon, de David, de Cyrus, de Nabuchodonosor, etc., etc. Juan Sanches resta sourd à tous ces discours ; son âme endurcie n’aspirait qu’à une chose : la remise à son autorité de la place de Santo-Domingo.

Nous dirons bientôt comment elle eut lieu. En attendant, passons aux faits qui s’accomplissaient dans la partie occidentale d’Haïti.


L’année 1809 se distingue entre toutes, pour cette île. Au moment où elle commençait, la guerre existait à toutes ses extrémités : — à Santo-Domingo, entre les Indigènes et les Français ; — au Môle, entre l’armée expéditionnaire et celle du Nord ; — à la Sourde, entre Bergerac Trichet et sa demi-brigade, opposée à quelques troupes de ce département ; — enfin, dans la Grande-Anse, entre les insurgés et les forces du Sud.

À la suite de tous ces combats acharnés, mais après bien des obstacles semés sur ses pas par un enchaînement de causes naturelles, la République d’Haïti a fini par rester prépondérante, parce que, dans ses nobles aspirations, elle ne voulait que le bonheur de l’universalité des hommes habitant le même pays.

Parlons donc des actes de son glorieux fondateur, revêtu en ce moment d’un pouvoir extraordinaire, d’une dictature inévitable, nécessaire, par les fautes de ses meilleurs amis, de ses coopérateurs à l’œuvre intelligente à laquelle ils se dévouèrent tous.

Parmi ces derniers, le plus capable, alors, d’aider le chef de l’État à gouverner, se trouvait à la tête de l’administration. Il avait à pourvoir aux nécessités pressantes de l’armée expéditionnaire désormais renfermée dans les murs du Môle, comme le poste avancé de la République, destiné à contenir le tyran du Nord, à occuper tous ses instans pour l’empêcher d’exercer ses fureurs contre elle : glorieuse et périlleuse mission où chaque soldat, chaque officier, le général en chef lui-même devaient comprendre qu’ils étaient en quelque sorte des sentinelles préposées à la garde de leurs concitoyens et des institutions proclamées pour assurer leurs droits. S’ils ne saisirent pas tout d’abord cette pensée, ils la comprirent enfin ; et leur héroïque dévouement, leur abnégation patriotique, n’en ressortent que mieux aux yeux de la postérité reconnaissante.

Il faut aussi rendre justice à Bonnet ; il comprit parfaitement la mission qui lui était dévolue, et il a également droit à la gratitude de la patrie. Tous ses efforts tendirent à ravitailler la place du Môle, à procurer à ses braves défenseurs les objets dont ils avaient besoin, à fournir à la flotte, qu’il fallut augmenter pour correspondre à celle du Nord afin de secourir cette place, les choses nécessaires à son armement, son équipement, son rationnement, sa solde, etc., tandis que le Président d’Haïti s’occupait spécialement, avec Panayoty et les capitaines des garde-côtes, de l’installation de ces navires achetés du commerce étranger.

Pétion était chaque jour à l’arsenal pour presser les travaux qui s’y exécutaient dans ce but, tant il se préoccupait des secours à porter à l’armée expéditionnaire : il savait l’activité de Christophe, les moyens qu’il employait pour parvenir à ses fins, et il jugeait avec raison que ce chef ennemi ne négligerait rien pour assiéger le Môle avec toutes les règles de l’art, s’il ne réussissait pas à enlever cette place de vive force.

En ce moment-là, la flotte de la République se composait de deux trois-mâts, la Furieuse et la Républicaine, du brig l’Alexandre, et des goëlettes le Derénoncourt, la Présidente, l’Indépendance et le Rebecca. Celle du Nord avait une véritable corvette, deux brigs et plusieurs goëlettes.

On conçoit que les dépenses, pour l’entretien de nos bâtimens et pour approvisionner le Môle en toutes choses, étaient considérables eu égard au peu de revenus de l’État ; et il fallait encore procurer à l’armée répartie dans les départemens, principalement au Port-au-Prince, son habillement, son équipement et sa solde. Pour subvenir à toutes ces dépenses, Bonnet provoqua diverses mesures législatives du Président d’Haïti, et en prit lui-même dans le cercle de ses attributions.

