Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.2

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 42-79).

chapitre ii.


Ordonnance de Toussaint Louverture sur le monopole des marchandises étrangères par l’administration publique. — Objet qu’il a en vue. — Il envoie des agens aux États-Unis. — Edouard Stevens, consul général, arrive au Cap. — Convention commerciale avec les États-Unis. — Arrêté de Roume à ce sujet. — Motifs qu’il en donne à Kerverseau et Rigaud. — Réponse de Rigaud qui l’approuve. — Arrivée du général anglais Mailland au Cap. — Conférences secrètes tenues aux Gonaïves entre lui, Toussaint Louverture et Stevens. — But de ces conférences, d’après Kerverseau. — Autres faits relatés par lui. — Libelle injurieux de Toussaint Louverture contre Rigaud. — Il concentre des troupes au Port-au-Prince. — Lettres du ministre de la marine au général en chef. — Lettre du 31 mai, de Rigaud à Roume. — Examen de la conduite respective de Toussaint Louverture, de Rigaud, et de Roume. — Toussaint Louverture provoque la guerre civile, d’accord avec Roume. — Ecrit de ce dernier contre Rigaud. — Réponse et proclamation de Rigaud, du 15 juin. — Positions prises par les deux armées, du Sud et du Nord. — Situation de l’esprit public.


On a vu dans le 3e livre, quel était le misérable état des finances dans le Nord et l’Artibonite, au moment où T. Louverture prenait la résolution de contraindre Sonthonax à s’éloigner de la colonie. Si, après le départ de cet agent, il s’entendit avec J. Raymond pour donner de l’extension au système de fermage des grandes propriétés rurales, afin d’augmenter les produits agricoles et d’attirer le commerce étranger, celui des États-Unis surtout et des autres neutres ; néanmoins, la guerre avec les Anglais entravait beaucoup les transactions commerciales. On peut concevoir aussi que les troubles survenus à cette époque, la mésintelligence qui éclata entre le général en chef et l’agent Hédouville, et les agitations qui eurent lieu pour le contraindre à son tour à s’embarquer, durent porter une grande perturbation dans les affaires. Les Anglais, négociant avec T. Louverture pour avoir le monopole du commerce dans la colonie, gênèrent autant qu’ils purent celui des neutres. Leurs navires de guerre continuaient à rester sur les côtes, pour atteindre ce but.

Mais, comme il était essentiel de favoriser l’importation des comestibles exotiques pour l’approvisionnement des habitans, le général en chef, immédiatement après avoir fait partir Caze avec ses dépêches pour le Directoire exécutif, rendit une ordonnance, le 17 novembre, à cet effet. Voici les motifs et le dispositif de cet acte :

Le peu de commerce qui se fait ici avec les Américains et les Danois ne tend qu’à enlever le numéraire. Ces étrangers apportant beaucoup de marchandises sèches et de luxe, et peu de comestibles, la colonie se trouve toujours au dépourvu de ces objets de première nécessité. Cette manœuvre mercantile opère le triple but — de soutenir la cherté des comestibles exotiques, par la pénurie où ils jettent la colonie, — d’enlever tout le numéraire, par la grande valeur de ces marchandises sèches et de luxe, — et de maintenir la denrée de la colonie à un très-bas prix, par le peu de débouché que cette manœuvre laisse aux productions territoriales. Ces abus subsistent depuis longtemps ; mais, du moment qu’ils compromettent le salut du peuple, qui est la suprême loi, il est de la sagesse du gouvernement de les détruire.

En conséquence, les ordonnateurs de cette colonie devront acquérir les cargaisons des navires étrangers, payables en denrées coloniales, au cours.

Ils emploieront les comestibles pour le service public ; mais ils sont autorisés à faire vendre pour du numéraire, avant de déplacer, les marchandises sèches et de luxe qu’ils auront achetées.


Ils devront prévenir les capitaines étrangers qu’ils seront contraints de rapporter leurs marchandises sèches, si elles excèdent dorénavant le tiers de leur cargaison.

Cette ordonnance avait plusieurs buts : — d’exciter la production des denrées du pays, — d’exciter l’importation des comestibles dont on avait besoin, — de concentrer le numéraire dans les caisses publiques, pour l’entretien des troupes qu’on prévoyait de mettre bientôt en campagne. C’était le monopole à exercer sur une large échelle, au profit du gouvernement qui tiendrait ainsi tous les habitans, tous les citoyens dans ses mains. Si le commerce étranger préférait le numéraire aux produits, c’est une preuve que les produits ne lui laissaient pas de chances de gain ou qu’il en trouvait peu à exporter. La première disposition de cette ordonnance servit de base à un système presque semblable, sous le règne de Dessalines.


Un autre objet paraît avoir été le motif secret de cet acte : c’était de porter le gouvernement des États-Unis à venir à un arrangement avec T. Louverture.

En effet, avant l’arrivée de Roume au Port-au-Prince, il envoya aux États-Unis un nommé Bunel, « ci-devant procureur, puis marchand, homme très-mal famé, dit Kerverseau, mais qui avait épousé une femme noire très-puissante à la cour du Cap ; et un autre nommé Mayer, faisant dans la même ville fonction de consul des États-Unis. » Ils revinrent au Cap quand Roume y était déjà rendu, en mars ou avril, sur une frégate qui amena aussi Edouard Stevens, nommé consul général à Saint-Domingue : ce dernier avait rempli les fonctions de consul à Santo-Domingo.

John Adams était alors président des États-Unis. Il avait pris les rênes de l’administration fédérale, pendant que ce pays était en mésintelligence avec la France, par rapport à son commerce. Dans la mer des Antilles, ce commerce avait beaucoup souffert de la course des corsaires français armés à Saint-Domingue et à la Guadeloupe, en même temps que les Anglais traquaient les navires de leurs anciennes colonies, qui venaient approvisionner Saint-Domingue. Il y avait donc, pour les États-Unis, un intérêt immense à faire cesser cet état de choses, tandis que T. Louverture éprouvait le besoin de favoriser l’importation de leurs comestibles dans la colonie, puisque le commerce français ne pouvait lui en fournir.

