Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.3

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 288-310).

chapitre iii.

Toussaint Louverture arrive à Saint-Jean. — Lettre du 4 janvier à Don Garcia. — Proclamation du même jour aux Espagnols. — Réponse de Don Garcia, du 6 janvier. — Nouvelle lettre de T. Louverture, datée d’Azua. — Combat à Nisao. — T. Louverture arrive à Bany. — Lettre à Don Garcia. — D’Hébécourt envoyé à Santo-Domingo. — Convention prise avec Don Garcia. — T. Louverture entre à Santo-Domingo, le 26 janvier. — Réfutation de faits rapportés par divers auteurs. — Lettre de T. Louverture à Don Garcia, du 28 janvier, et réflexions à ce sujet. — Dispositions diverses prises par T. Louverture. — Départ de Don Garcia de Santo-Domingo, le 22 février.


En écrivant à Don Garcia la lettre du 20 décembre 1800, T. Louverture avait déjà fait toutes ses dispositions pour entrer dans la partie espagnole. Il ne lui parlait que du général Moïse, accompagné de quelques troupes, chargé d’en prendre possession, tandis que lui-même allait se mettre à la tête d’une autre colonne plus forte pour marcher contre Santo-Domingo. Du Cap, il se rendit au Port-au-Prince, ainsi que nous l’avons vu par l’arrêté du 31 décembre, daté de cette ville et relatif à la réduction des droits d’importation. Les troupes de la colonne principale étant déjà réunies au Mirebalais, sous les ordres des colonels Charles Bélair et Jean-Philippe Daut, ayant pour commandant supérieur le colonel Paul Louverture, le général en chef partit du Port-au-Prince et les joignit. En même temps qu’il franchissait avec elles les anciennes limites des deux colonies française et espagnole, le général Moïse les franchissait aussi à Ouanaminthe, en traversant la rivière du Massacre.

Le 4 janvier, T. Louverture était déjà arrivé à Saint-Jean de la Maguana, sans avoir rencontré aucune résistance de la part des Espagnols. Il n’en était pas de même de Moïse qui dispersa à coups de fusil quelques miliciens réunis dans un poste placé, pour la police, au passage de la rivière de Guayabina, sur la route de Saint-Yague ; il en rencontra un autre à la Savana-Grande de Maho qu’il dispersa également : ce qui lui permit d’entrer à Saint-Yague, le il janvier, et de continuer sa marche sur Santo-Domingo, par la Véga et Cotuy, après avoir placé le général Pageot à Saint-Yague.

À Saint-Jean, le général en chef écrivit la lettre suivante à Don Garcia :


À la Maguana, le 4 janvier 1801 (14 nivôse an 9).
Le général en chef Toussaint Louverture,
À Son Excellence Don Joachim Garcia.

J’ai eu l’honneur de vous écrire, Monsieur le Président, le 29 frimaire dernier du Cap, par le général Moïse. Ignorant si ma lettre vous est parvenue, je vous en fais passer une copie sous ce pli, à laquelle je vous invite de me répondre sans perte de temps, en me l’adressant dans cette ville-ci.

J’ai été depuis au Port-Républicain, pour faire marcher la troupe nécessaire dans la route du Sud, sous les ordres d’un autre général ; mais, afin d’éviter l’effusion du sang, et de conserver cette partie intacte et protéger les habitans, je me suis déterminé à y venir moi-même en personne. Veuillez me répondre de suite.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les égards dus à votre mérite et à votre dignité, etc.

Toussaint Louverture.

En même temps, il fit une proclamation, en espagnol, adressée à tous les habitans de cette partie. Elle leur rappelait que la mission du général Agé avait eu pour but d’en prendre possession, au nom de la République française, en vertu de l’arrêté de Roume, du 27 avril 1800, et conformément au traité de Bâle ; qu’Agé n’était accompagné que d’un aide de camp et de son secrétaire ; que sans égard pour sa qualité d’ambassadeur représentant la nation française, il fut renvoyé d’une manière honteuse ; que pour éviter que la République française ne fût insultée une seconde fois, il venait lui-même avec une force armée, afin de donner protection à tous les habitans qui voudraient se soumettre ; qu’il promettait sécurité et appui à tous les propriétaires en faisant respecter leurs propriétés ; que les habitans de cette colonie, réunis à ceux de la colonie française, pourraient dès-lors s’occuper paisiblement de la culture, du commerce, et jouir de la paix et de la plus heureuse tranquillité. « Voilà ce que je puis vous dire, Messieurs, voilà ce que les principes de religion et d’humanité me prescrivent de vous exposer. Je vous présente votre bonheur et votre malheur. Choisissez celui qui vous plaira.  »

Deux jours après, le 6 janvier, Don Garcia était en possession de la lettre du 4, datée de Saint-Jean : il n’avait fallu que ce temps au courrier de T. Louverture, pour franchir les 70 lieues qui séparent Saint-Jean de Santo-Domingo. Cette lettre transmettait la copie, le duplicata de celle du 20 décembre dont le primata serait donc entre les mains de Moïse, si toutefois ce ne fut pas une ruse de T. Louverture. Quoi qu’il en soit, le gouverneur espagnol apprenait le projet du général en chef en même temps que sa présence à Saint-Jean, à la tête d’une troupe autre que celle commandée par Moïse. Il est vraisemblable qu’il dut avoir appris aussi l’affaire de Guayabina. Don Garcia s’empressa de répondre aux deux lettres, du 20 décembre et du 4 janvier. Voici sa réponse :

Santo-Domingo, le 6 janvier 1801.
Très-Excellent Seigneur,

La lettre de Votre Excellence par duplicata, en date du 29 frimaire, que je viens de recevoir, m’est aussi étrange que celle du 14 nivôse qui l’accompagne : l’une et l’autre sont incompréhensibles, et ne peuvent s’accorder avec ce que Votre Excellence m’a écrit le 1er thermidor (20 juillet, datée du Petit-Goave). Cette dernière est digne de celui qui a été élevé à la suprématie des deux nations.