Ainsi, le 4 janvier, un arrêté du président établit un impôt du vingtième de la valeur locative des maisons dans les villes et bourgs ; le 31, un autre arrêté prorogea pour 1809 les lois précédentes sur les patentes ; d’autres arrêtés changèrent en patentes l’impôt mal assis sur les guildives, ordonnèrent une plantation spéciale de vivres sur chaque habitation, pour en pouvoir expédier au Môle et fournir à l’alimentation de l’armée en général[15], fixèrent le droit de tonnage, etc., sur les navires étrangers, ordonnèrent qu’ils seraient tenus à faire leur retour en denrées du pays, afin de n’en pas emporter, le numéraire. Le secrétaire d’État lui-même publia divers avis au public et prescrivit aux fonctionnaires, de contraindre les débiteurs de l’État à payer ce qu’ils lui devaient, principalement les fermiers des biens du domaine.

Cette dernière mesure, exécutée avec fermeté, lui attira le mécontentement et même l’inimitié de bien des gens haut placés, qui excitèrent la foule des fermiers contre lui ; mais il ne s’arrêta point à leurs clameurs injustes ; il dut même résilier des baux-à-ferme, faute de payement, et l’irritation des fermiers récalcitrans n’en augmenta que plus. Des égoïstes d’une autre espèce vinrent joindre leurs plaintes à celles-là : ils obtenaient facilement de fausses attestations des particuliers, dans les enquêtes supplétives des litres de propriété, pour en réclamer la remise du domaine : le secrétaire d’État provoqua un arrêté du président, en date du 17 mai, par lequel toute réclamation de cette nature était renvoyée à la paix intérieure du pays.


Nous avons laissé Lamarre, au 29 décembre 1808, se préparant à se voir assiéger au Môle, demandant des secours en toutes choses, au moment où il venait de combattre à la Source-Ronde et où il avait 800 blessés à l’hôpital. À ce poste avancé, se trouvaient presque toutes ses forces sous les ordres de Delva, qui était secondé par Toussaint, Léger et Germain. Lamarre, malade d’une affection cutanée, se tenait au Môle avec Bauvoir, Éveillard et Masson Dias, ce dernier, ancien officier de marine. Le chef de bataillon Henry était le commandant de la place, et le capitaine Alain, son adjudant ; deux compagnies de grenadiers, quelques gardes nationaux et quelques tailleurs sous les ordres de Faux, formaient toute la garnison intérieure de la place, et gardaient les forts Georges, Allemand, Vallière, et les postes Intermédiaire et de la porte de Jean-Rabel.

Informé sans doute de cette situation, par les transfuges de la 9e qui avaient passé sous ses drapeaux, et surtout par Madou, capitaine renvoyé de ce corps qui s’offrit de piloter l’ennemi, le redoutable Monseigneur du Nord[16], étant au Port-de-Paix, ordonna aux généraux Romain et Magny de se laisser guider par cet officier, pour pénétrer dans l’enceinte du Môle, enlever cette place, tuer ou faire prisonniers Lamarre et les officiers supérieurs qui étaient avec lui, bien convaincu qu’après un tel succès, il parviendrait à vaincre Delva et ses compagnons à la Source-Ronde.

Dans ce but, Romain et Magny, à la tête de dix bataillons d’infanterie et deux escadrons de cavalerie, surprirent la garde de la porte de Jean-Rabel, le 13 janvier à 3 heures du matin, et l’enlevèrent : après y avoir placé des troupes, ils pénétrèrent dans l’enceinte du Môle et vinrent prendre position sur la place d’armes. Quoique surpris, ces militaires tirèrent quelques coups de fusil qui donnèrent l’alarme dans la ville.

Lamarre fut un des premiers réveillés : il habitait une maison située près du fort Georges. Il chargea Bauvoir de sa défense, fit partir Éveillard avec l’une des compagnies de grenadiers, et ses aides de camp Valéry Renaud, Michel et Arnoux, pour aller à la rencontre de l’ennemi, et il se porta lui-même dans ce dessein à la tôle de l’autre compagnie de grenadiers, accompagné de ses autres officiers d’état-major, Honoré et Hyppolite, et de ses guides. Passant par deux des rues aboutissant à la place d’armes, ils attaquèrent sans hésiter toutes ces masses qui les contraignirent bientôt à faire retraite au fort Georges ; et elles s’y dirigèrent en prenant position dans les maisons en maçonnerie qui l’avoisinaient, notamment dans celle qu’habitait Lamarre. De là, les généraux ennemis ordonnèrent un feu de tirailleurs sur le fort, que deux colonnes tentèrent vainement d’enlever d’assaut. Le jour se fit et vint encore éclairer les combattans. Les républicains virent alors à quelles forces ils résistaient.

