Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/1.10

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 332-390).

chapitre x.
Dessalines part de Marchand pour venir au Port-au-Prince. — Il informe H. Christophe de l’insurrection. — Meurtre de Delpech, près de Saint-Marc. — À l’Arcahaie, Dessalines se fait précéder par les compagnies d’élite de la 3e demi-brigade. — Défection de cette troupe au Port-au-Prince. — Une députation de cultivateurs vient demander aux généraux la mort de Dessalines et de Germain Frère. — Dessalines arrive au Pont-Rouge où il est tué. — Dévouement héroïque de Charlotin Marcadieu. — Excès blâmables commis sur le cadavre de Dessalines. — Réflexions à ce sujet. — Conduite d’Etienne Mentor, en ce moment. — Honneurs funèbres rendus à Charlotin Marcadieu. — Meurtre de Germain Frère. — Acte de Résistance à l’Oppression, où H. Christophe est proclamé chef provisoire du gouvernement. — Gérin veut marcher sur l’Artibonite et le Nord, Pétion se refuse à cette mesure et obtient l’assentiment du conseil des officiers. — Origine de la mésintelligence entre Gérin et Pétion. — Ils écrivent à H. Christophe et lui adressent les actes publiés. — Lettre de Pétion à Madame Dessalines. — H. Christophe apprend la mort de Dessalines et écrit à Pétion pour avoir des renseignemens à ce sujet. — Il mande auprès de lui les généraux Romain et Dartiguenave, et les envoie tendre une embuscade à Capois qui est mandé aussi et mis à mort. — Mesures qu’il prend dans le Nord et l’Arlibonite. — Sa lettre à Madame Dessalines. — Les dépêches de Gérin et de Pétion lui parviennent. — Il mande à Milot, les fonctionnaires du Cap, représentant le Nord, qui adhèrent à la révolution et le reconnaissent pour chef du gouvernement. — Il répond à Gérin et à Pétion et leur envoie l’acte d’adhésion. — Bonnet est envoyé en députation auprès de lui. — Arrestation et meurtre d’Etienne Mentor et de B. Tonnerre. — Examen des causes de ces faits. — Meurtre de Bazile et d’autres, à Jérémie. — H. Christophe envoie Blanchet jeune porter des dépêches au Port-au-Prince, qui ordonnent le renvoi des troupes dans leurs cantonnemens, et mandent au Cap, Papalier et les aides de camp de Dessalines. — D’autres officiers y sont ensuite mandés. — Résumé de la première Epoque.



Les lettres adressées à l’empereur, le 9 octobre, par Papalier et G. Lafleur, lui annonçant l’arrestation de Moreau la veille, ne purent guère lui parvenir à Marchand que du 12 au 13 ; il en fui sans doute de même de celles de Gérin, de Lamarre, de Yayou et de Pétion, écrites postérieurement et successivement[1]. Bien qu’il eût appris ensuite, que les officiers de la 13e demi-brigade avaient réclamé la solde pour eux et leurs soldats, il dut se reposer sur ces officiers supérieurs, puisqu’ils se montraient tous disposés à marcher à la tête des troupes pour réprimer cette révolte. C’est ce qui explique la confiance que montra Dessalines en cette occasion, au point de ne partir que le 15, avec son état-major et son escorte ordinaire, comme il en avait du reste l’habitude. Il ordonna cependant aux 1er et 2e bataillons de la 4e demi-brigade, qui étaient à Marchand, de se mettre en route dès son départ, comptant d’y rallier le 3e bataillon qui se trouvait à Saint-Marc.

En apprenant cette nouvelle, il s’était écrié : « Je veux que mon cheval marche dans le sang jusqu’au poitrail ! » Idée barbare qui exprimait bien l’état de son âme, les malheureuses dispositions de son cœur, mais dont la réalisation était subordonnée à la volonté d’un Être plus puissant que lui.

Il confia le commandement de la ville impériale au général de division Vernet, ministre des finances, secondé du général Cangé, et se mit en route, après avoir avisé le général en chef H. Christophe de l’événement, qui dut réjouir son cœur ; car Christophe voyait enfin arriver ce qui avait été l’objet de ses désirs ardents : aussi se prépara-t-il aussitôt à se débarrasser de l’homme qui le gênait dans le Nord, de Capois qui eût pu être un obstacle à ses vues.

À son passage à Saint-Mare, l’empereur ordonna au bataillon de la 4e de le suivre. Sur la route de cette ville à l’Arcahaie, il fit rencontre du chef d’escadron Delpech, son aide de camp, qui venait du Petit-Goave où il avait sa famille : y ayant appris les événemens du Sud, il s’était empressé de partir pour se rendre à son poste. Delpech crut remplir son devoir en lui disant, qu’il l’engageait à n’entrer au Port-au-Prince qu’à la tête d’une armée. Mais Dessalines, furieux, le qualifia de traître, en le chassant et lui ordonnant de ne plus se présenter devant lui[2].

Delpech était cet officier qui commandait au Petit-Goave sous les Français, lorsque Lamarre l’en chassa : envoyé en France par Rochambeau, il était revenu en Haïti en juin 1804[3], et Dessalines l’avait employé à son état-major. Le conseil qu’il donnait à l’empereur était donc un acte de reconnaissance envers celui qui avait généreusement oublié ses torts en 1802 et 1803 ; car il avait vu la situation des choses, du Petit-Goave au Port-au-Prince. Delpech continua jusqu’à Saint-Marc où il changea de cheval, et repartit de suite pour rejoindre son chef, malgré l’offense qu’il venait d’essuyer ; mais ayant rencontré le bataillon de la 4e sous les ordres du colonel Jean-Louis Longueval, il fut assassiné sur cette route, vers l’habitation Lanzac. Il est difficile de penser que ce ne fut pas par les ordres de Dessalines[4]. Ainsi il récompensait la fidélité à son autorité, le dévouement à sa personne. En ce moment, Lamarre, sur qui il comptait, n’avait-il pas raison de s’être joint aux troupes du Sud ?

Arrivé à l’Arcahaie, l’empereur fit partir immédiatement, le 16 octobre dans l’après-midi, le colonel Thomas Jean et le chef de bataillon Gédéon, avec les 3 compagnies de grenadiers et les 3 de chasseurs de la 3e demi-brigade, pour se rendre au Port-au-Prince ; mais avec ordre de l’attendre au Pont-Rouge. Il voulait entrer en cette ville, précédé immédiatement de cette troupe d’élite ; et cette disposition a été cause d’une pleine sécurité de sa part, qui le fit tomber dans le piège qu’on tendait en même temps au Pont-Rouge contre lui[5].

À l’Arcahaie encore, Dessalines reproduisit l’idée sanguinaire qui l’agitait. Il demanda à Thomas Jean, à Gédéon, au capitaine de grenadiers Nazère, l’un des vaillans officiers de la 3e « s’ils se sentaient le cœur de marcher dans le sang jusqu’aux Cayes[6]. » Il avait prononcé lui-même son arrêt de mort, en tenant un tel langage à des hommes sur lesquels Pétion exerçait une si grande influence, en heurtant dans leurs cœurs tous les sentimens humains qui les distinguaient. Dessalines oubliait donc qu’en 1800, la 3e demi-brigade avait reçu dans ses rangs, les débris de cette fameuse Légion de l’Ouest, de ce corps avec lequel Pétion avait si vaillamment défendu Jacmel ! Gédéon, ce noir si courageux, n’avait-il pas été le compagnon, l’ami fidèle de Lamartinière, l’un des braves de la Légion de l’Ouest[7] ?

Quand un gouvernement, un chef doit tomber, tout conspire à sa chute. Ses propres mesures facilitent l’arrêt du Destin, ou plutôt de cette Providence divine qui règle tout en ce monde.

La marche de la 3e s’était faite rapidement, les chefs sachant que l’empereur partirait de l’Arcahaie le lendemain au jour. En parcourant ainsi cette distance de 12 lieues, cette troupe, fatiguée, ne put mettre l’ordre convenable dans sa marche ; elle allait à volonté, divisée par petits pelotons, ayant des traînards ; les chefs restaient tout à fait en arrière pour les faire avancer. Vers 10 heures du soir, un voyageur annonça son approche du Port-au-Prince. Déjà, les cultivateurs sur la route faisaient la propagande révolutionnaire parmi les soldats, bien disposés à l’accueillir, sans que les officiers supérieurs pussent le savoir ou l’empêcher.

À la nouvelle reçue, que la 3e approchait, les généraux Gérin, Yayou et Vaval furent au-devant d’elle : ils achevèrent l’œuvre des cultivateurs, en faisant entrer en ville successivement les diverses fractions de ce corps débandé : il fut réuni sur la place Vallière. Le colonel Thomas Jean et le chef de bataillon Gédéon arrivant, ensuite au Pont-Rouge où ils croyaient trouver leur troupe, n’y virent que ces généraux et les soldats de la 15e et de la 16e : ils furent arrêtés comme prisonniers. On les engagea à prendre parti avec les insurgés ; mais ils répondirent avec beaucoup d’énergie, qu’ils voulaient voir le général Pétion avant de se décider. On les fît conduire auprès de ce général qui les accueillit comme des camarades d’armes envers lesquels il fallait user de persuasion. Pétion leur démontra la pénible nécessité qui l’avait porté lui-même à se joindre à l’armée du Sud, en les engageant à suivre le même parti. Thomas Jean hésita, et dut être consigné au bureau de la place ; mais Gédéon ayant adhéré fermement aux motifs donnés par Pétion, fut placé à la tête de la 3e dont il fut considéré dès lors comme le colonel. Pétion laissa naturellement ses armes à ce corps qui s’était rangé avant son chef au parti de l’insurrection.

Gédéon était alors, comme depuis, d’une assez forte corpulence ; il était vêtu d’un pantalon rouge et portait un bonnet à poil. Il déclara que Dessalines lui avait dit qu’il voulait l’apercevoir debout, au milieu de la 3e, sur le Pont-Rouge, quand il arriverait sur la grande route. On saisit cette idée ; on pria Gédéon de se déshabiller pour donner tout son uniforme à un officier de la 21e qui était de même taille et de même corpulence que lui ; ce à quoi il consentit. Cet officier fut donc placé sur le Pont-Rouge, au milieu d’un bataillon de la 15e.

À minuit, des cultivateurs du Cul-de-Sac vinrent auprès des chefs supérieurs, en députation au nom de toute cette population de la plaine qui gémissait sous un travail forcé, par les verges et le bâton, demander la mort de Dessalines et de Germain Frère, afin de jouir de la liberté. Ils ajoutèrent que, si les soldats étaient résolus à bien faire leurs devoirs, ils étaient aussi disposés eux-mêmes à remplir le leur, en surveillant le maintien de l’ordre dans la plaine, et qu’ils s’engageaient à laisser ignorer à Dessalines les préparatifs qu’on faisait contre lui.

En effet, l’empereur étant parti de l’Arcahaie, le 17 octobre, à cinq heures du matin, traversa la plaine et rencontra beaucoup de cultivateurs sortant du Port-au-Prince ou travaillant sur le long de la route ; pas un ne lui dit ce qui se passait en cette ville depuis la veille. « À 8 heures, il était rendu dans nos avant-postes sans s’en apercevoir, dit la Relation de la campagne ; et ce n’est que lorsqu’on voulut l’arrêter, qu’il reconnut qu’il n’était pas au milieu des siens (de la 3e) ; alors, cherchant à se dégager pour pouvoir prendre la fuite, il reçut le coup qui termina sa vie et ses forfaits. Le colonel Marcadieu (Charlotin), en voulant le défendre, périt dans cette circonstance, mais généralement regretté. Il y a eu du côté de l’ennemi quelques blessés, de notre côté un seul homme tué. »

Le fait est, qu’en approchant du Pont-Rouge, le malheureux empereur y vit l’officier qui remplaçait Gédéon, vêtu comme lui, et arriva en cet endroit avec la plus grande sécurité. Mais l’embuscade se prolongeait au-delà du Pont-Rouge : il était donc au milieu des troupes qui la formaient. Dans le grand chemin, il y en avait pour représenter la 3e. Le colonel Léger, son aide de camp, qui avait servi dans le Sud sous Geffrard et Gérin, reconnut des militaires de la 15e et de la 16e ; il lui dit : « Mais, Sire, ce sont les troupes du Sud ! — Non, répondit l’empereur, cela ne peut être : comment pourraient-elles se trouver ici ? »

Les généraux Gérin, Yayou et Vaval étaient dans l’embuscade. En cet instant, Gérin cria d’une voix forte : « Halte ! Formez le cercle ! »

À ce commandement, les troupes qui étaient dans le bois, derrière l’empereur, en sortirent tumultueusement pour lui barrer le chemin au cas qu’il voulût retourner sur ses pas, tandis que celles qui étaient sur les côtés et en avant vers la ville, sortirent aussi. On peut juger de l’effroi qu’officiers et soldats éprouvaient en présence d’un chef comme Dessalines !

Mais lui, en les voyant obéir à ce commandement militaire, reconnut le piège qui lui avait été tendu et devint furieux : animé de ce courage qui le distinguait à la guerre, il saisit sa canne et en frappa les soldats auxquels les officiers criaient vainement : feu ! feu ! — Je suis trahi ! dit-il : étant un pistolet de ses fontes, il tua un militaire. Mais, se voyant trop cerné par les troupes, il tournait son cheval pour rebrousser sur la route, quand un jeune soldat de la 15e, nommé Garât, sur l’ordre d’un sous-officier, lâcha son coup de fusil dont la balle atteignit le cheval qui s’abattit. C’est alors que Dessalines cria : « À mon secours, Charlotin ! » pour l’aider à se dégager sous le cheval : probablement, ce colonel se trouvait de plus près de lui en ce moment, ou bien il comptait plus sur son dévouement. À ce cri de détresse du chef qu’il aimait, tout en déplorant ses défauts, en le voyant renversé par terre, Charlotin, ce héros de la fidélité, se précipita de son propre cheval, et vint pour le relever. Ce fut en cet instant que les soldats, reprenant leur aplomb, firent une décharge sous laquelle périrent Dessalines et Charlotin[8].