Stevens entra en négociation avec lui ; et à ce sujet, Kerverseau se plaint de ce que ce ne fut pas avec Roume principalement :

« Si l’agent, dit-il, y fut admis, ce fut sur ses instances personnelles, et plutôt pour en être le secrétaire que le modérateur, et lui faire apposer le sceau de l’autorité nationale, à celle des conventions dont le général Toussaint et l’envoyé de John Adams jugeraient à propos de faire part au public et à lui ; c’est que son intervention était indispensable pour l’anéantissement de la course que la commission de Santo-Domingo, qui était hors des atteintes de Toussaint, aurait maintenue, et qu’un des grands objets était de détruire. »

Kerverseau, dont nous reconnaissons volontiers la loyauté et le sens judicieux, nous paraît errer toutes les fois qu’il s’agit des intérêts de la France. C’est à tort, selon nous, qu’il fait des reproches ici, et aux États-Unis, et à T. Louverture, et même à Roume. Ce dernier agissait de concert avec le général en chef qui, après tout, était un homme prévoyant. Or, le commerce français, à cause de la guerre avec la Grande-Bretagne, était dans l’impuissance d’apporter les produits de la métropole dans la colonie : fallait-il donc laisser sa population en proie aux privations de toute espèce ? N’était-il pas plus convenable, plus juste et urgent, de se procurer les comestibles que les États-Unis pouvaient fournir, en faisant cesser la course des corsaires qui empêchaient ces comestibles d’arriver dans l’île ? Il est des nécessités pour un peuple, qu’il doit subir sous peine de périr de faim.

Tel fut le but de la convention arrêtée entre Stevens, T. Louverture et Roume, convention sanctionnée par un acte de l’agent, en date du 6 floréal (25 avril). Le même jour, Roume écrivit une lettre à Kerverseau pour lui expliquer ses motifs ; il lui dit que : « S’il vit d’un côté que cette convention favorisait les Anglais, associés des Américains, de l’autre il sentait qu’il ne fallait pas réduire les habitans de Saint-Domingue dans l’alternative de périr de faim ou de commettre un acte d’indépendance, en traitant eux-mêmes avec un gouvernement étranger. » C’est-à-dire, qu’il ne voulait pas laisser le général en chef traiter lui seul. En cela, il avait raison[1]

Dans sa lettre du 27 avril à Rigaud, citée au précédent chapitre, il lui donna également connaissance de son arrêté du 25 :

« La misère, dit-il, causée par l’interruption de tout secours était au comble ; le département du Nord était sans pain et sans autres approvisionnemens ; le café ne trouvait plus d’acquéreurs, même à 17 sous la livre, ni le sucre à 2 gourdes et demie le quintal ; les fermiers ne pouvaient plus remplir leurs engagemens ; les cultivateurs, découragés, renonçaient aux cultures des denrées : tout enfin menaçait le plus triste avenir, lorsque la colonie s’est encore vue sauvée par la sagesse du général en chef… c’est à lui que nous devons l’envoi du citoyen Stevens au Cap… Je suis donc persuadé que dans les départemens de l’Ouest et du Sud, l’on ne sentira pas moins que dans celui-ci, combien de remercîmens sont dus au général en chef dans cette occasion. »

Et dans ses lettres des 1er et 18 mai, Rigaud, après lui avoir exposé une situation presque semblable pour le département du Sud, lui dit :

« Depuis huit mois, privé de tous les objets indispensables, je n’ai pu voir qu’avec la plus grande satisfaction, votre arrêté du 6 floréal, relativement au commerce des Américains avec Saint-Domingue. Mon cœur est soulagé de l’espoir flatteur de voir bientôt cette partie, ainsi que le reste de l’île, florissante. Je rends hommage aux vertus et à la prévoyance du général en chef, et j’admire en vous le père et le consolateur des républicains. »

Ainsi, la convention prise avec l’agent des États-Unis semblait faite pour toute la colonie, pour assurer ses bienfaits au département du Sud comme au Nord ; et l’on voit que Rigaud, encore au 18 mai, était loin d’être jaloux de ce que faisait T. Louverture, dans l’intérêt général de tous les habitans ; et cela, plusieurs mois après qu’Hédouville l’eût dénoncé pour son alliance avec les États-Unis.

Dans une autre lettre du 19 mai, Rigaud revient sur l’effet salutaire que produira l’arrêté du 6 floréal, par rapport aux cultures, aux cultivateurs et aux troupes. Il exprime à Roume son vif désir de le voir enfin organiser l’administration départementale du Sud, pour qu’il soit débarrassé de toutes les affaires administratives dont il a la surveillance depuis longtemps, et d’après le récent arrêté de Roume, du 21 pluviôse.


Cependant, suivant le rapport de Kerverseau, le général Maitland, qui avait été en Europe depuis la capitulation du Môle, était arrivé au Cap peu de jours après l’admission de Stevens en sa qualité de consul général, agent des États-Unis pour traiter avec T. Louverture. Maitland vint sur une frégate anglaise. Le gouvernement britannique avait nommé le colonel Graunt pour résider à Saint-Domingue, et une proclamation royale, du mois de janvier 1799, avait ouvert les ports de cette colonie au commerce anglais, ou plutôt, il avait permis à ce commerce de fréquenter ces ports. Maitland aurait passé par les États-Unis avant de venir au Cap, et y aurait même vu Stevens et John Adams, pour tout concerter avec eux.