En ce moment, Lamarre prit la résolution de sortir du fort Georges, par le côté opposé à l’ennemi, avec Honoré et son guide Rémy, afin d’aller par l’ancien jardin du roi au ford Allemand[17]. Là, il fit diriger deux pièces de 24 contre les troupes qui s’efforçaient d’enlever le fort Georges, tandis que le commandant ennemi, laissé à la porte de Jean-Rabel, dirigeait lui-même une pièce de même calibre contre ce fort. Peu après son départ, ses guides Décade et Soulouque l’avaient suivi et joint au fort Allemand. Mais, laissons-le parler dans sa lettre au Président d’Haïti.

« Jusqu’alors, nous étions livrés à nos seuls moyens ; ils étaient faibles par le nombre, et nous avions fait tout ce que notre pays peut exiger de nous. Moi-même, croyant que je devais m’immoler pour lui et qu’il fallait étonner l’ennemi par quelque coup hardi, je le tournai ; et je le chargeais par ses derrières avec trois hommes [18], lorsque l’adjudant-général Delva, qui avait été réveillé par les coups de canon et avait donné l’ordre au colonel Germain de se porter au Môle avec 150 hommes, l’ayant suivi avec le colonel Toussaint et ses dragons, arriva à notre secours. En ce moment, l’ennemi fut mis en déroute et opéra sa retraite par la porte de Jean-Rabel : les rues furent jonchées de cadavres. Blessé déjà en trois endroits, le colonel Éveillard ayant reçu dans cette dernière circonstance deux autres blessures, je fus contraint de le ramener au fort Georges. »

Et ce héros se tut sur ses propres blessures ! — un coup de baïonnette et une balle au bras gauche, et une autre balle sous l’aisselle droite.

« L’adjudant-général Delva et le colonel Toussaint, continua-t-il, ont chargé l’ennemi avec le courage qu’on leur connaît ; ils en ont fait un carnage affreux : tout le grand chemin de Jean-Rabel ne présente plus que l’aspect d’un vaste cimetière. Presque tous mes braves officiers ont été blessés : je n’ai que des éloges à donner à ceux qui ont combattu ; tous se sont montrés avec la plus grande bravoure… J’ai eu le malheur de perdre mon aide de camp Hyppolite, qui est mort en chargeant l’ennemi. »

Un drapeau, plusieurs tambours et une grande quantité de fusils furent les trophées de cette victoire. Ce jour-là, officiers et soldats ne voulurent faire quartier à aucun prisonnier, afin de terroriser l’ennemi et de le dégoûter, une fois pour toutes, de tenter désormais de semblables surprises contre le Môle. Cette place fut ainsi sauvée : aussi Lamarre a-t-il pu dire au président, en commençant sa lettre :

« Citoyen président, le Peuple d’Haïti sera content de son armée ; elle vient de renouveler ses prodiges et cette valeur qui ne l’a jamais abandonnée. Le soldat s’est conduit comme l’officier, et l’officier s’est montré digne du grade dont il a été honoré ; mais je laisserai parler les faits : mieux que moi, ils vous feront connaître ce que le pays doit à la brave armée expéditionnaire du Nord. »

Oui, la République lui dut beaucoup ! car elle occupa durant trois ans son redoutable ennemi, tandis que des passions blâmables agitaient les esprits. Et comment le chef de l’État, et le grand fonctionnaire qui le secondait alors, n’auraient-ils pas compris ce qu’ils devaient faire en faveur de tant de braves ! Nous venons de dire quelle fut leur sollicitude.

Après avoir relaté les faits de la journée du 13 janvier, où la flotte ennemie vint dans la rade du Môle pour coopérer à l’action de Romain et Magny, Lamarre disait au président : « Empressez-vous de voler à notre secours ; nous avons besoin de renforts : des hommes, des munitions de guerre et de bouche, des habillemens et de l’argent. Envoyez-nous la flotte, sinon permettez-moi de me retirer d’ici ; car, je ne veux point m’exposer à être déshonoré.  » C’est-à-dire, à être vaincu par un ennemi qu’il venait de terrasser, après l’avoir si souvent battu : cette âme altière ne pouvait l’entendre autrement.