Les diverses circonstances de cette sanglante catastrophe avaient exigé moins de temps que nous n’en avons mis à les relater.


Dessalines, le fier et intrépide Dessalines, tombant mort par les balles de ces troupes haïtien nés avec lesquelles il avait conquis l’indépendance de son pays, on devait s’arrêter à cet épouvantable attentat. On assura à cette époque, que plusieurs officiers supérieurs tracèrent le funeste exemple d’une fureur impardonnable, sur le cadavre du chef qu’ils avaient tant redouté ; que le général Yayou et le chef de bataillon Hilaire Martin, de la 16e, lui portèrent plusieurs coups de poignard ; que le général Vaval voulut décharger sur lui ses deux pistolets, qui ratèrent ; et que le chef d’escadron Delaunay fendit la tête de Charlotin d’un coup de sabre, peut-être en ne voulant que frapper aussi le cadavre de l’empereur.

Comment les soldats eussent-ils respecté le corps de Dessalines, après cette fureur des chefs ? Ils lui coupèrent les doigts pour prendre ses bagues de prix ; ils le dépouillèrent de ses vêtemens, ne lui laissant que sa chemise et son caleçon ; ses armes, pistolets, sabre, poignard, devinrent la proie des pillards. Le général Yayou ordonna aux soldats d’emporter le cadavre en ville, sur la place d’armes, en face le palais du gouvernement. Dans ce trajet d’une demi-lieue, ce cadavre fut incessamment jeté comme une pâture à la foule qui accourait de tous côtés ; et chaque fois qu’il en fut ainsi, on lui portait des coups de sabre, on lui jetait des pierres.

Ce corps inanimé, mutilé, percé de tant de coups, à la tête surtout, était à peine reconnaissable ; il resta exposé sur cette place d’armes jusque dans l’après-midi, où une femme noire, nommée Défilée, qui était folle depuis longtemps, rendue à un moment lucide, ou plutôt mue par un sentiment de compassion, gémissait seule auprès des restes du Fondateur de l’indépendance, lorsque des militaires, envoyés par ordre du général Pétion, vinrent les enlever et les porter au cimetière intérieur de la ville, où ils furent inhumés. Défilée les y accompagna et assista à cette opération ; longtemps après ce jour de triste souvenir, elle continua d’aller au cimetière, jetant des fleurs sur cette fosse qui recouvrait les restes de Dessalines[9]. Quelques années ensuite, Madame Inginac y fît élever une modeste tombe sur laquelle on lit cette épitaphe : Ci-gît Dessalines, mort à 48 ans.

Les excès commis sur sa personne ne doivent étonner qui que ce soit. Son renversement du pouvoir, auquel il était parvenu par le vœu de ses compagnons d’armes, agissant dans l’intérêt général, était alors une nécessité politique urgente, — puisqu’il menaçait l’existence des plus importans, des plus influens parmi eux ; — qu’il avait commis récemment des crimes qui prouvaient que ses instincts cruels l’emportaient sur ses voirs envers la société ; — qu’il n’avait point respecté le droit sacré de la propriété ; — qu’il avait usé de procédés arbitraires envers les personnes ; — qu’il avait tenu en divers lieux un langage qui attestait que ces violences de sa part étaient autant de provocations à la révolte, pour trouver une occasion de décimer les populations, de répandre le sang de ses concitoyens.

Mais son renversement du pouvoir n’était possible que par une révolution violente aussi ; car un chef puissant, comme l’était Dessalines, ne pouvait être jugé régulièrement ; et même de tels jugemens, quand ils ont lieu, ne sont que des assassinats juridiques. Pour l’abattre, il fallait lui tendre le piège où il est tombé. Là encore, comme il a tenu à peu de chose qu’il terrorisât les troupes, par son intrépidité, par la crainte et le respect qu’il imposait !


Lorsqu’un chef aime mieux employer la crainte, la terreur, que la conviction et la bienveillance, pour gouverner ses concitoyens, s’il vient à tomber par un attentat sur sa personne, les esprits qu’il avait comprimés, les âmes qu’il avait humiliées, se déchaînent alors pour se venger inhumainement de toute la peur qu’ils avaient eue sous son gouvernement ; ils s’acharnent contre ses restes, contre sa mémoire ; il n’est plus qu’un tyran aux yeux de tous, et on lui dénie même ce qu’il a pu faire de bien pour son pays, malgré ses défauts, ses fautes, parce que les passions du moment sont aveugles dans leur fureur.

Ce serait à ceux qui ont dirigé la vengeance populaire, à empêcher que des excès inutiles ne fussent commis après la chute du tyran ; mais eux-mêmes, ils ne croient pas le pouvoir toujours, car la multitude qui les applaudit a ses instincts, ses besoins abominables dans de telles crises. Y résister, ce serait s’exposer peut-être à la voir condamner l’œuvre accomplie, à occasionner un revirement dans l’opinion des masses, auxquelles il faut faire accepter le nouvel ordre de choses qui surgit d’une révolution quelconque. Et qu’on ne perde pas de vue, dans la circonstance qui nous occupe, l’état de nos mœurs à cette époque ![10]

Toutefois, plaignons sincèrement le malheureux sort qu’a encouru Jean-Jacques Dessalines ; gémissons sur la fatale nécessité où la nation s’est vue de s’armer contre lui, de l’immoler à la sécurité de tous, à la réforme des abus de son administration, à la création d’un gouvernement plus équitable que le sien, pour garantir aux citoyens de toutes les classes leurs droits dans la société civile. Sa mort violente fut un de ces événemens déplorables, que les peuples les plus civilisés ne peuvent pas toujours éviter eux-mêmes : ils arrivent par un concours de circonstances qui naissent de la nature des choses, souvent plus encore par la faute des gouvernemens. Mais, quelque fondée qu’ait été la résolution prise à cet égard par nos célèbres devanciers, sachons rendre à la mémoire de Dessalines la justice qu’il a méritée, pour avoir énergiquement guidé ses concitoyens, ses frères, dans la conquête de leur indépendance nationale. C’est là son titre à la gloire, à l’estime de la postérité.

Nous ne produirons pas ici la biographie de l’homme, fameux dans nos fastes révolutionnaires, dont nous déplorons les égaremens, dès qu’il lui fallut gouverner et administrer son pays. Il n’était pas personnellement a la hauteur de cette nouvelle mission, et il eut encore le malheur d’être entouré d’hommes immoraux et perfides qui contribuèrent à l’égarer, qui le poussèrent à sa ruine[11].


Il était à peine tombé sous la décharge des troupes, quand l’adjudant-général Etienne Mentor, son aide de camp, son favori, l’un de ces hommes perfides, vrai caméléon politique, s’écria : « Le tyran est abattu ! Vive la Liberté ! Vive l’Egalité ! » Il voulait se racheter par ce cri infâme, et se compromit peut-être davantage aux yeux de ceux qui devenaient tout-puissans au Port-au-Prince ; car, que pouvait-on espérer d’un tel protée, s’il venait à s’asseoir au conseil du nouveau chef déjà proclamé, comme cela devenait possible, d’après les particularités du conciliabule des Cayes, rapportées plus avant ?

Aussi prétend-on, qu’aux funérailles qui honorèrent le dévouement généreux de Charlotin Marcadieu, « le général Pétion, jetant un regard courroucé sur Mentor et Boisrond Tonnerre, dit que Charlotin avait été le seul des favoris de Dessalines qui n’eût pas cherché à l’égarer[12]. »

Les troupes et les citoyens en foule assistèrent à cette cérémonie funèbre, remplie avec magnificence : témoignage flatteur pour la mémoire de celui qui comprit son devoir militaire. Cette douleur publique, cet hommage rendu au courage malheureux, consolent le cœur des excès dont il se plaint en cette circonstance ; ils contribuèrent peut-être à engendrer deux mois après, un nouvel acte d’héroïsme et de dévouement militaire, qui sauva la jeune République d’Haïti[13].

Les peuples gagnent toujours à louer les actions qui sont en harmonie avec la sainte loi du devoir.

Si, dans l’intérieur de la ville du Port-au-Prince, l’anxiété publique était grande lorsqu’on apprit la présence de Dessalines à l’Arcahaie ; si elle augmenta, quand circula la nouvelle de son arrivée au Pont-Rouge : en apprenant qu’il avait péri dans l’embuscade, ce fut une joie frénétique, universelle ; citoyens et soldats poussaient des cris d’allégresse dans les rues. L’adjudant-général Bonnet, à la tête de la cavalerie, les parcourut aux cris de : Vive la liberté ! Le tyran n’est plus ! Tous ceux qui l’entendaient applaudirent, en répétant ces cris de triomphe[14].

Les aides de camp de l’ex-empereur entrèrent en ville, plusieurs avec des craintes sur l’issue des événemens, par rapport à eux-mêmes. Il y en avait, en effet, qui étaient autorisés à avoir ces craintes ; mais on ne leur dit rien dans ces premiers jours, de même qu’on n’avait fait aucune tentative contre eux au Pont-Rouge[15]. Cependant, le général Germain Frère fut tué dans la prison où il était détenu, peu d’instans après la mort de Dessalines : son sort était lié avec celui du chef qu’il avait plus d’une fois excité, à la connaissance de tous, à de mauvais actes. Les cultivateurs de la plaine, ceux des montagnes environnantes, les troupes de la garnison habituelle du Port-au-Prince, le détestaient encore plus que Dessalines même. Il est vrai qu’une députation de cultivateurs avait demandé sa mort dans la nuit précédente : son exécution ne put être ordonnée que par les généraux réunis[16].

« Le 18 octobre, un Te Deum fut chanté, dit la Relation de la campagne, pour célébrer cette mémorable journée (celle du 17) qui a vu finir la tyrannie et renaître la liberté. » Hélas ! c’était plutôt une espérance qu’une réalité, avec le nouveau chef qu’on avait reconnu.

Ce même jour, ou peut-être la veille, le 17, on rédigea l’acte intitulé Résistance à l’Oppression, qui fut antidaté cependant du 16. Nous le disons ainsi, parce qu’un passage de cet acte le prouve : ce n’est pas d’ailleurs avant la mort de Dessalines, que les hommes d’action qui dirigeaient l’insurrection auraient pensé à écrire. Voici cet acte :


Une affreuse tyrannie, exercée depuis trop longtemps sur le peuple et l’armée, vient enfin d’exaspérer tous les esprits et les porter, par un mouvement digne du motif qui le fit naître, à se lever en masse pour former une digue puissante contre le torrent dévastateur qui le menace.

Un complot, ourdi dans le calme et la réflexion, allait bientôt éclater ; les hommes susceptibles de penser, ceux capables enfin de faire triompher les sublimes principes de la vraie liberté, dont ils sont les défenseurs, devaient disparaître pour toujours ; une marche rapide vers la subversion totale, effrayait déjà même l’homme le plus indifférent : tout semblait annoncer que nous touchions au moment de voir se renouveler ces scènes d’horreur et de proscription, ces cachots, ces gibets, ces bûchers, ces noyades dont nous étions les tristes et malheureuses victimes, sous le gouvernement des Rochambeau, des Darbois, des Ferrand, des Berger, etc., etc., etc.

Moins touché du bonheur de ses peuples qu’avide à ramasser, le chef du gouvernement fit dépouiller injustement de leurs biens, des milliers de familles qui sont en ce moment réduites à la plus affreuse misère, sous le prétexte apparent qu’elles ne pouvaient justifier de leurs titres de propriété ; mais dans le fait, pour augmenter ses domaines. N’est-il pas constant qu’après avoir joui depuis dix, vingt et trente ans d’un bien, on devait en être supposé le véritable propriétaire ? Dessalines ne l’ignorait pas ; il était persuadé même que ces citoyens avaient perdu leurs titres dans les derniers événemens ; il en profita pour satisfaire sa cupidité. D’autres petits propriétaires furent arrachés inhumainement de leurs foyers, et renvoyés sur les habitations d’où ils dépendaient, sans avoir égard ni à leur âge, ni à leur sexe. Si des considérations particulières ou des vues d’intérêt général pouvaient autoriser cette mesure, qui paraît avoir été adoptée par les gouvernemens précédens, au moins était-il juste d’accorder une indemnité à ceux sur lesquels on l’exerçait.

Le commerce, source de l’abondance et de la prospérité des États, languissait sous cet homme stupide, dans une apathie dont les vexations et les horreurs exercées sur les étrangers ont été les seules causes. Des cargaisons enlevées par la violence, des marchés aussitôt violés que contractés, repoussaient déjà de nos ports tous les bâtimens[17]. L’assassinat de Thomas Thuat, négociant anglais, connu avantageusement dans le pays par une longue résidence, par une conduite irréprochable, et par ses bienfaits, a excité l’indignation ; et pourquoi ce meurtre ? Thomas Thuat était riche, voilà son crime !… Les négocians haïtiens ne furent pas mieux traités : les avantages qu’on avait l’air de vouloir leur accorder, n’avaient été calculés que sur le profit qu’on pouvait en tirer : c’étaient des fermiers que pressuraient des commis avides.

Toujours entraîné vers ce penchant qui le porte au mal, le chef du gouvernement, dans la dernière tournée qu’il fit, désorganisa l’armée ; sa cruelle avarice lui suggéra l’idée de faire passer les militaires d’un corps dans un autre, afin de les rapprocher de leur lieu natal, pour ne point s’occuper de leur subsistance, quoiqu’il exigeât d’eux un service très-assidu. Le soldat était privé de sa paye, de sa subsistance, et montrait partout sa nudité, tandis que le trésor public fournissait avec profusion, des sommes de vingt mille gourdes par an, à chacune de ses concubines, dont on en peut compter au moins une vingtaine, pour soutenir un luxe effréné qui faisait en même temps la honte du gouvernement et insultait à la misère publique.