Débarqué au Cap, il y vit Roume qui l’accueillit froidement, et T. Louverture avec qui il eut une entrevue particulière. « Son séjour dans la ville fut très-court, dit Kerverseau ; sa présence y excitait de la fermentation.  » Il se rembarqua sur la frégate et fut aux Gonaïves : T. Louverture et Stevens s’y rendirent aussi, par terre. Aux Gonaïves, les attentions les plus marquées lui furent témoignées ; la voiture du général en chef était mise à sa disposition.

Suivant Kerverseau. « Les conférences qu’ils eurent ensemble furent très-orageuses ; Toussaint, rassuré sur les suites de l’embarquement d’Hédouville,… revint sur plusieurs de ses engagemens. Il ne voulut ni recevoir le colonel Graunt, en sa qualité publique, ni admettre les bâtimens anglais dans ses ports, que sous pavillon espagnol on américain, restriction que l’orgueil britannique trouvait humiliante. Maitland réclamait l’exécution de ses promesses, Toussaint l’éludait. Il fallut, pour calmer les mécontentemens réciproques, toutes les ressources de l’esprit conciliateur de M. Stevens… »

Et là-dessus, Kerverseau énumère une foule d’actes et de pièces du gouvernement des États-Unis, qui prouvent l’entente de la Grande-Bretagne et de ce gouvernement, pour arriver aux arrangemens pris avec T. Louverture ; et il en conclut que ce dernier, stipulant en son nom sans mentionner celui de la France, arrivait ainsi à l’indépendance de Saint-Domingue. Il dit en preuve de cette assertion :

« Que, même avant les hostilités avec Rigaud, non encore déclarées, mais décidées entre les alliés, les ports du Sud ont été exclus des avantages du commerce des États-Unis jusqu’au départ de Rigaud, et que ceux de la partie espagnole ne l’ont pas été moins sévèrement, jusqu’à ce que T. Louverture les eut réunis à ses domaines… ; que les émigrés se préparaient à rentrer à Saint-Domingue (ils y étaient déjà) ;… qu’à peine son traité avec Stevens fut-il conclu, que le 30 floréal (19 mai) au moment même du départ de Maitland, dont l’apparition à Saint-Domingue fut toujours l’annonce de nouveaux crimes et de nouvelles calamités, la colonie fut inondée du libelle le plus insultant pour Rigaud, où les injures les plus grossières étaient vomies par la rage la plus forcenée, imprimé sous tous les formats, répandu avec profusion et inséré tout entier dans le Bulletin officiel. Ce débordement d’invectives était terminé par la menace d’employer les voies de rigueur pour ramener le prétendu rebelle à son devoir, après, il est vrai, avoir reçu les ordres de l’agent. Mais l’agent (Roume) n’était plus aux yeux de tout le monde, que comme une de ces idoles dont on ne consultait les oracles qu’après lui avoir dicté celui qu’elle devait rendre. Ce manifeste fut suivi, du côté de Toussaint, d’un rassemblement de troupes au Port-Républicain, de proclamations, d’adresses et de nouvelles rigueurs ; du côté de Rigaud, de l’invasion du Petit-Goave… »

La vérité perce enfin ! Nous venons de louer T. Louverture et Roume, à propos de la convention passée avec les États-Unis ; nous venons de voir que Rigaud la considéra aussi profitable au Sud qu’au Nord de la colonie ; et nous avons transcrit la partie de la lettre de Roume à ce sujet. Suivant Kerverseau, ce n’était donc qu’un leurre dont cet agent berçait l’espoir du général du Sud ! Si l’arrivée de Maitland au Cap y occasionna de la fermentation, c’est pour ce motif que les conférences furent transférées aux Gonaïves ; si Roume ne s’y transporta pas aussi, et que les alliés y décidèrent les hostilités contre Rigaud, est-ce que cet agent n’y prêta pas la main, en donnant ses ordres au général en chef ? Vainement Kerverseau essaie-t-il de détourner la responsabilité de la guerre qui s’alluma, de la tête de l’agent du Directoire exécutif, en le représentant comme forcé de céder aux exigences de T. Louverture ; vainement prétend-il que ce furent Maitland et Stevens, le premier surtout, qui voulurent cette guerre civile : c’est le gouvernement français qui la conçut comme utile à ses desseins, qui chargea ses agens de la fomenter, de l’exciter. T. Louverture rassuré, dit Kerverseau, sur les suites de l’embarquement d’Hédouville…

Voici ce qui le prouve : ce sont trois lettres du ministre de la marine, adressées au général en chef.

La première, du 12 février, lui disait :

Le Directoire exécutif, citoyen général, a vu avec étonnement le citoyen Hédouville de retour en France avant l’expiration du terme fixé pour sa mission. Cet événement aurait pu produire de grands maux, et le Directoire a remarqué les efforts que vous avez faits pour y remédier. C’est par les résultats de vos soins à prévenir toute sorte de désordres, de votre exactitude à faire exécuter les lois nationales et la volonté du gouvernement, de votre zèle à maintenir la discipline militaire et à protéger par-là, et en ce qui vous concerne, les propriétés et l’amélioration des cultures ; c’est par les résultats enfin de votre application ferme et constante à maintenir l’armée dans la fidélité et l’attachement à la mère-patrie et à la constitution de l’an iii, que l’opinion du Directoire et celle de la République entière seront fixées, citoyen général, sur vos assertions et celles de vos détracteurs. Jamais plus belle carrière ne vous fut ouverte. Le Directoire exécutif se plaît à croire que vous la fournirez de manière à justifier sa confiance ; il applaudit, au surplus, au parti que vous avez pris d’instruire sur le champ le citoyen Roume, que le Directoire avait nommé en remplacement du citoyen Hédouville, au départ de ce dernier. Le citoyen Roume répondra sans doute aux espérances que son caractère, son civisme et ses talens ont fait concevoir, et qui ont déterminé le Directoire à le désigner d’avance pour remplacer le citoyen Hédouville.