Sa dépêche fut apportée par un étranger du nom de Richeux, qui avait introduit quelques provisions au Môle, dont il allait toucher le payement au Port-au-Prince[19]. Peu de jours après, un autre étranger nommé Kerkland apporta une autre dépêche où Lamarre renouvelait ses demandes. « J’espère, dit-il, que bientôt nous verrons flotter dans la rade du Môle le pavillon de notre escadre. Mes blessures et celles du colonel Éveillard vont assez bien. » Plusieurs autres lettres de dates rapprochées suivirent celles-là et dans le même but. L’une d’elles informa le président, que l’ennemi avait porté toutes ses forces contre la Bombarde et la Source-Ronde, et qu’après de nouveaux combats où Bauvoir et Toussaint furent blessés, quoique ayant été lui-même au secours de Delva, il fut forcé d’évacuer ces positions et de rentrer sa troupe au Môle : en cinq jours il avait eu 300 hommes hors de combat. Christophe était présent parmi ses troupes. « Il faut, dit Lamarre, que cet état de choses ait un terme, et très-rapproché : si l’on ne peut nous secourir, qu’on nous retire de cette terre de désolation. »

Cette dernière dépêche fut écrite au moment où Gérin adressait sa lettre à Pétion, qui nécessita la réponse de celui-ci déjà produite. On saisit alors la coexistence déplorable de la triste situation de l’armée expéditionnaire, et de l’agitation de l’esprit public, au Port-au-Prince, Gérin se conduisant de manière à le faire soupçonner de conspiration. On peut ainsi comprendre les embarras de Pétion, après les conspirations de Yayou et de Magloire Ambroise, après l’ajournement forcé du sénat, dont les membres opposans étaient loin de lui savoir gré du résultat de leurs propres fautes. Cependant, au milieu de tout cela, le président veillait à assurer à la flotte, sinon la supériorité sur celle du Nord, du moins l’égalité dans tout combat qui pouvait se livrer entre elles ; car c’était là la chose essentielle pour secourir le Môle. En effet, comment y envoyer des approvisionnemens, si ce n’était par la flotte ? Comment y expédier des troupes, qui encombreraient ces bâtimens et gêneraient leurs manœuvres, s’ils devaient encore craindre la rencontre de ceux de l’ennemi ? Il ne fallait pas exposer la vie des soldats de renfort, lorsque déjà le champ de bataille où ils allaient se trouver était redouté des plus braves, comme un lieu d’où ils ne pouvaient guère espérer de revenir.

Enfin, dans les derniers jours de février, la flotte partit sous les ordres de Panayoty, et arriva au Môle sans livrer combat, avec des troupes et des approvisionnemens de guerre et de bouche. Le 1er mars, Lamarre écrivit au président : « L’extrémité où la place et l’armée étaient réduites, fut à son comble ; je ne trouve point d’expression assez forte pour vous la dépeindre. À l’arrivée de la flotte, à la consternation, à la douleur muette, a succédé une joie indicible parmi les infortunés que j’ai l’honneur de commander… Je vais remplir vos vues, en envoyant au Port-au-Prince les blessés et les estropies. Mon cœur sera soulagé de ne plus avoir devant les yeux les victimes d’une guerre opiniâtre… L’armée expéditionnaire se montre digne de votre sollicitude à la secourir, par sa constance et ses travaux guerriers… Envoyez-nous des pièces de campagne avec des boulets et mitrailles, des haches, pioches, etc. Envoyez-moi le chef de bataillon Zénon[20] avec un obusier, des obus chargées et quelques artilleurs. »

