Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.1

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 237-270).

chapitre i.

Le général Dessalines va à Jérémie. — Nombreux assassinats dans divers lieus du Sud. — Actes publiés par T. Louverture. — Il quitte les Cayes et se rend à Léogane. — Fête militaire dans cette ville. — Dessalines, général de division. — Assassinats de prisonniers dans plusieurs endroits. — Dessalines en épargne un certain nombre. — Noble conduite de Madame Dessalines à cette occasion. — Hypocrisie de T. Louverture. — Joie et fête des colons. — Révolte éphémère à l’Artibonite. — Inondation extraordinaire. — Règlement sur la culture et sort des cultivateurs. — Ordonnance relative aux propos qui leur sont adressés. — Autre ordonnance sur la culture. — Création de conseils de guerre pour le jugement de divers délits. — Faits relatifs à un vol commis au préjudice de T. Louverture. — Arrêté concernant les comptes à rendre par les agens des finances. — Révolte éphémère dans la plaine des Cayes. — Nouveaux assassinats. — Supputation générale du nombre des victimes par divers auteurs.


Dès son entrée aux Cayes, T. Louverture avait expédié le général Dessalines sur Jérémie, avec une partie de son armée. Au mépris de l’amnistie proclamée, de nombreuses victimes furent immolées dans cette ville, sur toute la route, et bientôt au Corail, au Petit-Trou, à l’Anse-à-Veau, à Miragoane, au Petit-Goave. Les exécutions furent ajournées aux Cayes, parce que le général en chef s’y trouvait et qu’il voulait laisser croire qu’elles n’étaient pas ordonnées par lui, mais bien par ses officiers. Il n’y eut pas seulement des hommes de couleur de tués : beaucoup de noirs périrent aussi.

Le Sud subissait ainsi le joug du despotisme brutal qui avait toujours régné dans le Nord. Il fut traité en vaincu ! Les habitans des villes et des bourgs, les cultivateurs passèrent sous les fourches de la terreur : nul n’en fut épargné.

Cependant, le 4 août, T. Louverture avait publié une proclamation adressée aux citoyens du Sud, pour les exhorter à avoir confiance en lui, leur disant que leurs personnes et leurs propriétés seraient respectées. Elle prescrivait la rentrée immédiate des cultivateurs sur les habitations auxquelles ils avaient jadis appartenu. C’était le niveau de l’égalité étendu sur ceux du Sud ; car il en était de même dans les autres départemens.

En même temps, les habitans qui s’étaient réfugiés dans le Sud pendant les dissensions qui précédèrent la guerre civile et durant cette guerre, étaient également contraints à retourner dans leurs foyers : tous les officiers qui, originaires des autres départemens, avaient servi dans l’armée rebelle, durent aussi y retourner.

Le génie despotique qui distinguait T. Louverture ne souffrait aucune perturbation, ni dans les choses, ni dans les personnes : avec lui, il fallait que tout rentrât dans le cercle qu’il lui plaisait de tracer.

Le 6 août, une autre proclamation fut adressée aux habitans du Sud, pour confirmer les dispositions prétendues bienveillantes du général en chef et régler quelques points concernant les propriétés, dont partie était séquestrée depuis longtemps par l’absence des propriétaires, et partie nouvellement séquestrée par la fuite des autres. Les habitans présens durent partager leurs récoltes, — moitié à l’État, à raison des dépenses extraordinaires de la guerre, — le quart à ces propriétaires, — et l’autre quart aux cultivateurs. C’était une vraie contribution de guerre.

Le 16, nouvelle proclamation disposant de la totalité des récoltes provenant des habitations séquestrées, en faveur de l’État, ou de la République.

Le 23, T. Louverture fit un règlement sur l’administration politique du département du Sud. Quatre arrondissemens militaires furent institués : ceux des — Cayes, de Tiburon, de Jérémie et de l’Anse-à-Veau.

Celui des Cayes fut confié à Laplume ; de Tiburon à Desravines ; de Jérémie, à Dommage ; de l’Ànse-à-Veau, à Mamzelle, étonné de sortir de sa sauvagerie du Doco pour commander à des hommes policés : ses excentricités y devinrent proverbiales.

Laplume étant général, étendait sa surveillance sur tous les autres arrondissemens, commandés par des colonels ; et il était placé lui-même sous la haute inspection de Dessalines, vrai conquérant du Sud.

Tous les bourgs, toutes les villes de ce département reçurent pour commandans secondaires, des officiers de l’armée du Nord, et des troupes pour y tenir garnison.

Celles du Sud ayant été réduites à un petit nombre, la 1re demi-brigade prit rang dans l’armée coloniale sous le numéro 13, à la suite des 12 demi-brigades du Nord et de l’Ouest. Les autres soldats furent incorporés dans ces dernières.

Après avoir tout organisé, T. Louverture quitta les Cayes le 27 août pour se porter dans l’Ouest. Rendu à Léogane, le 30, il fit une adresse de complimens à ses troupes qui avaient triomphé. Celles qui n’étaient pas nécessaires à l’occupation du Sud se réunirent dans cette ville avec les généraux Dessalines et Clervaux. Une fête militaire, célébrée par le Te Deum indispensable, consacra leur gloire. À l’église même, Dessalines fut élevé au grade de général de division dû à son mérite, à sa bravoure, à son activité dans la guerre civile. Clervaux fut récompensé, en recevant du général en chef une carabine dont il s’était toujours servi[1].

Ces généraux partirent ensuite pour le Port-au-Prince et Saint-Marc, avec les troupes qui, de là, furent renvoyées dans leurs cantonnemens ordinaires.

Avant de partir lui-même de Léogane, le général en chef ordonna de conduire hors de cette ville, environ 300 prisonniers noirs et mulâtres de l’armée du Sud, qui y étaient détenus. Une compagnie de ses guides assista à leur massacre par la baïonnette. Après cette immolation, elle prit la route du Port-au-Prince où elle rencontra l’hypocrite qui avait prescrit cette boucherie inutile et féroce. S’adressant à l’un des officiers, homme de couleur, il lui dit :

« Tout est tranquille ? — Oui, général en chef. — Vous n’avez rien entendu, n’est-ce pas ? — Non, général en chef. — Il n’y pas eu d’assassinat de ce côté-ci ? — Non, général en chef. — J’en suis heureux, car je hais les scélérats. Mon amnistie est donc bien observée ? — Oui, général en chef. — Je suis content de vous, jeune homme ; vous comprenez votre devoir. Continuez de la même manière, vous serez récompensé[2]. »

D’autres prisonniers faits dans la guerre civile, d’autres hommes de couleur, mulâtres et noirs, subirent le même sort que ceux de Léogane, — au Port-au-Prince, à Saint-Marc, au Pont-de-l’Ester, aux Gonaïves. Tous ces massacres furent commis par les ordres du général en chef.

Au Port-au-Prince, les chefs de bataillon Gérin et Bazelais furent sauvés par ordre personnel de Dessalines, pour avoir montré un courage qui défiait leurs bourreaux. Et cependant, ce fut Gérin qui se mit à la tête de l’insurrection qui abattit Dessalines au Pont-Rouge !… Quand nous arriverons à cette époque, nous examinerons ses motifs pour apprécier sa conduite.

Le mulâtre Rateau, frère des Louise Rateau chez qui les hommes de couleur s’étaient réunis le 21 août 1791, baïonnette parmi d’autres, avait survécu à dix-sept coups de cette arme meurtrière. Dans la nuit, il reprit ses sens et se traîna sanglant chez une femme noire, du voisinage du lieu de ces assassinats. Elle le recueillit et lui prodigua tous les soins qui étaient en son pouvoir ; Dirigée par ce sentiment que les femmes seules éprouvent, elle hasarda une démarche auprès de T. Louverture de qui elle implora la grâce du blessé. « Lui faire grâce, s’écria-t-il, et pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? — Il se meurt, il est percé de coups. — A-t-on arrêté ses assassins[3] ? » Et T. Louverture fît porter ce malheureux en sa présence : en le voyant, il s’apitoya sur son sort et lui fît donner des soins par des médecins qui réussirent à le sauver. Personne ne fut dupe de cette feinte pitié : elle était calculée pour rejeter sur les officiers secondaires l’odieux de ces massacres.

À Saint-Marc, où se trouvait le plus grand nombre des prisonniers, le jour où Dessalines, par ordre de T. Louverture, faisait tuer le colonel Piverger, mulâtre, fait prisonnier à Aquin, on conduisait avec lui le chef de bataillon Galant, noir, qui avait servi dans la légion de l’Ouest : ils montraient tous deux dans cette circonstance le même courage dont ils avaient fait preuve à la guerre. Dessalines, voulant sauver Galant, lui reprocha d’avoir servi la cause des mulâtres, et ordonna de le placer soldat dans la 4e demi-brigade. Mais Galant, fier du parti politique qu’il avait défendu, lui dit : « Moi, soldat ! Mon premier coup de fusil serait dirigé contre toi ! » Cette déclaration énergique décida sa mort : il la reçut à côté de Piverger, après l’avoir embrassé. Une action aussi belle de la part d’un noir, est la protestation la plus frappante contre l’interprétation donnée aux causes de la guerre civile du Sud, et par Dessalines et par tant d’autres, T. Louverture en premier ; la mort de ces deux braves militaires, de couleur différente, est une nouvelle démonstration en faveur des appréciations que nous avons émises à ce sujet.

Beaucoup d’autres prisonniers furent incorporés dans la 4e par Dessalines, contrairement aux intentions du général en chef. Il est positif que dans cette circonstance, Madame Dessalines influença son mari pour le porter à diminuer le nombre de ces atroces assassinats. Cette femme noire, d’une beauté remarquable, d’une âme sensible et compatissante, avait été épousée à Léogane par ce général. Elle ne se borna pas « à arracher à la mort ces hommes qu’une barbare stupidité voulait sacrifier ; elle leur prodigua ensuite tous les soins possibles, en leur faisant donner du linge, de la nourriture ; elle les consola dans leur malheureux sort. Sa pitié, éclairée par des sentimens vraiment religieux, s’étendit un jour sur des blancs que son mari voulait sacrifier : à ses yeux, la couleur des hommes n’était, comme elle est en effet, qu’un accident de la nature ; tous avaient droit à sa sympathie[4].

On raconte que, pour mettre le comble à son hypocrisie, T. Louverture, en parcourant ensuite divers quartiers dans l’Ouest et dans l’Artibonite, affectait de s’informer de beaucoup d’individus qu’il avait spécialement désignés à regorgement opéré par ses bourreaux de bas étage ; et en apprenant que ses ordres sanguinaires avaient été ponctuellement exécutés, il s’écriait : « Je n’avais pas commandé de faire tant de mal. J’avais dit de tailler l’arbre, mais non pas de le déraciner[5]. »

De quels termes l’historien peut-il se servir, pour exprimer le blâme que mérite ce caractère qui se faisait un jeu cruel de la vie des hommes ? Quelle était donc la nature de ce cœur qui ne se sentait pas ému en ordonnant tant d’atrocités ; de cet esprit éclairé, capable de jugement, qui préférait le mal au bien, le crime au plaisir d’épargner la vie de ses semblables ; qui promettait solennellement l’oubli du passé après le triomphe et qui faisait égorger sans pitié des ennemis faits prisonniers dans une guerre provoquée en partie par ses injustices ; qui joignait l’ironie sentencieuse à la certitude acquise de l’exécution de ses ordres barbares ? La postérité peut-elle ne pas mettre la mémoire de T. Louverture, dès à présent, au pilori de l’opinion publique pour la flétrir ? Non, ce serait trop se hâter ; car cet homme fournira encore l’occasion d’accuser sa nature essentiellement sanguinaire : attendons !

Mais on conçoit facilement que les colons de Saint-Domingue étaient parfaitement satisfaits des résultats obtenus par la guerre civile du Sud. S’ils durent se réjouir du présent qui était tout en faveur de leurs privilèges, ils ne comptaient pas moins sur l’avenir, alors que la France était vigoureusement dirigée par un gouvernement qui en restaurait beaucoup dans son sein. Envoyant T. Louverture lancé à pleines voiles sur cette mer orageuse, ils espérèrent, avec raison, que son système d’administration faciliterait tôt ou tard l’exécution de la réaction méditée depuis plusieurs années dans la métropole, et qu’il ne pourrait échapper au naufrage où il devait nécessairement aboutir. En attendant ce moment, les colons jugèrent avec non moins de raison, qu’il fallait d’avance couvrir de fleurs cette victime pour en rendre le sacrifice plus délicieux.

Dans ce dessein, dès qu’ils eurent appris au Cap, rentrée du général en chef aux Caves et la fuite de Rigaud, ils célébrèrent ces événemens par une fête splendide, à laquelle assista le général Moïse qui ne partageait pas leurs sentimens et qui devait périr victime des siens. Corneille Brelle, prêtre capucin depuis longtemps curé au Cap, fit les frais de la fête au Champ-de-Mars, par un discours prononcé sur l’autel de la patrie, contenant les éloges les plus pompeux de T. Louverture, qu’il compara au Premier Consul de la République française. Il chanta ensuite une messe solennelle, un Te Deum, chant favori du général en chef.

Le 29 août, l’administration municipale du Cap, toujours en premier au service de ce chef dans les grandes occasions, lui fit une adresse de félicitations pour ses succès glorieux, sa générosité, son humanité, en parlant de la fuite de Rigaud, brigand fameux par ses crimes. Cet acte se terminait ainsi : « Que les esprits inquiets et remuans, qui prêchent une fausse doctrine, et qui, par des discours séditieux, cherchent à troubler l’harmonie qui doit régner entre les citoyens, soient dénoncés par les bons citoyens aux autorités civiles et militaires ; que les méchans ne soient pas ménagés, et que la société en soit purgée.  »

Les colons paraphrasaient ainsi la proclamation du général en chef datée des Cayes, le 5 août. Moïse recevait sa part pour la fausse doctrine qu’il prêchait par des discours séditieux ; car aucun des blancs de cette municipalité n’ignorait la désapprobation qu’il donnait au système politique de son oncle : ils annonçaient assez leur intention de le dénoncer à ce sujet, par leur invitation faite aux bons citoyens.

Cependant, quelques jours après les exécutions commises à Saint-Marc, au Pont-de l’Ester et aux Gonaïves, un noir nommé Cottereau, de la plaine de l’Artibonite, révolté de ces atrocités après les actes d’amnistie proclamés partout, conçut l’imprudente idée d’opérer une insurrection dans cette plaine, dans l’espoir qu’elle serait grossie de cette population qui partageait ses sentimens d’indignation. À la tête d’une cinquantaine d’hommes, il campa dans la position de la Crête-à-Pierrot que Dessalines, Lamartinière et Magny devaient illustrer deux ans après. Mais Dessalines lui-même marcha aussitôt, à la tête de deux bataillons, contre cette poignée d’hommes. Après les avoir cernés, il les invita à se rendre au bourg voisin de la Petite-Rivière pour écouter les plaintes qu’ils auraient à former, en leur promettant, sur son honneur, de ne leur faire aucun mal. Convaincus de l’impossibilité d’une résistance à des forces supérieures, pleins de confiance dans les promesses de ce général, ces malheureux se rendirent à la municipalité où ils furent arrêtés et tous baïonnettes : leurs cadavres furent jetés dans l’Artibonite.

C’était, de leur part, une folle entreprise ; mais aussi une noble protestation contre les crimes de T. Louverture et de son lieutenant, aveuglément soumis à ses ordres et cruel lui-même. L’histoire enregistre un tel fait avec bonheur ; car il est la preuve la plus évidente des sympathies réelles des noirs pour les mulâtres, assassinés froidement. Si elles n’existaient pas dans leurs cœurs, pourquoi des hommes de l’Artibonite se seraient-ils intéressés à ce point, en faveur de ceux du Sud qu’on immolait injustement, sans nécessité, et au mépris de promesses solennelles ?