Salut et fraternité, E. Bruix.

Une autre lettre du 22 février lui transmit de la part du Directoire, des témoignages de satisfaction pour la campagne qui a été suivie de l’entière expulsion des Anglais et qui a mis le comble à ses succès. Elle fut encore signée du même ministre.

Enfin, la dernière, signée de Talleyrand, ministre des relations extérieures, en l’absence de Bruix, lui disait que le Directoire comptait beaucoup sur son zèle à seconder son agent dans les mesures qu’il croira devoir prendre pour le maintien de la tranquillité, en concourant à protéger les propriétaires et en rappelant le commerce qui peut seul rendre son ancienne splendeur à une colonie qu’il a su, par son courage, débarrasser de ses ennemis.

C’est ce qui avait rassuré T. Louverture, ainsi que Roume qui avait déjà ses instructions libellées pour tous les cas possibles. On remarquera qu’Hédouville était parti le 27 octobre 1798, et que ce n’est que quatre mois après que le Directoire exécutif approuva le général en chef. Ce gouvernement ignorait-il qu’en partant, son agent avait dégagé Rigaud de toute obéissance envers lui, que la mésintelligence avait déjà éclaté entre eux ? Que fit-il pour faire cesser cet état de choses ? Rien ! Il recommanda au général en chef de maintenir la discipline militaire, en thèse générale ; mais si ce dernier juge, ainsi que Roume, que Rigaud y contrevient, il a donc le pouvoir de le punir ? Quoique Roume ait rétréci le cercle du commandement de Rigaud, ne l’a-t-il pas laissé encore indépendant du général en chef, après lui avoir refusé sa démission ? Une telle décision n’est pas faite pour arrêter T. Louverture, alors que Roume agit encore de concert avec lui. Voit-on comment ce machiavélisme est adroitement mené, pour susciter la guerre entre les hommes de la race noire ? Et Kerverseau a persisté à prétendre que ce fut Maitland qui alluma cette guerre !

Il n’est pas jusqu’aux arrangemens commerciaux de T. Louverture avec les États-Unis, qui n’aient eu d’avance l’approbation du Directoire exécutif : il lui a recommandé de rappeler le commerce, et celui de France en est empêché par la guerre avec les Anglais. Il sait que la principale cause de la mésintelligence survenue entre Hédouville et le général en chef, a été, en apparence, l’accueil fait par ce dernier aux émigrés ; et s’il lui recommande l’exécution des lois nationales, par conséquent celles rendues contre les émigrés, il ne l’approuve pas moins dans sa conduite.

Nous n’ignorons pas qu’on a objecté que dans la situation de la France, le Directoire exécutif, ne pouvant rien entreprendre pour faire respecter son autorité par T. Louverture, a dû patienter dans l’espoir que la paix avec la Grande-Bretagne lui en donnerait les moyens. Cela se peut ; mais, en attendant, il le confirma dans son pouvoir, dans son autorité de général en chef ; il n’ordonna pas explicitement que Rigaud lui serait soumis, pour faire cesser toute cause de mésintelligence entre eux ; et son agent Roume qui a reçu ses instructions, qui a persisté à refuser la démission de Rigaud, qui l’a contraint moralement à rester à son poste, a maintenu son état indépendant dans le Sud. On l’encouragea donc à résister à T. Louverture ! Et d’un autre côté, Roume donna des ordres à ce dernier pour le contraindre à l’obéissance ! Il a vu le général en chef débuter par un libelle contre Rigaud, par la menace, par un rassemblement de troupes, par de nouvelles rigueurs, et il l’approuva !

Mais dans l’ignorance où était Rigaud de la conduite tortueuse de Roume, de ses criminelles intentions contre lui, après avoir reçu de T. Louverture la lettre du 19 mai qui constituait le libelle imprimé dont parle Kerverseau, le 31, Rigaud écrit à Roume :

Je suis enfin proscrit sur la terre ; vous seul, citoyen agent, me donnez quelquefois des consolations paternelles et vos sages conseils que je mets à profit ; mais les amertumes dont je suis abreuvé journellement ne me donnent pas l’espoir de vivre. Faut-il vous dire mon mal ? Oui, vous ne devez rien ignorer. Je viens de recevoir les injures les plus amères du général Toussaint ; jamais, non jamais, citoyen agent, un officier ne fut plus injustement et plus cruellement injurié ; jamais scélérat ne peut réunir autant de crimes qu’on ne m’en prête : ma conscience n’a rien à se reprocher… Je n’ai jamais passé pour un assassin je ne puis être un voleur. L’injure qu’on me fait de me croire ambitieux du commandement est dépourvue de vraisemblance, puisque je sollicite ma retraite depuis longtemps. Je ne passe pas dans l’esprit de mes ennemis mêmes pour un fourbe, un traître, un suborneur, un ennemi de la liberté, un tyran des noirs[2]… J’ai embrassé trop sincèrement, et peut-être trop chaudement la liberté des noirs ; on m’accuse du contraire de ce qui m’est imputé, c’est de trop les protéger… Je vous préviens, citoyen agent, que je ne répondrai pas à la lettre insultante du général en chef. Je ne puis donc désormais correspondre avec un chef qui croit m’avoir déshonoré. J’ai des chefs, mais je n’ai point de maître ; et jamais maître irrité et mal embouché n’a traité son esclave de la manière atroce que je l’ai été : il faut que tout mon sang coule…

Le général Toussaint fait marcher des troupes ; il menace par les armes le département du Sud. Les citoyens qui l’habitent se laisseront égorger, ou ils se défendront ; il faut bien subir le sort qui nous est destiné, puisque l’agent du Directoire, le représentant de la France à Saint-Domingue ne peut rien pour nous.