Delva devait porter cette lettre ; il fut remplacé par Éveillard aîné, qui était chargé d’informer le président de quelques tracasseries suscitées à Lamarre, par le capitaine d’un corvette anglaise arrivée au Môle en même temps que notre flotte. Ce gentleman prétendait « que le gouvernement de la République avait mal acheté les plus forts bâtimens qui la composaient ; qu’il avait enrôlé des sujets anglais  ; et qu’un ordre de S. M. B. venait de déclarer la neutralité de la Grande-Bretagne dans la querelle civile entre les Haïtiens. » Or, si cet acte était réel, la partialité de ce capitaine n’était pas moins évidente, quand il nous cherchait querelle pour l’achat de nos gros navires de guerre qui équilibraient les deux flottes ennemies. Lamarre lui répondit qu’il croyait le président assez expérimenté, pour n’acheter des navires qu’à bon escient et pour ne pas vouloir enrôler des étrangers ; qu’au surplus, il allait écrire pour en informer le président, et que la corvette anglaise pouvait se transporter au Port-au-Prince. Nous ignorons si elle y vint, si son capitaine osa récidiver ses ridicules observations, qui n’avaient d’autre but que de paralyser notre flotte, par la crainte d’due tentative de la part de la corvette à capturer ceux des bâtimens qu’il désignait. Vingt jours après, Lamarre informait le président qu’un étranger, venu de la Jamaïque au Môle, lui avait rapporté que Christophe y avait fait faire des réclamations au sujet de nos bâtimens, et que c’était la cause de la mission de la corvette anglaise au Môle.

Quoi qu’il en fût, on n’en tint aucun compte, et la flotte quitta le Môle, emportant environ 400 blessés et beaucoup de femmes, d’ennuis et de vieillards au Port-au-Prince[21]. Elle ne tarda pas à y retourner avec de nouveaux renforts et des approvisionnemens de guerre et de bouche ; et pendant plusieurs mois, il en fut ainsi pour mettre le Môle à même de résister : en peu de temps, l’armée expéditionnaire fut portée à 4,000 hommes[22].

Un événement pénible à relater survint en cette place assiégée, dans la nuit du 6 au 7 mars : — la mort violente du sénateur Thimoté. Depuis le mois de décembre 1808, il était resté au Port-au-Prince d’où il vint au Môle avec la flotte, à la fin de février. Pendant son séjour en cette ville, il avait été témoin de la mésintelligence du sénat et de Gérin avec le président ; il sut tout ce qu’on imputait au vieux général boudeur. Soit qu’il perdît confiance dans la cause de la République qu’il avait embrassée avec chaleur, soit qu’il fût irrité par la perte de sa fortune, toujours est-il qu’à son arrivée au Môle, apprenant la désertion à l’ennemi de beaucoup de soldats de la 9e, il conçut un projet dont on ne parvint pas à saisir le but véritable. Après avoir fui la société de Lamarre avec qui il avait été si intimement lié, et s’être fait le centre des mécontens qui se plaignaient de l’abandon que le gouvernement faisait de l’armée expéditionnaire, qui reprochaient à Delva et Léger une inflexibilité trop rigoureuse dans le service militaire, et à Lamarre une condescendance portée à la faiblesse, disaient-ils, envers ces deux officiers supérieurs ; Thimoté s’ouvrit au capitaine Gaspard, de la 24e, sur son dessein dont le premier objet aurait été l’arrestation de Delva et Léger et leur renvoi au Port-au-Prince : il voulait porter ce capitaine à gagner les autres officiers et les soldats de ce corps, et par eux entraîner toute la garnison. « Quant à mon collègue Lamarre, dit-il à Gaspard, c’est malheureux ; mais que voulez-vous ? »

Telle fut la déposition faite par cet officier au général en chef : il s’y trouve aussi, ce qui ne s’accorde pas avec l’objet primitif, l’assurance donnée par Thimoté, que les troupes seraient bien accueillies par Christophe. En restreignant son projet à la simple arrestation et déportation de Delva, le second de Lamarre, c’eût été toujours un acte de haute insubordination militaire provoqué de la garnison, et qui eût pu avoir de funestes conséquences.

Quoi qu’il en soit, aussitôt informé de ce projet, Lamarre donna l’ordre à Delva, qui se fit accompagner par Léger, d’aller opérer l’arrestation de Thimoté pour le renvoyer au Port-au-Prince. Il eût dû l’appeler chez lui et exécuter cet ordre lui-même, ou en confier l’exécution à un autre que Delva, qui ne pouvait être qu’irrité contre le sénateur. Celui-ci, voyant les deux officiers supérieurs entourés d’un fort détachement de troupes, se refusa à se laisser arrêter par eux, réclama ses immunités sénatoriales et offrit de se rendre seul auprès de Lamarre : il s’était armé à l’apparition des troupes. Delva, à ton tour, eût dû lui donner la faculté qu’il réclamait ; car il ne pouvait se soustraire à son arrestation dans la place du Môle. Loin de là Delva ordonna à la garde de le saisir : Thimoté prit la fuite à ces mots, et Delva enjoignit aux soldats de faire feu ; le malheureux Thimoté tomba mort. Delva, et Léger qui lui prêta le concours de ses rigueurs inutiles et coupables, étaient évidemment sous l’impression d’une funeste irritation.

Lamarre rendit compte de ce malheureux événement, sans en dire toutes les circonstances, mais en soutenant que Thimoté était coupable ; et à ce sujet, il insinua au président, que son projet pouvait être lié à d’autres projets conçus au Port-au-Prince. « Il est possible, lui dit-il, que cela vous conduise à quelques renseignemens qui peuvent être utiles à vous et à notre pays. Cela mérite des réflexions : il faut déjouer sans aucun délai les ennemis de notre indépendance. Quant à moi, je le jure encore : je ne serai jamais l’instrument d’aucun parti, et je périrai pour le chef que mon pays a nommé et pour sa constitution. Ordonnez. »

Quelques jours après, en lui disant que le Môle était incessamment canonné et bombardé, il l’informa que les postes ennemis étaient si rapprochés des nôtres, que l’on se parlait de l’un à l’autre ; qu’il avait entendu lui-même, que l’ennemi disait à nos soldats, que le général Gérin et le président étaient divisés-et en guerre ouverte ; il ajouta : « Quant à moi, je ne puis penser un seul moment, que le général Gérin puisse jamais oublier ses proprès intérêts et ceux de la chose publique, jusqu’au point de chercher à troubler l’ordre et l’harmonie qui doit exister parmi nous. » Il dit ensuite à Pétion, que son intention était de se rendre au Port-au-Prince, afin de conférer avec lui sur les moyens démettre fin à la guerre civile ; mais que l’armée s’étant opposée à son départ, il lui expédiait Delva, qui possédait toute sa confiance et qui lui expliquerait ses vues et la situation des choses au Môle. Sa lettre porte la date du 22 mars.

C’est à dessein que nous transcrivons cette déclaration relative à Gérin, de la part de Lamarre dont la loyauté apparaît dans toutes ses lettres à Pétion, même quand il se plaignait de ne pas être assez secouru. En terminant celle du 7 mars qui concerne la mort de Thimoté, il fit au président une déclaration non moins catégorique de ses sentimens de dévouement, alors qu’il était déjà informé des événemens de décembre 1808 qui contraignirent le sénat à abdiquer toute mission. Et cependant, quand Gérin conspira contre le gouvernement de son pays, des agitateurs prétendirent qu’il était d’accord avec Lamarre, afin de lui trouver une sorte d’excuse pour cette mauvaise action, dans la désapprobation que ce dernier aurait donné, selon eux, à la conduite des affaires par Pétion.

Le 7 avril, Lamarre écrivit de nouveau et dit au président, que les contrariétés que ce dernier éprouvait et dont il lui avait parlé dans une de ses lettres, semblaient tenir à une machination perverse dont on pourrait découvrir la trame : « En y réfléchissant mûrement, ajouta-t-il, je pense qu’il conviendrait mieux de nous retirer d’ici où nous ne pouvons rien, et de nous rendre à notre pays auquel nous pouvons encore être utiles. Quoi qu’il en soit, nous nous défendrons avec courage. »

Mais nous avons déjà dit que la flotte avait été envoyée au Môle avec des renforts successifs et des approvisionnemens en tous genres ; Zénon y arriva peu de jours après cette lettre, et fut très-utile comme artilleur. Le 10 avril, le président émit une proclamation par laquelle il ordonna une levée générale des troupes et des gardes nationales, pour entreprendre une nouvelle campagne ; une partie même des employés d’administration et le secrétaire d’État, leur chef direct, durent la faire : les magistrats seuls en furent exceptés.