Comme si la nature voulait s’associer au mécontentement général et à celui de ces noirs de l’Artibonite en particulier, une pluie abondante et continue dura du 11 au 20 octobre, et grossit extraordinairement les eaux de cette rivière devenue alors un fleuve, produisant les mêmes effets que dans les débordemens du Nil. La plaine fut entièrement submergée pendant plusieurs semaines ; toutes les digues, toutes les jetées formées dans l’ancien régime pour contenir les eaux de l’Artibonite soumise à des débordemens assez fréquents, furent rompues : nombre de cultivateurs périrent ; avec eux les animaux de toutes espèces, les usines des sucreries disparurent sous l’effort des eaux. La prospérité des cultures, le travail furent suspendus. Ce déluge s’était produit dans plusieurs autres quartiers et y avait occasionné aussi des dégâts, mais moins grands que dans la plaine de l’Artibonite. T. Louverture fit un règlement à cette occasion, en date du 5 novembre ; quelques secours furent accordés à ceux qui en avaient souffert.

Le 30 août, étant encore à Léogane, il avait fait un arrêté qui conférait les attributions correctionnelles aux tribunaux civils.

Il n’avait plus besoin du concours de Roume, dont l’autorité fut annulée dès qu’il eut obtenu le sauf-conduit pour envoyer ses députés aux Cayes. J. Raymond, envoyé pour servir sous ses ordres, était aussi insignifiant au Cap que son chef ; et ils méritaient bien ce mépris.

Le 12 octobre, étant au Port-au-Prince, T. Louverture publia un règlement relatif à la culture. Nous croyons devoir le donner ici en son entier, parce qu’il est le complément de toutes les idées, de presque toutes les mesures du général en chef sur cette matière. Il est bon de le comparer à ceux précédemment rendus par lui-même, par Hédouville, par Polvérel et Sonthonax, de même que cet acte servira à apprécier, par comparaison, ceux qui furent rendus dans la suite par d’autres chefs du pays.

Nous faisons aussi une remarque au lecteur : — c’est qu’à partir de la fin de la guerre civile du Sud, et même depuis l’évacuation du Port-au-Prince par les Anglais, la plupart des actes importans de T. Louverture ont été faits dans cette ville. Le motif de cette remarque est de signaler à l’attention du lecteur, la coopération de Bernard Borgella à leur émission ; il était devenu le principal conseiller du général en chef, son ami, comme il le dit à son fils, aux Cayes. On se rappelle que nous avons parlé de la grande capacité de ce colon, dans nos deux premiers livres. Voici ce règlement :

Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue,
À toutes les autorités civiles et militaires.
Citoyens,

Notre premier devoir, après avoir terminé la guerre du Sud, a été d’en remercier le Tout-Puissant ; nous nous en sommes acquitté avec la ferveur qu’exigeait un si grand bienfait. Maintenant, citoyens, il importe que tous nos momens ne soient consacrés qu’à la prospérité de Saint-Domingue, à la tranquillité publique, par conséquent au bonheur de tous nos concitoyens.

Mais pour y parvenir d’une manière solide, il faut que toutes les autorités civiles et militaires s’occupent, chacun en ce qui le concerne, de remplir avec zèle, dévouement et en amis de la chose publique, les devoirs que sa place lui impose.

Vous, vous pénétrerez aisément, citoyens, que la culture est le soutien des gouvernemens, parce qu’elle procure le commerce, l’aisance et l’abondance, qu’elle fait naître les arts et l’industrie, qu’elle occupe tous les bras, étant le mécanisme de tous les états ; et alors que chaque individu s’utilise, la tranquillité publique en est le résultat, les troubles disparaissent avec l’oisiveté qui en est la mère, et chacun jouit paisiblement du fruit de ses travaux.

Autorités civiles et militaires, voilà le plan qu’il faut adopter ; voilà le but qu’il faut atteindre ; c’est celui que je vais vous prescrire, et je promets de tenir la main à son exécution ; mon pays exige cette mesure salutaire ; les devoirs de ma place m’en imposent l’obligation, et la sûreté de la liberté l’exige impérieusement.

Mais, considérant que pour assurer la liberté sans laquelle l’homme ne peut être heureux, il faut que tous s’occupent utilement de manière à coopérer au bien public et à la tranquillité générale ;

Considérant que le militaire qui a des devoirs sacrés à remplir, puisqu’il est la sentinelle du peuple, qu’il est perpétuellement en activité, pour exécuter les ordres qu’il reçoit de son chef, soit pour maintenir la tranquillité intérieure, soit pour combattre les ennemis de la République au dehors, est essentiellement obéissant à ses chefs, — et qu’il importe que les gérans, conducteurs et cultivateurs qui ont également des chefs, se comportent comme les officiers, sous-officiers et soldats pour tout ce qui a rapport à leurs devoirs ;

Considérant que lorsqu’un officier, sous-officier ou soldat s’écarte de ses devoirs, il est traduit à un conseil de guerre, pour y être jugé et puni conformément aux lois de la République, parce que dans le service, on ne peut passer de faute pour tel grade que ce soit ; — les gérans, conducteurs et cultivateurs devant être également subordonnés à leurs chefs et assiduement attachés à leurs travaux, seront également punis, s’ils manquent à leurs devoirs ;


Considérant qu’un soldat, sans encourir la punition la plus sévère, ne peut quitter sa compagnie, son bataillon ou sa demi-brigade pour passer dans une autre, sans une permission bien en règle de ses chefs, — et qu’il doit être également défendu aux cultivateurs de quitter leurs habitations pour aller résider dans une autre, sans une permission légale : ce qui ne se surveille pas, puisqu’ils changent d’habitations à volonté, vont et viennent, et ne s’occupent nullement de la culture, seul moyen cependant de venir au secours des militaires, leur soutien, se cachent même dans les villes, bourgs et dans les mornes où ils sont attirés par des personnes ennemies du bon ordre, et ne s’y occupent que de voler et qu’au libertinage ;

Considérant que depuis la révolution, des cultivateurs et cultivatrices qui, parce qu’ils étaient jeunes alors, ne s’occupaient pas encore de la culture, ne veulent pas aujourd’hui s’y livrer, parce que, disent-ils, ils sont libres, et ne passent les journées qu’à courir et vagabonder, ne donnent qu’un très-mauvais exemple aux autres cultivateurs, alors cependant que tous les jours, — les généraux, les officiers, les sous-officiers et soldats sont en activité permanente, pour assurer les droits sacrés de tous ;

Considérant enfin, que ma proclamation du 25 brumaire an 7 (15 novembre 1798), au peuple de Saint-Domingue, aurait dû le porter à un travail actif et assidu, en même temps qu’elle disait à tous les citoyens indistinctement, que pour parvenir à la restauration de Saint-Domingue, le concours de l’agriculteur, du militaire et de toutes les autorités civiles était indispensable ;

En conséquence, voulant absolument que ma proclamation ci-dessus relatée, ait son entière exécution, et que tous les abus qui se sont glissés parmi les cultivateurs cessent dès la publication du présent règlement ;

J’ordonne très-positivement ce qui suit :

Article 1er  Tous les gérans, conducteurs et cultivateurs seront tenus de remplir avec exactitude, soumission et obéissance, leurs devoirs, — comme le font les militaires.

2. Tous les gérans, conducteurs et cultivateurs qui ne rempliront pas avec assiduité les devoirs que leur impose la culture, seront arrêtés et punis avec la même sévérité que les militaires qui s’écartent des leurs ; et après la punition subie, si c’est un gérant, il sera mis dans un des corps composant l’armée de Saint-Domingue ; si c’est un conducteur, il sera cassé de son emploi, remis simple cultivateur pour travailler à la culture, et ne pourra plus prétendre à l’emploi de conducteur si c’est un cultivateur ou une cultivatrice, il sera puni avec la même sévérité qu’un simple soldat, et suivant l’exigence des cas.