L’empire des lois ne fut pas non plus respecté. Une constitution faite par ordre de l’empereur, uniquement pour satisfaire à ses vues, dictée par le caprice et l’ignorance, rédigée par ses secrétaires, et publiée au nom des généraux de l’armée qui n’ont non-seulement, jamais ni approuvé ni signé cet acte informe et ridicule, mais encore n’en eurent connaissance que lorsqu’elle fut rendue publique et promulguée[18]. Les lois réglementaires formées sans plans et sans combinaisons, et toujours pour satisfaire plutôt à une passion que pour régler les intérêts des citoyens, furent toujours violées et foulées aux pieds par le monarque lui-même. Aucune loi protectrice ne garantissait le peuple contre la barbarie du souverain ; sa volonté suprême entraînait un citoyen au supplice, sans que ses amis et ses parens en pussent connaître les causes. Aucun frein, enfin, n’arrêtait la férocité de ce tigre altéré du sang de ses semblables ; aucune représentation ne pouvait rien sur ce cœur barbare, pas même les sollicitations de sa vertueuse épouse dont nous admirons tous les rares qualités.

Les ministres dont la constitution (si cet acte peut être qualifié de ce nom) avait déterminé les fonctions, ne purent jamais les exercer pour le bonheur du peuple ; leurs plans et leurs représentations furent toujours ridiculisés et rejetés avec mépris ; leur zèle pour le bien public en général, et pour celui de l’armée en particulier, fut par conséquent paralysé[19].

La culture, cette première branche de la fortune publique et particulière, n’était point encouragée, et les ordres du chef ne tendaient qu’à faire mutiler les pauvres cultivateurs. Était-il sage, enfin, d’arracher à la culture des bras qui la fructifiaient, pour grossir sans besoin le nombre des troupes, qu’on ne voulait ni payer, ni nourrir ni vêtir, lorsque déjà l’armée était sur un pied respectable ?

Tant de crimes, tant de forfaits, tant de vexations ne pouvaient rester plus longtemps impunis : le peuple et l’armée, lassés du joug odieux qu’on leur imposait, rappelant leur courage et leur énergie, viennent enfin, par un mouvement spontané, de le briser. Oui, nous avons rompu nos fers !… Soldats, vous serez payés, habillés. Propriétaires, vous serez maintenus dans la possession de vos biens. Une constitution sage va bientôt fixer les droits et les devoirs de tous[20].

En attendant le moment où il sera possible de l’établir, nous déclarons que l’union, la fraternité et la bonne amitié étant la base de notre réunion, nous ne déposerons les armes qu’après avoir abattu l’arbre de notre servitude et de notre avilissement, et placé à la tête du gouvernement un homme dont nous admirons depuis longtemps le courage et les vertus, et qui, comme nous, était l’objet des humiliations du Tyran. Le peuple et l’armée dont nous sommes les organes, proclament le général Henry Christophe, chef provisoire du gouvernement haïtien, en attendant que la constitution, en lui conférant définitivement ce titre auguste, en ait désigné la qualification.

Donné en conseil, à notre quartier-général du Port-au-Prince, le 16 octobre 1806, an 3e de l’Indépendance, et de la vraie Liberté, le 1er.

(Suivent les signatures de Gérin, Pétion, Yayou, Vaval, Bonnet, Marion, Véret, Francisque, Lamarre, Sanglaou, et celles des autres officiers supérieurs, des principaux fonctionnaires de l’ordre civil, etc.)


Ce manifeste révolutionnaire, en énumérant tous les torts de Dessalines, tous les griefs que la nation avait contre son gouvernement, se terminait de manière à faire réfléchir l’homme dont le courage et les vertus excitaient l’admiration. On lui posait catégoriquement les conditions auxquelles il devait prétendre à succéder au tyran ; car en le proclamant chef provisoire du gouvernement haïtien et réservant à la constitution projetée de déterminer le titre, la qualification qu’il aurait, c’était presque lui dire qu’il ne serait pas Empereur, que l’État ne serait pas constitué en Empire. H. Christophe connaissait trop bien les opinions politiques de Pétion, pour se méprendre sur cette déclaration. L’arbre de la servitude qu’on se proposait d’abattre ne doit pas s’entendre de la personne de Dessalines, mais des institutions despotiques, autocratiques, qu’il avait fondées pour asseoir son pouvoir, son autorité.

Cette déclaration faite par la révolution triomphante, renfermait en elle-même le germe de la guerre civile qui éclata 75 jours après ; car Christophe n’était pas homme à se relâcher sur ses prétentions à avoir le même pouvoir que Dessalines, sinon le même titre que lui. Mais que faire dans une telle situation ? Courber lâchement ces têtes si fières sous le joug d’un nouveau despote, lorsqu’elles venaient de s’élever à la hauteur de la Liberté et de l’Égalité ? On n’expose pas sa vie en s’armant contre la Tyrannie, pour la livrer ensuite au Despotisme. Ce langage énergique, cette mâle attitude, étaient une conséquence du triomphe desarmes du Sud et de l’Ouest ; mais cela ne prouve pas, comme le pense M. Madiou, que : « presque tous les signataires, de cette pièce, qui fut publiée à l’époque, en proclamant le général Christophe chef provisoire du gouvernement, avaient déjà l’arrière-pensée de l’abattre à la première occasion favorable. Ils violentaient leurs sentimens en déclarant solennellement que depuis longtemps ils admiraient ses vertus, etc.[21] »

Apprécier ainsi ce fait historique, c’est, ce nous semble, s’exposer à faire imputer à ces révolutionnaires de 1808 un caractère de perfidie qu’ils n’avaient pas, des intentions déloyales dont ils n’étaient pas animés : autant vaudrait-il dire, que chaque fois qu’un peuple se donne un chef, il se prépare à l’abattre. Quel est le chef qui puisse ignorer qu’il est dans les attributions souveraines du peuple de le déposer, lorsqu’il méconnaît lui-même ses devoirs envers la société ? C’est la condition nécessaire de son élévation au rang suprême, à cette position où il est placé pour faire preuve de vertus sur lesquelles on compte. En parlant de celles de Christophe, on lui disait en d’autres termes : « Montrez-en à vos concitoyens, vos égaux en droits, et ils poseront sur votre tête la couronne civique, — celle qui fait jouir de l’amour du peuple, de la vraie gloire et de la célébrité, sinon de l’immortalité. »

D’ailleurs, par quel motif les signataires de la Résistance à l’Oppression auraient-ils eu l’arrière-pensée d’abattre Christophe ? S’ils avaient eu confiance en Dessalines pour se placer sous ses ordres, après tous les crimes qu’il avait commis dans la guerre civile du Sud, pourquoi n’en auraient ils pas eu en Christophe qui en commit moins que lui ? Depuis la lutte commune contre les Français, tout le passé avait été oublié de part et d’autre dans l’intérêt général[22]. Pendant le règne de Dessalines, Christophe ne s’entourait que des hommes éclairés ; son langage était conforme à sa conduite ; il avait lui-même provoqué le renversement de l’empereur : on pouvait donc espérer qu’il reconnaîtrait la nécessité des institutions politiques propres à garantir les droits de tous les citoyens, et c’est pour cela qu’on en parla si fermement dans le manifeste révolutionnaire. Mais, dans le cas où il ne le voudrait pas, on lui faisait entendre avec franchise, par conséquent sans perfidie, qu’il ne serait pas le chef définitif de l’État, sans avoir pour cela l’intention de l’abattre.


En signant cet acte, le général Gérin prit la qualité de ministre de la guerre et de la marine, probablement dans l’espoir d’être maintenu à cette charge par le chef provisoire du gouvernement. Cependant, se renfermant dans son rôle de révolutionnaire, et toujours belliqueux, il fit au conseil des officiers et fonctionnaires assemblés au palais impérial, une singulière proposition qui prouvait que son esprit n’avait pas constamment un sens judicieux. Elle tendait à partir avec toute l’armée réunie au Port-au-Prince, pour se porter d’abord à Marchand, enlever les trésors qui s’y trouvaient, et de là, aller au Cap et dans tout le Nord, afin d’y installer la révolution.

Le général Pétion fut d’un avis contraire ; il n’eut aucune peine à lui démontrer, qu’une telle résolution serait inconséquente au but qu’on s’était proposé en prenant les armes contre Dessalines ; que l’ayant atteint par sa mort, et proclamé le général en chef de l’armée comme le chef provisoire du gouvernement, il était à présumer d’abord, que l’Artibonite et le Nord adhéreraient au renversement de l’empereur comme à la proclamation du nouveau chef du pays ; qu’alors, c’était à Christophe de juger si les sommes existantes à Marchand devaient y rester ou non, jusqu’à l’achèvement de la constitution qui organiserait le gouvernement ; — qu’ensuite, il n’y avait pas lieu d’aller imposer la révolution à des populations qui y étaient préparées plus ou moins, puisqu’elles avaient souffert du régime impérial comme celles du Sud et de l’Ouest ; — qu’une telle démonstration, enfin, dans la ville où siégeait le chef provisoire, même sur Marchand, lui paraîtrait menaçante pour son autorité, ferait supposer des intentions qu’on n’avait pas, et aliénerait tous les cœurs qu’il fallait au contraire réunir dans un commun accord[23].

Le conseil approuva le raisonnement de Pétion, basé sur la sagesse. On décida alors que ces généraux adresseraient aussitôt à Christophe, des lettres pour lui notifier sa nomination, en lui envoyant copie des actes rendus et publiés, et en l’informant de tout ce qui avait été fait jusqu’alors.

« Mais, dit M. Madiou à cette occasion, Pêtion, froid, adroit, qui déjà songeait à se saisir du pouvoir, fut y d’un avis contraire (à la proposition de Gérin), et son opinion prévalut. C’était le plus sûr moyen d’éteindre l’influence de Gérin, qui ne pouvait briller que par des entreprises audacieuses[24]. »

Comme nous serons nous-même souvent d’un avis contraire à celui de M. Madiou, en jugeant les actes et la conduite de Pétion, à partir de la mort de Dessalines, nous devons déclarer ici que, si nous n’avions pas trouvé dans l’Histoire d’Haïti toutes les imputations dont Pétion fut l’objet à cette époque, nous les eussions reproduites pour avoir l’occasion de défendre sa mémoire. Ainsi, que notre compatriote ne s’étonne pas si nous contestons les jugements qu’il aura portés à son égard, d’après les traditions qu’il a recueillies.

Que Pétion fût froid et adroit, nous n’en disconvenons pas : froid, par la raison qui dominait toujours en lui[25] ; adroit, ou plutôt habile, par ses talens politiques, par son génie qui appréciait sainement une situation, et qui le fit toujours réussir.

Quand Gérin fît ses objections à Francisque, c’est que, malgré sa témérité habituelle, il sentait que cette entreprise était des plus audacieuses : il fallait, en effet, de l’audace pour y réussir, et il remplit fort bien sa mission. Mais, après la réussite, c’étaient la prudence, et la modération qu’elle conseille, qu’il fallait pratiquer.

En outre, de quel pouvoir Pétion songeait-il donc à se saisir, lorsque ses objections à la proposition intempestive de Gérin tendaient à fortifier celui dont on venait de revêtir Christophe ? En s’y opposant, il restait encore conséquent et fidèle à l’accord qui avait existé entre lui, le général en chef et Geffrard, à la fête de l’indépendance ; il était sincère[26]. Et puis, tous les antécédens de Pétion, comparés à ceux de son collègue, ne parlaient-ils pas assez haut pour l’emporter sur lui en influence, pour que Pétion ne se donnât pas la peine d’éteindre celle que Gérin avait acquise tout récemment ?

Il est des hommes qui se démènent, qui se battent les flancs pour arriver au pouvoir, qui réussissent quelquefois, sans grand honneur pour eux (nous n’entendons pas sans de grands honneurs). Il en est d’autres qui n’ont besoin de faire aucun pas pour y par venir ; le pouvoir vient à eux, au contraire, comme parune attraction irrésistible. Pétion était de cette dernière catégorie.

Malheureusement, Gérin, contrarié dans son projet, dans ses vues, devint dès lors le rival jaloux de Pétion, dont la sagesse fut mieux appréciée. C’est presque toujours le résultat des révolutions : à peine elles ont triomphé, que la désunion commence entre les vainqueurs. Il était impossible qu’il n’en fût pas de même entre ces deux généraux et le chef provisoire du gouvernement[27].

Enfin, ils lui écrivirent chacun une lettre ; lisons-les :

Au Port-au-Prince, le 18 octobre 1806, l’an III de l’indépendance.
Le Ministre de la guerre et de la marine,

À S. E. le Général en chef de l’armée, et chef suprême du gouvernement d’Haïti.

Excellence,

Depuis longtemps nos vœux vous désirent à la tête du gouvernement de notre pays. Une foule d’actes arbitraires, un règne par la terreur, des injustices sans nombre, et un gouvernement dont le but était une destruction et une subversion totales, nécessitaient que vous eussiez succédé au tyran, pour nous faire oublier, par vos vertus et vos talens, les excès de notre Néron. Le malheur du peuple ayant été à son comble, il s’est levé en masse contre celui qui l’a occasionné, et préparait par la force, sa chute, quand la divine Providence, dirigeant cet événement, a conduit Dessalines au Pont-Rouge, sur le chemin du Cul-de-Sac, près de cette ville, pour être frappé à mort par le premier coup de fusil qui a été tiré depuis cette sainte insurrection. En commandant cette embuscade, j’avais donné les ordres les plus positifs de ne le point tuer, mais bien de l’arrêter pour qu’il fût jugé. Cependant, au moment que je criai : halte ! il se saisit d’un de ses pistolets, en lâcha un coup, et fit des mouvemens pour rétrograder et se sauver. Alors partit ce coup de fusil qui l’atteignit, ensuite une décharge ; et la fureur des soldats alla au point de mutiler et d’écharper son corps inanimé. Le colonel Marcadieu périt aussi en le défendant, et a excité bien des regrets. La difficulté de contenir des esprits montés et exaspérés a empêché de sauver cet homme estimable. Le reste de son état-major est en grande partie ici[28].