Dans vos dites lettres, il paraît que Votre Excellence traite tantôt d’une vengeance qui n’est dirigée ni contre moi, ni contre ces peuples honorables, tantôt il paraît qu’elle traite de la prise de possession.

L’agent, par son arrêté du 27 prairial an 8 (16 juin) a annulé celui du 7 floréal (27 avril) de la même année ; il me l’a transmis par sa lettre du 15 vendémiaire (7 octobre)[1], approuvant mes résolutions, et convenant d’attendre en tout, ce que diraient l’Espagne et la France.

À présent, je me trouve avec des lettres, l’une avec le titre de duplicata, et l’autre écrite de Saint-Jean dans laquelle vous me parlez d’éviter l’effusion du sang, que Votre Excellence approche de notre juridiction pacifique à la tête de ses troupes menaçantes, et dans le style d’un ennemi déclaré.

Je dois douter que ce soit Votre Excellence qui ait dicté ces lettres, ni qu’on puisse comprendre que ce soit Votre Excellence qui agisse de la sorte. Notre sang se versera toutes les fois que par son effusion il pourra résulter quelque honneur à notre gouvernement. Il ne se versera pas pour causer un scandale, une horreur, ni pour baigner un territoire où règnent de meilleurs sentimens que ceux de l’humanité.

Votre Excellence me donne des éloges dans ses lettres ; Votre Excellence a des considérations pour ses voisins : comment devons-nous concilier cela avec l’idée de la vengeance ? Votre Excellence a renvoyé ses prétendus griefs à la souveraineté de la République française, et j’ai renvoyé les miens à mon monarque : étant ainsi d’accord par cette sage mesure, comment nous arrangerons-nous à présent d’une nouveauté attentatoire des meilleures mesures ou satisfactions que nous sommes sur le point d’espérer de qui nous commande, à Votre Excellence et à moi, et dans le temps que j’attends avec soumission un résultat quelconque, ou une inculpation ?

Monsieur Agé n’a reçu aucune insulte, comme Votre Excellence l’a reconnu dernièrement et m’en a remercié par ses lettres ; ceci me persuade que je ne suis pas dans l’erreur, et les personnes les plus étrangères et les plus impartiales qui connaissent notre cas me le confirment ; d’où il résulte qu’où il n’y a pas d’injure, il n’est pas besoin de réparation ; et, s’il en fallait, ce serait l’affaire de nos gouvernement.

Que Votre Excellence revienne sur elle-même ; qu’elle éloigne de soi tous les conseillers qui la conduisent si mal : car les mouvemens propres de Votre Excellence sont tout différens et dérivent de la religion. Que Votre Excellence n’afflige plus ces peuples qui respirent la simplicité et l’innocence : la France le sait, et j’assure Votre Excellence que c’est le seul moyen de les conserver et de les attacher, et qu’il n’en reste aucun autre à Votre Excellence pour conserver sa réputation intacte, depuis tant de temps qu’elle combat pour mériter les éloges de sa patrie.

Autrement, je vous fais mille et une protestations, dans la conviction que c’est un territoire et un vasselage de la République française que vous menacez sans lui en donner avis, et dont la conservation et la tranquillité me sont confiées jusqu’à la détermination suprême de les délivrer, ainsi que j’en ai les ordres.

Dieu garde Votre Excellence un grand nombre d’années, Très-Excellent Seigneur.

Don Joachim Garcia.

Quoique cette lettre du gouverneur contienne beaucoup de choses flatteuses pour T. Louverture, elle renferme aussi un passage où il lui fait sentir amèrement, que ses protestations pour éviter l’effusion du sang n’étaient pas justifiées par tout le sang qu’il avait fait verser dans la partie française : il méritait que ce reproche lui fût adressé. Don Garcia qui avait ses instructions, qui avait sans doute appris encore par le général Michel, que le gouvernement consulaire, ainsi que le Directoire exécutif, ne voulait pas qu’on prît possession de la colonie cédée à la France sans ses ordres, lui donnait assez de conseils pour ne pas encourir son blâme. Mais le moyen d’empêcher T. Louverture d’exécuter ses desseins une fois conçus ?