3. Tous les cultivateurs et cultivatrices qui sont dans l’oisiveté, retirés dans les villes, bourgs ou dans d’autres habitations que les leurs, pour se soustraire au travail de la culture, même ceux ou celles qui depuis la révolution ne s’en seraient pas occupé, seront tenus de rentrer immédiatement sur leurs habitations respectives. Si, dans huit jours, à compter de la promulgation du présent règlement, ils n’ont pas justifié aux commandans des places ou militaires des lieux où ils résident, qu’ils professent un état utile qui les fait exister (bien entendu que l’état de domesticité n’est point considéré comme état utile), en conséquence, ceux des cultivateurs ou cultivatrices qui quittèrent la culture pour louer leur service, seront tenus de rentrer sur leurs habitations, sous la responsabilité personnel le des personnes qu’ils servent.

On entend par un état utile, celui qui paye ou pourrait payer une rétribution quelconque à la République.

4. Cette mesure nécessitée pour le bien général, prescrit positivement à tout individu quelconque, qui n’est ni cultivateur ni cultivatrice, de justifier incessamment qu’il professe un état utile qui le fasse subsister et qu’il est susceptible de payer une rétribution quelconque à la République : sinon et faute de ce faire, tous ceux ou celles qui seront trouvés en contravention, seront immédiatement arrêtés, pour être, s’ils en sont trouvés coupables, incorporés dans un des régimens de l’armée ; dans le cas contraire, envoyés à la culture, où ils seront contraints de travailler. Cette mesure à laquelle il importe de tenir sévèrement la main, empêchera le vagabondage, puisqu’elle forcera un chacun à s’occuper utilement.

5. Les pères et mères sont fortement invités de se pénétrer de leurs devoirs envers leurs enfans, qui sont d’en faire de bons citoyens ; et pour cela, il faut les élever par de bonnes mœurs, dans la religion chrétienne et dans la crainte de Dieu : sur toute chose, indépendamment de l’éducation qu’ils devront leur donner, ils devront encore leur faire apprendre un état quelconque, qui puisse, non-seulement les mettre à même de gagner leur vie, mais encore de pouvoir venir, au besoin, au secours de leur pays.

6. Tous domiciliés des villes et bourgs qui recèleront des cultivateurs ou cultivatrices ; tous propriétaires et fermiers qui souffriront sur leurs habitations, des cultivateurs ou cultivatrices attachés à d’autres habitations, et n’en auront pas sur le champ rendu compte aux commandans des places ou militaires des quartiers où ils résideront, seront condamnés à une amende de 2, 4 ou 800 livres, selon les moyens des contrevenans, et à une somme triple en cas de récidive. Si les contrevenans, faute de moyens, ne pouvaient payer cette amende, ils seraient mis en prison pour un mois ; et en cas de récidive, pour trois mois.

7. Les gérans et conducteurs de chaque habitation, seront tenus de rendre compte au commandant militaire de leur quartier, et au commandant de l’arrondissement, de la conduite des cultivateurs et cultivatrices sous leurs ordres, de même que de ceux qui s’absenteraient de leur habitation sans permis, comme de ceux des cultivateurs et cultivatrices qui, quoique résidant sur les habitations, ne voudraient pas travailler à la culture ; ils y seront immédiatement appelés et contraints au travail ; sinon et faute de ce faire, ils seront arrêtés et conduits au commandant militaire, pour être punis, comme il est dit plus haut, suivant l’exigence des cas. Les commandans militaires qui ne rendront pas ces comptes aux commandans d’arrondissement, et ces derniers aux généraux sous les ordres desquels ils sont, seront sévèrement punis à la diligence desdits généraux.

8. Les généraux commandant les départemens, me répondront dorénavant des négligences qui seront apportées dans la culture, et alors que parcourant les diverses communes et départemens, je m’en apercevrais, je n’actionnerais directement qu’eux, qui les auront tolérés.

9. Je défends expressément à tous militaires quelconques, sous la responsabilité des chefs de corps, de souffrir aucune femme dans les casernes, sous peine de punition sévère, à l’exception cependant des femmes des militaires mariés ou celles qui porteraient à manger à quelques militaires, lesquels, par punition, seraient consignés au quartier — y mais elles seront, ces dernières, tenues d’en sortir de suite : bien entendu que les cultivatrices en sont totalement exceptées. Les commandans des places et militaires me répondront aussi de l’exécution de cet article.

10. Les commandans des places ou militaires dans les bourgs ne souffriront pas que les cultivateurs et cultivatrices restent en ville pendant les décades[6] ; ils surveilleront même à ce qu’ils ne puissent s’y cacher : dans le cas contraire, ceux qui ne se conformeront pas à cette défense impérative, seront punis, la première fois, de six jours d’arrêt, d’un mois en cas de récidive, destitués s’ils retombent dans la même faute pour la troisième fois. Ils rendront compte des cultivateurs ou cultivatrices trouvés pendant la décade, aux commandans d’arrondissement qui devront également connaître les personnes chez lesquelles ils auraient été trouvés, pour iceux contrevenans, payer l’amende énoncée dans l’article 4 du présent règlement. Les cultivateurs et cultivatrices qui parviendront ainsi, aux commandans d’arrondissement, seront renvoyés par lui sur leurs habitations, après punition subie, comme je le prescris dans l’article 2 ci-dessus, en les annonçant aux commandans de leur quartier pour les surveiller à l’avenir.

11. Toutes les administrations municipales de Saint-Domingue sont chargées de prendre les mesures les plus sages, de concert avec les commandans de place et militaires, de même qu’avec les commandans d’arrondissement, pour s’assurer que ceux ou celles qui se disent domestiques, le soient réellement, en observant que les cultivateurs ni les cultivatrices ne peuvent l’être : les personnes qui en conserveraient en cette qualité, et iceux reconnus cultivateurs ou cultivatrices, ces mêmes personnes seraient condamnées à l’amende précitée ; il en serait de même de tous ceux qui soutireraient des cultivateurs ou cultivatrices, auxquels ils donneraient toute autre dénomination d’emploi.

12. Tous les commissaires du gouvernement près les administrations municipales, sont chargés de m’instruire de tous les abus qui existeraient de la non-exécution du présent règlement, comme d’en aviser les généraux commandant les départemens.

13. Chargeons les généraux commandant les départemens, les généraux et officiers supérieurs commandant les arrondissemens, de surveiller l’exécution du présent règlement, de laquelle je les rends personnellement responsables. J’aime à me persuader que leur dévouement à me seconder pour la prospérité publique, ne sera pas momentané, convaincus qu’ils sont, que la liberté ne peut subsister sans le travail.

Le présent règlement sera imprimé, lu, publié et affiché partout où besoin sera, même sur les habitations, pour que qui que ce soit n’en puisse prétendre cause d’ignorance ; il sera de plus envoyé avec ma proclamation du 25 brumaire an 7 précitée, qui sera à cet effet

réimprimée, à toutes les autorités civiles et militaires, pour que chacun se conforme positivement aux devoirs qui lui sont imposés.

Délivré au quartier-général du Port-Républicain, le 20 vendémiaire an 9 de la République française, une et indivisible.

Le général en chef, Toussaint Louverture.

Ce règlement de culture était l’application du régime militaire aux personnes adonnées au travail agricole : même subordination, mêmes devoirs, même sévérité envers ces dernières qu’envers les militaires de tous grades. En prenant T. Louverture selon sa nature et ses idées, ce système était logique ; tous les hommes de son pays devaient plier sous la même discipline. Il renforçait ainsi le système de réglementation de la liberté proclamée par Sonthonax, le 29 août 1793 : l’article 9 de cet acte disposait que les noirs attachés aux habitations de leurs anciens maîtres seraient tenus d’y rester pour travailler à la culture de la terre ; mais ils pouvaient changer d’habitation, d’après la décision des juges de paix, autorité civile. Dans le système de T. Louverture, c’était la même chose, excepté que l’autorité militaire était juge du cas, dominait la décision de l’administration municipale. Plusieurs des pénalités étaient semblables dans les deux systèmes ; mais le régime militaire l’emportait dans celui de T. Louverture. Nous avons dit, dans notre 2e livre, que le système de Polvérel se rattachait à celui de son collègue en bien des points, quoique plus libéral.

Désormais, voilà les cultivateurs, noirs la plupart, soumis à une discipline sévère pour le maintien de leur liberté ; mais au profit des propriétaires présens dans la colonie, et des chefs militaires fermiers des biens des absens. Ces derniers, concourant avec les municipalités, composées presque toutes des blancs colons, à prendre les mesures les plus sages, devinrent, comme eux, juges et parties dans leur propre intérêt contre les masses.

T. Louverture réalisa ainsi l’idée principale qui avait été le sujet de ses difficultés, de son dissentiment avec Biassou, et qui fut une des causes de sa soumission à Laveaux. En 1794, le moment n’était pas encore venu, les circonstances n’étaient pas favorables à l’exécution de ce plan, dans l’intérêt même des colons ; mais en octobre 1800, rien ne s’y opposait plus ; il l’exécuta[7].

L’article 2 du règlement du 12 octobre parle de punition à infliger aux gérans, conducteurs, cultivateurs et cultivatrices, avec la même sévérité qu’aux militaires ; c’est de la punition corporelle qu’il s’agit, la même qui était appliquée contre les Vaudoux.

Le condamné était placé entre deux lignes de soldats armés de verges épineuses, tirées principalement du bayahonde ; il était contraint de courir d’un bout à l’autre de l’enceinte où il était placé, pour que chacun des soldats pût le frapper de sa verge. Durant cette fustigation, les tambours battaient la charge comme à la guerre, pour exciter l’ardeur des soldats. Au commandant militaire présent et ordonnant la punition, était seul réservée la faculté (nous allions dire le droit ! ) de mettre un terme à ce supplice qui, parfois, était poussé jusqu’à la mort d’u patient, suivant l’exigence des cas, dit cet article 2[8].

Remercions Pétion et le Sénat de la République d’Haïti, d’avoir fait cesser ce supplice douloureux, imposé par le despotisme militaire aux soldats de notre armée, aux cultivateurs, aux cultivatrices de notre pays et à bien des habitans, hommes et femmes, des villes et des bourgs ! À l’époque où il disparaissait dans l’Ouest et dans le Sud, il existait et continuait dans le Nord, sous Henri Christophe.

T. Louverture, en sévissant avec cruauté contre les hommes de couleur, avait agi dans l’intérêt de la faction coloniale : en rendant son règlement de culture qui atteignait les noirs, c’était encore agir dans cet intérêt principalement, puisque ces hommes étaient pourchassés des villes et des bourgs, contraints à rentrer sur les habitations de leurs anciens maîtres et d’y travailler, sous l’inspection des chefs militaires. Moïse avait le commandement en chef du département du Nord. Dessalines commandait les départemens de l’Ouest et du Sud. Celui de l’Artibonite n’était pas encore formé. Mais Moïse mettait moins de rigueur que Dessalines dans toutes ces mesures.

Les colons comprirent tellement que les mesures prises par le règlement du 12 octobre étaient dans leur intérêt, qu’aussitôt sa publication au Port-au-Prince, ils se montrèrent plus arrogans envers les noirs : des propos furent tenus par eux, et nécessitèrent une ordonnance du général en chef, qui fut vivement contrarié de ce qu’il considérait comme une imprudence de ses amis : il leur donna un avertissement, afin de ne pas compromettre l’œuvre qu’il voulait accomplir. Voici cette ordonnance rendue le 14 octobre.


À tous les citoyens de Saint-Domingue.
Citoyens,

Voulant prendre des mesures sages et justes pour policer le peuple de Saint-Domingue, en le ramenant à ses devoirs et empêcher par là le vagabondage et le libertinage, auxquels l’homme est malheureusement trop enclin, alors qu’il n’est pas retenu par une police sévère : voulant aussi faire connaître à tous les citoyens indistinctement, qu’ils doivent se rendre utiles à la République, par un état qui puisse assurer leur bonheur et procurer au besoin des secours à l’État ;

Je suis instruit cependant que des dispositions si utiles, en même temps qu’elles tendent à la tranquillité publique, sont interprétées par plusieurs mal-intentionnés de toutes couleurs, — et particulièrement par des habitans et d’anciens propriétaires, — en disant aux cultivateurs et cultivatrices : « Vous dites que vous êtes libres ! Néanmoins, vous allez être forcés de rentrer chez moi ; et là, je vous mènerai comme anciennement, et vous ferai voir que vous n’êtes pas libres.  »

Considérant que des propos de cette nature ne peuvent que retarder la restauration de Saint-Domingue, que nuire à la tranquillité publique, que perpétuer l’anarchie et occasionner les plus grands maux, alors que tout le monde devrait se restreindre à ses devoirs, ne point se mêler des mesures sages que prend le gouvernement, que pour jouir paisiblement de leurs heureux résultats, lorsqu’elles ne tendent surtout qu’au bonheur de tous, en instruisant chaque individu de ses droits, et en même temps des devoirs qu’ils lui imposent ;

En conséquence, tous les commandans militaires de tous grades, les officiers de gendarmerie, etc. étaient tenus d’arrêter les auteurs de ces propos, de les incarcérer étroitement, en les tenant à la disposition du général en chef.

« Si c’est un propriétaire, il n’en sortira pas qu’il n’ait payé deux mille livres d’amende. — Si c’est un militaire gradué, il sera cassé et remis simple soldat. — Si c’est tout autre particulier, non habitant ni militaire, il sera également arrêté, puni de prison, et incorporé dans un régiment, s’il est d’âge : dans le cas contraire, sa détention sera prolongée, selon la nature des propos. — Si c’est une femme, telle qu’elle soit, elle payera l’amende précitée ; et faute de le pouvoir, détenue en prison durant un mois. »

On voit par les motifs de cet acte, que le général en chef de Saint-Domingue était décidément prévenu contre la nature de l’homme : aux Cayes, il le considérait méchant par instinct ; au Port-au-Prince, il le considéra enclin au vagabondage et au libertinage. Il faut donner cela au despotisme : ses moyens de répression sont aussi simples qu’énergiques ; et dans son raisonnement, en partant d’un faux principe, il arrive droit à son but : — interdire aux hommes la faculté d’examiner ses actes, leur prescrire d’y obéir aveuglément, parce que lui seul connaît ce qu’il doit et ce qu’il veut : tel est son but, telle est sa doctrine en deux mots.

Les termes de cette ordonnance nous font différer d’appréciation avec M. Madiou, qui attribue les propos tenus aux noirs cultivateurs, — aux Français européens, du parti républicain particulièrement, qui, voyant Toussaint marcher à grands pas vers l’indépendance de Saint-Domingue, s’indignaient du dévouement aveugle à sa personne, des cultivateurs du Nord et de l’Artibonite, malgré les mauvais traitemens qu’ils éprouvaient, à peu près comme dans l’ancien régime. Ils disaient aux anciens laboureurs de leurs habitations, pour les exciter à la révolte : — Vous dites que vous êtes libres, etc[9]. »

Il est évident que cette ordonnance ayant été rendue au Port-au-Prince, deux jours après le règlement de culture qui autorisait à tenir ces propos aux cultivateurs, on ne peut les attribuer aux Français républicains qui étaient hors de là : l’ordonnance en fait le reproche à des mal-intentionnés de toutes couleurs, — et particulièrement aux habitans, aux anciens propriétaires. Or, que signifiaient ces mots, sinon les colons ? Quand T. Louverture parlait des hommes de toutes couleurs, c’était pour couvrir ces colons qui, seuls, pouvaient tenir ce langage aux noirs cultivateurs, que le règlement contraignait à rentrer sur leurs habitations. Est-ce que les mulâtres et noirs anciens libres, propriétaires il est vrai, auraient pu se permettre un tel langage, après les cruautés exercées récemment encore contre eux ? Les colons, propriétaires, pouvaient-ils désirer la révolte des noirs ?

D’ailleurs, les dispositions de ce règlement si sévère, renferment-elles quoique ce soit qui indique une tendance, une marche à grands pas vers l’indépendance de Saint-Domingue ? Elles contiennent, au contraire, la preuve que T. Louverture faisait tout en ce moment-là pour complaire au gouvernement français, lui donner des gages de sa soumission à sa politique, qui avait pour but de réagir contre les masses jadis esclaves : le règlement n’est rien autre chose qu’une réaction habilement cachée sous l’apparence de la liberté ; il en emprunte le mot comme un prétexte, tandis que les pénalités corporelles, l’emprisonnement, l’incorporation dans les régimens, constituaient la perte de la liberté pour le malheureux cultivateur et sa femme, contraints à travailler au profit de leurs anciens maîtres et des chefs militaires.

Ces mesures n’étaient-elles pas la restauration complète de l’ancien régime colonial, et non à peu près, comme le dit M. Madiou ? Et pouvaient-elles inspirer du dévouement à T. Louverture de la part des cultivateurs ? La terreur les obligeait à obéir passivement : ils ne pouvaient faire autrement[10].

Le 17 octobre, trois jours après l’ordonnance, parut une proclamation relative encore à la culture, pour expliquer le règlement du 12 : la gendarmerie était requise d’en assurer l’exécution sous l’autorité des commandans militaires.

Enfin, pour compléter son système de fer [11], (ici, nous sommes d’accord avec M. Madiou), le 23 octobre, T. Louverture fit un arrêté qui créait, dans chaque département, un conseil de guerre pour juger le vol, l’assassinat, le pillage et le viol. Les délits militaires étaient aussi de la compétence de ces conseils. Des conseils de révision furent institués en même temps, pour réformer leurs jugemens s’il y avait lieu. Ces différens cas emportaient peine de mort, en vertu de la loi du 29 nivôse an vi, rendue en France, et rappelée dans l’arrêté du général en chef, daté du Port-au-Prince.

Les motifs donnés par cet arrêté se fondaient sur la nécessité de policer le peuple, pour assurer le libre exercice des droits de chaque citoyen et son bonheur, pour effectuer la restauration de Saint-Domingue qui exigeait impérieusement les mesures les plus fortes, en garantissant la sûreté des personnes et des propriétés. Il était dit aussi que plusieurs citoyens, prévenus de ces crimes, pourrissaient dans les prisons sans jugemens, parce qu’il n’existait pas, conformément à la loi, des tribunaux correctionnels.

Cependant, par son arrêté du 30 août, daté de Léogane, T. Louverture avait conféré les attributions correctionnelles aux tribunaux civils existans. Le fait est, que le but de l’arrêté du 25 octobre était d’obtenir une grande célérité dans le jugement de ces divers délits, et ce but est clairement exprimé dans deux autres considérans de cet acte.

« Considérant, dit-il, que ces crimes commis, n’importe par qui, soit par un militaire, soit par un citoyen non militaire, doivent immédiatement être réprimés avec toute la force des lois ;

« Considérant que les conseils de guerre, seuls, dans les circonstances actuelles, peuvent mettre un frein à tous ces crimes, en rendant promptement justice… »

Les formes ordinaires de la justice civile paraissent toujours trop lentes à un pouvoir qui veut atteindre promptement ses résultats. L’excuse adonner à T. Louverture est sans doute dans l’état de démoralisation où était parvenue la population coloniale, par suite des tourmentes révolutionnaires, des agitations sans cesse renaissantes, des nombreux crimes commis depuis 1789 et tout récemment encore. Quand une société est arrivée à ce point, si le gouvernement qui la régit est essentiellement despotique, il est en quelque sorte contraint lui-même à employer ces mesures expéditives pour assurer son empire, sa domination : il est forcé de briser toutes les résistances qu’il fait naître, et chaque jour amène de sa part des moyens coactifs.

T. Louverture sentait lui-même la contradiction qu’il y avait entre ces deux arrêtés du 30 août et du 25 octobre : voici comment il cherchait à pallier le mal, si mal il y avait dans les attributions données aux conseils de guerre.

« Art. 4. Les conseils de guerre et de révision seront composés d’hommes sages, d’un jugement sain et droit ; ils jugeront les convaincus (non pas les prévenus) en leur âme et conscience, et conformément à la loi ; ils n’y mettront pas de passion, de condescendance, de vindication, ni de partialité. Les juges devront se pénétrer de leurs fonctions délicates, d’autant plus détaillées, qu’ils auront en main la vie et l’honneur des hommes, qu’ils ne pourront jamais faire perdre impunément, sans en être directement responsables envers Dieu et les hommes.  »

Le général en chef se réservait le droit d’approuver lez jugemens rendus en dernier ressort : ils devaient lui être expédiés avant de recevoir leur exécution.

Accordons que ces conseils de guerre étaient composés ainsi qu’il est dit en cet article 4, et les convaincus ne pouvaient guère se plaindre. Mais, s’ils étaient composés comme ceux qui jugeaient, pour la forme, les convaincus de sympathies pour la cause de Rigaud, comme nous l’a appris Kerverseau, dont le témoignage a été cité au 4e livre, alors c’est autre chose : il n’y avait pas de garantie réelle[12].

Ce qu’il y eut de singulier alors, c’est que, dans le moment même où T. Louverture créait des conseils de guerre pour juger les vols (et ce qui, peut-être, fut le motif secret de son arrêté), un vol domestique fut commis dans son propre palais, à son préjudice.

Une femme, nommée Victoire, avait toute sa confiance ; elle était dépositaire des clés de ses armoires : dans l’une se trouvaient des sommes d’argent et des papiers importans, des papiers d’État. Victoire eut la faiblesse d’ouvrir cette armoire à un cousin du général en chef et son aide de camp, nommé Hilarion : celui-ci enleva frauduleusement un sac contenant une somme assez forte. Nous ignorons comment le vol fut découvert ; mais Victoire en avoua toutes les circonstances à T. Louverture, qui fit arrêter les deux auteurs du vol et les livra au jugement d’un conseil de guerre. Il partit aussitôt pour l’Arcahaie, voulant faire penser qu’il laissait toute la liberté possible aux juges. Le conseil les condamna à la réclusion, sans doute en vertu des dispositions pénales du code des délits et des peines alors en vigueur, et parce qu’aussi, pour entraîner la peine de mort contre les délinquans, la loi du 29 nivôse an vi disposait que cette peine ne serait appliquée, dans les cas de vols commis dans une maison habitée, que lorsqu’il y aurait eu effraction extérieure ou escalade. Or, dans le fait imputé aux accusés, il n’y avait eu aucune de ces circonstances aggravantes : c’était un simple vol domestique, commis par abus de confiance.

« Quand Toussaint reçut le jugement, dit M. Madiou, à qui nous empruntons ce fait, il entra dans une violente colère, le déchira et écrivit aux juges qu’ils eussent à mieux prononcer. Hilarion fut de nouveau jugé et condamné à mort … Il fut fusillé… par dix hommes de la garde d’honneur. La citoyenne Victoire, qui était enceinte, fut conduite en prison, où elle ne tarda pas à accoucher ; quelques semaines après elle fut exécutée. L’on prétendit, à l’époque, que Toussaint ne s’était déterminé à faire mourir Hilarion, que parce que celui-ci, en lui enlevant le sac d’argent, avait pris lecture du traité secret qu’il avait fait avec le général Maitland[13].

M. Madiou a été mal renseigné, en plaçant ces faits en juillet 1801 : ils se passèrent à la fin d’octobre 1800, au moment même de la publication de l’arrêté du 25 de ce mois, daté du Port-au-Prince. T. Louverture ne visitait pas alors le département du Nord, comme le dit cet auteur ; il n’y fut qu’en novembre suivant. C’est donc pendant sa présence au Port-au-Prince que ce vol fut commis.