Mon crime est d’aimer la République, de vouloir lui rester fidèle, de faire exécuter les lois contre les émigrés, de maintenir l’ordre et le travail, et de ne point baisser la tête devant l’idole ! Je périrai, si je dois périr ; mais, citoyen agent, si vous me rendez la justice que je mérite, comme je l’espère, vous assurerez au corps législatif, au Directoire exécutif et à toute la France, que jamais républicain au monde n’a été plus attaché à sa patrie que moi.

L’épée va donc être tirée du fourreau entre des frères, entre les enfans d’une même race !…

C’est le moment d’examiner la conduite respective de T. Louverture et de Rigaud. Quant à Roume, il est déjà presque jugé par le seul exposé de ses actes ; et d’ailleurs, il jouait un rôle naturel entre ces deux rivaux, le rôle qui convenait aux hommes de sa race.

Ici, nous éprouvons le besoin de faire une déclaration. Nous allons nous trouver fort souvent en opposition d’appréciations avec un auteur moderne, M. Madiou, notre compatriote, par rapport à Rigaud et à T. Louverture : le lecteur le remarquera, tant dans ce livre que dans celui qui va le suivre.

Comme dans ces Études de notre histoire nationale, nous ne nous bornons pas à relater des faits ; mais que nous citons des actes et des documens, que nous les examinons, que nous réfutons les auteurs quand il y a lieu ; ainsi nous ferons de l’Histoire d’Haïti par M. Madiou : ouvrage que nous estimons d’ailleurs par le sentiment patriotique qui l’a dicté, par son mérite, et encore pour avoir beaucoup aidé à notre propre œuvre. Nous le ferons, parce que cela nous paraît important dans l’intérêt de la vérité historique, dans l’intérêt de notre pays. Il nous semble qu’il faut appeler l’examen des esprits éclairés, sur les faits et les actes de nos révolutionnaires, afin de former une opinion raisonnée, générale, qui puisse guider la jeunesse de notre pays dans l’étude qu’elle doit faire de son histoire.

M. Madiou décide à priori, pour ainsi dire, contre Rigaud dans sa querelle avec T. Louverture. Il prête à ce dernier la louable intention, le noble projet dé l’indépendance absolue de Saint-Domingue, pour éviter la réaction qui se préparait en France contre les noirs, anciens esclaves, et dans le but de conserver leur liberté, de la sauve garder. Il va même jusqu’à dire que — « les Haïtiens doivent remercier la Providence d’avoir secondé les armes de Toussaint contre Rigaud, qui était le principal obstacle à l’indépendance de Saint-Domingue[3]. »

Aux yeux de cet auteur, en s’opposant au général en chef, Rigaud ne voulait donc que retenir la colonie dans les liens de l’obéissance à la métropole, sans envisager l’avenir de sa race.

Nous l’avouons cependant, nous aussi, il y a déjà plus de vingt ans, nous avions dit, dans un autre ouvrage où nous parlions de la guerre civile du Sud :

« L’impartiale histoire devra recueillir les faits pour constater si la politique de T. Louverture n’avait pas pénétré le machiavélisme de leurs communs ennemis, et s’il n’avait pas senti la nécessité de la grande et importante mesure de l’indépendance[4]… »

Privé alors des documens officiels que nous nous sommes procurés depuis, nous avions fait à T. Louverture l’honneur d’avoir eu, mieux que Rigaud, des idées plus justes sur la situation de leur pays, d’avoir mieux compris ce que leur devoir envers la race noire prescrivait. Mais l’étude consciencieuse que nous avons faite de leur conduite respective, s’oppose aujourd’hui à ce que nous maintenions à l’égard du premier, le jugement douteux que nous portions, dans l’ignorance où nous étions de toutes les particularités que nous avons déjà exposées et que nous exposerons encore.

Dans tous les cas, examinons la position respective de ces deux rivaux, à la fin de mai, après la lettre de T. Louverture à Rigaud, et celle de ce dernier à Roume.


Il est sans doute utile de remonter aux antécédens de T. Louverture, pour bien juger des sentimens qui l’animaient en ce moment-là. Un homme, quel qu’il soit, quelle que soit sa position sociale, ne renonce pas volontiers à son passé : tout se lie dans sa vie, comme la vie d’un peuple n’est qu’une suite des événemens qui lui ont donné naissance.

Eh bien ! que nous offre la conduite de T. Louverture ? En 1791, il était l’esclave d’un colon et le favori d’un autre. Agissant sous l’impulsion de ce dernier et du chef du gouvernement colonial, il organisa la révolte des noirs du Nord pour opérer la contre-révolution à Saint-Domingue, dans l’intérêt du pouvoir royal. Toutefois, il ne prit part à la révolte que lorsque les premiers succès des noirs l’eurent assurée. Il y devint d’autant plus influent, qu’il était le seul lettré parmi eux, et le seul capable de combinaisons politiques. Il usa de son influence pour porter les chefs principaux de cette armée à consentir à replacer les masses sous la verge coloniale, pourvu que l’affranchissement des supérieurs leur fût garanti ; et en cela, il suivait le plan dressé par les blancs contre-révolutionnaires. Biassou et Jean François voulaient porter le nombre de ces affranchissemens à 300 ; il le fit réduire à 50, par un sentiment d’égoïsme et pour mieux faciliter l’arrangement. Les colons opposés aux contre révolutionnaires s’y refusant, la révolte continua. D’accord avec le gouvernement royal de France, l’Espagne la prit sous sa protection, la fomenta de plus en plus, dans l’intérêt de la contre-révolution ; et T. Louverture, dont l’esprit monacal était en rapport avec les moyens qu’elle employait, devint parmi les noirs son principal agent. Après une lutte de deux années, la liberté générale des noirs fut enfin proclamée par les agens de la France républicaine, et l’influence de T. Louverture retint ses frères dans les rangs des ennemis de cette France libérale. Des défections, des trahisons survinrent, et il y aida plus que personne par les intelligences qu’il pratiqua pour en opérer de nouvelles. Il parvint ainsi à conquérir une position supérieure dans cette armée qui combattait la République française, pour soutenir la cause de Dieu et des Rois.