Cette lettre le trouva à Azua. Il y répondit le 13 janvier (25 nivôse), par une autre très-longue ; il s’étonna de n’avoir reçu réponse à la sienne du 4 que le 12, après qu’il fût entré à Azua. Réfutant toutes les raisons alléguées par Don Garcia pour ajourner la remise de la partie espagnole, il revint sur l’arrêté de Roume qui l’autorisait à en prendre possession, en lui disant que celui du 16 juin qui rapportait le premier, ne lui avait pas été notifié officiellement, qu’il n’a pas eu de publicité (il avait défendu de le publier), et qu’il n’en a eu même connaissance que par les habitans d’Azua. Or, nous avons déjà dit que Roume le lui adressa, et que le général Michel rapporta à Roume que T. Louverture avait renoncé lui-même à cette prise de possession. Mais le général en chef n’avait voulu qu’endormir Roume, Don Garcia et le gouvernement consulaire à ce sujet, dans le moment où Michel retournait en France : avocat autant, que général, il chicanait sur le manque de toute publicité de l’arrêté du 16 juin, tandis que c’était lui-même qui avait défendu de le publier. Reprochant ensuite au gouverneur espagnol de vouloir faire verser inutilement le sang des habitans et de ses soldats, il le rendit responsable de tout ce qui s’ensuivrait. « Les mille et une protestations que vous faites deviennent nulles. Je n’ai d’autres intentions que de prendre purement et simplement possession au nom de la République, et je vous assure que vous répondrez mille et une fois de tous les événemens qui surviendraient d’un refus opiniâtre de votre part. »

En arrivant à Azua et avant d’avoir reçu la lettre de Don Garcia, T. Louverture avait envoyé des députés, pris parmi les habitans de cette ville, auprès du cabildo de Santo-Domingo, pour rassurer ceux de la capitale sur ses bonnes intentions de les traiter favorablement : il espérait que ces députés rendraient compte de la manière dont il avait agi envers les habitans depuis qu’il avait franchi les limites ; il les avait effectivement traités avec égard, n’ayant rencontré aucune résistance. Mais en même temps, ses troupes marchaient avec rapidité vers Bany dont elles s’emparèrent.

Don Garcia s’était flatté qu’il suffisait de sa lettre du 6 janvier, pour porter T. Louverture à retourner dans la partie française, et d’autant plus que par celle datée de Saint-Jean, le général en chef lui disait qu’il attendait sa réponse dans ce bourg. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’il apprit la présence des troupes noires à Bany ! C’est alors que le gouverneur fît tirer l’alarme à Santo-Domingo, et chercha à disposer les habitans à la résistance.

« Tout le monde était bien convaincu de la nécessité de résister, dit A. Chanlatte dans un rapport au ministre de la marine, du 28 mai 1801 ; mais chacun craignant de compromettre son existence, celle de sa famille et-ses propriétés, cherchait à se dispenser de paraître. Il n’y avait personne qui ne désirât la défaite et l’extermination des envahisseurs ; mais presque tous, incertains du succès, renonçaient à partager les fruits de la victoire. »

Cependant, Don Garcia avait déjà fait sortir ? le peu de forces dont il pouvait disposer, pour envoyer cette troupe sur la rive gauche du Nisao, rivière située à six lieues de Bany, sous les ordres d’un officier espagnol nommé Juan Baron. D’après le rapport de Chanlatte, il y avait environ 2500 hommes sortis de Santo-Domingo ; mais arrivés sur les lieux, il n’y en avait plus que 600. Comme on avait plus de confiance dans l’expérience d’A. Chanlatte qu’en Juan Baron, les habitans le pressèrent d’aller se mettre à leur tête : il demanda lui-même au gouverneur ce commandement, et il se rendit sur les bords du Nisao avec l’adjudant-général Kerverseau, accompagnés de 27 dragons au lieu de 500 qu’il avait demandés.

Déjà les troupes de T. Louverture avaient pris position sur la rive droite du Nisao. Un engagement ne tarda pas à avoir lieu entre elles et les troupes espagnoles qui prirent la fuite après peu de résistance. Le colonel Gautier, cet ancien officier de la légion de l’Ouest, s’y distingua.

Le 22 janvier, Chanlatte et Kerverseau rentrèrent à Santo-Domingo. Toute résistance était devenue impossible, quoique les troupes de T. Louverture n’eussent pas poursuivi les fuyards. Ces deux officiers et le juge de paix Pons se décidèrent alors à quitter Santo-Domingo, en emportant les archives de la délégation. Ils se rendirent à Puerto-Cabello, dans le Venezuela, et de là en France[2].

Dans ce combat du 14 janvier, six prisonniers faits sur l’ennemi furent amenés à Bany ; T. Louverture qui s’y était porté ce jour-là même, les renvoya avec un saufconduit où il déclarait ne vouloir faire aucun mal aux habitans. C’était habile de sa part : ces hommes furent autant de prôneurs de son humanité, de sa générosité.

Le 15, Don Garcia adressa une lettre à T. Louverture par un lieutenant-colonel qu’accompagna une députation du cabildo de Santo-Domingo. Le 17, le général en chef renvoya cet officier et la députation, avec l’adjudant-général D’Hébécourt, son aide de camp, porteur d’une lettre au gouverneur, pour prendre des arrangemens avec lui, afin d’opérer la prise de possession. Il rassura Don Garcia sur ses intentions pacifiques, en lui disant qu’il oubliait tout le passé. « Il ne dépend que de vous maintenant de me prouver votre franchise et votre bonne foi. »

Le même jour, 17, il écrivit de nouveau à Don Garcia, en lui envoyant une lettre pour la faire parvenir à Moïse, dans le but, disait-il, de lui ordonner de cesser toutes hostilités.

Le 19, D’Hébécourt, étant à Santo-Domingo, écrivit au gouverneur : il lui transmit les propositions, formulées en articles, que T. Louverture l’avait chargé de lui faire, en l’invitant à y accéder le plus tôt possible. « Vous pouvez, dit d’Hébécourt, tranquilliser le peuple sur les intentions du général en chef. Vous ne serez pas démenti et vous aurez occasion de reconnaître, que tel qui a osé dire que le général était un homme qui ne respirait que le sang, s’est trompé ; il est au contraire un homme vertueux, religieux, humain, sage et bienfaisant. Voilà les qualités qui le caractérisent. Quelle peut être sa conduite, si ce n’est celle d’un honnête homme ? »

L’Espagnol qui avait livré Ogé et Chavanne aux colons de Saint-Domingue, livra Santo-Domingo à leur ami et protecteur, malgré le souvenir du massacre opéré sur des Espagnols aux Gonaïves, en avril 1794. Il avait une excuse en 1801 : il fallait céder à la force ! En 1790, il n’en avait pas ; car le préjugé et la haine pour une classe d’hommes ne peuvent servir d’excuse.

Cette convention, signée le 21 janvier par D’Hébécourt et Don Garcia, avec quelques additions faites par ce dernier, reçut la ratification de T. Louverture, le 22, au quartier-général de Jayna, petit village situé près de la rivière de ce nom : elle fut encore ratifiée par Joachim Garcia, le 26.

Celle de T. Louverture porte :

Nous, général en chef de l’armée de Saint-Domingue, approuvons et ratifions les articles ci-dessus et des autres parts, pour être immédiatement et sans réserve, exécutés selon leur forme et teneur.

Quant aux biens des églises revenant aux ministres du culte, je ne puis décidément prononcer pour le moment, en ce qu’il importe que je consulte à cet égard les lois de la République : l’administration des domaines nationaux de la colonie peut seule m’en donner connaissance. En conséquence, il ne sera terminé sur ce point qu’après la prise de possession de la ville de Santo-Domingo.

La prise de possession de l’île, notamment de la place de Santo-Domingo, est définitivement arrêtée pour le 6 du courant (pluviôse, ou 26 janvier). Le 5 dudit, les troupes de la République passeront la rivière de Jayna, et prendront immédiatement possession du fort de l’embouchure. Le 6 au matin, elles se trouveront à la proximité de la ville pour prendre possession des forts, batteries et autres postes de ladite place.

Monsieur le Président est invité, à cet égard, de donner, pour les jours sus mentionnés, les ordres les plus précis.

Celle du gouverneur est ainsi conçue :

« Ratifié en ce qui me concerne, selon les termes de la présente convention, en espérant la résolution définitive concernant les points pendans en faveur des églises et de leurs ministres. »

Le 25 janvier, étant à Boca-Nigua, T. Louverture écrivit à Don Garcia :

« Je réponds à la lettre de V. E. de ce jour, et je suis très-satisfait des mesures qu’elle propose pour amener le pavillon de S. M. C., et arborer le pavillon français, alors que les troupes de la République auront pris possession de l’arsenal. J’observerai seulement à V. E. que le salut national est de 22 coups de canon : j’avais prévenu l’adjudant-général D’Hébécourt sur ce point, sur lequel nous sommes maintenant d’accord[3]. »

T. Louverture avait fait venir des bâtimens armés pour bloquer Santo-Domingo. L’un d’eux, commandé par un blanc nommé Pierret, de la station du Sud et sortant des Cayes (où il avait noyé beaucoup d’hommes dans l’affaire d’Ambouille Marlot), ayant capturé une felouque espagnole, le général en chef ordonna à Pierret de la remettre à son capitaine, attendu que l’Espagne n’était pas en guerre avec la France. Il écrivit lui-même une lettre à ce capitaine, pour lui donner avis de cet ordre.

Le 26 janvier (et non le 27, suivant M. Madiou) le général en chef fît son entrée à Santo-Domingo, ainsi qu’il l’avait réglé, au son des cloches des églises de cette antique cité.

Le gouverneur Garcia et le cabildo étaient venus le recevoir à la porte Del Conde, principale entrée de la ville : ils l’invitèrent d’aller à l’Hôtel-de-ville où, rendus, ils lui dirent de prêter le serment usité à la réception des gouverneurs envoyés par le roi d’Espagne, — au nom de la Très-Sainte Trinité, de gouverner avec équité. Mais T. Louverture leur fit observer qu’il n’était pas dans la même position qu’un gouverneur espagnol, qu’il venait prendre possession d’un pays cédé à la France et en son nom : « Dès-lors, je ne puis faire ce que vous me demandez. Mais je jure de tout mon cœur, devant Dieu qui m’entend, que je mets le passé dans l’oubli, et que mes veilles et mes soins n’auront d’autre but que de rendre heureux et content le peuple espagnol devenu français. »

Don Garcia lui ayant présenté alors les clés de la ville, il dit : « Je les accepte au nom de la République française. » Et s’adressant à l’assemblée de tous les fonctionnaires, il dit : « Allons remercier l’auteur de toutes choses d’avoir efficace cernent couronné du plus grand succès notre entreprise prescrite par les traités et les lois de la République[4]. »

Il se rendit à la cathédrale avec l’assemblée, et le Te Deum, chanté par un clergé nombreux, consacra solennellement la prise de possession de l’ancienne colonie espagnole.

Ce dut être un moment d’extrême bonheur pour T. Louverture qui voyait Don Joachim Garcia, son ancien supérieur, obligé, forcé de lui céder le terrain, le commandement dans la partie espagnole où il avait été si humble. Néanmoins, il lui manquait quelque chose pour satisfaire cette félicité inespérée ; car les hommes sont généralement insatiables dans leurs désirs : un titre, une qualité nouvelle devenait indispensable dans une situation si prospère : il l’eut !

Mais en parvenant à l’apogée de sa puissance, T. Louverture y trouva la principale cause de sa chute ; car l’énivrement que produit ordinairement une grande fortune expose à bien des fautes qui entraînent la décadence. Il en est dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique : quand on a monté bien haut, il faut descendre. Le génie extraordinaire qui contraignit T. Louverture à descendre, n’a-t-il pas subi aussi cette loi commune à l’humanité ?


C’est peut-être ici le lieu de contredire une fable créée par l’imagination du général Pamphile de Lacroix, ou racontée d’après de faux renseignemens. M. Madiou, qui a eu, selon nous, le tort de trop suivre les mémoires de cet auteur souvent inexact, la reproduit dans son Histoire d’Haïti, contre des faits et des documens certains.

Pamphile de Lacroix prétend que T. Louverture était au Cap, quand la vigie de cette ville signala un bâtiment léger venant de France ; et que, soupçonnant qu’il portait une injonction du gouvernement consulaire, contraire à la prise de possession de la partie espagnole, T. Louverture se hâta de monter à cheval, en laissant l’ordre de lui acheminer ses dépêches. Il ajoute qu’un officier français, porteur effectivement de cette injonction « s’empressa de demander des chevaux pour se mettre sur la piste du général en chef ; c’était peine inutile. Tout était préparé pour déjouer sa mission. On lui disait à chaque relai — que T. Louverture semblait avoir pressenti son arrivée ; que contre ses habitudes, il s’était reposé et n’avait cessé de dire : — J’attends des nouvelles de France, et il ne faut rien moins que cette attente pour m’empêcher d’être à la tête de mes colonnes, qui, à l’heure qu’il est, doivent être engagées. — Le pauvre officier de marine, épuisé de fatigues, repartait à l’instant à toute bride, et recueillait au premier relai les mêmes renseignemens. Il est vrai que T. Louverture affectait partout de l’attendre, parce que ses chevaux, plus agiles que des cerfs, lui assuraient de l’avance, et qu’il ne repartait que lorsque des signaux lui faisaient comprendre l’approche de celui devant lequel il s’amusait à fuir[5]. »

M. Madiou affirme, lui, que du Cap, T. Louverture se rendit au Mirebalais avec la plus grande précipitation ; mais, d’après sa version, l’officier de marine n’aura couru seulement que 48 heures sans atteindre le général en chef[6].

Un troisième auteur, M. Lepelletier de Saint-Rémy, fait partir T. Louverture — « de Daxabon où il était venu passer, dans le repos et le recueillement, les fêtes de Noël : il va, à la tête d’un corps de troupes, châtier le noir Galard (Lubin Golard) dont la bande désole les campagnes du Port-de-Paix. Mais, tandis qu’on le croit en route pour remonter vers le Nord, il fait une volte subite et redescend (ce serait plutôt remonter) rapidement sur San-Juan de Maguana…[7] » Dans ce récit, il y a absence complète de tout officier de marine.

Eh bien ! les actes et les faits démentent toutes ces assertions fabuleuses.

Nous avons prouvé au chapitre précédent, que T. Louverture était au Port-au-Prince le 31 décembre, y publiant son arrêté sur la réduction des droits d’importation à 10 pour cent au lieu de 20. Quelle que fût la célérité qu’il mettait dans ses voyages, il n’aurait pu, physiquement, se transporter au Cap ensuite pour se rendre de-là à Saint-Jean le 4 janvier, jour où il adressa sa lettre à Don Garcia : c’est impossible.

Il est donc parti du Port-au-Prince pour joindre son corps d’armée débouchant par le Mirebalais, Las Caobas, Las Matas, arrivant à Saint-Jean le 4 janvier (14 nivôse). Aucun officier français n’était arrivé alors ; et s’il en est venu un sur un navire de guerre, c’aura été après l’entrée du général en chef à Santo-Domingo. Car, il lui eût été facile de l’atteindre dans la route, puisque de Saint-Jean il n’arriva à Azua que le 12 janvier, marchant avec ses troupes qui allaient vite, il est vrai, selon l’occasion ; mais qui ne couraient pas elles-mêmes comme des cerfs. On peut concevoir que la prudence commandait à T. Louverture de ne pas s’en séparer, sur un territoire où il allait presque en ennemi.

Il n’est arrivé à Bany que le 14 janvier ; il n’est entré à Santo-Domingo que le 26 : l’officier français aurait eu le temps de le joindre ; et s’il avait eu une telle mission, rien ne l’eût empêché de poursuivre sa route.

Parmi les nombreuses lettres échangées entre le général en chef de Saint-Domingue et l’ex-gouverneur espagnol jusqu’au 22 février, jour du départ de ce dernier, il en est dont il faut faire mention : celle qui suit mérite d’être connue, à cause de son importance, pour faire connaître l’esprit et les vues de T. Louverture ; elle a été adressée à Don Garcia le 28 janvier.

Excellentissime Seigneur,

Lorsque S. M. le Roi d’Espagne céda à la République française cette portion de ses États, elle ne prétendait pas qu’on dévasterait le pays avant de le livrer à son alliée. Les instructions réciproques des deux puissances contractantes furent, il est vrai, de laisser aux familles espagnoles la faculté de sortir de la colonie ou d’y rester, suivant leur éloigneraient ou leur attachement pour le régime républicain ; mais elles n’auraient pu, sans vouloir l’anéantissement de ce pays, permettre l’enlèvement des hommes consacrés aux travaux de la culture. Cependant, depuis l’époque où cette cession fut arrêtée entre les deux puissances, non-seulement il est sorti de ce pays une infinité de familles espagnoles ; mais ce qui est contraire au véritable esprit du traité, elles ont amené avec elles leurs esclaves qui, pour la plupart, étaient des noirs volés dans la partie française et vendus dans celle-ci, ou qui s’y sont trouvés transplantés par les effets de la guerre. Cette désertion et ces enlèvemens se sont continués jusqu’à ce jour, de telle sorte qu’on peut dire qu’ils sont la cause première de la prise de possession que je viens d’opérer au nom de la République française ; et ils se sont principalement multipliés alors que j’eus l’honneur de vous faire connaître, Monsieur le Président, mon inébranlable résolution de faire cesser ces abus et autres semblables, par la prise de possession que je vous ai demandée de ce pays.

J’ai une trop haute idée de la justice qui caractérise S. M. C., pour croire que son intention soit de dépeupler ce pays en l’abandonnant à son alliée, et surtout de détruire la source de sa prospérité en enlevant à la culture les bras qui lui étaient consacrés. La République française ne verra pas sans peine qu’on lui ait enlevé sous votre autorité plus de 3000 cultivateurs que je suis instruit qu’on a déjà fait passer en d’autres pays espagnols. L’habitation Aristisabal offre un exemple frappant du tort que ces enlèvemens font à ce pays ; les noirs qui la cultivaient ont été embarqués sous vos yeux, et l’habitation la plus belle de la partie espagnole va tomber en ruine et retourner en friche ; il en est une infinité d’autres qui sont dans le même cas et dans un tei état d’abandon, qu’il fait frémir.

Je vous prie donc, Monsieur le Président, de donner des ordres précis pour que ces enlèvemens ne continuent plus. Je suis instruit que le trois-mâts qui est en ce moment mouillé en ce port et qui est sur le point de partir, a une infinité de noirs à bord qui y ont été embarqués de force, lesquels, bien loin de tourner à l’avantage des particuliers qui les amènent, deviendront la proie des anglais[8] ; ils seront alors perdus pour la France, car dans les échanges respectifs (de prisonniers) qui se font entre les nations, les esclaves n’y sont point compris. Aussi est-il défendu, dans la partie française, d’embarquer avec soi ni domestique, ni cultivateur, afin de conserver à la culture les bras qui lui sont destinés, et les empêcher de tomber entre des mains étrangères et ennemies qui en profiteraient.

Veuillez, Monsieur le Président, prendre cet exposé en considération, en ordonnant le débarquement des noirs qui sont en ce moment à bord du trois-mâts prêt à mettre à la voile, et en ordonnant qu’il n’en soit plus embarqué. Je vous demande aussi, au nom de la République, que vous fassiez revenir l’atelier de l’habitation Aristisabal, sans lequel cette belle habitation se verrait anéantie. Dans l’état actuel des choses, il est de notre honneur à tous les deux que nous agissions, dans ce qui nous reste à terminer pour l’intérêt des deux nations, avec franchise et loyauté, afin qu’il ne soit porté aucune atteinte aux droits respectifs des deux nations que nous représentons.

M. Madiou affirme que : « Un nouvel ordre de choses fut aussitôt établi dans la partie de l’Est. Toussaint réunit sur la grande place de la ville toute la population, et proclama la liberté générale des esclaves. Les noirs de l’Est devenus libres virent dans Toussaint un Dieu libérateur. Mais les Dons espagnols en ressentirent une a forte indignation qu’ils furent cependant obligés de contenir. »

Tout cela résulte sans doute de traditions orales ; car nous ignorons si T. Louverture a fait aucun acte écrit sur la liberté générale des noirs de la partie espagnole.

Mais que ressort-il de sa lettre à Don Garcia, après qu’une telle proclamation aurait été faite ? Évidemment, que T. Louverture ne se croyait pas le droit de maintenir cette liberté des noirs dans la partie espagnole ; car il ne se fût pas borné à solliciter le gouverneur, ainsi que nous le voyons par cette lettre, de donner des ordres pour que les enlèvemens ne continuassent plus. Comment ! lui protecteur naturel de ces malheureux, il est informé qu’un navire ancré dans le port en a à son bord, qui vont aller continuer leur esclavage dans les colonies espagnoles, ou dans les colonies anglaises si le navire est capturé, et il n’ordonne pas impérativement qu’ils soient débarqués sur le champ, pour être libres comme tous les autres hommes, dans un pays appartenant désormais à la France qui avait proclamé la liberté générale ! Il prie celui qui a permis tant d’autres enlèvemens, qui a souffert le trafic des noirs de la colonie française dans la partie espagnole, devenue française depuis le 22 juillet 1795 ! Il ose reconnaître aux Anglais le droit de retenir les noirs de Saint-Domingue dont ils se seraient emparés, parce que les esclaves ne sont point compris dans les échanges de prisonniers ! Tous les noirs de ce pays n’étaient-ils pas déclarés libres et citoyens français depuis 1793 et 1794 ? Il admettait que la France ne serait pas dans le devoir de les réclamer à titre de citoyens français et de retenir autant d’Anglais prisonniers, pour obliger la Grande-Bretagne à leur échange contre ces noirs ! Il dit encore que c’est par le seul motif de leur utilité pour la culture, que, dans la partie française, on empêche aux colons d’en amener avec eux ! Ces noirs de la partie française n’étaient donc pas des hommes libres sous son gouvernement, qu’ils fussent domestiques ou cultivateurs ?

En lisant cette lettre et celle du 1er juin 1800, qu’il écrivit au général Agé[9], qui pourra nier qu’il était conséquent avec sa promesse faite de traiter et de gouverner la partie espagnole comme par le passé, qu’il ne fallait rien changer au système qui y existait, et qu’il regrettait sincèrement que la liberté générale eût été donnée subitement aux noirs de la partie française ? Qu’on rapproche ces deux lettres avec les divers règlemens de culture émis par T. Louverture, notamment celui du 12 octobre 1800, et tout s’explique de sa part ; on voit dès-lors pourquoi il n’a pas voulu entendre aux propositions de Sonthonax et de Polvérel, lorsqu’ils déclarèrent libres les guerriers noirs après l’affaire de Galbaud, pourquoi il ne s’est soumis à Laveaux que lorsque ses jours ont été menacés par Biassou. Et c’est cet homme qu’un auteur national représente constamment, comme marchant à l’indépendance de Saint-Domingue, au profit de la race noire, comme forcé d’écraser Rigaud qui y mettait obstacle ! Rigaud n’était-il pas, encore une fois, dans le devoir de combattre ses tendances, ses projets liberticides ?…


Il y avait dans le trésor royal de Santo-Domingo, une somme de 320 mille piastres-gourdes. Le 29 janvier, T. Louverture en demanda 30 mille à Don Garcia, à titre de prêt à la République française, pour acheter des farines et d’autres provisions nécessaires à ses troupes. Le 12 février, il lui demanda de laisser le reste pour l’entretien de ces troupes et d’un bataillon espagnol qu’il obtint de l’ex-gouverneur de faire rester à Santo-Domingo, afin de n’y pas tenir garnison par des soldats noirs seulement, la France devant restituer cette somme à l’Espagne, d’après l’avis qu’il donnerait de cette disposition au gouvernement consulaire. Don Garcia y ayant consenti et retenu 62 mille gourdes pour les frais de son départ avec les autres troupes espagnoles, 228 mille gourdes furent remises au trésorier de la République. Mais, le 15 février, T. Louverture lui adressa une autre lettre où il lui disait qu’il ne pouvait consentir à cette retenue, qu’il ne pouvait laisser sortir de la colonie une seule gourde appartenant à l’État. « Tout me fait un devoir, dit-il, de prendre les a intérêts de la République ; par conséquent ceux du Roi d’Espagne, son allié ; et vous devez en votre qualité, vous y porter de tous vos regards et de tout votre pouvoir. »

L’ancien serviteur de la cause des Rois devait, en effet, prendre les intérêts du monarque espagnol contre l’éventualité d’une capture par les Anglais.

Cette même lettre du 15 février réclamait aussi la remise immédiate de toutes les armes quelconques, habillemens, fournimens, appartenant aux régimens de Cantabre et de Porto-Rico (qui allaient partir avec Don Garcia) et qui excéderaient l’effectif de ces corps ; les vases et ornemens des églises ; et enfin, T. Louverture déclarait à l’ex-gouverneur, que toutes les archives de l’administration espagnole resteraient à Santo-Domingo, sauf à S. M. C. à les réclamer en temps plus opportun, pour éviter que ces documens ne tombassent entre les mains des Anglais.

On ne peut disconvenir qu’il avait raison sur ces divers points, vu la présence des navires anglais sur les côtes de la partie espagnole.

Nous le remercions, au nom de l’Histoire, de sa prévision quant aux archives ; car, sans elle, nous eussions été privé de la connaissance de bien des faits, surtout par rapport à lui. Dans les déterminations des hommes, des hommes de génie surtout, il y a quelque chose qui semble toujours dicté par la prescience de Dieu.

Il y avait peu de navires à Santo-Domingo, pas assez pour le transport de l’ex-gouverneur, de sa suite, des fonctionnaires et des troupes espagnoles. Le général en chef fut forcé d’en demander au Cap à bref délai. Dès le 4 février, il disait à Don Garcia qu’il avait écrit trois fois à ce sujet, et qu’il avait réitéré ses pressantes instances à Edouard Stevens, consul général des États-Unis. Cet Américain lui vint toujours en aide ; et dans cette circonstance, il lui rendit un grand service ; car il finit par se fatiguer de la présence de son ancien chef à Santo-Domingo.

Le 13 février, il lui écrivit :

« Je viens de recevoir la lettre de V. E. de ce jour. Je ne crois pas devoir taire à V. E. qu’il est instant qu’elle parte avec les troupes de S. M. C, comme nous en sommes convenus, pour des motifs très-puissans, que je ne puis détailler à V. E., et qui pourraient altérer la bonne intelligence que je me suis proposé d’entretenir avec elle. J’ai lieu d’espérer qu’en envoyant à V. E. les papiers des divers corps, revêtus de mon approbation, comme elle le désire, elle ne tardera pas un instant à faire ses dernières dispositions pour son embarquement. »

C’est après avoir donné ce congé pressant à Don Garcia, qu’il lui retira toutes les sommes dont nous avons parlé. C’était le moyen le plus expéditif de le contraindre à partir. Mais le 16 février, il lui écrivit encore une lettre pour obliger un officier du régiment de Porto-Rico à remplir un engagement d’honneur :

« Il a contracté un engagement d’épouser Doria Ursula Guerrero : cet officier se dispose à partir pour Porto-Rico sans remplir cet engagement sacré. J’ai toujours été d’avis qu’un gouvernement sage devait veiller continuellement à la pureté des mœurs ; et je pense que vous, M. le Président, qui êtes père de famille et chef, vous n’apprendrez pas avec plaisir qu’un officier de S. M. C. quitte l’île sans s’acquitter d’une promesse solennelle et d’un devoir aussi sacré. J’ai donc tout lieu d’espérer que, vous joignant à moi pour maintenir les bonnes mœurs dans toute leur pureté, vous accorderez un congé à cet officier pour remplir ses engagemens : il pourra partir ensuite pour rejoindre son corps. »

Rien n’échappait à la vigilance de T. Louverture : en faisant cette réquisition, il se recommandait à toutes les familles qui restaient dans la partie espagnole.

Il est probable qu’en invitant Don Garcia à s’en aller promptement, il redoutait l’arrivée de quelque ordre du gouvernement consulaire, pour laisser les choses dans le statu quo par rapport à la partie espagnole ; et s’il est vrai que cet ordre parvint effectivement au Cap, son injonction à l’ex-gouverneur s’explique encore mieux, car il a dû en avoir connaissance immédiatement.

Enfin, le 22 février Don Joachim Garcia quitta Santo-Domingo où il résidait avant 1776, emmenant avec lui les fonctionnaires publics et les troupes de sa nation[10]. En 1799, l’audience royale (cour suprême de justice) avait été transférée à Puerto-Principe de Cuba, par un ordre de la cour d’Espagne ; et dès que l’ex-gouverneur eut appris la marche de T. Louverture, il avait fait transportera la Havane, les restes de Christophe Colomb et de Barthélémy Colomb, son frère, sur le vaisseau l’Asia, arrivé à Santo-Domingo en ce moment[11].

Dans le chapitre suivant, nous allons énumérer les divers actes administratifs et politiques publiés par T. Louverture pendant son séjour à Santo-Domingo.

    n’avaient pas le droit d’enlever leurs esclaves : ce droit était périmé dès le 22 juillet 1796. T. Louverture ne devait pas intercéder ; il devait ordonner, s’il était réellement dans l’intention d’assurer la liberté aux noirs embarqués sur le trois-mâts : ils étaient français et libres, sinon depuis 1796, du moins à partir du 26 janvier, jour de son entrée à Santo-Domingo.

  1. À moins que ce ne soit une erreur de Pamphile de Lacroix, qui nous a donné cette lettre de Don Garcia, celle de Roume était datée du 16 messidor (5 juillet). Il se peut aussi que Roume aura trouvé moyen d’en faire passer une autre à la date du 15 vendémiaire.
  2. Rapport d’A. Chanlatte, du 28 mai 1801. Une fut pas à la Havane, comme l’ont dit plusieurs auteurs.
  3. La salve de 22 coups de canon répondait à la date de la fondation de la République française, qui eut lieu le 22 septembre 1792.
  4. Mémoires de Pamphile de Lacroix, t. 2, p. 17 et 18. Cet auteur cite la date du procès-verbal de la prise de possession au 27 janvier ; il aura été rédigé et signé ce jour-là ; mais cette cérémonie eut lieu le 26.
  5. Mémoires, t. 2, p. 14 et 15.
  6. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 83.
  7. Étude et solution nouvelle de la question haïtienne, t. 1er p. 310.
  8. Des navires de guerre anglais croisaient alors sur les côtes de Santo-Domingo.
  9. Voyez le 5e chapitre du 4e livre, page 170 et 171 de ce volume.

    L’article 9 du traité de Bâle n’accordait que l’espace d’une année à compter de sa date, aux habitans de la partie espagnole, pour se transporter avec leurs biens dans d’autres possessions de S. M. C. Donc en 1801, ils

  10. Don J. Garcia était commissaire pour le Roi d’Espagne dans le tracé des limites entre les deux colonies espagnole et française, terminé par un acte du 28 août 1776, signé au Cap par lui et le vicomte de Choiseul. Le comte et marquis d’Énnery était alors gouverneur général de la partie française.
  11. Diego Colomb, fils de Christophe Colomb et héritier de tous ses titres, avait fait construire une espèce de château sur la rive droite de l’Ozama, dans l’enceinte de Santo-Domingo. La superstition remarqua que le jour du départ de l’audience royale, la charpente de ce château en ruine s’écroula. Les murs en subsistent encore.