Nous l’attestons pour avoir lu deux lettres du général Agé, commandant l’arrondissement, à M. Mirambeau, alors chirurgien en chef de l’hôpital militaire de cette ville : la première, datée du 4 brumaire an 9 (26 octobre 1800), lui ordonnait d’aller visiter Victoire, condamnée la veille et se déclarant enceinte, afin de faire son rapport. M. Mirambeau, dont l’humanité et l’honorable caractère sont connus en Haïti, espérant sauver cette femme, déclara qu’il y avait lieu de la croire réellement enceinte ; il voulait gagner du temps pour cette malheureuse.

Mais le 18 nivôse an 9 (8 janvier 1801), Agé lui écrivit de nouveau, qu’en vertu d’ordres supérieurs, il eût à visiter Victoire de nouveau et à faire son rapport, l’avertissant que ce serait sur sa responsabilité personnelle. Force fut à M. Mirambeau de déclarer qu’elle n’était pas enceinte : elle fut exécutée le 9 janvier. T. Louverture était alors à Saint-Jean, en marche contre Santo-Domingo : il avait envoyé ses ordres de-là. Dans cette seconde lettre du général Agé, il est dit qu’Hilarion était aide de camp du général en chef, et non pas un officier de sa garde. Nous avons d’ailleurs lu une lettre de ce dernier à Hédouville, où il qualifiait Hilarion également d’aide de camp.

Toutes les traditions du pays attestent l’infirmation du premier jugement rendu par le conseil de guerre contre Hilarion et Victoire ; elles imputent également au premier d’avoir pris lecture de papiers importans. Mais, selon nous, il suffisait du vol commis par eux, soit avant l’arrêté du 23 octobre, soit immédiatement après, pour motiver cette rigueur de la part de T. Louverture ; et ce fut en violation de la loi même du 29 nivôse dont il ordonna l’application. Que l’on juge, après un tel fait, s’il y avait aucune garantie pour la vie de qui que ce soit, sous le gouvernement d’un tel chef.

Le 23 octobre, un autre arrêté fut publié, relatif aux comptes à rendre par les ordonnateurs et les contrôleurs de l’administration de la marine, autrement dit des finances. Cette administration avait été presque toujours vicieuse, par l’infidélité des comptables ; et nous avons plus d’une fois cité des faits à ce sujet, même à l’égard d’Idlinger, sous Sonthonax, en 1797. Or, Idlinger, destitué par J. Raymond, pour cause, avait été promu au grade d’adjudant-général, aide de camp du général en chef : depuis le départ d’Hédouville il était devenu le directeur général de cette branche de service. T. Louverture était économe, même parcimonieux des deniers publics[14]. D’accord avec Idlinger qui, peut-être, lui en suggéra la pensée, il supprima plusieurs emplois dans cette administration, renvoya les fonctionnaires, et la réorganisa d’une manière plus simple, pour assurer la restauration des finances. Simplifier, concentrer, sont des procédés naturels au despotisme. Par là, Idlinger lui-même avait ses coudées plus franches, pour travailler les finances, dans le sens que l’entendait Rochambeau.


Tandis que ces mesures étaient prises au Port-au-Prince, une protestation se manifestait dans la plaine des Cayes, contre la domination de T. Louverture. Elle eut lieu environ un mois après celle dirigée par Cottereau. Le 29 octobre, un autre noir nommé Jean-Charles Tibi, réunit aussi quelques hommes dans le canton du camp Périn, situé au haut de la plaine. Le général Laplume marcha contre eux avec deux bataillons. De même que Dessalines, il n’attaqua point cette poignée de rebelles, et leur fit offrir le pardon de leur faute. Heureux de cette voie de salut, lorsqu’ils ne pouvaient pas résister, ils cédèrent à cette promesse. Laplume, plus humain que Dessalines, fit arrêter et fusiller Jean-Charles Tibi, Jean Michel, son second, et trois autres des principaux révoltés : les autres furent renvoyés à leurs travaux agricoles.

Cette entreprise imprudente paraît avoir été liée à une autre qui se machinait dans le même temps, et qui était une combinaison des colons des Cayes, pour faciliter regorgement d’une foule d’individus, jusque-là épargnés par l’amnistie de T. Louverture.

L’un d’eux, nommé Collet, grand planteur, devenu en 1801 un des membres de la fameuse assemblée centrale dont nous examinerons les actes, employa à cet effet deux autres colons, Demuzaine Lagrenonnière et Codère, pour déterminer un homme de couleur du nom d’Ambouille Marlot, à se mettre à la tête d’un soulèvement : ils étaient liés intimement avec ce mulâtre. La nouvelle de la révolte de Cottereau était sans doute parvenue aux Cayes. Demuzaine et Codère persuadèrent le trop confiant Marlot, que c’était une insurrection générale dans le Nord, dirigée par le général Moïse contre son oncle : chacun connaissait les sentimens de Moïse au sujet de la guerre du Sud. Ils lui dirent aussi que Rigaud, ayant rencontré en mer une escadre française qui venait à Saint-Domingue, pour lui donner le commandement en chef et le soutenir contre T. Louverture, avait passé à Cuba afin d’y recueillir ses officiers : ils lui montrèrent de fausses lettres fabriquées dans le but de le convaincre. Le pauvre esprit de Marlot succomba à ce piège ; il ne pouvait supposer tant de perfidie de la part de ces deux blancs avec lesquels il était si lié : il avait oublié l’expérience faite depuis longtemps de leurs trames odieuses. Enfin, Marlot consentit à leurs propositions de se faire général de division de l’insurrection projetée, en même temps que Demuzaine se nommait adjudant-général, et Codère colonel de cavalerie. Ils furent immédiatement dans la plaine des Cayes recruter d’autres hommes de couleur et des noirs pour former l’armée : ces derniers s’empressèrent d’arriver sur le lieu convenu, et d’autres grades furent distribués. Ces faits se passaient pendant que Jean-Charles Tibi campait vers le camp Périn, et c’est ce qui donne lieu à croire que ce dernier agissait de concert avec les autres.

Leur rassemblement les avait compromis ; et malgré la punition des chefs du camp Périn, ils ne pouvaient échapper. Demuzaine et Codère, à ce moment, les quittèrent sur un prétexte futile et furent avertir Laplume.

Le 29 octobre, quatre jours après la dispersion des premiers révoltés, ce général réunit la troupe aux Cayes, y fit arrêter tous les officiers, tous les hommes qui avaient servi sous Rigaud, lesquels furent embarqués et mis aux fers. Le 30, il sortit de la ville pour aller contre Marlot et ses gens. S’arrêtant sur l’habitation Laborde, il envoya sa troupe, bien assuré de n’avoir rien à craindre du rassemblement de Marlot.

En apprenant que Laplume marchait contre lui, Marlot lui avait envoyé une lettre par un blanc nommé Rousseau, devenu son aide de camp et dupe comme lui de cette trame : cette lettre exprimait un regret tardif de la part de Marlot, qui réclamait la clémence du général. Celui-ci ne voulut pas y consentir et chercha à retenir Rousseau auprès de lui ; mais, poussé par le sentiment de l’honneur, Rousseau retourna auprès de Marlot, pour partager son malheureux sort. Demuzaine était aussi revenu au lieu du rassemblement.

Lorsque les troupes parurent, aucune résistance ne leur fut opposée ; Marlot prit la fuite et fut poursuivi : abandonné, il se fit sauter la cervelle[15]. Tous ceux qui furent pris subirent la mort. Demuzaine déclara qu’il avait été fait prisonnier par ces brigands. Amené pardevant Laplume, celui-ci lui demanda publiquement la note qu’il l’avait chargé de prendre de tous les complices de Marlot : Demuzaine l’avait déjà remise à un autre colon nommé Duval, secrétaire de Laplume, un des furieux de cette époque. Cette particularité prouve que Laplume n’ignorait pas la combinaison des colons qui, probablement, s’étaient entendus aussi avec T. Louverture pour arriver au résultat désiré : car, Collet devint l’un de ses intimes conseillers. Laplume, enfin, subjugué par l’influence des colons, témoigna le plus vif regret de la mort de Rousseau, tué avec ceux dont il avait épousé la cause.

Après ce succès du machiavélisme épouvantable de ce temps d’horreurs, une foule d’individus furent tués aux Cayes, les uns mitraillés, les autres noyés, fusillés, baïonnettes, poignardés. Une partie fut expédiée à Jacmel, d’où Dieudonné Jambon les envoya à Léogane, liés et garottés, sous la conduite du chef de bataillon Lacroix, noir, de sentimens honorables dans tout le cours de sa longue vie, lequel eut pour ces prisonniers les plus grands égards[16]. De Léogane au Port-au-Prince, un infâme conducteur contraignit ces infortunés à trotter, quoique liés, et à faire huit lieues en cinq heures.

Nous regrettons de ne pas connaître le nom de ce barbare, pour le signaler au mépris de la postérité, comme nous recommandons Lacroix à son estime.

Envoyés ensuite à Saint-Marc, quelques-uns furent incorporés dans la 4e demi-brigade par Dessalines, le reste fusillé ou baïonnette par les ordres de T. Louverture.

Cette échauffourée d’Ambouille Marlot servit de prétexte à d’autres crimes vers Tiburon et dans tout le département du Sud, à de nouvelles rigueurs contre ses habitans.

Le Sud prit sa revanche à l’arrivée de l’armée sous les ordres du général Leclerc, qui venait pour faire autant et plus de mal encore ; mais du moins, la défection de ce département en entier contribua à la chute de T. Louverture. Des hommes énergiques se levèrent ensuite contre ces nouveaux tyrans ; et enfin, ils furent cause de la chute de Dessalines, pour le punir à son tour des excès qu’il y commit sous T. Louverture et sous son propre gouvernement.

On peut subjuguer le Sud, comme en 1800 ; mais il y a dans son tempérament, quelque chose de vivace qui sait faire explosion à un moment donné.


M. Madiou, déclare avoir eu « des renseignemens d’après lesquels T. Louverture aurait fait exécuter, pendant la guerre civile et après, sur tous les points de la colonie, 5000 hommes Rigaudins, de l’âge de quatorze ans à l’âge le plus avancé… Je n’entends pas, ajoute-t-il avec raison, excuser ces crimes abominables qui, plus tard, ont amené la chute violente de T. Louverture ; mais avant tout, il faut être vrai[17]. »

Pamphile de Lacroix porte le nombre des victimes à dix mille, d’après la voix publique ; il ajoute que T. Louverture, seul, a connu le nombre de ces hécatombes humaines[18]

T. Louverture lui-même a pu ignorer combien d’hommes ont été immolés par les ordres barbares qu’il a donnés ; car lorsqu’un chef proscrit en masse, et qu’il trouve d’affreux exécuteurs auxquels il a laissé une pleine latitude, il ne peut être assuré qu’ils n’ont pas été au-delà de ses désirs cruels. C’est pourquoi il disait avec une sanglante ironie : « J’avais dit de tailler l’arbre, mais non pas de le déraciner. »

Qu’importe, après tout, à la postérité, de savoir le chiffre de ses cruautés dans le Sud ou ailleurs, à l’occasion de la guerre civile ? Sommes-nous à ce moment à la fin de ses crimes ? Il y en a encore d’autres à relater.

  1. C’est à cette époque qu’il promut H. Christophe et Maurepas au grade de général de brigade.
  2. Cet officier de ses guides était Lerebours, devenu aide de camp de Boyer et général de brigade commandant l’arrondissement du Port-au-Prince. (Hist. d’Haïti, t. 2, p. 65.)
  3. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 66. Rateau devint membre de la première législature de la chambre des représentons, en 1817 : il était parent de Bauvais.
  4. Le naturaliste Descourtilz fut un des blancs que Madame Dessalines sauva en 1802, à l’arrivée de l’expédition française.
  5. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 67.
  6. La décade se composait de dix jours dans le calendrier républicain de cette époque, et correspondait à la semaine du calendrier grégorien. Le cultivateur pouvait venir en ville pour vendre ses produits, mais il ne devait pas y séjourner.
  7. Voyez tome 2 de cet ouvrage, p. 421, 422 et 431.
  8. Bien jeune encore, j’ai vu battre des verges des soldats et des cultivateurs sous T. Louverture en 1801, sous Dessalines, de 1804 à 1806.

    Citons ici un passage curieux et instructif de l’Histoire du consulat et de l’empire, par M. Thiers, relatif au régime établi par T. Louverture.

    Cet esclave noir, devenu dictateur, avait rétabli à Saint-Domingue un état de société tolèrable, et accompli des choses qu’on oserait presque appeler grandes, si le théâtre avait été différent, et si elles avaient été moins éphémères…

    « Les colons avaient été bien accueillis et avaient reçu leurs habitations couvertes de nègres, soi-disant libres … Souvent même Dessalines et Christophe les faisaient pendre sous leurs yeux. Aussi le travail avait-il recommencé avec une incroyable activité, sous ces nouveaux chefs qui exploitaient à leur profit la soumission des noirs prétendus libres.

    « Et nous sommes loin de mépriser un tel spectacle ! Car ces chefs sachant imposer le travail à leurs semblables, même pour leur avantage exclusif, ces nègres sachant le subir, sans grand bénéfice pour eux, dédommagés uniquement par l’idée qu’ils étaient libres, nous inspirent plus d’estime que le spectacle d’une paresse ignoble et barbare, donné par les nègres livrés à eux-mêmes, dans les colonies récemment affranchies. » Tome 4e, édition de 1845.

    Nous respectons profondément l’autorité de cet homme d’Etat ; mais nous disons : autre chose est d’écrire un livre à loisir dans son cabinet orné de tout le luxe de la civilisation, et autre chose est pour des noirs de subir, malgré eux, la pendaison et la fustigation par des verges épineuses. À moins d’être imbu des préjugés coloniaux, si M. Thiers avait assisté à l’un de ces supplices, il eût pensé autrement.

  9. Histoire d’Haïti t. 2, p. 74.
  10. « Mais, comme on s’est toujours servi des mots pour abuser des choses, les cultivateurs, à l’aide de celui d’intérêt public, avaient été contraints de recommencer leurs travaux pénibles, n’avaient pas obtenu en résultat leur part au profit, et avaient été remis par les chefs noirs intéressés, sous un régime plus dur que la verge de leurs anciens maîtres.  » Pamphile de Lacroix, t. 1er. p. 397. Les colons étaient aussi intéressés que ces chefs à ce régime.
  11. Histoire d’Haïti, t. 2, p 74.
  12. La loi du 29 nivôse an 6 n’attribuait la connaissance de ces crimes aux conseils de guerre, que lorsqu’il y avait plus de deux personnes prévenues du même fait. L’arrêté ne fit point cette distinction, — un seul individu prévenu en était justiciable, militaire ou particulier. Environ un mois après, des tribunaux spéciaux furent aussi établis en France, pour juger des vols et autres crimes commis sur les grandes routes.
  13. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 106 et 107.
  14. Kerverseau cité dans la Vie de Toussaint Louverture, page 265.
  15. M. Madiou se trompe en disant que Marlot fut pris et fusillé. Il se tua sur l’habitation Bry. La relation de cet épisode a été écrite par M. E. Pergeaud, des Cayes, sur des notes fournies par des témoins oculaires, et publiée sur un numéro du journal le Temps, en 1842.
  16. Lacroix, parvenu au grade de général de division et à 80 ans environ, est mort au Port-au-Prince, en janvier 1852.
  17. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 68. À ce sujet, nous remarquons que M. Madiou appelle Rigaudins, les partisans de Rigaud, tandis que T. Louverture les appelait Rigaudistes. Nous avons lu une lettre de lui où cette qualification leur est donnée : elle fut adressée à Roume.
  18. Mémoires, t. 1 er p. 394.