Mais alors il arriva une profonde mésintelligence entre lui et ses rivaux, à propos de leurs grades, de leurs commandemens, et surtout de la question du rétablissement d’une partie des noirs révoltés sous le joug de leurs maîtres ; il la jugea prématurée, et ce dissentiment entre eux fît menacer son existence personnelle, sa vie. Il saisit ce moment pour passer au service de la France ; et en y passant, il immola de nombreuses victimes parmi ses adversaires. La politique de Laveaux, qui accrut ses forces par lui, exalta son mérite ; l’incapacité et la perfidie de ce gouverneur, ses préventions contre les anciens libres, en firent bientôt son principal appui contre eux. T. Louverture exploita avec adresse cette situation ; il profita de la faute commise par Villatte et devint le lieutenant au gouvernement de la colonie. Une nouvelle autorité y arriva ; il la cajola et se fit l’instrument de ses passions, des vues perfides du gouvernement français réactionnaire.

Enfin, après avoir adroitement éloigné Laveaux de la colonie, il fut promu au rang de général en chef de l’armée. Il s’était distingué dans la guerre contre les Anglais, et il fit servir son ascendant pour chasser Sonthonax, l’auteur de son élévation. Hédouville vint remplacer ce dernier ; et à cause des faveurs que T. Louverture accordait aux émigrés, contrairement aux lois de la France, à cause surtout de celles qu’il paraissait vouloir accorder aux Anglais, à l’aide de ces émigrés, la mésintelligence éclata entre l’agent et lui. Hédouville fut chassé à son tour ; mais, en partant, il autorisa Rigaud à la désobéissance envers le général en chef auquel, jusque-là, il était soumis. Roume remplaça Hédouville, continua la politique du gouvernement français et s’entendit avec T. Louverture pour arriver à ses fins. Ce dernier qui avait méprisé l’autorité de la métropole par des attentats contre ses agens, se vit approuvé cependant par cette autorité elle-même ; et au moment où il recevait cette approbation, il était en conférences secrètes avec les agens des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Quelles étaient ses arrière-pensées, quel était le but qu’il voulait atteindre par une telle conduite qui souleva la fermentation dans tous les esprits les plus éclairés, au dire d’un témoin contemporain, sinon oculaire ?

Là est toute la question pour juger sainement, impartialement, entre T. Louverture et Rigaud.

Et encore, s’il s’était borné à ces actes, puisqu’il semblait agir de concert avec Roume, agent de la France, on pourrait dire qu’il prenait des résolutions dans la plénitude de son pouvoir, et qu’il n’était soumis à aucun autre contrôle dans la colonie. Mais, oubliant en ce moment tout respect pour Rigaud, son camarade d’armes, son frère, son aîné dans la cause de la liberté, il saisit cette occasion de ses arrangemens secrets, pour lui adresser directement une lettre offensante, pleine d’injures grossières, dignes seulement de l’orgueil qui les avait dictées, dans le but évident de provoquer son adversaire, par son honneur blessé et connaissant sa fierté, non-seulement à la résistance, mais à la guerre immédiate. Il ne se borna pas à cela : il fit publier cette lettre et la répandit à profusion, pour mieux porter le défi à Rigaud. Il fit encore plus : se préparant à la guerre, qu’alors il désirait sans doute, pour trouver l’occasion de s’abreuver de sang humain, pour opérer regorgement d’une foule d’individus, il ordonna de nouvelles rigueurs contre quelques-uns et la concentration de ses troupes au Port-au-Prince, pour marcher contre le Sud.

Dans ce but criminel, T. Louverture n’était-il pas alors l’agent passionné, aveugle, de la faction coloniale qui avait toujours rêvé à une telle complication entre les hommes de la race noire ; qui, à Paris, suivant le témoignage même de Roume, avait encore médité son plan de destruction des anciens libres d’abord, pour arriver ensuite aux nouveaux libres ? Ne secondait-il pas les affreux desseins des émigrés qui vinrent s’unir aux Anglais pour rétablir l’esclavage des noirs ?

Il a prétendu, dans sa correspondance avec Laveaux et Hédouville, dans son rapport justificatif adressé au Directoire exécutif, après le départ de ce dernier agent, qu’il était trop clairvoyant pour être soupçonné de se laisser influencer par qui que ce soit. S’il n’était pas réellement sous l’influence pernicieuse des colons et des émigrés, il n’en a été donc que plus coupable de servir leur cause, en provoquant la guerre civile : il en doit être responsable ; il doit du moins avoir sa part de responsabilité avec le Directoire exécutif qui désirait cette guerre, et la postérité ne peut que le blâmer.

À l’égard de Rigaud, dans notre 3e livre nous avons parlé de ses antécédens, jusqu’au moment où les injustices de l’agence de 1796 le contraignirent à garder le pouvoir dans le Sud : nous n’y revenons pas. Mais nous l’avons vu ensuite, prendre l’initiative de démarches fraternelles auprès de T. Louverture, pour l’éclairer, appeler son attention sur les suites que pouvait avoir à Saint-Domingue, l’astucieux machiavélisme de Sonthonax. Dans le but d’éviter la guerre civile entre les deux classes colorées, il a continué cette correspondance, il a obéi à son émule devenu général en chef de l’armée, malgré le mécontentement qu’il pouvait éprouver de ce fait ; il s’est entendu avec lui après le départ de Sonthonax, pour agir de concert contre l’ennemi étranger. Hédouville succède à Sonthonax, et Rigaud continue d’obéir aux ordres de T. Louverture : nous l’avons prouvé par des actes irréfutables.