Le président avait été extrêmement affligé de la mort du sénateur Thimoté, qui avait été le promoteur principal de l’insurrection de la 9e ; mais les circonstances de ce fâcheux événement étaient telles, qu’il fallut l’accepter comme fait accompli.[23] Comment punir Delva, sans manifester au moins son mécontentement à Lamarre, pour l’avoir chargé d’opérer l’arrestation de cet infortuné, égaré par une malheureuse idée ? Cependant, il jugea que cet officier ne pouvait plus être envoyé au Môle, où sa présence serait infailliblement d’un mauvais effet par rapport à la 9e et à la 14e ; Delva resta au Port-au-Prince : par la même raison, il y fît revenir le colonel Léger. Déjà, le colonel Bauvoir, malade par suite de ses nombreuses blessures, avait dû quitter ce glorieux champ de bataille : le grade d’adjudant-général lui fut décerné en récompense de ses services dévoués. En même temps, dans ce mois d’avril, une semblable récompense fut donnée à ceux du sénateur Voltaire et du colonel Beauregard, commandant de la place des Cayes.

Lamarre, privé ainsi du concours de trois vaillans officiers, ne fut plus secondé que par l’adjudant-général Chauvet et les colonels Eveillard et Toussaint. Ils soutinrent ce siège remarquable où chaque jour était un combat à outrance : nous en relaterons d’autres circonstances en leur temps.


Au moment où nous allons parler de la campagne résolue par la proclamation du 10 avril, il est convenable d’expliquer pourquoi une partie des troupes du Sud y prit part, la garde nationale les remplaçant.

Le fameux Goman continuant à inquiéter ce département dans les limites de tous ses arrondissemens, et principalement dans la Grande-Anse, foyer de sa révolte, et ce chef de bandes se tenant de sa personne toujours dans les hautes montagnes, le général Francisque avait conçu l’idée de lui tendre un piège, dans l’espoir de le capturer et de terminer cette révolte. À cet effet, il avait autorisé le colonel Bellefleur, commandant la place des Abricots, de paraître vouloir trahir la République pour se ranger sous ses ordres, en lui livrant ce bourg et lui faisant espérer la conquête de tous les autres situés sur le littoral. Bellefleur remplit parfaitement ce rôle ; il avait envoyé à Goman des munitions de guerre, comme gage de ses dispositions, et lejour pour l’introduction du bandit dans la place des Abricots fut fixé au 13 janvier.[24] Mais, Bellefleur avait réuni des troupes autour de la place, du côté opposé à celui où il devait arriver pendant la nuit : le secret fut si bien gardé à cet égard, et Goman eut une telle confiance en son étoile, qu’il s’y rendit à l’heure marquée. Bellefleur fit sa soumission apparente ; mais, comme il arrive souvent dans de pareilles entreprises, trop d’empressement de la part d’un chef des troupes donna l’éveil à cet homme, qui avait déjà passé une partie de sa vie à être marron dans les bois. Aussitôt qu’il se fut aperçu que la conduite de Bellefleur n’était qu’un piège tendu à sa crédulité, il se mit à fuir et eut le bonheur de sortir des Abricots, pour gagner les bois : ses gens furent taillés en pièces.

Depuis cette nuit, infructueuse quant à l’objet principal qu’on s’était promis, Goman s’était retiré le plus loin qu’il pût, et une sorte de trêve succéda à ses tentatives récidivées contre le littoral ; beaucoup de malheureux qui suivaient sa bannière vinrent même se rendre aux autorités. La campagne contre le Nord survenant, le Président d’Haïti put faire marcher une partie des troupes du Sud.

  1. Il s’agissait cependant de reprendre les places importantes de Figuières, de Dosas, et d’une grande partie de la Navarre.
  2. D’après le décret de la Convention nationale sur la liberté générale, ce territoire devenant une colonie annexée à Saint-Domingue français, il ne devait plus y avoir des esclaves ; mais l’état antérieur des choses s’y maintint.
  3. « Le général Ferrand proclama provisoirement l’affranchissement de la servitude monacale, à laquelle avaient succédé les domaines impériaux ; et les moyens destinés à l’entretien somptueux des cloîtres, et depuis à l’augmentation des revenus du fisc, refluèrent bientôt vers la culture qui, à sa mort, marchait à grands pas vers sa restauration. » (Extrait du Précis historique, etc., publié par Gilbert Guillermin, officier français sous les ordres de Ferrand).
  4. Juan Sanches était capitaine d’une compagnie de dragons armés de lances, dans la guerre que firent les Espagnols aux Français de Saint-Domingue ; dans ces circonstances, il avait fait la connaissance de Toussaint Louverture qui servait la même cause que lui : de la son maintien à Cotuy par ce chef, en 1801.
  5. En allant vendre des bestiaux, Manuel Carabajal avait eu l’occasion de se lier avec H. Christophe au Cap, où ce dernier faisait ce trafic peu avant la révolution.
  6. Dans un échange de prisonniers qui eut lieu en 1809, au moment de la capitulation de Santo-Domingo, il rejoignit les Français dans cette ville.
  7. On prétend que la tête du général Ferrand fut conservée comme une relique guerrière, par Santana, père du général Pedro Santana qui est le chef actuel des indigènes de la partie de l’Est. Guillermin dit qu’on assure que ce fut un nommé Foleau qui trancha cette tête.
  8. Des citoyens de Santo-Domingo m’ont dit, que Ferrand se montrait même partial en faveur des indigènes, dans toute discussion qu’ils avaient avec des Français.
  9. En 1821, ce Lavalette vint au Port-au-Prince, dans une circonstance qui sera, relatée suivant l’ordre chronologique.
  10. Cyriaco Ramirès était un mulâtre d’une stature gigantesque ; sa voix était en harmonie avec sa taille, et sa bravoure y répondait parfaitement : ce qui lui donnait un grand ascendant sur les populations des quartiers d’Azua, etc. Mais il n’avait pas l’instruction de Juan Sanches.
  11. Dans une autre dépêche de Torribio Montés, il constata « que le général Pétion avait accordé à Salvador Félix 40 caisses de cartouches, 4,000 pierres à fusil et 100 piques (fusils). Vous les emploierez de la manière la plus convenable, après lui avoir demandé le compte de ces différens objets. » Mais, ni Pétion, ni Christophe ne firent payer ce qu’ils avaient fourni aux hommes qui avaient le même intérêt politique que leurs concitoyns immédiats.
  12. En mars 1809, Juan Sanches le rappela à l’armée, en lui donnant le commandement des troupes qu’il avait déjà dirigées, En juin, Pétion réactiva Gérin.
  13. Page 456, dans la note 62.
  14. Voyez l’ouvrage de Guillermin, page 223.
  15. L’embargo mis par les États-Unis sur leur commerce, privait nos ports des comestibles qu’ils nous fournissent habituellement ; il fallait y suppléer par les vivres du pays : la farine, les salaisons, etc., étaient d’une cherté excessive, et la République avait peu de revenus. Le mérite de Bonnet n’en ressort que plus.
  16. Pou après sa constitution de février 1807, Christophe se fit qualifier de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Président  ; le titre d’Excellence était trop mesquin pour lui, l’autre préparait les esprits à celui de Su Majesté  : ce fut une habileté de sa part. Dans une lettre du 13 novembre 1807, de Lamarre a Pétion, il disait de Christophe : l’Oppresseur monseigneurisé.
  17. De ce fort, il envoya Honoré pour faire avancer les troupes de la Source-Ronde.
  18. Ces trois hommes qui secondèrent si bien l’intrépide Lamarre, ce sont ses guides Rémy, Décade et Soulouque, — ce dernier devenu Sa Majesté FAUSTIN 1er Émpereur d’Haïti.
  19. Richeux était un de ces Français habitant Saint-Yague de Cuba, qui établirent des relations de commerce avec le Môle.
  20. Zénon était un ancien artilleur de la Légion de l’Ouest, dans la compagnie que commandait Pétion : c’était un officier aussi brave que capable dans son art ; il était un homme de couleur de la Martinique. Cette île et la Guadeloupe ont été noblement représentées à Haïti.
  21. Pétion eut un soin particulier de ces personnes auxquelles il fit donner des rations journalières au magasin de l’État, du linge, etc.
  22. Bulletin officiel, gazette du Port-au-Prince, du 18 juin 1809, N° 1er.
  23. Pétion devint le protecteur de la famille de Thimoté, réfugiée au Port-au-Prince : il prit son jeune Dis comme employé dans ses bureaux, où il resta jusqu’en 1820, sous Boyer, pour devenir à cette époque fonctionnaire public au Port-de-Paix.
  24. On remarquera sans doute, la coexistence des deux faits passés aux Abricots et an Môle, dans la nuit du 13 janvier : en ces deux endroits, un succès presque identique favorisa les avinés de la République.