Ainsi, le tyran n’est plus, et l’allégresse publique applaudit à cet événement, comme elle vous nomme pour nous gouverner. Le peuple et l’armée ne doutent pas, Excellence, que vous vouliez bien agréer les fonctions dont ils vous chargent, par une volonté générale bien prononcée et spontanée.

J’ai l’honneur de vous adresser sous ce pli, Excellence, une lettre des chefs de la 1re division du Sud ; une relation de la marche de l’armée que j’ai commandée, et des heureux résultats qui en ont été la suite ; des exemplaires de l’acte du peuple qui vous proclame son chef ; et le triplicata d’une lettre que je vous écrivis de l’Anse-à-Veau, dont aucunes ne vous sont, je crois, parvenues, puisque celle que j’ai l’honneur de vous remettre ci-joint m’a été rendue ici.

J’ai l’honneur d’être, avec respect, de votre Excellence,

Le très-humble et très-obéissant serviteur,

Signé : Et. Gérin.
Au quartier-général du Port-au-Prince, le 18 octobre 1806.

Le général de division Pétion, commandant en chef la 2e division de l’Ouest,

A. S. E. le Général en chef de l’armée d’Haïti, Henry Christophe.

Général,

Échappés des coups destructeurs que les agents d’un gouvernement ingrat et barbare frappaient sur les habitans de ce pays, nous avions cru devoir confier les moyens de notre restauration entre les mains d’un homme qui, par ses dangers personnels et sa propre expérience, aurait pu, avec sagesse, fixer encore le bonheur parmi nous. Lorsque abusant de notre patience, il força nos volontés, en couvrant sa tête de l’éclat du diadème, nous pûmes penser qu’au faîte des grandeurs et de la puissance, il aurait reconnu que son pouvoir était l’ouvrage de nos mains et le prix de notre courage ; il paraissait même s’en être pénétré, et nous espérions qu’à l’abri des lois, nous aurions pu jouir, dans un état paisible, de tous les sacrifices que nous n’avions cessé de faire depuis si longtemps. Quel en a été le résultat, général ? À peine a-t-il senti son autorité affermie, qu’il a oublié tous ses devoirs, et qu’au mépris des droits sacrés d’un peuple libre, il a cru qu’il n’y avait de véritable jouissance que dans celle exercée par le pouvoir le plus despotique et la tyrannie la plus prononcée. Nos cœurs ont longtemps gémi, et nous n’avons employé que la soumission et la docilité pour le ramener aux principes de justice et de modération avec lesquels il avait promis de nous gouverner. Son dernier voyage dans la partie du Sud a enfin dévoilé ses projets, même aux yeux les moins clairvoyans, et nous a prouvé qu’il ne nous restait d’autres moyens de conservation pour nous-mêmes, et pour nous opposer aux attaques de l’ennemi extérieur, que de nous lever en masse, si nous voulions éviter une destruction prochaine et résolue : ce mouvement spontané, l’élan de nos cœurs opprimés, a produit un effet aussi prompt que celui de l’éclair. Dans peu de jours, les deux divisions du Sud ont été debout ; rien ne devait arrêter cette irruption, puisqu’elle était un mouvement aussi juste que sacré, celui des droits du citoyen impunément violés. Nous avons joint nos armes à celles de nos frères du Sud. Pénétrée des mêmes sentimens qu’eux, l’armée réunie s’est portée au Port-au-Prince, dans l’état le plus admirable et la plus exacte discipline, en respectant les propriétés, sans que le travail de l’agriculture ait été dérangé un seul moment, ni que le sang ait été versé.

La Providence, qui est infinie dans ses décrets, s’est plue à se manifester dans une aussi juste cause, en conduisant notre oppresseur au sort qui l’attendait, et lui a fait trouver le châtiment de ses crimes aux pieds des remparts d’une ville où il venait avec des forces, pour l’inonder du sang de ses semblables, puisque, pour nous servir de ses dernières expressions, il voulait régner dans le sang.

Nous n’aurions pas achevé notre ouvrage, général, si nous n’avions été pénétrés qu’il existait un chef fait pour commander à l’armée avec toute la latitude du pouvoir dont il n’avait eu jusqu’à ce jour que le nom. C’est au nom de toute cette armée, toujours fidèle, obéissante, disciplinée, que nous vous prions, général, de prendre les rênes du gouvernement et de nous faire jouir de la plénitude de nos droits, de la liberté, pour laquelle nous avons si longtemps combattu, et d’être le dépositaire de nos lois, auxquelles nous jurons d’obéir, puisqu’elles seront justes.

J’ai l’honneur de vous saluer avec un respectueux attachement,

Signé : Pétion.

Si Pétion ne voulut pas consentir à la marche de l’armée dans l’Artibonite et le Nord, il termina sa lettre néanmoins de manière à prouver au chef élu par elle, qu’elle pourrait être facilement mise en mouvement. Christophe dut se faire relire cette lettre plusieurs fois ; car il suffit de la comparer à celle de Gérin, pour comprendre l’extrême différence qui existait entre l’esprit et le jugement de ces deux généraux. Celle de Gérin, qui prend toujours la qualité de ministre, nous semble d’un homme qui vise à se faire maintenir dans cette charge éminente, en prodiguant l’Excellence à H. Christophe, tandis que Pétion ne lui donne ce titre qu’une fois, et qu’il lui parle sans cesse de lois, de droits sacrés du citoyen, d’un peuple libre, de liberté, qu’il jure d’obéir aux lois, etc.

Indépendamment des antécédens militaires et politiques de ces deux citoyens, voilà la cause de l’influence qu’exerça Pétion dans la révolution de 1806, dont il devint l’âme comme il en avait été l’un des promoteurs secrets ; car ce mouvement des populations du Sud n’était qu’une suite des préparatifs faits par Geffrard. Christophe dut comprendre alors, que si Pétion s’était concerté avec lui et ce brave défunt, pour sauver leurs jours menacés, du moins en parvenant au but qu’ils s’étaient proposé d’atteindre, Pétion n’entendait pas faire, comme lui, de cet attentat inévitable, un objet d’ambition égoïste ; qu’il voulait surtout, que le peuple entier en profitât pour asseoir ses libertés sur des bases durables. Voilà quelle fut l’ambition de Pétion.

Après avoir rempli envers Christophe ce devoir militaire et politique, Pétion reconnut qu’il avait un devoir de convenance à remplir aussi envers la Veuve de Dessalines, dont il admirait les vertus privées ; il lui adressa la lettre suivante :

Au quartier-général du Port-au-Prince, le 19 octobre 1806.

Le général de division Pétion,

À Madame Dessalines.
Madame,

Toutes les lois de la nature les plus sacrées, violées par celui qui porta le nom de votre époux ; la destruction générale des véritables défenseurs de l’État, dont l’arrêt était sorti de sa bouche coupable ; l’excès du crime, enfin, a fait courir aux armes tous les citoyens opprimés, pour se délivrer de la tyrannie la plus insupportable. Le sacrifice est consommé, et la mémorable journée du 17 avait été fixée par la Providence pour le moment de la vengeance. Voilà, Madame, le tableau raccourci des derniers événemens, et la fin de celui qui profana le titre qui l’unissait à vous.


Quelle différence de la vertu au crime ! Quel contraste ! À peine respirons-nous, après la grandeur de nos dangers, qu’en élevant nos mains vers l’Essence suprême, votre nom, vos qualités inestimables, vos peines, votre patience à les supporter : tout vient se retracer à nos cœurs et nous rappeler ce que le devoir, la reconnaissance, l’admiration nous inspirent pour vous. Consolez-vous, Madame ; vous êtes au milieu d’un peuple qui consacrerait sa vie pour votre bonheur : oubliez que vous fûtes la femme de Dessalines, pour devenir l’épouse adoptive de la nation la plus généreuse, qui ne connut de haine que contre son seul oppresseur. Vos biens, vos propriétés, tout ce qui vous appartient, ou sur quoi vous avez quelques droits, sont un dépôt confié à nos soins pour vous le transmettre dans toute son intégrité ; ils sont sous la sauve garde de l’amour de vos concitoyens. C’est au nom de toute l’armée, dont je me glorifie d’être aujourd’hui l’interprète, que je vous prie, Madame, d’agréer l’assurance des sentimens qui l’animent pour vos vertus, et dont les traits gravés dans tous les cœurs ne pourront jamais s’effacer.

J’ai l’honneur de vous saluer avec respect,
Signé : Petion[29].

La nouvelle de la mort de Dessalines avait franchi les distances avec une rapidité extraordinaire : le 19 octobre, Christophe en était informé par des lettres du colonel Pierre Toussaint, de Saint-Marc, et du général Vernet, de Marchand.

Nous avons dit qu’instruit de l’insurrection du Sud par l’empereur, il se prépara aussitôt à immoler Capois ; mais il ne pouvait commettre cet attentat, que s’il apprenait le succès des insurgés. Et nous croyons que M. Madiou se trompe, en disant que : « Christophe, dès les premiers jours d’octobre, avait su qu’une révolte dut éclater contre Dessalines dans l’arrondissement des Cayes, etc.[30] » Qui se serait aventuré à lui donner un tel avis ? Il n’en savait rien, de même que Pétion. L’un et l’autre pouvaient conjecturer à cet égard, mais sans avoir une certitude.

Mais, en apprenant la mort de Dessalines, il résolut de mettre de suite à exécution ce qu’il avait médité. Pour un tel acte, il avait besoin d’un homme dévoué, imbu déjà de ses projets de conspiration avec Geffrard et Pétion : le général Romain était cet homme, par qui il avait éclairé ces deux généraux à Marchand, le 1er janvier. Il le manda auprès de lui, ainsi que le général Dartiguenave, commandant de l’arrondissement de la Grande-Rivière, sur la docilité duquel il ne pouvait que compter en cette circonstance. Voici sa lettre à Romain :

C’est avec des larmes de sang, général, que je vous apprends que je viens d’être informé par S. E. le ministre des finances et par le colonel Pierre Toussaint, que S. M. l’Empereur vient d’être assassiné ; il a commencé à se battre depuis l’habitation Sibert jusqu’au Port-au-Prince, croyant que les troupes et les habitans de cette ville étaient pour lui ; il y est arrivé, mais, hélas ! il n’y a trouvé que la mort.

En conséquence, au reçu de la présente, rendez-vous sans délai auprès de moi, et laissez le commandement au général Guillaume. Recommandez bien à Pourcely de faire maintenir l’ordre dans cette demi-brigade (la 9e). Je vous attends.

Signé : Henry Christophe.

Romain était au Port-de-Paix. On voit ce que craignait Christophe, au moment où il allait faire tuer Capois ; il s’appuyait surtout sur Pourcely, colonel de la 9e, pour contenir ce corps qui aimait ce général et qui pouvait s’exaspérer, quand il apprendrait sa mort.

Capois était en ce moment en tournée vers Ouanaminthe. Christophe l’avisa de la mort de Dessalines, en l’appelant au Cap, dès que Romain et Dartiguenave y furent rendus, afin de se réunir à lui pour aller venger cet attentat. Mais il envoya ces deux généraux à la tête d’un détachement de dragons et de leurs nombreux guides, lui tendre une embuscade au Fossé-de-Limonade, avec ordre de le mettre à mort. Capois y arriva avec ses guides et ses aides de camp, Bottex, Placide Lebrun et Bélair ; voyant Romain et Dartiguenave, à pied, sur la route, et ne se doutant pas de leur mission, il s’arrêta pour s’informer d’eux des circonstances de la mort de l’empereur ; ils s’y prêtèrent de bonne grâce, et Capois descendit de cheval. Alors, à un signal de Romain, sa troupe parut, en même temps que l’adjudant-général Gérard saisissait le sabre de Capois. Celui-ci reconnut l’inutilité de la résistance ; mais il dit à Romain, que Christophe était heureux de lui avoir tendu ce piège ; car il lui aurait fait sentir la vigueur de son bras. Romain ordonna sa mort, et on le tua à coups de pistolets et de sabres[31].

Ainsi périt le héros de Vertières, dont la bravoure excita l’admiration de Rochambeau et des troupes françaises. Que d’événemens tragiques depuis cette mémorable journée du 18 novembre 1803 ! Que d’autres à raconter encore !…

En même temps qu’il appelait auprès de lui Romain et Dartiguenave, le 19 octobre, Christophe adressa une lettre à Pétion, qu’il lui fit porter par deux officiers, et où il lui disait qu’il était inquiet sur son sort, qu’il attendait impatiemment des renseignement sur la mort de Dessalines. Cette préoccupation se rattachait à leur projet avec Geffrard, dont il voyait un résultat identique ; et par l’intérêt qu’il manifestait à Pétion pour sa personne, il voulait lui dire : « Soyez fidèle à votre promesse, si vous avez survécu au drame consommé. »

Afin de s’attacher les troupes, il fit payer et habiller celles du Nord et écrivit au général Vernet d’agir de même envers celles de l’Artibonite. Tous les magasins de l’État, dans les chefs-lieux de division, étaient pourvus d’habillemens confectionnés par ordre de Dessalines, et il ne voulait pas les faire délivrer à ces malheureux soldats qui étaient nus ! Les caisses publiques avaient, des sommes importantes, et il ne voulait pas les payer ! Au Port-au-Prince seul, il y avait un million de piastres.

Nous avons produit la lettre de Pétion à Madame Dessalines ; produisons aussi celle que lui adressa Christophe, le 21 octobre, avant d’avoir appris qu’il eût été nommé chef provisoire du gouvernement : la postérité a besoin de comparer.

Il serait difficile à mon cœur, ma chère commère, de vous exprimer la sensation que j’ai éprouvée en apprenant la nouvelle des troubles qui ont eu lieu, et surtout l’attentat inouï qui a été commis sur la personne de S. M. l’Empereur, votre époux ; mon inquiétude est sans égale sur son sort. Je n’ai pu parvenir à avoir aucun détail certain sur ces malheureuses affaires ; j’ignore absolument les chefs des insurgés, leur plan et leur but ; je ne puis encore penser qu’ils aient osé tremper leurs mains dans son sang. De crainte que l’insurrection ne se propage dans le Nord, j’ai cru prudent de prendre, avant de me déplacer, des mesures qui tendent au maintien de l’ordre dans les deux divisions. J’ai ordonné l’habillement et la solde des troupes. Du moment qu’il me sera permis de m’absenter, vous me verrez voler auprès de vous. Ne vous laissez pas, chère commère, accabler par le chagrin. Vous me connaissez, ayez une entière confiance en moi ; je ferai tout ce que l’honneur exige de moi pour éviter l’effusion du sang entre nous. Le grand projet de nos ennemis est donc rempli ![32] Ils ont enfin réussi à mettre la division dans l’Empire ! Et dans quel moment ? À la veille d’une pacification générale en Europe, où nous ne devrions songer qu’à finir nos fortifications et attendre l’ennemi. De grands coupables ont joué un rôle dans cette affaire.

Je ferai tout ce que mon devoir m’ordonnera de faire ; je prendrai Dieu à témoin de mes actions. Ayez soin de vos enfans[33]. J’ai écrit au ministre des finances, s’il croyait que vous et votre intéressante famille, couriez quelques risques, de me le faire savoir tout de suite ; je vous enverrais chercher ainsi que vos enfans, pour venir auprès de mon épouse qui est dans les alarmes et qui gémit comme moi sur ce cruel événement.

Je vous embrasse de tout cœur et avec un dévouement sans bornes.

Signé : Henry Christophe.

Digne élève de Toussaint Louverture, H. Christophe parlait de grands coupables, afin d’ôter jusqu’à l’ombre du soupçon, dans l’esprit de la Veuve de Dessalines, qu’il eût trempé ses mains dans cette affaire, dans le sang de son mari ; mais il venait de les tremper dans celui de Capois ! Jusqu’aux embrassades qu’il envoyait à cette vertueuse femme, qui nous rappellent celles que son ancien chef envoyait aussi à Laveaux, en le déportant par son élection au corps législatif.

Mais, deux jours après sa lettre, le 25 octobre, ayant reçu les lettres de Gérin et de Pétion, et les actes qu’ils lui adressèrent, c’était un autre langage. Il était à Milot, devenu son fameux Sans-Souci ; il y fit venir les autorités civiles et militaires du Cap, pour leur donner connaissance de ces pièces, afin de prendre une résolution qu’on devine d’avance. Voici l’acte qui sortit de cette assemblée :

Aujourd’hui, 23 octobre 1808, an 3e de l’indépendance.

Nous, soussignés, sur l’invitation à nous faite par le général en chef ;

Nous nous sommes rendus au quartier-général de Milot, à l’effet de prendre connaissance des dépêches qui lui ont été adressées par LL. EE. les généraux commandant les divisions du Sud et la 2e de l’Ouest ; où étant, il nous a été donné lecture, etc., etc.

Après avoir mûrement réfléchi sur le contenu des lettres et de la déclaration précitée, ainsi que sur les motifs qui ont déterminé l’armée susdite à se réunir contre la tyrannie sous laquelle nous gémissions, nous restons pénétrés de reconnaissance pour le courage et l’énergie qu’elle a montrés en écrasant la tête de l’hydre qui allait nous dévorer. Trompés par les fausses protestations de protéger et d’assurer notre liberté, de respecter nos droits ; à peine avions-nous donné notre adhésion pleine, franche et loyale aux mesures conservatrices qu’on nous annonçait, que le plus dur despotisme, la tyrannie la plus révoltante ont pesé sur nous.

Ô joug affreux et désespérant ! Enfin, il est brisé !

Les mêmes sentimens qui ont porté nos frères du Sud et de l’Ouest à cet acte répressif, nous animent tous ; et comme eux, nous avons senti que nous ne pouvions mieux placer le salut de notre pays, qu’en déférant au général Henry Christophe, les rênes du gouvernement, sous quelque dénomination que ce puisse être.

Nous nous sommes empressés de lui manifester nos vœux à cet égard, et après nos vives sollicitations, il a adhéré. Il ne nous reste maintenant qu’à nous féliciter sur un avenir plus doux. Sous la protection des lois sages qui vont être faites et sous leur entière exécution, ce ne sera point un chef que nous aurons, ce sera un père entouré de ses enfans, qui n’aspirera qu’à leur bonheur et à leur prospérité.

Fait et clos les jour, mois et an que dessus.

(Signé) P. Romain, général de division ; Dartiguenave, général de brigade ; Gérard Campo Thabarres, adjudans-généraux ; Ch. Tiphaine, chef de bataillon d’artillerie ; H. Barré, chef de bataillon directeur du génie ; Roumage jeune, administrateur ; Cézar Télémaque, contrôleur ; Roumage aîné, directeur des domaines ; L. Raphaël, directeur de la douane ; Leroy, garde-magasin ; Bertrand Lemoine, peseur ; Fleury, président du tribunal civil ; Baubert, juge ; Bonniot, président du tribunal de commerce ; J-B. Petit, Almanjor père, juges ; Jean Isaac, juge de paix ; Delon, assesseur ; C. Brelle, curé ; Vilton, F. Ferrier, Juste Hugonin, Ch. Leconte, négocians, etc., etc.

Si les signataires de la Résistance à l’Oppression violentaient leurs sentimens en déclarant qu’ils admiraient les vertus de Christophe, nous ignorons si ceux de ce procès-verbal croyaient réellement à un avenir plus doux, et que ce général, devenu chef du gouvernement, serait vraiment un père entouré de ses enfans, lorsqu’ils délibéraient deux jours à peine après l’assassinat de Capois.

Ce procès-verbal fut accompagné d’une lettre adressée par Fleury, l’un d’eux, « au ministre de la guerre et de la marine et à tous nos frères des armées du Sud et de l’Ouest » où il leur disait : « Frères et amis, nous vous serrons dans nos bras, et nous nous réunissons à vous de cœur et d’esprit. Comme vous, nous aimons la liberté et nous détestons l’oppression. Le général en chef s’est rendu à nos vœux qui sont conformes aux vôtres ; il accepte la première magistrature de l’État que vous lui offrez. »

Christophe lui-même répondit aux lettres de Gérin et de Pétion.

Au quartier général de Milot, le 23 octobre 1806, an IIIe
de l’indépendance.
Henry Christophe, général en chef de l’armée d’Haïti,
Au général Gérin, ministre de la guerre.
Mon cher général,

Vos lettres, sous les dates des 12 et 18 du courant, qui accompagnent la déclaration rédigée au nom des trois divisions de l’armée, que vous m’avez adressées, viennent de me parvenir. L’événement tragique qu’elles m’annoncent, et qu’une cruelle nécessité a amené, m’afflige. Jamais l’orgueil et l’ambition des emplois ne m’ont dominé, vous le savez ; le bonheur de mes concitoyens a toujours été mon unique désir. Effrayé du fardeau que le vœu unanime de mes frères m’impose, en me confiant les rênes du gouvernement, ce ne serait qu’avec peine que je l’accepterais, si je n’étais intimement convaincu que vos lumières et vos conseils viendront toujours à mon secours dans les cas urgens.

J’accepte donc cet emploi aussi honorable que pénible et difficile. Faites connaître ces sentimens à l’armée ; assurez-la que le sort du soldat a toujours été et sera toujours l’objet principal de ma plus vive sollicitude.

J’approuve les mesures sages que vous avez prises, dès qu’elles étaient nécessaires, particulièrement pour maintenir le bon ordre et pour procurer aux deux divisions du Sud et à la seconde de l’Ouest, les moyens d’habillement et de paiement dont elles avaient tant besoin : j’en ai usé ainsi pour le Nord et la première division de l’Ouest.

Pour parvenir à l’établissement d’une constitution régénératrice, il est nécessaire qu’une assemblée, composée d’hommes les plus notables, les plus éclairés et les plus amis de la chose, se réunisse pour travailler à ce grand œuvre. Je vous désignerai le temps, le lieu où cette assemblée doit se tenir, et la quantité de membres qui doivent y concourir.

Vous me trouverez toujours disposé à seconder toutes les mesures qui auront pour objet le salut commun.

J’ai l’honneur de vous saluer très-cordialement.

Signé : Henry Christophe.

Il écrivit à Pétion :

Mon camarade,

Je m’empresse de répondre à votre lettre du 16 (18) courant, qui vient de m’être remise avec les exemplaires de la déclaration faite par les divisions du Sud et la 2e division de l’Ouest.

Les griefs que vous exposez contre la conduite et les actes arbitraires dont nous avons été tes tristes témoins et les tristes victimes, et qui nous plaçaient dans un état de nullité sous le règne qui vient de passer, méritent la plus grande attention pour assurer l’empire des lois dans le pays. Les mesures que vous avez prises pour le maintien de l’ordre, dès qu’elles étaient nécessaires, sont sages. J’ai agi de même ici, en ordonnant, en ce moment, que les divisions du Nord et la première de l’Ouest fussent payées et habillées. Faites connaître à tous nos frères d’armes de l’armée du Sud et de l’Ouest, que j’approuve la bonne conduite qu’ils ont tenue en cette circonstance, puisque l’ordre n’a pas été troublé : ce qui doit toujours être la base de notre constitution.

Le choix qu’ils ont fait de moi, en m’appelant à la place honorable et pénible du gouvernement, impose de grandes obligations. Personne mieux que vous, mon camarade, ne connaît mes principes et mon désintéressement pour toute espèce d’emplois ; il a fallu un aussi puissant motif pour me déterminer à accepter ce fardeau énorme, avec la persuasion que j’ai, que vous concourrez, en votre particulier, à m’aider de vos lumières lorsque le bien public l’exigera.

Je m’étends plus au long, par cette occasion, avec le général Gérin, à qui j’écris ; je vous prie de vous entendre avec lui pour maintenir le bon ordre, jusqu’à ce que les lois soient définitivement organisées : ce qui ne doit pas éprouver de retard.

J’ai l’honneur de vous saluer avec considération,

Signé : Henry Christophe.

Par ces deux lettres, il acquiesçait formellement à l’événement tragique qui le plaçait au pouvoir : à chacun des deux généraux, du reste, il tint un langage convenable en rapport avec celui qu’ils lui avaient tenu eux-mêmes ; il ne montra aucune prétention à s’arroger une autorité exorbitante, réservant à la constitution projetée de la fixer, ainsi que l’entendaient les révolutionnaires. Comme il avait toujours existé, entre lui et Pétion, plus de familiarité et d’échange de bons procédés, qu’entre lui et Gérin, il n’est pas étonnant qu’il traitât ce dernier de général et l’autre de camarade ; il est même probable qu’antérieurement, c’était de ce terme, pris dans le sens d’ami, qu’il se servait envers Pétion. Ces lettres et l’acte d’adhésion furent expédiés de suite au Port-au-Prince.[34]

Quoique ces deux généraux lui eussent écrit ; officiellement pour l’informer des événemens accomplis et de sa nomination, le conseil des officiers supérieurs avait jugé qu’il était encore convenable d’envoyer auprès de lui une députation dans le même but. L’adjudant-général Bonnet, chef de l’état-major de la 2e division de l’Ouest, fut désigné pour la présider, et ce choix indique l’influence qu’exerçait Pétion dans ces circonstances. Personne, d’ailleurs, n’était plus apte que Bonnet à remplir une telle mission, tant sous le rapport de la dignité qu’il fallait y mettre, que sous celui de la capacité, du jugement et du courage personnel, lorsqu’il allait pour déclarer dans tous les lieux où il passerait, qu’on était bien résolu à se donner une constitution et des lois qui pussent garantir à la nation entière tous les droits de l’homme dans la société civile, et qu’il devait en même temps pressentir les idées de Christophe à cet égard.

« On ne pouvait mieux choisir que Bonnet pour remplir cette mission délicate, et même périlleuse, à cause du peu de sincérité qui existait entre l’Ouest et le Nord.[35] »

Présenter ainsi la position de l’Ouest particulièrement, c’est-à-dire de Pétion qui en personnifiait les idées politiques, c’est donc offrir d’avance une excuse à tout ce que va faire H. Christophe, c’est approuver la conduite qu’il a tenue.

Lorsqu’une révolution a lieu, la société tout entière devient méfiante envers le gouvernement nouveau qu’elle veut établir ou celui qu’elle se borne à réformer. C’est un sentiment universel qui se reproduit dans tous les siècles et chez toutes les nations, et il est d’autant plus vif qu’on connaît déjà les antécédens de l’homme que les circonstances désignent au pouvoir ; on le voit même se manifester, alors que l’opinion n’en a pas désigné un. Ce sont des sûretés qu’on prend pour l’avenir, en raison du passé avec lequel on vient de rompre. Loin de manquer de sincérité, ce sentiment de méfiance est au contraire très-sincère, parce qu’il est dans la nature des choses[36].

Bonnet et une trentaine d’autres officiers ou citoyens quittèrent le Port-au-Prince, le 22 octobre, pour se rendre par mer au Cap. Nous dirons dans un autre livre comment il accomplit sa mission.


Les officiers supérieurs des Cayes étaient arrivés au Port-au-Prince, le 19 octobre, et avec eux, Borgella, David-Troy et Faubert. Dans ces momens de fermentation des esprits, se joignant à ceux qui venaient de concourir à la mort de Dessalines, ils s’étonnaient de trouver en pleine liberté ses aides de camp qu’on avait vus récemment avec lui dans le Sud, et contre lesquels on était plus ou moins prévenu, selon la part qu’on leur attribuait aux mesures prises aux Cayes et qui occasionnèrent l’insurrection. Parmi ces aides de camp, Mentor et Boisrond Tonnerre excitaient le plus ces préventions, parce qu’on avait pu constater l’influence pernicieuse qu’ils avaient exercée sur l’esprit de Dessalines, non-seulement dans cette dernière tournée, mais depuis longtemps. Nous avons cité assez de faits transmis par la tradition, surtout d’après l’Histoire d’Haïti par M. Madiou, pour expliquer cet état de choses. Il n’est donc pas étonnant que, lorsque les officiers des Cayes venaient de faire exécuter Moreau et G. Laflour, ils crussent à la nécessité de faire subir le même sort à ces deux adjudans-généraux. David-Troy qui était ardent et qui, à Marchand, les voyait chaque jour dans leur immoralité ; tous les autres qui les avaient vus de même aux Cayes, partagèrent ces idées.

C’est le malheur des révolutions sanglantes, de vouloir persévérer dans cette voie ; au Port-au-Prince, le général Germain avait péri après son chef, on ne trouvait pas que ce fût assez. On attribua à Mentor d’avoir dit à Madame Germain, qu’il la protégerait, bientôt. S’il tint réellement ce propos, était-ce pour la suborner, ou bien en raison de l’espoir qu’il aurait eu de devenir ministre de la guerre ? D’un autre côté, on lui imputa encore d’avoir entretenu David-Troy de projets qui prouveraient son ambition : peut-être ce dernier n’aura rapporté alors que la proposition qu’il lui avait faite a Marchand, en 1805, — d’entrer dans une conspiration contre l’empereur dont il était un favori, — afin de prouver que cet homme, qui venait de crier contre Dessalines aussitôt sa mort, était un être dangereux, capable de tout, hors le bien.

Quant à Boisrond Tonnerre, s’il est vrai, comme on le disait généralement alors, qu’il se montra ingrat envers Geffrard au point d’exciter Dessalines contre lui ; s’il s’acharnait contre Pétion également, en le désignant à Dessalines comme jouant le rôle de Sixte-Quint ; s’il tournait Gérin en ridicule, pour ses plans incessans, il ne pouvait pas être mieux vu que Mentor. Ces deux hommes, enfin, avaient trop de charges contre eux dans l’opinion publique, pour ne pas exciter le désir de s’en débarrasser violemment.

Leur arrestation et celle de plusieurs autres aides de camp de Dessalines furent résolues dans un repas qui eut lieu aux bains publics de la ville, et où se trouvèrent Faubert, Francisque, Lys, David-Troy, Borgella, Voltaire, Lévêque, Bearegard, et plusieurs autres officiers supérieurs. Mentor et Boisrond furent pris dans les rues et conduits en prison. En apprenant ce fait, les autres se cachèrent : le colonel Roux se sauva de chez lui où l’on était allé pour l’arrêter ; Dupuy se rendit chez Pétion qui facilita son départ pour le Nord.[37]

Dans la nuit qui suivit, Mentor et Boisrond Tonnerre furent tués dans la prison. Le premier montra de la résignation à son funeste sort, tandis que le second invectiva les soldats exécuteurs.

Comme Bédouet y était encore détenu, Pétion envoya un de ses aides de camp le prendre et l’amener chez lui, pour qu’il ne pérît pas. Le lendemain, il le renvoya à sa demeure ; mais, quelques jours après, on y fut pour l’arrêter pendant la nuit ; il se sauva et se cacha. Pétion dut déclarer publiquement qu’il entendait le prendre sous sa protection, afin de faire cesser ces persécutions.

En définitive, qui ordonna le meurtre de Mentor et de Boisrond Tonnerre ? Est-ce Gérin, est-ce Pétion, chefs supérieurs ? Sont-ce les officiers de la réunion des bains publics ? Il est probable que ces derniers, surtout ceux des Cayes qui avaient des griefs récents contre eux, auront demandé cette mesure aux deux généraux, et que ceux-ci y auront consenti. Cependant, ces deux victimes étaient restées en liberté, alors que Pétion ou Gérin, ou les deux ensemble pouvaient ordonner leur arrestation et leur mort après celle de Dessalines, comme ils l’ont fait par rapport à Germain. Il faut donc supposer que Mentor et Boisrond Tonnerre auront tenu quelques propos compromettans, ou auront paru réellement trop dangereux, à cause de leurs antécédens connus de tout le monde, et que leur mort aura été résolue par ces motifs.

Quelles qu’aient été les vraies causes de leur sacrifice, il faut les plaindre, en regrettant qu’ils n’aient pas fait un meilleur usage de leurs lumières, auprès du chef qu’ils pervertirent par leurs funestes conseils ; qu’ils n’aient pas eu plus de probité politique et de modération, pour s’attirer l’estime publique. Mais en partageant les regrets exprimés par l’auteur de l’Histoire d’Haïti, nous ne saurions attribuer leur mort à ce qu’il dit :

« La cause réelle de leur arrestation était l’envie qu’inspiraient leurs talents à plusieurs hommes influents, et particulièrement à David-Troy. Ils n’eussent probablement jamais consenti à devenir les instrument des passions politiques des chefs révolutionnaires auxquels ils se jugeaient supérieurs…[38] La patrie perdit en ces deux hommes, victimes de la jalousie la plus odieuse, talent, courage et jeunesse… Comme la politique infâme et machiavélique de l’époque commandait que Mentor, noir, ne fut pas sacrifié seul, Boisrond Tonnerre, qui avait été un des intimes de l’empereur, fut immolé pour prouver aux masses noires que les préjugés de castes ne dictaient pas les mesures révolutionnaires, etc.[39] »

Les masses noires n’auraient qu’à tire tout ce que les traditions rapportent et qui est transcrit dans cette Histoire, a la charge de Mentor, pour se convaincre qu’il ne fut pas sacrifié, parce qu’il était noir ; et à la charge de Boisrond Tonnerre, qu’il ne périt pas uniquement pour leur prouver que les révolutionnaires, en immolant un mulâtre, n’étaient point mus par des idées de castes[40].

Nous indiquons à ces lecteurs, à l’égard de Mentor, les pages 212, 213, 237, 238, 245, 249, 250, 256, du 3e volume de cette Histoire, pour voir comment ont été signalés sa duplicité, sa perfidie, ses conseils astucieux à Dessalines, soit contre les généraux les plus influens de cette époque dont il désirait, la mort ou la disgrâce pour parvenir à l’Empire, soit contre ce chef lui-même pour le porter à se faire haïr par ses concitoyens, et le perdre. Et qu’où n’oublie pas que Mentor avoua à Dessalines, qu’il avait paru accepter une mission perfide tendant à ce but qu’il parvint à atteindre !

À l’égard de Boisrond Tonnerre, qu’ils lisent aussi les pages 238, 256, 264, 273, 281 et 285 de ce volume, pour reconnaître « qu’il était animé de mauvaises passions ; qu’il conseillait des mesures violentes à Dessalines ; qu’il l’excitait sans cesse contre ses principaux lieutenans, notamment Christophe, Pétion et Geffrard ; qu’il était d’une profonde corruption ; qu’il n’hésitait pas à perdre, dans l’esprit de l’empereur, n’importe quel citoyen qu’il soupçonnait de conspirer ; qu’il finit par dénoncer à Dessalines, son propre frère Boisrond Canal, et qu’en tenant cette infàme conduite, c’était parce que ce frère avait refusé de faire honneur à plusieurs de ses mandats. »

Quand de tels hommes agissent ainsi, et qu’une révolution sanglante survient, il est difficile qu’ils échappent à la haine publique ; mais, après avoir constaté, d’après toutes les traditions, leur immoralité, la dépravation de leur cœur et de leur esprit, on doit éviter d’attribuer leur fin tragique à des passions basses, à des sentimens coupables. Il fait déplorer leurs vices qui les y ont entraînés, et plaindre leur malheureux sort, y compatir ; mais sans accuser ceux qui y ont contribué dans un temps de violences politiques, et qui valaient mieux qu’eux.

Inginac a failli périr aussi dans ces circonstances ; mais, qui pourrait lui imputer les mauvaises passions, l’immoralité, les perfides conseils des Mentor et des Boisrond Tonnerre ? Ou n’a eu à lui reprocher que son excès de zèle dans l’examen des titres de propriété, sa rigueur envers les comptables. Pour cette époque de désordres financiers, tracés par le chef du gouvernement lui-même, il fut trop exalté dans son désir d’être utile à son pays ; mais lorsque l’âge et l’expérience qu’il amène ont eu modifié ses idées à cet égard, il a pu continuera le servir honorablement pendant de longues années.


Tandis que ces deux infortunés subissaient la mort au Port-au-Prince, — à Jérémie, le colonel Bazile, le chef de bataillon René et le capitaine Figaro éprouvaient le même sort.

Dès que le général Férou eut reçu la lettre de Papalier, qui lui annonçait que l’insurrection était proclamée aux Cayes, il s’était rendu en ville et avait repris son commandement, afin d’y préparer l’adhésion de son arrondissement. Mais Bazile exerçait assez d’influence sur la 18e demi-brigade pour que cette adhésion ne pût s’effectuer sans des précautions. L’arrivée de Vancol et de la 17e, partis des Cayes le 15 octobre, devait la faciliter. Fort de cet appui qui lui vint, le 22, Férou adressa une lettre au chef de bataillon Pierre Henry, de la 18e, pour qu’il prît le commandement de ce corps. « Personne mieux que vous, commandant, lui dit-il, ne peut commander la 18e, en raison des principes de son premier chef ; et n’ayant point confiance en d’autres qu’en vous, dans le moment où l’on vient de prendre les armes contre le tyran Dessalines, etc.[41] »

Bazile fut ainsi paralysé. Le courageux Férou se porta sur la place d’armes, où il fit arrêter ce colonel et les autres officiers qu’on consigna au bureau de l’arrondissement ; puis, sous prétexte de les conduire aux Cayes, on les exécuta en différens lieux.

Nous devons déplorer encore ces crimes révolutionnaires qui furent commis plusieurs jours après la mort de Dessalines : en retenant ces hommes en prison quelque temps, ils eussent pu se soumettre franchement au nouvel ordre de choses. Mais les révolutions, en général, ne savent pas apprécier le dévouement aux gouvernemens qu’elles renversent ; elles redoutent toujours une réaction dans l’opinion, et alors, les hommes de quelque valeur personnelle leur paraissent presque toujours des victimes qu’elles doivent sacrifier.


Le chef provisoire du gouvernement avait fait porter au Port-au-Prince, par son aide de camp Saint-George et par Bertrand Lemoine, peseur de la douane du Cap, l’acte d’adhésion des autorités de cette ville, représentant tout le Nord, et ses réponses à Gérin et à Pétion, en date du 23 octobre.

Le 26, il expédia auprès d’eux l’adjudant-général Blanchet jeune, qui se trouvait alors au Cap, porteur de nouvelles dépêches, par lesquelles il les invitait à faire retourner à leurs garnisons respectives les troupes réunies au Port-au-Prince, pour maintenir l’ordre, afin de faciliter la formation de l’assemblée des notables qui devait travailler à la nouvelle constitution, se réservant encore de désigner le lieu de sa réunion. Il leur recommanda d’envoyer auprès de lui les officiers de l’état-major de Dessalines. Ceux de l’Artibonite et du Nord s’empressèrent de partir, avec quelques-uns de l’Ouest, parmi lesquels étaient Léger, Souverain Brun (frère de Boyer), Borno Déléard, etc. Enfin, il témoigna le désir de voir l’adjudant-général Papalier qui se rendit aussi au Cap où il resta peu de jours[42].

Il ne tarda pas à envoyer l’ordre de faire partir également, pour aller auprès de lui, l’administrateur Ogé qui avait vu avec deuil la mort de Dessalines, et les colonels Frontis, de la 11e, et Apollon, de la 12e demi-brigades, dont la répulsion pour prendre part à l’insurrection avait été cause que Pétion dut les écarter de ces corps, en les remplaçant provisoirement par les chefs de bataillon Métellus et Mentor, qui en devinrent les colonels.

Enfin, vers la mi-novembre, Christophe ordonna encore à Pétion de lui envoyer Bédouet, qui revint du Cap peu de jours après[43].

On verra dans le livre suivant, les motifs de cet appel au Cap, de tous ces officiers qui n’agréaient pas aux révolutionnaires du Sud et de l’Ouest, parce qu’ils étaient opposés à la révolution.

RÉSUMÉ DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE.

Les Indigènes noirs et mulâtres de la colonie de Saint-Domingue, après leur succès contre l’armée que la France y avait envoyée, qui les rendit maîtres de l’ancienne partie française, n’avaient qu’une seule mesure à prendre pour conserver la liberté qu’on avait tenté de leur ravir : c’était de proclamer l’indépendance et la souveraineté de l’île entière, à laquelle ils restituèrent son nom primitif d’Haïti pour en former un seul État ; car, dans leur pensée, l’ancienne colonie de l’Espagne, cédée à la France, ne pouvait en être distraite. La sûreté politique leur commandait de ne reconnaître à cette dernière puissance aucun droit sur le territoire de l’île, de conquérir la partie encore occupée par ses troupes. Déjà un grand nombre de ses habitans avaient fait leur soumission au chef des indigènes ; l’origine africaine de la plupart d’entre eux ajoutait encore à la convenance du projet de conquête.

Le 1er janvier 1804, l’Indépendance d’Haïti fut proclamée à la face du monde par le général en chef de l’armée, entouré de ses généraux, au nom du peuple qui s’érigeait en puissance politique au milieu des Antilles. Ils avaient guidé les efforts de leurs concitoyens ; ils devenaient leurs seuls représentans dans l’actualité, agissant dans leurs intérêts.

Les généraux, considérés dès lors comme des conseillers d’Etat nécessaires au chef du pays, lui déférèrent de nouveau la dictature dont ils l’avaient investi durant la guerre, sous la réserve, admise par lui-même, de l’assister dans son gouvernement, et son administration ; ils lui déléguèrent tous les pouvoirs que comporte une telle institution, et même le droit de choisir et de désigner son successeur, sous le titre de gouverneur général. Toutes ces résolutions obtinrent l’assentiment du peuple, confiant en ses chefs.

Malheureusement pour la nouvelle société, les crimes affreux commis sur les indigènes pendant l’occupation de l’armée française, exercèrent leur influence sur les idées et les sentimens du gouverneur général et sur quelques-uns des généraux et une portion du peuple haïtien. Ce fut le motif de la proscription prononcée contre les Français, colons ou autres, restés dans l’aucienne colonie. Hommes, femmes et enfans subirent ces représailles sanglantes. Néanmoins, le gouverneur général ordonna des exceptions en faveur des individus dont l’industrie, l’étât ou la profession parurent utiles au pays, comme en faveur des Polonais faits prisonniers dans la guerre, et des anciens Allemands qui habitaient l’île depuis longtemps : eux tous devinrent Haïtiens, citoyens de l’État et propriétaires de biens-fonds ou habiles à l’être.

Comme des conséquences naturelles de la proscription portée contre les Français, un acte juste et politique facilita la rentrée dans le pays de tous les indigènes que les événemens antérieurs en avaient éloignés, et un autre prononça la confiscation des propriétés des colons au profit du domaine publie. Enfin, les hommes de la race blanche, quelle que fût leur nation, moins ceux admis comme Haïtiens, furent exclus de la nouvelle société et déclarés inhabiles à posséder des biens-fonds en Haïti. Les préventions nées des faits précédens, la sécurité de l’État commandèrent ces mesures extrêmes.

L’organisation du pays commença alors sous les tristes auspices de la violence. Le régime militaire, le système agricole de Toussaint Louverture reparurent. L’administration des finances, qu’il avait organisée convenablement, confiée à un homme privé de lumières, se ressentit de son incapacité, au grand préjudice de la chose publique : l’immoralité, la corruption fut placée à ses côtés pour suppléer à son insuffisance ; elle ne pouvait qu’influer sur la conduite des agents comptables. L’administration de la justice par des tribunaux, celle des communes par des notables, disparurent sous l’autorité des chefs militaires investis de leurs attributions. Cependant, dans cet état de choses, le dictateur manifesta une velléité de donner au pays une constitution et des lois organiques ; mais elle n’eut pas de suite alors.

En même temps que tout se rattachait aux nécessités de l’état de guerre subsistant, par la construction de nombreuses forteresses sur la cime des hautes montagnes de l’intérieur, boulevard de l’Indépendance, une mesure fut prise à l’égard de toutes les propriétés afin de garantir au domaine public l’intégralité des siennes ; et les propriétaires furent soumis à un examen de leurs titres, à une vérification de leurs droits pour être envoyés en possession de leurs biens et en jouir. Cette mesure, bonne par l’intention qui la dicta, juste dans son principe, mais appliquée par des fonctionnaires ignorans et corrompus, fut cause par la suite de violences déplorables envers de légitimes propriétaires, qui se virent dépossédés des biens dont ils avaient joui sous tous les gouvernemens antérieurs. Le germe d’une terrible catastrophe se trouva, non dans cette mesure même, mais dans l’abus que fit le chef du gouvernement, dans son pouvoir d’examen et de vérification du droit qui forme essentiellement la base de l’ordre social.

Les relations du commerce rétablies entre le nouvel État et les puissances étrangères, dont les navires fréquentaient les ports, amenèrent de la part de la Grande-Bretagne et des États-Unis une quasi-reconnaissance de son indépendance, par l’envoi d’agents auprès du gouverneur général, dans le but d’assurer ces relations sur un pied convenable. Ces deux puissances n’avaient d’ailleurs qu’à admettre le fait réel, et n’étaient point fondées à discuter le droit du peuple haïtien à être indépendant. Ils’ensuivit des rapports avantageux au pays comme aux étrangers ; mais ceux-ci ayant dérogé à quelques lois de police auxquelles ils étaient assujétis, et commis des fraudes, par la facilité qu’ils trouvèrent dans la corruption de bien des fonctionnaires préposés pour la perception des droits fiscaux, il en résulta des mesures acerbes, inintelligentes, de la part du gouvernement envers le commerce, des injustices, et enfin un crime monstrueux sur la personne de l’un des étrangers.

Le général français, qui commandait dans l’Est d’Haïti, ayant fait occuper divers points pour établir des frontières entre cette partie et le reste de l’île, le gouverneur général proclama un acte impolitique dans lequel il menaçait les habitans de toute sa fureur. L’effet de cet acte fut de les attacher forcément à l’administration qui les protégeait, même ceux qui avaient spontanément fait leur soumission.

Dans ces entrefaites, on apprit à Haïti l’élévation du Premier Consul à la dignité impériale, et la restauration de la monarchie en France. Le gouverneur général, qui avait plutôt pris ce titre qu’il ne lui fut donné par ses compagnons d’armes, comprit alors qu’il n’était pas en rapport avec sa position de chef d’un État indépendant ; il se résolut à prendre aussi le titre d’Empereur d’Haïti, afin de mieux prouver à la France que l’indépendance de son ancienne colonie était une mesure irrévocable à son égard. Toutefois, il se refusa constamment à créer une noblesse, malgré les conseils de son entourage et les vives instances qu’on lui fit. C’est que, dans sa pensée, ce nouveau titre n’était qu’un moyen de plus, de fixer l’étranger sur la situation de son pays qu’il avait arraché au joug européen ; c’est qu’il considérait la dignité impériale, en lui, comme la première magistrature de l’État.

Aux éloges que l’histoire doit décerner à sa mémoire en cette circonstance, elle a à regretter néanmoins d’être forcée d’ajouter un blâme, pour les procédés inconvenans dont il usa envers ses compagnons d’armes : conseillers d’Etat, ils devaient être consultés sur l’opportunité de ce changement de titre, ils devaient délibérer entre eux pour le lui conférer. En s’abstenant de ces formes, en leur ordonnant de signer un document à cet effet, il les rendit secrètement mécontens. En déclarant, en outre, que dans le choix de son successeur il n’aurait point égard à leur ancienneté militaire, il provoqua imprudemment l’hostilité de H. Christophe qui, parmi les anciens généraux, avait le plus de prétention à lui succéder : aussi, ce dernier commença-t-il aussitôt à ourdir des intrigues dans le but de l’abattre violemment.

Peu après son avènement, il fut lui-même provoqué par un infâme arrêté du général français dans l’Est du pays, qui autorisait ses troupes et les habitans à capturer les jeunes Haïtiens, pour en faire des esclaves ou les déporter à l’étranger. En décrétant ce nouveau trafic de chair humaine, ce général devait exciter la colère de l’Empereur d’Haïti. Une campagne contre cette partie du pays fut aussitôt résolue et ouverte : le succès le plus facile fut obtenu jusque sous les murs de Santo-Domingo. Mais là, une résistance énergique, désespérée, fut opposée à une confiance trop grande dans l’armée d’invasion ; elle était dépourvue d’artillerie, elle ne put enlever la place qui, en ce moment, reçut de la France des secours inespérés. Il fallut renoncer à cette entreprise, parce que tout présageait une invasion française dans la partie occidentale.

Désappointé par ces incidens, l’empereur fît retomber le poids de sa colère sur les malheureux habitans. Il ordonna de détruire leurs villes, leurs moindres hameaux, par le feu ; de ravager leurs plantations, de capturer hommes, femmes, vieillards et enfans qu’on pouvait atteindre, ainsi que les animaux de toute espèce, pour les traîner à la suite de son armée dévastatrice. Ces fureurs inhumaines, et par conséquent impolitiques, aliénèrent pour longtemps la sympathie des indigènes de cette partie, au grand préjudice de la nationalité haïtienne : car, on recueille toujours la haine, là où l’on a semé la violence.

Avant cette infructueuse campagne, deux agents secrets du gouvernement français étaient arrivés dans la partie occidentale, avec la mission de pousser les Haïtiens à la haine les uns contre les autres, dans le but de faciliter la restauration de l’autorité métropolitaine. Ce moyen, qui avait réussi une fois, devait échouer devant la clairvoyance des esprits, en présence de l’animosité des cœurs, détachés pour toujours de la France. Découvert dans ces ténébreuses menées, l’un de ces agents périt, avec justice, victime de ce rôle odieux. L’autre, pour le malheur du fondateur de l’indépendance, déjà connu de lui, sut capter sa bienveillance, devint officier de son état-major, le poussa bientôt à des mesures violentes qui lui aliénèrent ses concitoyens : son sort était de périr avec l’empereur.

En ce temps-là, arrivèrent aussi, de France, divers anciens officiers de Rigaud. Cette coïncidence contribua à faire naître des préventions dans l’esprit égaré de l’empereur, contre les hommes de l’ancien parti politique de ce révolutionnaire, contre la généralité de la population de son département natal.

Ce fut dans de telles circonstances, que l’empereur, conseillé par son entourage, léger, inconséquent, dépravé, octroya une constitution qui organisa l’autorité impériale d’une manière monstrueuse, en ne laissant point assez de garanties à la nation, et principalement aux généraux et autres officiers de l’armée. Et cependant, il eut encore la malencontreuse audace de faire apposer leurs noms à cet acte, comme s’il avait été leur ouvrage ! C’était méconnaître ce que le bon sens conseille à la prudence la plus vulgaire.

Des lois organiques suivirent la constitution. Un code pénal militaire, d’une sévérité extrême, renforça le régime, déjà trop dur, observé par l’armée. Une loi sur l’organisation des conseils spéciaux tendait à la désorganisation de la discipline qu’elle voulait maintenir, en créant un système de délations des inférieurs contre leurs supérieurs. Deux autres sur les enfans naturels et le divorce n’étaient propres qu’à perpétuer les vicieuses mœurs coloniales, érigées en principe politique par les anciens dominateurs du pays. Enfin, une dernière sur l’organisation judiciaire créa des tribunaux, en attribuant à l’empereur, dans son tribunal suprême, l’autorité de celui de cassation : l’organisation promise de ce tribunal suprême n’ayant pas été décrétée, il s’ensuivit que l’empereur absorbait à lui seul l’administration de la justice ; et si son entourage y concourait, c’était encore pis ; car l’immoralité et la dépravation des principaux acteurs n’offraient aucune garantie aux citoyens.

La division du territoire en circonscriptions militaires, prévue par la constitution, eut lieu ; et alors H. Christophe devint le général en chef de l’armée, ce qui lui donnait plus d’influence pour tramer contre l’empereur.

Dans cet état de choses, ce dernier vint à suspecter la fidélité d’une foule d’individus, notamment parmi les généraux de l’armée. Le soldat ne recevait ni paye, ni ration, ni habillement, et il était soumis à un service actif. Le cultivateur des campagnes, condamné à des travaux pénibles, y était contraint par la verge et le bâton. L’habitant des villes n’était pas à l’abri de ces instrumens de supplice. Le mécontentement devint général, mais il se concentra dans tous les cœurs : ce qui est encore plus dangereux pour le pouvoir que lorsqu’il est expansif. Les gens sensés voyaient avec deuil l’instruction publique, non pas négligée, mais abandonnée, — le fusil, le sabre, la baïonnette, paraissant devoir suffire à tout ; ils voyaient la religion sans aucun empire sur les âmes, l’empereur ayant osé créer, instituer des prêtres catholiques avec des chantres de paroisses ; ils voyaient les mœurs de plus en plus relâchées, par l’influence du scandale publie que donnait l’empereur avec des courtisanes, décorées du nom de maîtresses, d’amies de Sa Majesté ; et cela, sans respect pour son auguste et vertueuse épouse ! Enfin, ils voyaient le trésor public, fournissant libéralement les deniers de l’État à ces courtisanes, tandis que l’armée était privée de tout. La révolution était dans tous les esprits, dans tous les cœurs !

Les choses en étaient déjà à ce point, quand l’empereur convoqua tous les généraux à la capitale de l’empire pour solenniser avec lui le second anniversaire de l’indépendance nationale. C’est à cette réunion consacrée à la joie, à la fraternité militaire qui l’unissait à ses lieutenans, qu’il conçut la coupable pensée d’immoler à ses injustes préventions deux des plus méritans, Pétion et Geffrard qui l’avaient tant aidé dans son œuvre glorieuse, par leur dévouement : il les suspectait de vouloir favoriser le retour de Rigaud dans le pays, pour en faire un chef supérieur. Détourné dans ce projet barbare par H. Christophe, dont la vie n’était pas plus en sécurité, celui-ci exploita cette circonstance au profit de son ambition, en en donnant avis à ses frères d’armes. Il en résulta une conjuration entre eux pour abattre le dictateur. Geffrard se chargea de la mettre à exécution dans le Sud, où les esprits étaient plus faciles à prédisposer à cet attentat, l’empereur devant s’y rendre sous peu de temps. Mais la mort prématurée de ce général, influent et énergique, vint faire évanouir cette conjuration.

Cependant, il avait déjà communiqué sa résolution à des officiers secondaires, en leur faisant connaître son concert avec le général en chef de l’armée : ils restèrent dépositaires fidèles de son secret et de ses vues.

Satisfait de l’œuvre de la destinée, l’empereur se dirigea bientôt vers la ville du Sud, foyer de la conspiration avortée. Mais là, il en ralluma le feu presque éteint, — par son mépris pour la mémoire de celui qui avait guidé toute cette population inflammable, dans la soumission à son autorité, dans la conquête de l’indépendance, — par des mesures vexatoires, — par des violences envers les propriétaires, dont beaucoup furent dépossédés de leurs biens.

La haine pour lui était à son comble : elle réveilla tous les vieux souvenirs du régime de fer de Toussaint Louverture dont il avait été l’exécuteur impitoyable. À peine était-il de retour à la ville impériale, qu’une explosion eut lieu parmi les propriétaires dépossédés : leur révolte entraîna celle des officiers imbus des idées de Geffrard, celle des troupes et des populations ; et tous, en insurrection pour résister à l’oppression, proclamèrent H. Christophe, chef du gouvernement. Ils déférèrent le commandement supérieur de leurs forces au général Gérin, ministre de la guerre et de la marine, qui se trouvait accidentellement dans le département.

Acceptant cette mission périlleuse par un entraînement irrésistible, Gérin exécuta une marche audacieuse dans l’Ouest, en espérant le concours de Pétion dont les antécédens étaient pour lui une garantie.

Ce concours ne lui fit pas défaut. Pétion entraîna dans sa défection plusieurs généraux renommés, et avec eux les troupes sous leurs ordres ; les populations qui souffraient du régime impérial, applaudirent à leur mâle résolution et les accompagnèrent de leurs vœux. Le Port-au-Prince, ville importante par sa situation, fut occupée sans retard par l’armée insurrectionnelle.

Dessalines, le valeureux Empereur d’Haïti, qui ignorait toutes ces défections successives, — parce que les chefs qui deviennent tyrans n’ont plus d’amis, — partit de sa capitale, vint se jeter au milieu de ceux que ses torts avaient rendus ses ennemis : il reçut la mort, sous les coups de ces vaillans soldats qu’il avait trop négligés. Des individus qui l’avaient trop soutenu dans ses actes despotiques, qui lui avaient incessamment conseillé le mal, périrent avec lui dans ces momens de violente exaltation.

Les révolutionnaires s’empressèrent de proclamer H. Christophe, chef provisoire du gouvernement, à la condition de travailler à une constitution et à des lois qui assureraient au peuple, la jouissance de tous ses droits.

H. Christophe adhéra à la révolution, en acceptant la haute position où il fut placé.


Ainsi se termina la carrière du fondateur de l’indépendance d’Haïti. C’est qu’après avoir accompli cette mission glorieuse, il méconnut trop ses nouveaux devoirs envers son pays. La nature l’avait créé pour conquérir, et non pour gouverner. Trois années n’étaient pas encore écoulées, que déjà, lui et sept autres signataires de l’acte qui donna l’existence politique à un jeune peuple, avaient disparu de ce sol qu’ils fécondèrent de leur sang. Et que de sang haïtien y fut encore versé, par suite de la fin regrettable de Jean-Jacques Dessalines !

C’est le propre des révolutions, d’engendrer des guerres civiles entre ceux qui les conduisent. Nous verrons ce triste résultat dans l’epoque suivante.

  1. Cette opinion que nous émettons ici semble confirmée pour toutes, par la réponse de Dessalines à Pétion, du 13, citée dans une note du chapitre précédent.
  2. L’Hist. d’Haïti, t. 3 ; p. 312, prétend que Delpech avait été envoyé en mission par l’empereur pour s’assurer de l’importance de la révolte du Sud. S’il en avait été ainsi, il l’eût écoulé au lieu de le chasser de sa présence. Elle dit encore que Delpech quitta le Petit-Goave au moment de l’entrevue de Gérin avec Yayou : ni ces généraux, ni Pétion ne l’eussent laissé retourner sur ses pas.
  3. Mémoires de B. Tonnerre, édités par M. Saint-Rémy, p. 23, dans une note de l’auteur.
  4. Quel motif J.-L. Longueval, tout scélérat qu’il fût, pouvait-il avoir pour faire tuer cet aide de camp de l’empereur, s’il n’en avait pas reçu l’ordre ?
  5. Ce pont fut construit en 1786, sur la ravine de l’habitation Saint-Martin, tout près du Port-au-Prince : on le nommait alors le pont Larnage ; mais ses garde-fous en bois ayant été peints en rouge, on le nomma vulgairement Pont-Rouge.
  6. Hist. d Haïti, t. 3, p. 323. « Il ajouta que bientôt le département du Sud serait en une telle solitude, qu’on n’y entendrait même plus le chant du Coq. » Excepté, sans doute, le chant du Coq impérial. Il avait un Coq dans ses armoiries, comme emblème de la vigilance et de l’activité.
  7. Après la mort de Lamartinière, en 1802, la 3e demi-brigade s’était ralliée aux bandes de Larose. Quand celui-ci fait devant Dessalines et que Pétion occupa l’Arcahaie, cette troupe fut placée sous ses ordres : de là, l’influence qu’il exerçait sur ce corps qui était dans sa division militaire en 1806. En 1812, on vit encore l’effet de cette influence sur la 7e demi-brigade qui avait été placée sous ses ordres dans la guerre de l’indépendance.
  8. Je relate ces faits comme je les ai entendu raconter : relation qui se trouve à peu près semblable à celle des écrits du temps. Que Dessalines ait tenté de retourner sur ses pas, c’était un mouvement tout naturel et qui ne prouve pas que son courage faillit en cette occasion ; un homme seul ne peut résister à une multitude. Ce seul homme tué, selon la Relation de la campagne, serait celui tué par Dessalines de son coup de pistolet. S’il y a eu des blessés du côté de l’ennemi, comme elle dit, ce serait donc parmi les aides de camp de l’empereur. Le sous-officier qui ordonna à Garât de tirer, se nommait Maurice Duverger, de la 15e.
  9. Je relate ce qui est à ma connaissance. Ce n’est pas cette pauvre folle qui porta au cimetière le corps de Dessalines, comme le dit M. Madiou : je l’ai connue, elle n’était pas assez forte pour un tel fardeau. Pétion n’avait pas besoin de payer à ces militaires un service qu’il leur ordonnait de remplir. — Voyez Histoire d’Haïti, t. 3, p. 326.
  10. En 1848, j’ai vu se passer des choses à Paris, que je n’aurais pu comprendre, si mon esprit n’avait pas été quelque peu éclairé préalablement, par la lecture de l’histoire de bien des peuples. Et que ne vit-on pas au Port-au-Prince, en 1843 ? Boyer ne fut-il pas considéré comme un tyran ?
  11. Voyez dans l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 327 à 330, l’excellent résumé biographique que M. Madiou a produit sur Dessalines.
  12. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 326.
  13. Le dévouement de Coutilien Coustard, à la bataille de Sibert, le 1er janvier 1807.
  14. J’ai vu ce que j’écris. Bonnet passa près du magasin de l’Etat où je me trouvais. On délivrait des habillemens aux troupes dès six heures du matin : les soldats abandonnèrent tout pour courir à leurs drapeaux.
  15. Il y en eut qui rebroussèrent chemin et allèrent à Saint-Marc ou ailleurs.
  16. Jean-François Germain étaient les vrais noms de ce général, plus connu sous ceux de Germain Frère : il était âgé alors de 35 ans.
  17. Allusion à l’affaire de Jacob Lewis dont il a été fait mention.
  18. Voilà un passage qui confirme ce que m’a dit le général Bonnet ; et je ne conçois pas qu’il ait pu dire à M. Madiou, que quelques généraux seulement n’avaient pas signé la constitution ; que cet auteur affirme lui-même que la plupart y avaient apposé leurs signatures. Que la gazette officielle de 1805 ait porté leurs noms à tous, elle n’a fait que reproduire ce qui est dans l’acte même ; que les généraux l’aient fait publier avec solennité, cela ne prouve pas qu’ils en furent les auteurs, ni qu’ils l’approuvèrent, qu’ils le signèrent.
  19. Allusion faite aux plans incessamment produits par Gérin, et ridiculisés par B. Tonnerre, Mentor, J. Chanlatte et d’autres : ce qui irritait Gérin contre eux, car Dessalines en riait aussi.
  20. Voilà ce passage qui nous fait penser que cet acte fut antidaté : on y parle du joug de Dessalines qui vient d’être brisé ; la prise d’armes seule ne pouvait l’avoir brisé. On n’aurait pas songé à faire une nouvelle constitution avant ce résultat. La lettre qu’on va lire bientôt, de Pétion à Christophe, porte aussi la date du 16 octobre dans un imprimé de cette époque que nous possédons : si elle ne fut pas antidatée volontairement, ce fut alors une faute typographique, et il se peut qu’il en soit de même de cet acte.
  21. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 317.
  22. Pétion l’avait prouvé à Christophe, en l’entraînant contre les Français, en le défendant contre Sans-Souci et les Congos du Nord.
  23. À une époque postérieure, on vit ce que produisit de fâcheux sur l’esprit des populations, une promenade révolutionnaire qui, partant du Sud, parcourut tout le pays.
  24. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 332. Si Gérin ne pouvait briller que par l’audace, ce n’est pas faire un grand éloge de lui. Un chef révolutionnaire doit avoir d’autres qualités, pour rester influent sur le nouvel ordre de choses qu’il veut établir.
  25. « La froideur et la plus grande qualité d’un homme destiné à commander. » — Napoléon.
  26. Si l’on veut nier cet accord, cette conjuration, le mérite de Pétion n’en sera que plus grand, lorsqu’il repoussait la proposition de Gérin ; et quant à ce dernier, il suffit de lire ses lettres des 12 et 18 octobre à Christophe, pour reconnaitre son inconséquence, lorsqu’il voulait empiéter sur l’autorité de ce chef.
  27. Tout chef de gouvernement qui est renversé du pouvoir, peut se consoler d’avance, par la certitude de ce résultat qui ne manquera pas de survenir entre ses adversaires, sinon ses ennemis.
  28. Gérin confirme ici ce que nous avons dit dans une note antérieure, que tous les aides de camp de l’empereur n’entrèrent pas au Port-au-Prince.
  29. Cette lettre, celle à Christophe et la Résistance a l’Oppression fuient écrites par Sabourin qui, dès lors, fut attaché à Pétion et à sa politique.
  30. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 317.
  31. Je relate la mort de Capois d’après des notes que j’ai sur cet événement. M. Madiou prétend qu’il eut lieu le 8 octobre, et que Christophe fit répandre le bruit au Port-de-Paix, que c’était par ordre de Dessalines. L’écrit publié par Pétion le 17 janvier 1807, semble admettre aussi cette version ; il y dit : « Si vous n’avez pas été directement l’auteur de la mort du général Capois, qui venait de combattre les Espagnols à la frontière, au moins vous en avez été l’instrument ; et certes, vous pouviez le sauver. » Ce qu’en dit Pétion prouve qu’on ne savait pas alors les vraies circonstances de cet assassinat ; mais la lettre de Christophe à Romain, qu’il appela au Cap ainsi que Dartiguenave, m’a fait préférer la version qui assigne la mort de Capois après celle de Dessalines.
  32. Le projet des Français.
  33. Madame Dessalines n’avait point d’enfans ; mais elle considérait comme telles, de jeunes personnes qu’elle avait prises sous sa protection et qu’elle faisait élever chez elle, tant son cœur était porté à la bienfaisance, à toutes les vertus.
  34. Christophe les fit imprimer et répandre dans le Nord et l’Artibonite, en envoyant des exemplaires aux deux généraux.
  35. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 338.
  36. Pour appuyer ces assertions, faudrait-il citer la révolution d’Angleterre, celle des États-Unis, celle de 1789 en France, et d’autres encore dans ce dernier pays ? J’ai assisté à la discussion de sa constitution républicaine de 1848, et j’ai vu, j’ai compris ce que j’avance ici. Mieux que moi, qui étais au cachot, M. Madiou a dû voir et observer les mêmes choses dans la discussion de la constitution de 1813, au Port-au-Prince.
  37. Dupuy dut se déguiser pour se rendre chez Pétion qui le fit partir pour les Gonaïves, sur sa petite goëletie l’Indien, commandée par L. Benjamin. Roux se sauva à cheval et alla se cacher sur une habitation de la plaine, d’où il revint quelques jours après se placer sous la protection de Pétion. Ce sont là des faits connus de tous les contemporains.
  38. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 339. Mais, probablement, ils eussent consenti à servir la fureur de Christophe, comme firent Vastey et J. Chanlatte.
  39. Ibid., p. 340.
  40. Si, malheureusement pour eux, on les trouva tous deux coupables, le mulâtre ne devait pas jouir d’un privilège.
  41. Lettre copiée aux archives du gouvernement. M. Madiou se trompe en disant que ce fut Bergerac Trichet qui eut le commandement de la 18e ; il fut appelé par Férou, malade, pour l’aider dans celui de l’arrondissement : ce qui fit qu’il resta le chef supérieur à Jerémie après la mort de Férou. Le général Vaval y fui envoyé provisoirement ; ensuite le Sénat promut Francisque au grade de général pour commander cet arrondissement, et Bergerac Trichet à celui de colonel de la 18e.
  42. Nous parlons ainsi de Papalier, d’après M. Madiou qui paraît avoir lu une lettre de Christophe à ce sujet. Cependant, on prétend, d’autre part, que Papalier serait allé au Cap avec la députation présidée par Bonnet, et qu’il en serait revenu en même temps ; tandis que M. Madiou dit encore, t. 3 p. 354 : « Papalier, qui avait été mandé au Cap par Christophe, revint au Port-au-Prince peu de jours après la publication de la circulaire concernant les assemblées électorales. Christophe avait produit sur lui une bonne impression ; il exprima qu’il le croyait animé des meilleures intentions. Son langage déplut à Gérin et à Pétion, et lui valut de leur part des reproches qui lui furent adressés en particulier. » — Nous osons douter de cette tradition, quand nous savons l’intimité qui existait entre Papalier et Boyer, l’amitié qu’avait Pétion pour le premier comme pour le second. Nous savons aussi que Papalier eut des envieux, sinon des ennemis ; il était un homme distingué par ses lumières et sous tous les rapports : ses envieux, aux Cayes surtout, ne lui surent aucun gré de la protection qu’il accorda à Inginac. Ce fut ce motif qui porta Pétion à l’engagera rester au Poit-au-Prince. Dans le Sud, on ne voulut pas le nommer membre de l’assemblée constituante, tant les passions politiques savent peu gré aux hommes qui montrent de la modération, de la générosité dans ces sortes de crises. Nous avons lu une lettre à ce sujet, signée d’officiers supérieurs et de citoyens des Cayes, en réponse à une autre que leur avait adressée Gérin, en date du 23 octobre.
  43. Dans ses Mémoires de 1843, B. Inginac prétend que Christophe le manda aussi, en lui faisant dire que bientôt il serait vengé des outrages qu’il avait reçus dans le Sud ; mais qu’il refusa d’aller au Cap.