Rigaud se transporte au Port-au-Prince auprès de son chef ; ils vont ensemble au Cap. Peu de jours après l’arrivée d’Hédouville, Rigaud avait été élu député au corps législatif, et vraisemblablement il s’était fait élire pour trouver une occasion de sortir honorablement de la colonie. Sachant les injustes préventions nourries contre lui par le Directoire exécutif, il sollicite de son agent sa démission du commandement du Sud pour aller remplir son mandat de député ; mais Hédouville la lui refuse ; il le comble d’égards et le renvoie à son poste. T. Louverture en conçoit une puérile jalousie ; cependant ils retournent ensemble du Cap ; Rigaud agit sous ses ordres dans l’évacuation de Jérémie par les Anglais.

Attaché, dévoué à la France, comme l’étaient alors tous les hommes éclairés de sa classe, jaunes et noirs, qui n’attribuaient qu’à ses agens les mauvaises mesures prises dans la colonie, qui voyaient dans la métropole une puissance qui avait proclamé les grands principes de liberté et d’égalité en faveur de tous les hommes, Rigaud avait dû, comme eux, faire une grande différence entre Hédouville et Sonthonax. L’ambition effrénée du général en chef lui suggère une opposition sourde à cet agent ; elle éclate bientôt par un mouvement insurrectionnel qui contraint l’agent à fuir ; et, en partant, il donne à Rigaud un commandement indépendant de son chef, parce qu’il dénonce ce dernier comme coupable de connivences avec les ennemis de la métropole : ces connivences étaient visibles à tous les yeux.

Si la mésintelligence d’Hédouville avec T. Louverture n’avait pas eu pour cause visible, la protection que ce dernier accordait aux émigrés contrairement aux lois de la France, et ses relations avec les Anglais, Rigaud, à nos yeux, eût été coupable de s’autoriser de la lettre de cet agent pour prétendre au commandement de tout le département du Sud. Mais la conduite de T. Louverture n’était nullement rassurante pour la liberté générale, quoiqu’il eût constamment ce mot à la bouche pour commettre ses attentats contre l’autorité de la métropole ; elle ne l’était pas davantage pour les anciens libres. Rigaud devait donc s’en défier, attendre ou de Roume, nouvel agent, ou du Directoire exécutif lui-même, une décision à cet égard.

Cependant, Rigaud continue de correspondre avec le général en chef, malgré ses accusations à propos des noirs envers lesquels il suppose le général du Sud animé de mauvais sentimens. Cette correspondance n’est pas exempte d’aigreurs, il est vrai ; mais Rigaud ne veut pas briser avec lui. Roume arrive enfin au Port-au-Prince ; il les appelle en conférences et se montre d’accord avec T. Louverture. Celui-ci prouve des intentions hostiles contre Rigaud, en portant l’agent à exiger qu’il livre à Laplume les communes du Grand-Goave, du Petit-Goave et de Miragoane. Rigaud s’aperçoit où tend la décision de l’agent qui accède aux désirs de son adversaire : il sollicite alors sa démission, il en fait trois fois la demande pour aller remplir son mandat de député en France. Ce motif honorable lui restait encore, comme au temps d’Hédouville. En se retirant de Saint-Domingue, il eût laissé T. Louverture entièrement maître de ses actions. Mais Roume refuse obstinément ; il représente l’autorité du gouvernement à laquelle chacun doit obéissance.

Rigaud pouvait-il, en sa qualité de militaire, prendre lui-même sa démission malgré l’agent, et abandonner son poste ? La hiérarchie a des règles inflexibles, surtout dans l’ordre militaire. Roume l’invite à une conférence particulière avec lui, et l’on voit sortir de cette conférence une nouvelle décision, un arrêté de l’agent qui l’autorise, non seulement à garder sous ses ordres la commune de Miragoane, mais tout le reste du département du Sud. S’il restreint les limites du territoire soumis à Rigaud, il ne lui conserve pas moins un grand commandement dans lequel il lui donne la surveillance de tous les fonctionnaires publics, la direction de toutes les affaires : il maintient ainsi pour lui la même autorité qu’il y exerçait depuis Polvérel, la même autorité qu’il avait reçue d’Hédouville. Il continue de correspondre avec lui. Roume est l’agent du Directoire exécutif : ce qu’il fait, semble donc à Rigaud émaner de ce gouvernement dont il a les instructions, et Rigaud a remis à Laplume le Grand-Goave et le Petit-Goave ; il a montré de la condescendance, de la modération.

Mais, sur ces entrefaites, des lettres du gouvernement parviennent à T. Louverture ; elles approuvent sa conduite à l’égard d’Hédouville. Qu’elles aient été le résultat de son impuissance ou de son machiavélisme, elles existent néanmoins. Roume n’a pu ignorer ces lettres : ni lui ni le général en chef n’en donnent connaissance à Rigaud, pour le sommer à l’obéissance absolue aux ordres de ce dernier, ni aux autres généraux et fonctionnaires publics. On l’endort ainsi dans une fausse sécurité, pendant que l’agent souscrit à un arrangement commercial avec les États-Unis. Cet arrangement n’a qu’un motif d’utilité publique pour toute la colonie, et l’on voit Rigaud, confiant, s’abandonnant à l’espérance, transmettre à Roume son hommage aux vertus et à la prévoyance du général en chef.

Cependant, cet arrangement commercial est suivi d’un autre, tenu secret, auquel l’agent ne prend aucune part apparente, entre T. Louverture et Maitland, général anglais. Personne ne connaît le but de ces conférences secrètes, et l’agent de la France ne s’y oppose pas, ne donne aucun avertissement aux citoyens à ce sujet. Et c’est immédiatement après ce nouvel arrangement, que Rigaud reçoit du général en chef sa lettre insultante, qui le menace de toute sa colère, qui le blesse cruellement dans son honneur !

Rigaud écrit à Roume, le 31 mai, pour se plaindre de ces injures imméritées. Eh bien ! ce même jour, Roume fait publier[5], par la voie de l’impression, la lettre du 27 avril qu’il lui avait adressée, — dans le but de prouver sa propre modération et les prétendus torts de Rigaud envers le général en chef, après avoir donné ses ordres à ce dernier pour commencer la guerre. Tandis que Rigaud croyait s’adresser à un esprit conciliateur, à une autorité qui devait modérer la fureur de son antagoniste, Roume le dénonçait à toute la colonie et à la France elle-même, comme un ambitieux qui ne voulait reconnaître aucune supériorité hiérarchique !

De tels procédés, pratiqués par l’agent du Directoire exécutif, sont-ils d’un homme de bien soumis à ses instructions, ou sont-ils d’un fourbe aussi hypocrite que T. Louverture, et ravi de voir arriver à point le succès de ses instructions ? Lecteurs, c’est à vous de prononcer !

Quant à Rigaud, pouvait-il, dans de telles circonstances, refuser le combat auquel on le provoquait avec tant de perfidie ? Non ! mille fois non !

Lorsqu’un militaire, un général, se trouve placé comme était Rigaud en mai 1799, il n’a plus qu’à faire appel à son courage, à mettre l’épée à la main, et à laisser le Destin accomplir son œuvre.


Nous venons de reconnaître que Rigaud ne pouvait légalement, abandonner son poste, comme militaire. Son devoir l’obligeait à y rester, puisqu’on n’avait pas voulu accepter sa démission ; son honneur blessé le contraignait à accepter la guerre.

Mais, comme personnage politique, représentant une classe d’hommes, n’avait-il pas aussi un devoir à remplir, qui devait encore le porter à accepter la guerre ?

Reportons-nous, par la pensée, à cette époque douloureuse pour les fils régénérés de l’Afrique.

Après avoir vaillamment combattu les Anglais sur tous les points du territoire de Saint-Domingue, et obtenu d’eux l’abandon des villes qu’ils occupaient, que voyaient les noirs et les mulâtres, toujours si exécrés des colons qui avaient appelé ces étrangers ? N’étaient-ce pas ces mêmes colons et les émigrés, leurs adhérens, qui dominaient dans le conseil de T. Louverture ? Leur plan dénoncé à la colonie par Roume, à son arrivée en 1796 ; la réaction à laquelle ils poussaient le gouvernement français contre la liberté générale, donnaient-ils des garanties aux anciens ni aux nouveaux libres ? N’était-il pas à craindre, après tout, que dans un avenir plus ou moins éloigné, le gouvernement de la métropole ne cédât aux perfides suggestions de la faction coloniale ? Quand il réagissait déjà contre les anciens libres, pour leur enlever la position qu’ils avaient conquise dans la guerre contre les Anglais, pouvait-on espérer qu’il eût été toujours plus favorable aux noirs, émancipés dans des circonstances impérieuses ? Dans son rapport de 1797, Marec n’avait-il pas dit que — « les commissaires civils avaient promis aux noirs la liberté, avaient osé leur en promettre et même leur en procurer la jouissance provisoire, dont la convention nationale avait ratifié le moyen dans un moment d’enthousiasme ? » Que signifiaient de telles paroles prononcées à la tribune du corps législatif, sinon le regret de cette subite émancipation, une arrière-pensée à l’égard des noirs ?

Or, la classe des anciens libres qui, en majorité, avait accepté franchement la liberté générale, qui formait la portion éclairée de la race noire, devenait nécessairement le principal appui des masses, jadis esclaves, contre la réaction projetée. Elle le devenait avec d’autant plus de raison, que si cette réaction s’opérait, elle en subirait elle-même les conséquences. Son intérêt politique était donc identique à celui des masses, indépendamment de ses affections de famille, des liens du sang qui l’unissaient à leur sort. L’abbé Maury avait prévu ce résultat, quand il conseillait à l’assemblée constituante de conserver les prérogatives de la puissance politique du côté des blancs, quand il disait que les hommes de couleur, noirs et jaunes anciens libres, deviendraient les maîtres, les rois des colonies. On réagissait contre eux par ces considérations. En 1799, Rigaud était visiblement le chef de ce parti politique ; et à l’égard des nouveaux émancipés, il n’était pas moins un patron recommandable, par l’influence qu’il avait exercée sur leur liberté ; car il avait été le premier à en affranchir plusieurs centaines dans le Sud. Sous ce rapport, il avait donc un devoir tout politique, tout moral, à remplir envers tous les hommes de la race noire.

Qu’on ne vienne pas nous dire que T. Louverture, jadis esclave, était bien mieux placé que Rigaud, à défendre ses frères qui avaient été dans la même condition que lui, qu’il avait naturellement plus d’affection pour eux que Rigaud lui-même. Oui, il semble que cela aurait dû être ainsi ; mais les faits imputables à T. Louverture prouvaient le contraire : car, tandis que Rigaud combattait pour la liberté générale, son adversaire agissait pour le rétablissement de l’esclavage. Tout récemment encore, en 1798, avant et après le règlement de culture d’Hédouville, il avait émis deux autres règlemens qui ordonnaient des contraintes contre les anciens esclaves. Mais les faits qui ont suivi ses succès dans la guerre civile, le régime qu’il a établi à leur égard, ont prouvé que ses sentimens pour eux n’étaient pas ceux d’un protecteur bienveillant. Que le lecteur veuille bien attendre cette époque pour se convaincre de nos assertions, par les actes que nous produirons.

À un autre point de vue, