Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.5

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 153-189).

chapitre v.

Travaux de réédification au Cap. — Départ de Villaret-Joyeuse pour France. — Acte d’organisation provisoire de la colonie. — Mort de Villatte. — Dessalines et Charles Bélair entrent à Saint-Marc. — Mesures prises à regard des troupes coloniales. — Annullation des promotions faites par T. Louverture. — Germes d’insurrection dans le Nord, l’Ouest et le Sud. — Loi décrétée en France pour rétablir la traite des noirs et leur esclavage. — Boudet est envoyé à la Guadeloupe. — Rochambéau le remplace. — Les colons poussent aux excès. — La fièvre jaune se manifeste. — Désarmement dés cultivateurs. — Résistance de Sylla à Plaisance — Il est chassé par Clauzel. — Leclerc soupçonne T. Louverture de conjurer. — Il ordonne des mesures militaires au bourg d’Ennery. — Christophe, Clervaux, Maurepas et Dessalines lui conseillent de déporter T. Louverture : leurs motifs. — Motifs particuliers de Dessalines, et réflexions à ce sujet. — Occupations dé T. Louverture sur ses propriétés. — Il y est surveillé et tracassé. — Ses plaintes à Leclerc et correspondance entre eux. — Leclerc ordonne à Brunet de l’arrêter. — Brunet l’invite à se rendre auprès de lui. — Sourdes menées et lettres attribuées à T. Louverture. — Il est arrêté, garotté et conduit à bord de la frégate la Créole. — Sa famille et divers officiers sont arrêtés et embarqués sur la Guerrière. — Paroles prononcées par T. Louverture à bord du Héros. — Son arrivée à Brest. — Déportation d’autres officiers sur l’Aigle et le Muiron.


Aussitôt son retour au Cap, dans les premiers jours d’avril, le général Leclerc avait ordonné d’activer les travaux de reconstruction des maisons de cette ville. Le rôle de l’administrateur coïncidait avec celui du pacificateur, car alors il s’occupait des moyens d’obtenir la soumission de Christophe et de T. Louverture.

Le 10 avril, l’amiral Villaret-Joyeuse partit pour Brest avec huit vaisseaux[1]. Il paraît que c’est alors que partirent aussi le Jean-Bart et le Rhinocéros qui ramenaient en France Rigaud et plusieurs de ses anciens officiers.

Assuré déjà du succès de ses négociations pacifiques avec T. Louverture et Christophe, et pour les y déterminer encore plus par la perspective d’une administration modérée, le 25 avril le général Leclerc proclama l’acte suivant :

Au nom du gouvernement français.
Le général en chef, aux habitans de Saint-Domingue.
Citoyens,

Le temps est venu où la tranquillité va succéder au désordre qui est naturellement résulté de l’opposition mise par les rebelles au débarquement de l’armée de Saint-Domingue.

La rapidité des opérations, et la nécessité de pourvoir à la subsistance de l’armée, m’ont empêché jusqu’ici de m’occuper de l’organisation définitive de la colonie. D’ailleurs, je ne pouvais avoir qu’une idée très-imparfaite d’un pays que je n’avais jamais vu, et il m’était impossible de juger, sans un mûr examen, d’un peuple qui, pendant dix ans, avait été en proie aux révolutions.

La constitution provisoire que je donnerai à la colonie, mais qui ne sera définitive que lorsqu’elle aura été approuvée par le gouvernement français, aura pour base la liberté et l’égalité de tous les habitans de Saint-Domingue, sans aucune distinction de couleur ; cette constitution comprendra :

1o L’administration de la justice ; 2o l’administration intérieure de la colonie, et les mesures nécessaires pour sa défense intérieure et extérieure ; 3o les impôts, leur emploi, et le mode de perception à adopter ; — 4o les règlemens et ordonnances relatives au commerce et à l’agriculture ; — 5o l’administration des domaines nationaux, et le moyen de les rendre plus avantageux à l’État, et, en même temps, moins à charge à l’agriculture et au commerce.

Comme il est de votre intérêt, citoyens, que toutes les institutions protègent également l’agriculture et le commerce, je n’ai entrepris cette tâche importante qu’après avoir consulté les hommes les plus distingués et les plus instruits de la colonie.

J’ai, en conséquence, donné ordre aux généraux des divisions du Sud et de l’Ouest, de choisir, pour chacun de ces départemens, sept citoyens, propriétaires et négocians (sans égard à leur couleur), qui, avec huit autres que je choisirai moi-même, pour le département du Nord, devront s’assembler au Cap, dans le courant de ce mois, et me communiquer leurs observations sur les plans, que je soumettrai à leur examen.

Ce n’est pas une assemblée délibérante que j’établis. Je sais trop bien quels maux les réunions de cette nature ont attirés sur la colonie. On fera choix de citoyens probes et éclairés ; je leur ferai connaître mes desseins ; ils me communiqueront leurs observations, et pourront inspirer à leurs compatriotes les sentimens libéraux dont le gouvernement est animé.

Que ceux que l’on convoquera de la sorte, considèrent leur nomination comme une marque flatteuse de l’estime que j’ai pour eux. Qu’ils songent que, sans leurs conseils et leurs avis, je pourrais adopter des mesures désastreuses pour la colonie, dont ils souffriraient eux-mêmes tôt ou tard. S’ils font ces réflexions, ils se décideront volontiers à quitter, pour quelque temps, leurs occupations.

Donné au quartier-général du Cap, le 5 floréal an X (25 avril).

Le général en chef, Leclerc.

Le lecteur remarquera que ce n’est pas le capitaine-général qui s’adressait aux habitans, mais le général en chef. La première qualité faisait de Leclerc un gouverneur, un administrateur ; la seconde, le chef de l’armée. Ainsi, c’est l’autorité militaire qui concédait la faculté de lui donner des avis, des conseils ; l’expérience acquise des prétentions des colons la mettait en garde, et elle les avertissait qu’ils ne seraient que consultés, qu’ils ne délibéreraient point ; c’est-à-dire, qu’ils ne décideraient rien. Leclerc avait raison de prendre ces précautions avec les colons de Saint-Domingue : néanmoins ils l’égarèrent.

Cette espèce de conseil colonial devait donc être composé de 22 membres, dans les trois nuances d’épidémie des habitans propriétaires. On remarquera encore cette expression, lorsqu’il fut dit que cette organisation provisoire devait avoir pour base — la liberté et l’égalité de tous les habitans. Par là, le général en chef entendait les propriétaires, et non pas les cultivateurs destinés à l’esclavage. Aussi verra-t-on bientôt qu’il ordonna leur désarmement.


Un événement eut lieu au Cap, le lendemain du jour où T. Louverture y vint faire sa soumission : le général Villatte mourut subitement. On pensa qu’il avait été empoisonné, parce qu’il ne lui fut rendu aucun des honneurs militaires dus à son grade ; mais il a pu mourir d’apoplexie. Au reste, Leclerc était conséquent : n’était-ce pas par ce général qu’on avait commencé la série des injustices contre les mulâtres ? Quand il venait de déporter Rigaud et d’autres officiers de cette couleur, pouvait-il honorer les restes mortels de Villatte ? Il achevait l’œuvre commencée par Laveaux et Sonthonax. Victime de ces derniers, Villatte a du moins trouvé la sépulture dans cette ville du Cap qu’il avait si bien défendue contre les Anglais et les Espagnols ; ses frères ont pu pleurer à ses modestes funérailles. En cela, n’a-t-il pas été plus heureux que Pinchinat, que T. Louverture lui-même, qui avait contribué à ses persécutions, et dont les cadavres ont été inhumés loin de leur sol natal, sans qu’une seule larme ait été versée sur leur fosse ?

Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, l’adjudant-général Perrin avait transmis à Dessalines les ordres du général en chef. Le 23 mai, Dessalines et Charles Bélair, suivis de Lamartinière et de Gabart, et des débris des 3e, 4e, 7e et 8e demi-brigades, se rendirent à Saint-Marc. L’entrée de Dessalines dans cette ville, qu’il avait incendiée, fut une sorte de triomphe : indigènes et Français l’accueillirent ; les généraux qui s’y trouvaient le fêtèrent, le complimentèrent sur la défense de la Crête-à-Pierrot, car les braves militaires savent apprécier leurs semblables. Mais ils lui témoignèrent aussi l’espoir qu’ils avaient, qu’il aiderait le général Leclerc à rétablir l’ordre dans les campagnes : il promit, dit Boisrond Tonnerre, tout en conservant l’inquiétude de la pintade[2]. La soumission de T. Louverture, dont le rôle était fini, lui donnait de l’avenir. Cette réception, cet espoir qu’on mettait en lui, durent donner naissance dès-lors à son ambition de remplacer l’ancien gouverneur dans l’opinion des masses ; et cette opinion l’avait devancé.

Lamartinière dut retourner au Port-au-Prince où il fut rétabli dans le commandement de la 3e coloniale : il fut accueilli par les généraux Boudet et Pamphile de Lacroix.

Le général en chef ne tarda pas à ordonner un amalgame des troupes coloniales avec les troupes françaises. Chacun de ces premiers corps fut placé dans l’un des autres : c’était pour leur ôter tout moyen d’ensemble, toute possibilité de résistance ; mais ces soldats et leurs officiers considéraient toujours leurs anciens numéros d’ordre comme conservés. Pour ne citer qu’un exemple, la 4e coloniale, commandée par Gabart, devint un bataillon de la 5e légère française ; mais ces militaires se disaient encore la 4e.

Déjà, les dragons de la garde de T. Louverture avaient été licenciés, pour s’être refusés à servir dans la gendarmerie où l’on voulait les incorporer. Il est présumable que ce fut à son instigation secrète, et qu’il voulait avoir cette ancienne cavalerie autour de lui ; car ces dragons se firent presque tous cultivateurs dans le canton d’Ennery où il avait ses habitations. Les soldats de sa garde à pied, au nombre de 300, furent appelés guides du Nord, et placés sous les ordres du chef de brigade Magny, leur ancien chef, à Plaisance où commandait le général Clauzel. Les rapprocher ainsi d’Ennery, après le refus des dragons, c’était, de la part de Leclerc, vouloir donner à T. Louverture la tentation de s’en servir, ou se ménager la faculté de l’en accuser, alors qu’on se proposait de l’arrêter.

Afin de l’exciter davantage, Leclerc déclara nulles toutes les promotions qu’il avait faites depuis le 6 février, à raison de sa résistance. Cependant, Leclerc avait promis l’oubli du passé, mais bien entendu sur ce qui avait eu lieu avant son arrivée. Nous avons souligné ces mots dans sa lettre du 3 mai : « Vos généraux et vos troupes, y disait-il, seront employés et traités comme le reste de mon armée. », Cela s’entendait donc selon l’ordre de choses qui avait précédé l’arrivée de Leclerc, et non pas pendant la résistance. Plus tard et dans l’ordre chronologique, on verra un arrêté consulaire autrement rétroactif à cet égard.


L’île de Saint-Domingue était entièrement soumise aux Français ; mais l’espérance ne renaissait pas pour les hommes réfléchis : il fallait voir les actes de la nouvelle administration dont les bases venaient d’être proclamées.

Dans les montagnes de Plaisance, le chef de bataillon Sylla, dévoué à T. Louverture, n’avait pas fait sa soumission avec ses petites bandes de cultivateurs.

Dans celles du Port-au-Prince, Lamour Devance s’était retiré, le cœur gros de la déportation de Rigaud.

Dans celles de Tiburon, un homme obscur alors, mais qui était destiné à jouer pendant longtemps un rôle fameux dans le pays, Goman, ancien chef de bataillon sous Rigaud, s’était réuni à Jean Panier qui venait de se jeter dans les bois de la Grande-Anse, pour ne pas obéir au nouvel ordre de choses[3].

Ces quatre hommes, tous Africains, protestaient passivement contre la domination française. Excepté Sylla qui attira quelque attention, les autres furent à peine aperçus ; mais ils formaient déjà un noyau d’insurrection qui devait se grossir de tous les mécontens.

Il semble que ces enfans de l’Afrique devinaient la conjuration qui se tramait publiquement en France contre eux, dans le même mois.

Le 17 mai, le gouvernement consulaire fit proposer au corps législatif sa fameuse loi sur les colonies françaises. Elle maintenait, conformément aux lois et règlemens antérieurs à 1789, la traite des noirs et l’esclavage dans celles de ces colonies restituées à la France, en exécution du traité de paix d’Amiens conclu définitivement le 27 mars précédent, et dans les autres colonies situées au-delà du cap de Bonne-Espérance. Elle soumettait, pendant dix ans, le régime de toutes aux règlemens qui seraient faits par le gouvernement.

Quoique précédemment, le 25 novembre 1801, dans l’exposé de la situation de la République, l’orateur du gouvernement eût annoncé ces dispositions, en disant en outre : « À Saint-Domingue et à la Guadeloupe, il n’est plus d’esclaves ; tout y est libre, tout y restera libre ; le projet de loi ne contenait aucune disposition confirmative de ces promesses. Cependant, il était convenable de consacrer cette exception d’une manière formelle. Le projet fut non-seulement muet à cet égard, mais l’orateur du gouvernement déclara dans l’exposé des motifs, que : « Dans les colonies où les lois révolutionnaires ont été mises à exécution (Saint-Domingue et la Guadeloupe), il faut se hâter de substituer aux séduisantes théories, un système réparateur dont les combinaisons se lient aux circonstances, varient avec elles, et soient confiées à la sagesse du gouvernement [4]. »

La pensée du gouvernement à l’égard de ces deux îles fut tellement comprise, que, suivant Thibaudeau : « Dans tous les discours prononcés sur cette loi (au tribunat et au corps législatif), on parla avec autant de chaleur pour l’esclavage des noirs, que, quelques années auparavant, on avait parlé pour leur liberté.  »

La loi fut décrétée par 54 voix contre 27 au tribunat, — par 211 contre 65 au corps législatif. Honneur à ceux qui refusèrent leur concours à cette mesure inique !

Aucun des votans dans le sens de son adoption ne douta, probablement, du succès de la mesure à Saint-Domingue comme dans les autres colonies françaises : les forces de l’expédition étaient si considérables, il était si facile d’en envoyer de nouvelles, et par-dessus tout, le génie du Premier Consul inspirait tant de confiance !….

Dans le même temps, les noirs de la Guadeloupe, ayant à leur tête les mulâtres Pélage et Delgresse, résistaient au contre-amiral Lacrosse et au général Richepanse. Lacrosse allait vite en besogne. Sur la demande de secours que lui fit Richepanse, le capitaine-général Leclerc eut la pensée, fort raisonnable, d’envoyer à la Guadeloupe le général Boudet qui y avait commandé et qui avait conquis l’estime des noirs et des hommes de couleur, comme il venait de le faire à Saint-Domingue : son influence contribua, à ce qu’il paraît, au succès qu’on désirait. Mais, en se réinstallant, Lacrosse profita des dispositions de la loi qui venait d’être décrétée : il rendit un arrêté qui rétablissait à la Guadeloupe l’ancien régime colonial, — pour museler les tigres, selon l’expression de Bignon. « Le gouvernement ne réforma pas cet arrêté, dit Thibaudeau, et prouva ainsi qu’en gardant dans la loi le silence sur la Guadeloupe et Saint-Domingue, il avait résolu d’y rétablir l’esclavage [5]. »

Si Leclerc prit une mesure dictée par la raison, en envoyant le général Boudet à la Guadeloupe, il fit aussi un tort considérable à l’influence française dans l’Ouest et le Sud de Saint-Domingue par cette mesure, surtout en le faisant remplacer au Port-au-Prince par Rochambeau. La population indigène était aussi prévenue contre Rochambeau, qu’elle était bien disposée en faveur de Boudet. Les colons de cette ville l’entourèrent pour le pousser aux vexations contre les mulâtres et les noirs.

Aveugles qu’ils étaient ! ils ne s’apercevaient pas des progrès que la fièvre jaune faisait déjà, au mois de mai, sur les troupes européennes !

Au Port-au-Prince, c’étaient, parmi eux (selon B. Tonnerre), les nommés Desrivières, Guieu, Bion, Ango, Baudamant, Saint-Cyr, Cotelle, le curé Lecun, qui excitaient les féroces instincts de Rochambeau. Mais il s’était empressé, dès son arrivée en cette ville, de déporter en France Bernard Borgella, Collet, Viart et Gaston Nogérée, pour avoir été membres de l’assemblée centrale de 1801.

Aux Cayes, c’étaient Mangin, Labiche, Lothon, Desongards, qui avaient la haute main dans les mesures acerbes dirigées contre les indigènes.

Au Cap, Dumas, Belin de Villeneuve, Domergue, Camfrancq et O’Gorman formaient le conseil privé du capitaine-général.

Tous ces colons avaient joué un rôle infâme depuis le commencement de la révolution. En correspondance entre eux, d’un bout à l’autre de la partie française, et avec ceux qui agissaient à Paris auprès du gouvernement, ils se prévalaient de la loi qu’ils savaient devoir être rendue sur les colonies, et qui, en effet, venait de passer au tribunat et au corps législatif. Avec les anciennes habitudes contractées par eux, d’être obéis sans la moindre résistance, il était impossible qu’ils ne crussent pas au plein succès de l’expédition pour remettre leurs nègres dans l’esclavage, leurs mulâtres sous le joug des anciens, préjugés de la peau.

Leclerc, non moins présomptueux, ayant d’ailleurs à exécuter ses instructions secrètes, avait déporté Rigaud avec tant de facilité, qu’il ne pouvait s’arrêter dans sa marche vers la restauration de l’ancien régime.

Après avoir disséminé les troupes coloniales, en les incorporant à la suite des régimens français, il ordonna le désarmement des cultivateurs qui, en qualité de gardes nationaux, étaient armés sous T. Louverture. Il leur était enjoint de déposer leurs armes au chef-lieu des communes. Leclerc saisit ce moment pour aller respirer l’air salubre de la Tortue et s’y délasser : c’était le 17 mai.

Les cultivateurs de la montagne de Plaisance, excités par Sylla, parurent les moins disposés au désarmement : des mesures militaires furent prises à leur égard. Cette situation porta Leclerc à écrire à T. Louverture, pour se plaindre de ce qu’il n’avait pas, probablement, ordonné à Sylla de se soumettre : en même temps, il avait prescrit de le poursuivre. Dans ce but, il fit marcher sur Plaisance un bataillon de la 9e, que commandait Lubin Golard, et un autre des Gonaïves, afin d’agir de concert avec les troupes françaises qui s’y trouvaient sous le général Clauzel.

T. Louverture répondit à Leclerc qu’il avait ordonné à Sylla, comme à tous les autres officiers, de reconnaître l’autorité du capitaine-général ; mais qu’il pensait que la persuasion réussirait mieux que la force dans cette occurrence ; et pour donner une preuve de son désir d’y concourir, il offrit d’écrire à Sylla.

Mais déjà, le général Clauzel avait marché contre lui, Sylla se battit vaillamment, et il ne fut chassé de la position qu’il occupait que par le bataillon de la 9e : celui des Gonaïves s’était dispersé dans les bois pour ne pas agir contre les révoltés. Lubin Golard mourut de maladie à Plaisance dans cette expédition : on soupçonna qu’il fut empoisonné, mais il paraît qu’il périt d’une pleurésie.

Leclerc était revenu au Cap. L’affaire de Plaisance le porta à soupçonner T. Louverture d’être le machinateur secret de la résistance de Sylla. Autant par ce motif que pour garantir la communication du Nord avec l’Artibonite et l’Ouest, par Plaisance et Ennery, il fit occuper ce dernier bourg par la 31e demi-brigade légère, que commandait le chef de bataillon Pesquidon, au nombre d’environ 500 hommes. C’était une garnison considérable pour ce lieu ; mais au fait, c’était dans les vues de parvenir à l’arrestation de T. Louverture. En même temps, un autre gros détachement de troupes occupa Saint-Michel. Ces forces inquiétèrent l’ex-gouverneur[6].

Déjà, à ce qu’il paraît, les généraux Christophe, Clervaux et Maurepas, avaient émis à Leclerc une opinion favorable à la déportation de T. Louverture en France. Ces généraux s’étant soumis avant lui et sans ordre de sa part, devaient redouter la vengeance d’un chef qui n’avait pas reculé devant le sacrifice de son propre neveu, si, par des événemens imprévus, il réussissait à ressaisir l’autorité : ils le savaient capable de tout. De son côté, Dessalines avait adressé des lettres au capitaine-général, où il lui attribuait la résistance de Sylla et le mauvais vouloir du bataillon des Gonaïves. Mais il importait a Leclerc de connaître l’opinion personnelle de Dessalines sur la mesure qu’il projetait : il ne l’avait pas encore vu depuis sa soumission ; il le manda au Cap, où il l’accueillit avec égards.

Sondant son sentiment sur la déportation, Leclerc obtint facilement une déclaration semblable à celle des autres généraux. Quoiqu’il ne se fût soumis que sur les instances de T. Louverture, Dessalines ne le redoutait pas moins que ses collègues. Ne devait-il pas redouter également la vengeance des Français, par rapport à sa résistance, aux incendies qu’il avait effectués, et surtout après avoir massacré tant de blancs à leur arrivée ? Car il ne pouvait s’imaginer qu’on n’attribuait ces assassinats qu’à T. Louverture[7].

De plus, Dessalines était le seul général de division de l’armée coloniale, le premier lieutenant de l’ex-gouverneur ; mieux que ses collègues, il était donc placé pour prétendre à l’héritage du pouvoir tombé de ses mains : son ambition a dû lui faire entrevoir la possibilité d’y arriver par le moyen de l’armée.

Ainsi, tout concourait à déterminer Dessalines à adopter l’opinion déjà émise par les autres généraux. Sa propre conservation devait le porter à souscrire à la déportation, de T. Louverture : il ne pouvait que donner à Leclerc ce gage d’une soumission, plutôt apparente que réelle, à sa volonté, à la politique du gouvernement consulaire.

On a dit que c’était trahir son ancien chef qui l’avait comblé de toutes sortes de faveurs. Non, ce ne fut pas une trahison, mais un acquiescement commandé par sa position personnelle et par la situation des choses.

Il est évident que T. Louverture s’était usé à la tâche qu’il avait entreprise : — de restaurer l’ancien régime colonial, sous le patronage de la France, en contraignant ses frères à travailler aussi péniblement que par le passé, en s’alliant intimement avec les colons, en rétablissant leurs privilèges. Les déceptions étant arrivées pour lui, il avait vainement essayé de résister à l’invasion de l’armée expéditionnaire. La population indigène, fatiguée de son joug, n’avait désiré que l’intervention de l’autorité tutélaire de la France pour le faire cesser, et déjà les déceptions commençaient pour elle-même.

C’était donc, de la part de Dessalines, un sacrifice utile plutôt qu’une trahison perfide, quand il concourait par son assentiment à la déportation de T. Louverture. Quoiqu’il eût été un instrument aveugle et terrible dans les mains de son chef contre toute cette population, il venait de se racheter en quelque sorte à ses yeux, par l’héroïque défense de la Crête-à-Pierrot, par la vigueur qu’il avait montrée jusqu’à sa soumission. En général, les hommes aiment à voir déployer une grande énergie par un militaire ; elle conquiert leurs suffrages en faveur de tels caractères.

Les officiers, les soldats de l’armée coloniale étaient plus sympathiques à Dessalines qu’à T. Louverture ; ils préféraient la brusquerie violente du premier à la fureur hypocrite de l’autre : l’un faisait tomber ouvertement une tête, l’autre ordonnait secrètement qu’elle fût tranchée et rejetait ensuite l’odieux sur les exécuteurs. Dessalines plaisantait avec le soldat, il le cajolait. T. Louverture, toujours retranché dans sa dignité, ne lui apparaissait que comme une divinité terrible. Et pour remédier au mal qui naîtrait infailliblement, c’était l’armée surtout qui devait soutenir les efforts de la population indigène, si elle venait à s’insurger contre les Français. L’armée était donc acquise de droit à la direction que lui donnerait Dessalines, s’il trouvait un franc concours de la part de ses divers chefs. Il pouvait, il devait y compter, en sacrifiant T. Louverture.

D’un autre côté, et sans nul doute Dessalines ne fît pas cette réflexion, — la déportation de T. Louverture après celle de Rigaud, devait nécessairement amener une fusion entre les hommes des deux partis qu’ils dirigèrent, pour parvenir à harmoniser leur résistance commune contre l’armée française. C’est ce qui arriva, c’est ce qui produisit l’indépendance d’Haïti.

Le parti de Rigaud se prononçait déjà, et par rapport à lui et par rapport au rétablissement de l’esclavage qu’il savait être dans les desseins du gouvernement consulaire. Celui de T. Louverture ne pouvait manquer de se prononcer aussi par rapport à l’esclavage et à cause de l’ingratitude dont ce gouvernement paierait ses services par sa déportation : cette mesure devait le porter à réfléchir. Qui peut nier, en effet, que la déportation de ces deux chefs, si attachés à la France par des considérations différentes, n’ait été le complément de l’expérience dont les hommes de la race noire avaient besoin, pour s’affranchir de son joug ?

Si l’on considère, d’une autre part, que Rigaud et T. Louverture avaient fourni leur carrière, terminé leur mission, on reconnaîtra que le sacrifice de ces deux personnages devenait aussi d’une utilité capitale au salut de leurs frères[8].

Il faut que les chefs, que les hommes placés dans une position politique, sachent se résigner à un tel holocauste, quand il est commandé par les circonstances. Il faut qu’ils se pénètrent, en arrivant au pouvoir, qu’ils sont les serviteurs du peuple et non pas ses maîtres ; qu’ils doivent se dévouer généreusement à l’accomplissement de ses destinées. Il semble que tant qu’ils sont utiles aux vues de la Providence, ils restent inébranlables ; mais lorsque leur mission est finie, le moindre souffle les emporte.

Ainsi l’on a vu Dessalines lui-même emporté aussi par le souffle révolutionnaire, lorsqu’il fut utile qu’il disparût de la scène politique où il avait achevé son rôle, pour s’être usé par son despotisme, et parce qu’il menaçait toutes les existences.

Ce n’est point ici, de notre part, prêcher la sèche morale de l’utilité. Pour juger sainement de pareils événemens, de telles révolutions parmi les peuples, il faut examiner si leur sort s’améliore ou s il empire. Si leur bonheur en résulte, le sacrifice de leurs sommités a été utile et nécessaire : sinon, non. Or, si la déportation de Rigaud et de T. Louverture a contribué à notre indépendance, quelles que soient les vicissitudes qu’Haïti ait éprouvées ensuite, n’avons-nous pas gagné à cet état de choses ? Et notre

indépendance n’a-t-elle pas grandement contribué à accélérer l’émancipation des noirs dans les Antilles ?

Dans ses mémoires, Isaac Louverture affirme avoir vu des lettres signées Dessalines qui accusaient T. Louverture d’avoir été l’instigateur de la résistance de Sylla, de la dispersion du bataillon des Gonaïves. Il rappelle à cette occasion les faveurs accordées à Dessalines par son ancien chef ; il ajoute : « Le général Dessalines qui lui devait tout, fut, sans pudeur et sans remords, son accusateur et son calomniateur. » Il dit, enfin, que Leclerc, qui lui avait montré ces lettres, le chargea d’en aviser son père, Le capitaine-général aurait alors parfaitement joué son rôle. Isaac nous paraît excusable de s’être indigné de celui que joua Dessalines ; mais nous en jugeons à un autre point de vue que le sien. À ses yeux, naturellement, T. Louverture était, un homme utile, nécessaire, indispensable à Saint-Domingue. Nous pensons tout-à-fait le contraire, comme à l’égard de Rigaud.

Boisrond Tonnerre donne une autre version que la notre, aux motifs qui portèrent Dessalines à paraître entrer dans les vues de Leclerc. Selon lui, dans l’entretien qu’ils eurent au Cap, Leclerc n’aurait point parlé de T. Louverture à Dessalines, mais bien des mulâtres qu’il désirait exterminer ; que Dessalines parut y consentir ; qu’alors Leclerc lui aurait proposé de lever une armée de 5000 hommes du pays (des noirs sans doute) pour l’exécution de leur massacre[9] et qu’il l’autoriserait à prendre la quantité d’armes et de munitions qui lui seraient nécessaires. Enfin, il fait rester Dessalines au Cap jusqu’à l’arrestation et l’embarquement de T. Louverture. « Ce fut le coup de lumière pour Dessalines, » dit son panégyriste.

En présence de l’affirmation d’Isaac Louverture, concernant les lettres qui étaient en possession de Leclerc, on ne peut donner une entière créance aux assertions de Boisrond Tonnerre. Il est fort probable que Leclerc aura entretenu Dessalines, des mulâtres et de ses desseins contre eux ; car il n’avait pas déporté Rigaud et d’autres officiers de cette classe, sans avoir des vues déloyales contre elle[10]. Mais il est impossible qu’il ne lui ait pas parlé de T. Louverture, alors que les autres généraux désiraient sa déportation, et pour lui faire voir le danger de sa présence dans la colonie, inspirer par-là plus de confiance à Dessalines qu’il avait employé, et dont il voulait se servir pour opérer le désarmement des cultivateurs et les contraindre à la culture. Boisrond Tonnerre n’a voulu, enfin, que soustraire Dessalines à l’accusation de trahison envers T. Louverture : accusation vulgaire, sans discernement de la vraie situation politique où était alors Saint-Domingue.


Quoi qu’il en soit, depuis sa soumission, T. Louverture, retiré sur son habitation Descahaux[11] dans la montagne près d’Ennery, s’y livrait réellement à des travaux conformes à sa nouvelle position : il y faisait construire une maison pour le logement de sa famille qui, jusque-là, était restée sur l’habitation Vincendière. En apprenant l’arrivée à Ennery de la 31e demi-brigade, il y vint et trouva que les soldats de ce corps avaient commis des dégâts, des violences sur ses autres habitations situées tout près du bourg. C’était une chose commandée par l’autorité française, pour le porter à des actes qui pussent donner l’occasion de se saisir de sa personne. Il se borna à se plaindre de ces vexations au chef de bataillon Pesquidon, et à en informer Leclerc par une lettre qu’il lui adressa : il observait au capitaine-général que cette garnison de 500 hommes était beaucoup trop considérable pour la localité. Après cela, il remonta à Descahaux.

Le lendemain, Pesquidon s’y rendit comme pour lui faire visite ; mais T. Louverture était trop perspicace pour ne pas découvrir son but, qui était de voir les lieux. En ce moment, il apprit que des soldats de la 31e s’étaient rendus avec des bêtes de charge sur l’une de ses autres habitations, et qu’ils enlevaient des cafés et autres denrées. Il renouvela ses plaintes à Pesquidon qui lui promit de réprimer ces brigandages ; cet officier se retira ensuite.

Le soupçon qu’il avait conçu de la visite inquisitoriale de Pesquidon le porta à quitter Descahaux pour venir se fixer à Beaumont où ces vols de cafés avaient eu lieu. Sa famille resta à Descahaux. À Beaumont, il s’occupa de travaux de culture. Chaque jour, il éprouvait de nouvelles vexations dans sa propriété : les soldats français s’y rendaient en foule. Il se décida à adresser une nouvelle lettre à Leclerc, qui n’avait pas répondu à la première, et il l’envoya par Placide. Le général Dugua lui fit dire qu’il ferait son rapport à Leclerc ; la lettre lui avait été remise. Placide ne put voir Leclerc, parce qu’il n’était plus agréé depuis qu’il avait pris parti avec son père adoptif.

Pesquidon fut encore visiter T. Louverture à Beaumont : il le trouva à la tête de ses cultivateurs travaillant dans ses champs. En présence de cet officier, des soldats de son corps vinrent enlever des vivres sur cette habitation : T. Louverture s’en plaignit à lui, et loin d’y mettre ordre, Pesquidon lui promit d’empêcher ces vexations à l’avenir.

Le général Brunet qui commandait aux Gonaïves, ayant le général Vernet sous ses ordres, vint aussi à Beaumont visiter l’ancien gouverneur ; d’autres officiers français y furent également, toujours dans le but de s’assurer de ce qu’il y faisait. Cette inquisition, cet espionnage officiel, en même temps que les soldats de la 31e renouvelaient continuellement l’enlèvement de force des denrées sur cette habitation, fut suivi d’une lettre de Leclerc à T. Louverture, par laquelle il l’accusait de garder auprès de lui des hommes armés, en lui ordonnant de les renvoyer. Il s’agissait sans doute des dragons de sa garde d’honneur, qui s’étaient réfugiés sur ses habitations en qualité de cultivateurs. Il paraît, d’ailleurs, que Leclerc était alors sur la voie de menées entre T. Louverture et P. Fontaine, qui était au Cap.

Il répondit à la lettre de Leclerc, en lui renouvelant l’assurance de sa parfaite et sincère soumission, en niant qu’il eût des hommes armés auprès de lui, en lui disant qu’il ne s’occupait que de la culture des champs. Il ajouta un exposé des vexations dont il était l’objet de la part des soldats de la 31e, en trop grand nombre à Ennery, et que si le capitaine-général n’y faisait pas remédier, il se verrait contraint d’abandonner ses habitations d’Ennery pour se réfugier sur la hatte qu’il possédait dans la partie espagnole. Isaac fut porteur de sa réponse.

Cette idée de quitter le lieu où il était si bien surveillé décida Leclerc à ordonner son arrestation. La présence d’Isaac au Cap coïncidait avec celle de Dessalines. Ce jeune homme, qui était agréable à Leclerc pour n’avoir point voulu combattre contre les Français, était retenu par des politesses et des caresses, pour qu’on eût le temps de préparer l’arrestation de son père. Leclerc lui fit voir alors les lettres de Dessalines dont nous avons parlé, le chargea d’en instruire l’ex-gouverneur, et de lui dire que le général Christophe avait de meilleurs sentimens à son égard.

Mais il avait expédié son aide de camp Ferrari, porteur de l’ordre d’arrestation envoyé au général Brunet. Cet officier, en passant à Ennery, dit à Pesquidon quel était l’objet de sa mission. Cette déclaration parvint à T. Louverture : on était si assuré de l’exécution de cet ordre, qu’on fut indiscret. En même temps, les généraux Vernet et Paul Louverture lui firent donner le même avis : Vernet, son neveu par alliance, devait même venir auprès de lui à ce sujet. On apprit encore à Beaumont, que deux frégates venaient d’arriver aux Gonaïves avec des troupes, et que ces troupes devaient coopérer à l’arrestation ordonnée.

Isaac revint alors du Cap avec une lettre de Leclerc à T. Louverture. La confidence que le capitaine-général lui avait faite des dénonciations écrites de Dessalines, était propre à calmer les inquiétudes de l’ex-gouverneur. Isaac avait trop de confiance dans les Français, pour n’avoir pas, probablement, ajouté ses conseils à ce qui n’était qu’une ruse machiavélique de Leclerc : se voyant choyé par celui-ci, lorsque Placide n’avait pas été admis à l’honneur de le voir, son inexpérience de jeune homme a pu être égale, en cette circonstance, à la confiance aveugle que T. Louverture avait toujours eue dans les colons et tous les blancs, jusqu’à l’arrivée de l’expédition.

Malgré le conseil que T. Louverture avoue, dans son mémoire, lui avoir été donné de quitter Beaumont, il y était resté : c’est qu’une lueur d’espérance était entrée dans son âme, et qu’il comptait, comme il le dit lui-même, sur la parole d’honneur de Leclerc et la protection du gouvernement français. La lettre qu’on va lire était faite pour lui inspirer de la confiance, à lui toujours si méfiant : il oublia alors, probablement, ce proverbe qu’il avait cité dans une occasion où tout souriait à son ambition : La méfiance est toujours la mère de toute sûreté. Voici la lettre de Leclerc :

Armée de Saint-Domingue.
Au quartier-général du Cap — Français, le 16 prairial an X de la République (5 juin).
Le général en chef, au général Toussaint.

Puisque vous persistez, citoyen général, à penser que le grand nombre de troupes qui se trouve à Ennery effraie les cultivateurs de cette paroisse, je charge le général Brunet de se concerter avec vous pour le placement d’une partie de ces troupes en arrière des Gonaïves et d’un détachement à Plaisance. Prévenez bien les cultivateurs que cette mesure une fois prise, je ferai punir ceux qui abandonneraient leurs habitations pour aller dans la montagne. Faites-moi connaître, aussitôt que cette mesure sera exécutée, les résultats qu’elle aura produits, parce que si les moyens de persuasion que vous emploierez ne réussissent pas, j’emploierai les moyens militaires.

Je vous salue, Leclerc.

Le même jour, Toussaint Louverture reçut du général Brunet celle qui suit :

Armée de Saint-Domingue.
Au quartier-général de l’habitation Georges, le 18 prairial an X de la République (7 juin).
Brunet, général de division, au général de division T. Louverture.

Voici le moment, citoyen-général, de faire connaître d’une manière incontestable au général en chef, que ceux qui peuvent le tromper sur votre bonne foi, sont de malheureux calomniateurs, et que vos sentimens ne tendent qu’à ramener l’ordre et la tranquillité dans le quartier que vous habitez. Il faut me seconder pour assurer la libre communication de la route du Cap qui, depuis hier, ne l’est pas, puisque trois personnes ont été égorgées par une cinquantaine de brigands, entre Ennery et la Coupe-à-Pintade. Envoyez auprès de ces hommes sanguinaires des hommes dignes de votre confiance, que vous paierez bien ; je vous tiendrai compte de votre déboursé.

Nous avons, mon cher général, des arrangemens à prendre ensemble, qu’il est impossible de traiter par lettres, mais qu’une conférence d’une heure terminerait. Si je n’étais pas excédé de travail, de tracas minutieux, j’aurais été aujourd’hui le porteur de ma réponse[12] ; mais, ne pouvant sortir ces jours-ci, faites-le vous-même : si vous êtes rétabli de votre indisposition, que ce soit demain ; quand il s’agit de faire le bien, on ne doit jamais retarder. Vous ne trouverez pas dans mon habitation champêtre tous les agrémens que j’eusse désiré réunir pour vous y recevoir ; mais vous y trouverez la franchise d’un galant homme qui ne fait d’autres vœux que pour la prospérité de la colonie et votre bonheur personnel.

Si Madame Toussaint, dont je désire infiniment faire la connaissance, voulait être du voyage, je serais content. Si elle a besoin de chevaux, je lui enverrai les miens.

Je vous le répète, général, jamais vous ne trouverez d’ami plus sincère que moi. De la confiance dans le capitaine-général, de l’amitié pour tout ce qui lui est subordonné, et vous jouirez de la tranquillité. Je vous salue cordialement,

Brunet.

P. S. Votre domestique qui va au Port-au-Prince, a passé ici ce matin : il est parti avec sa passe en règle[13].

Nous avons relaté toutes les circonstances relatives au séjour de T. Louverture sur ses propriétés jusqu’à ces deux lettres, d’après son mémoire adressé au Premier Consul et ceux publiés par son fils Isaac. Si l’on s’y rapporte uniquement, on reconnaît une insigne perfidie de la part de Leclerc, après avoir promis à T. Louverture l’oubli du passé et la protection du gouvernement. Mais, avant de porter notre jugement à cet égard, avant de dire comment T. Louverture tomba dans le piège qui lui fut tendu, nous devons à nous-même et à nos lecteurs, de mentionner d’autres circonstances, d’autres documens produits par Leclerc, pour expliquer les motifs qu’il a eus d’ordonner l’arrestation et la déportation de T. Louverture. Nous les jugerons également.

Suivant les mémoires de Pamphile de Lacroix, qui a été un écrivain presque officiel de l’expédition de Saint-Domingue, — des subalternes soumis immédiatement à T. Louverture tenaient des propos indiscrets journellement, des cultivateurs répétaient que leur soumission n’était qu’une suspension d’armes jusqu’au mois d’août, époque des pluies et des fortes chaleurs qui les produisent, et du développement complet de la fièvre jaune sur toute armée européenne, occupant la colonie.

L’expérience du passé l’avait prouvé, effectivement, tant sur les troupes françaises envoyées dans les premières années de la révolution, que sur celles de la Grande-Bretagne. En citant la lettre de T. Louverture à Dessalines, écrite des Gonaïves le 8 février, nous avons relevé cette observation à propos de cette phrase : « N’oubliez pas qu’en attendant la saison des pluies qui doit nous débarrasser de nos ennemis…  » par la fièvre jaune. Si cette idée a été émise alors par l’ex-gouverneur, il se peut fort bien qu’il l’ait répétée encore à ceux qui l’entouraient, pour entretenir leur espoir dans l’avenir.

Cet auteur prétend de plus, que la police du capitaine général réussit à saisir, à intercepter deux lettres écrites par T. Louverture à l’adjudant-général P. Fontaine, son ancien aide de camp, qui était resté au Cap son agent secret.

Dans la première, dont on ne donne pas la date, T. Louverture se serait emporté en invectives contre Christophe, et se serait plaint que Dessalines l’a abandonné. Il y exprimait en outre, suivant P. de Lacroix, le plaisir qu’il éprouvait d’apprendre que la Providence venait enfin à son secours, en faisant allusion à l’hôpital de la Providence situé au Cap, où mouraient de nombreux soldats français par la fièvre jaune. Il demandait à Fontaine combien on faisait par nuit de voyages à la Fossette, cimetière où ces morts étaient enterrés. Il recommandait enfin à Fontaine, de le prévenir aussitôt que Leclerc lui-même tomberait atteint de cette cruelle épidémie.

La seconde était ainsi conçue :

Au quartier Louverture (Ennery), le 7 prairial an X (27 mai).
Le général Toussaint Louverture, au citoyen Fontaine.

Vous ne me donnez pas de nouvelles, citoyen. Tâchez de rester au Cap le plus longtemps que vous pourrez.

On dit la santé du général Leclerc mauvaise à la Tortue, dont il faut avoir grand soin de m’instruire.

Il faudrait voir : pour des a… de la Nouvelle. Quant à la farine, dont il nous en faudrait comme de cette dernière, on ne l’enverrait pas sans avoir passé à la Saona[14], pour connaître le point où l’on pourrait en sûreté les mettre.


Si vous voyez le général en chef (Leclerc), dites bien que les cultivateurs ne veulent plus m’obéir. On voudrait faire travailler à Héricourt, dont le gérant ne doit pas le faire.

Je vous demande si on peut gagner quelqu’un près du général en chef, afin de rendre D… libre : il me serait bien utile, par son crédit, à la Nouvelle et ailleurs.

Faites dire à Gingembre qu’il ne doit pas quitter le Borgne, où il ne faut pas que les cultivateurs travaillent.

Écrivez-moi à l’habitation Najac.

Toussaint Louverture.

Cette seconde lettre est la seule que Leclerc ait fait publier, à la suite d’une proclamation qu’il rendit le 11 juin, et que nous citerons bientôt. Il y parle de la première, et l’on ne conçoit pas qu’il ait soustrait ce document à la connaissance des habitans auxquels il s’adressait : il semble cependant qu’elle aurait dû être publiée aussi, si elle existait réellement.

C’est à raison de ces lettres et des déclarations faites à Leclerc par les généraux Christophe, Clervaux, Maurepas et Dessalines, dit P. de Lacroix, que le capitaine-général médita l’arrestation de T. Louverture et l’ordonna à Brunet. Il fait une analyse de la lettre de ce dernier, bien opposée à ce qu’elle fut réellement. Il ajoute, qu’en la recevant, T. Louverture sentit se réveiller son amour-propre, et qu’il s’écria : « Voyez ces blancs, ils ne doutent de rien, ils savent tout, et pourtant ils sont obligés de venir consulter le vieux Toussaint. »

Mais, ce que nous avons rapporté ci-dessus du mémoire de ce dernier et de ceux de son fils, détruit ces paroles. Nous remarquons que P. de Lacroix ne cite aucune lettre de Leclerc à T. Louverture ; et c’est cependant, par suite de celle que lui apporta Isaac, que l’ex-gouverneur accepta la proposition de Brunet, d’aller sur l’habitation Georges. Le fait est, que P. de Lacroix a voulu, et pour cause, ôter toute apparence de perfidie de la part de son général en chef, dans l’arrestation du Premier des Noirs, pour n’en attribuer qu’à celui-ci.

Selon nous, l’un et l’autre général en étaient capables. Nous avons assez prouvé, ce nous semble, dans notre 5e livre, que la déportation de T. Louverture avait été prescrite à Leclerc par ses instructions ; et nul homme de bon sens ne peut admettre que ce capitaine-général voulait le laisser dans la colonie, après la résistance qu’il avait faite à l’armée française. Pour parvenir à l’exécution de cette mesure contre un homme aussi méfiant, il fallait nécessairement mettre de la perfidie dans les procédés usés envers lui. « La méfiance de Toussaint Louverture dit P. de Lacroix, rendait son arrestation difficile. Elle fut méditée et exécutée avec succès. » Par ces mots, il a qualifié lui-même les moyens qui ont été employés pour arriver à ce résultat.

Quant à T. Louverture, nous devons le reconnaître : il était trop coutumier du fait de perfidie pour qu’on admette, qu’en se soumettant à Leclerc, il ne se réservait pas de saisir la première occasion de reprendre les armes, si elle s’offrait à lui. Nous croyons qu’il n’avait effectivement fait qu’une suspension d’hostilités, en paraissant résigné et soumis. Au point de vue de cette ambition qu’il avait eue constamment de gouverner Saint-Domingue, ayant été le gouverneur général de cette colonie, il était impossible qu’il n’eût pas la velléité de le redevenir après sa lutte. Il est fort probable, au contraire, que si, à l’arrivée de l’expédition, Leclerc lui eût envoyés es fils et leur précepteur, avec la lettre du Premier Consul, si flatteuse pour lui à certains égards, en l’accompagnant d’une autre de lui-même contenant des témoignages d’une haute considération, il eût cédé le pouvoir sans résistance ; car T. Louverture était trop perspicace pour n’avoir pas apprécié sa situation, pour n’avoir pas reconnu qu’il était dans une impasse, que sa puissante autorité morale sur ses frères avait perdu tout son prestige, immédiatement après l’assassinat de Moïse et la cruelle vengeance exercée sur les noirs du Nord.

Mais son amour-propre, sa vanité, son orgueil s’étant révoltés contre le manque de tous bons procédés à son égard ; la résistance faite par Christophe en incendiant le Cap, la décharge qu’il essuya en allant au-devant de la colonne de Hardy, avaient décidé de son sort. En voyant ensuite la coopération qu’il reçut de plusieurs de ses généraux, de ses troupes et même des cultivateurs du Nord et de l’Artibonite, il s’aveugla sur les causes réelles de leur résistance, et il dut croire que l’opinion était revenue en sa faveur. De là son espoir de remonter au pouvoir, et les manœuvres secrètes qu’il préparait et dont ses deux lettres à Fontaine seraient la preuve. On conçoit que s’adressant ensuite au Premier Consul, il ne pouvait que se présenter comme une victime de la mauvaise foi ou des préventions injustes du général Leclerc. Par la même raison, Isaac, qui a pu néanmoins ignorer ce que faisait son père en secret, ne l’aurait pas dévoilé dans ses mémoires publiés pour sa justification.


Quoi qu’il en soit, voyons-le se dirigeant sur l’habitation Georges pour y joindre le général Brunet. Différentes versions ont été faites sur les circonstances de son arrestation : laissons-le parler lui-même, d’après son mémoire.

« Après ces deux lettres, dit-il, quoique indisposé, je me rendis aux sollicitations de mes fils et d’autres personnes, et partis pendant la nuit même pour voir le général Brunet, accompagné de deux officiers seulement. À 8 heures du soir, j’arrivai chez ce général[15]. « Quand il m’eut introduit dans sa chambre, je lui dis que j’avais reçu sa lettre, ainsi que celle du général en chef qui m’invitait à me concerter avec lui, et que je venais pour cet objet ; que je n’avais pas pu emmener mon épouse, suivant ses désirs, parce qu’elle ne sortait jamais, ne voyant aucune société et ne s’occupant uniquement que de ses affaires domestiques ; que si, lorsqu’il serait en tournée, il voulait bien lui faire l’honneur de la visiter, elle le recevrait avec plaisir. Je lui observai qu’étant malade, je ne pouvais pas rester longtemps avec lui, que je le priais en conséquence de terminer le plus tôt possible nos affaires, afin de pouvoir m’en retourner. Je lui communiquai la lettre du général Leclerc. Après en avoir pris lecture, il me dit qu’il n’avait encore reçu aucun ordre de se concerter avec moi sur l’objet de cette lettre ; il me fit ensuite des excuses sur ce qu’il était obligé de sortir un instant ; il sortit en effet, après avoir appelé un officier pour me tenir compagnie. À peine était-il sorti, qu’un aide de camp du général Leclerc entra accompagné d’un très-grand nombre de grenadiers, qui m’environnèrent, s’emparèrent de moi, me garottèrent comme un criminel, et me conduisirent abord de la frégate la Créole. Je réclamai la parole du général Brunet et les promesses qu’il m’avait faites, mais inutilement ; je ne le revis plus. Il s’était probablement caché pour se soustraire aux reproches bien mérités que je pouvais lui faire. »

Oui, Brunet se cacha, parce qu’il venait d’être l’instrument d’une action perfide ; mais il ne put se soustraire au plaisant et flétrissant sobriquet de gendarme, que lui appliquèrent les soldats français de l’expédition, et qu’il mérita bien mieux encore par les mesures de rigueur qu’il exerça sur les noirs du Nord, par l’arrestation injuste du brave Maurepas. Toujours malin et spirituel, le Français plaisante de tout ; en cette occasion, ces braves soldats firent plus qu’une plaisanterie : ils prononcèrent un jugement basé sur les principes de la justice, ils vengèrent T. Louverture.

Nous ajoutons ici ce que ne contient pas son récit.

Pendant son séjour à Beaumont, T. Louverture allait quelquefois dans le bourg d’Ennery : toujours les soldats des postes lui rendaient les honneurs dus à un officier général. Lorsqu’il y passa pour aller auprès de Brunet, ces honneurs ne lui furent pas rendus : Pesquidon l’avait empêché, car il était dans le secret de ce qu’on préparait à l’exgouverneur. C’était presque un avertissement pour ce dernier, il n’y prit pas garde[16]. — Arrivé à la Coupe-à-Pintade, Placide ne put continuer la route avec son père, son cheval ayant fléchi. César se trouva seul officier avec lui.

L’aide de camp de Leclerc qui entra dans la chambre avec les grenadiers, était Ferrari qui avait apporté à Brunet l’ordre d’arrestation. En les voyant, T. Louverture se leva, dégaina son sabre pour se défendre ; mais, — « Ferrari s’avança vers lui, l’arme baissée, et lui dit : — Général, nous ne sommes point venus ici pour attenter à vos jours. Nous avons seulement l’ordre de nous assurer de votre personne »[17]. À ces mots, T. Louverture remit son sabre dans le fourreau.

Il ne paraît pas que jusque-là, il ait proféré aucune parole, ni de colère, ni d’indignation. Ce n’est que lorsqu’on eut porté la main sur lui pour le garotter, qu’il en appela à la parole d’honneur de Brunet et aux promesses qu’il lui avait faites par sa lettre.

Doit-on regretter que T. Louverture n’ait pas subi en cette circonstance, de même que Rigaud, l’impulsion de la colère, de l’indignation, pour jeter son sabre avec mépris à ceux qui vinrent l’arrêter ?

Il faut distinguer entre le caractère de ces deux chefs, et les circonstances qui accompagnèrent leur arrestation. Rigaud, souvent impétueux, n’était pas capable de feindre son indignation, lorsque le capitaine de la Cornélie lui demanda son épée avec insolence : il devait la jeter à la mer. T. Louverture, toujours plus maître de lui-même, dut être encore calme par les paroles que lui adressa Ferrari : elles ne respiraient point le ton arrogant qu’avait pris l’autre officier. Il devait penser qu’en l’arrêtant, on userait du moins du respect et des égards qu’on lui devait, Mais, en se voyant lier comme un criminel, il put, il dut en appeler à l’honneur de Brunet, qui lui avait tendu ce piège. Son récit ne dit pas de quels termes il se servit. Eh bien ! cet appel à l’honneur du général français, est à nos yeux, la protestation la plus digne qu’il pût faire dans cette circonstance.

Ce fut une infamie que d’avoir garotté, comme un vil criminel, ce Noir dont la Convention nationale avait fait un général français ; — que le Directoire exécutif avait confirmé au grade de général de division, au rang de général en chef ; — qui fut encore confirmé à ce dernier poste par le Premier Consul, et élevé par lui à la dignité de capitaine-général, bien que le brevet ne lui en fut pas envoyé. Quels que soient les torts qu’il eut, au point de vue de la souveraineté de la France, T. Louverture ne lui avait pas moins rendu des services éminens à Saint-Domingue.

Nous admettons que le principe de cette souveraineté, que la politique du gouvernement consulaire, exigeaient son arrestation et sa déportation de la colonie. Nous l’admettons d’autant plus, que nous considérons cet acte comme ayant été extrêmement utile à la complète liberté de la race noire. Mais on pouvait s’assurer de sa personne, sans employer à son égard les formes indignes qui ont été mises en pratique. Le général Brunet avait un nombreux détachement de troupes sur l’habitation Georges, située à une lieue des Gonaïves ; il en avait échelonné d’autres sur la route qui y conduit, au moyen des forces que les deux frégates avaient amenées dans ce port ; il pouvait y faire conduire son prisonnier avec d’autant plus de sûreté, que ce dernier n’avait qu’un seul officier auprès de lui, devenu également prisonnier.

À minuit du 7 au 8 juin, T. Louverture arriva aux Gonaïves où il fut de suite embarqué sur la frégate la Créole. César le fut sur la Guerrière, où vinrent le joindre Morisset et J. B. Dupuy, arrêtés le même soir aux Gonaïves. Le lendemain, Placide Louverture et Michel, qui avaient été arrêtés à la Coupe-à-Pintade, furent aussi amenés aux Gonaïves et embarqués sur cette frégate. Enfin, Madame Louverture, son fils Isaac, sa nièce (Mlle Chancy, devenue Madame Isaac) et Monpoint, arrêtés sur leurs habitations ou à Ennery, furent également conduits sous une forte escorte de troupes et placés à bord de la Guerrière, ainsi que Mars Plaisir.

T. Louverture se trouva sur la Créole avec les seuls vêtemens qu’il avait sur lui. Son fils raconte que le capitaine de cette frégate eut pour son illustre prisonnier les attentions les plus délicates. Nous regrettons qu’il n’ait pas fait connaître le nom de ce brave marin, pour le consigner dans ces pages, et le recommander à l’estime de la race noire.

L’ordre d’arrestation de Madame Louverture et de sa famille fut apporté par l’aide de camp Granseigne à Pesquidon. Ces officiers firent assaillir leur paisible demeure à coups de fusil, par quatre cents soldats ; ils pillèrent eux-mêmes ou laissèrent piller les effets de cette famille, irresponsable des faits imputés à l’ex-gouverneur de Saint-Domingue. On se sent entraîné à excuser en quelque sorte une soldatesque effrénée, dans certaines circonstances de la guerre, qui se livre au pillage des vaincus ; mais, qu’à l’occasion de l’arrestation d’une famille, de femmes inoffensives, des officiers supérieurs souffrent, un tel désordre ; que ces officiers eux-mêmes, des officiers français surtout, y prennent part, en ' souillant ainsi les nobles épaulettes du commandement qu’il sont bravement gagnées sur le champ de bataille, c’est ce que l’historien, interprète de la postérité, doit flétrir avec énergie.

La Créole avait immédiatement fait voile pour le Cap. La Guerrière attendit, pour s’y rendre, qu’on apportât les effets de la famille de T. Louverture et ceux dont il avait besoin lui-même ; il les avait demandés par une lettre adressée à sa femme et remise à Ferrari ; mais, après quatre jours de vaine attente, cette frégate quitta le port des Gonaïves pour se rendre au Cap.

Dans cette ville se trouvait le jeune fils de T. Louverture, nommé Saint-Jean, âgé d’environ onze ans. Confié à M. Granville, son précepteur, cet enfant était avec sa dame du côté des Gonaïves, le jour où le général Leclerc y entra au mois de février. Emmené avec cette dame au capitaine-général par les troupes françaises, ils avaient été envoyés au Cap. Quand T. Louverture y fut faire sa soumission, Leclerc avait fait venir cet enfant auprès de son père, qui le laissa avec son précepteur. Dès qu’il apprit l’arrestation qu’il avait ordonné, Leclerc fit mettre Saint-Jean à bord du vaisseau le Héros, destiné à aller en France. Ce vaisseau louvoyait en vue du Cap et à quatre lieues au large, lorsque la Créole l’aborda pour y mettre son prisonnier. En montant sur le Héros, T. Louverture s’adressa au chef de division Savari qui le commandait et lui dit avec calme et fermeté : « En me renversant, on na abattu à Saint-Domingue que le tronc des l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines, parce qu’elles sont profondes et nombreuses.[18] »

L’auteur à qui nous empruntons cette particularité, qualifie ces paroles de mémorables. M. Thiers dans son Histoire du consulat et de l’empire, les qualifie de grandes. Elles sont grandes et mémorables, en effet ; elles portent l’empreinte du bon sens qui distinguait T. Louverture parmi tous ses contemporains ; elles sont une preuve de plus du génie qu’il montra dans la direction des affaires publiques de son pays ; elles sont, enfin, l’expression de la dignité qu’il mettait toujours dans l’exercice du pouvoir, et surtout une noble protestation contre sa déportation, contre le but coupable qui fit concevoir l’expédition commandée par le général Leclerc.

N’examinons pas, en ce moment, s’il ne contribua point à faire naître la pensée de cette entreprise, par les erreurs de ses vues politiques, par les rigueurs insensées de son administration despotique. Bientôt, nous porterons notre dernier jugement sur sa vie publique. Qu’il nous suffise de faire remarquer le grand sens de ces judicieuses paroles, qui lui furent sans doute inspirées par cette divine Providence qui n’a pu créer les hommes de la race noire, pour qu’ils fussent éternellement les esclaves de ceux de la race blanche.

Oui, T. Louverture avait raison de penser et de dire, que la liberté ne périrait point à Saint-Domingue ; car, s’il porta lui-même une main sacrilège sur cet arbre élevé sans sa participation[19], il savait, il devait savoir qu’en dépit des gouvernemens, sa sève était trop vigoureuse pour n’en pas produire les fruits tôt ou tard. Les racines qu’il enfonce dans le sol, c’est le peuple aux cent mille voix qui se fait entendre lorsque l’occasion le nécessite ; ce sont ses volontés qui savent se réunir, sous une direction suprême, afin de se forger des armes pour conquérir des droits méconnus, et balayer en quelques heures les gouvernemens les mieux assis.

Il y a de plus dans ces paroles du Premier des Noirs, quelque chose de flatteur pour les hommes de sa race, pour ceux de son pays : c’est cet hommage qu’il rendit, tardivement, à la vigueur qu’il leur connaissait ; c’est cet aveu qu’il fait, de n’être pas nécessaire, indispensable au triomphe final de ses frères. Sachons tenir compte à sa mémoire de cette prophétie remarquable, prononcée en face de ses oppresseurs, en face du ciel et de la postérité.


À l’arrivée de la Guerrière devant le Cap, la famille de T. Louverture fut transbordée sur le Héros, avec Mars Plaisir : les officiers, y compris Gingembre arrêté au Borgne, passèrent à bord de la Nathalie. Ces deux navires partirent le 16 juin pour se rendre en France. Le 12 juillet, ils mouillèrent dans la rade de Brest où ils durent faire quarantaine, à cause de la mort de quelques hommes de leur équipage pendant la traversée.

Peu de jours après, le vaisseau l’Aigle y arriva aussi, ayant à son bord le jeune Chancy qui fut embarqué au Cap[20].

D’autres officiers, soit de l’ancien parti de T. Louverture, soit de celui de Rigaud, furent encore déportés à lamême époque, sur la frégate le Muiron qui les amena à Toulon.

Le chef de division Savari n’eut point pour T. Louverture, ni même pour sa femme, sa nièce et ses fils, les égards que réclamait leur position : le mémoire au Premier Consul se plaint de ses procédés. Le général Leclerc lui aura sans doute donné des ordres à cet effet.

  1. Dans la même année, il fut nomme capitaine-général de la Martinique, où il arriva le 13 septembre. D’aprés ses idées de 1797, il devait s’y trouver à son aise.
  2. La pintade est un oiseau originaire d’Afrique, vif, inquiet, turbulent, et qui ne reste jamais en place. Dessalines avait bien de ce tempérament : après avoir massacré tant de blancs, il devait, effectivement, être sur le qui-vive avec les Français.
  3. Jean Panier se fit insurgé dés le mois de mai, du côté des Irois et de Tiburon.
  4. Peut-on admettre qu’en rétablissant la traite des noirs, le gouvernement français n’eût pas permis qu’il en fût introduit à Saint-Domingue, lors que T. Louverture lui-même, poussé par son égoïsme, avait décrété cette mesure pour son pays ? Il y en serait introduit nécessairement pour réparer les pertes des ateliers ; et alors, conçoit-on qu’il y aurait eu des ateliers mi-partie esclaves, mi-partie libres ?
  5. Le général Richepanse ne jouit pas longtemps de son triomphe : le 3 septembre, la fièvre jaune l’emporta.
  6. Voyez son Mémoire au Premier Consul.
  7. En cet instant, Pamphile de Lacroix se trouvant au Cap, lui témoigna une invincible répugnance. (Mémoires, t, 2, p. 192). Et cependant, cet auteur attribue ces massacres à l’ordre donné par T. Louverture : (même vol., p. 182.)
  8. Voyez ce que nous avons dit de l’un el de l’autre, au 4e volume, p. 210, 438 et 479.

    Le gouvernement consulaire ayant le dessein de rétablir l’esclavage, devait déporter ces deux chefs. Ce ne fut pas moins une faute politique qui lui aliéna les hommes de couleur et les noirs qu’ils avaient dirigés. Mais au point de vue des intérêts mêmes de ces deux partis, leur déportation était aussi une nécessité politique : sans cette mesure, la fusion de ces deux partis n’aurait pas pu s’effectuer, et l’indépendance de la colonie n’aurait pas eu lieu.

    La plus grande faute commise par le gouvernement consulaire fut l’expédition elle-même : en laissant T. Louverture gouverner la colonie, il l’eût conservée à la France. L’empereur Napoléon a reconnu cette faute à Sainte-Hélène ; mais, en la commettant, il a rendu un immense service à toute la race noire, sous tous les rapports. Les hommes de génie sont les vrais interprètes de la volonté de Dieu, alors même qu’ils s’égarent.

  9. B. Tonnerre prétend que Dessalines reçut de Leclerc 500 doubles louis d’or pour les frais de cette expédition ; Isaac affirme qu’il n’en reçut que 100 portugaises, outre une paire de pistolets et un sabre, mais pour le récompenser d’avoir dénoncé T. Louverture. Ces présens peuvent lui avoir été faits pour mieux le capter et le porter à servir les vues du gouvernement consulaire.
  10. « Mais Leclerc fit tout le contraire ; il abattit le parti de couleur, et donna sa confiance aux généraux noirs.… » Mémorial de Las Cases.
  11. Dans nos autres volumes, nous avons mal orthographié le nom de cette habitation, en l’écrivant Descahos. C’est celle où il aimait à aller méditer dans le temps de sa toute-puissance. Les autres habitations qu’il possédait près d’Ennery se nommaient Sancey, la première qu’il acheta en 1795, Beaumont et Rouffelier.
  12. Il paraît que T. Louverture lui avait écrit une lettre, sans doute au sujet des désordres que les soldats français commettaient sur ses habitations, peut-être aussi sur la trop grande force de cette garnison à Ennery.
  13. Ce domestique se nommait Mars Plaisir : loin d’être parti, il avait été arrêté.
  14. La Saona, petite île située près des côtes de l’Est d’Haïti. Il est assez singulier que des agents secrets de T. Louverture s’y seraient trouvés pour indiquer aux navires américains dans quel lie il faudrait débarquer de la farine et des armes, alors que tout le pays était soumis aux Français. La mention de cette île n’est-elle pas un indice que cette lettre a été fabriquée pour motiver son arrestation ?
  15. Le 7 juin, jour de la date de la lettre de Brunet. Les deux officiers qui accompagnaient T. Louverture, étaient Placide et César.
  16. Nous avons entendu raconter qu’en passant à Ennery, T. Louverture rencontra un vieux noir, ancien militaire, qu’il connaissait. Cet homme ne lui ayant pas marqué le respect auquel il était habitué, il le menaça de le faire arrêter ; mais le vieux noir lui répondit en créole : Rété ! Rété ! nous toutes pas rété dijà ! (M’arrêter ! ne sommes-nous pas tous arrêtés déjà ?) C’était un avertissement qu’il voulait donner à son ancien chef, qui ne le comprit pas.
  17. Mémoires d’Isaac — P. de Lacroix a largement brodé sur les circonstances de cette arrestation, T. 2, p. 203.
  18. Pamphile de Lacroix, t. 2, p. 203.
  19. Au 29 août 1793, quand Sonthonax prononça la liberté générale des noirs, T. Louverture refusait de se soumettre à la République française et servait l’Espagne, qui maintenait leur esclavage.
  20. Chancy, âgé de 20 ans et chef d’escadron, avait passé à l’état-major de Leclerc. Le 30 avril, étant au Cap, Leclerc lui permit d’aller aux Cayes pour régler quelques intérêts. Laplume s’était emparé d’un moulin et de quelques chevaux qui lui appartenaient : ne voulant pas les lui remettre, il signifia à Chancy l’ordre de quitter les Cayes, et le dénonça à Leclerc. C’était la même manœuvre qu’à l’égard de Rigaud. De retour au Cap au moment où T. Louverture venait d’être déporté, Chancy le lut aussi. Nous avons vu des documens qui constatent ces faits, des lettres de Chancy lui-même, datées de Toulon.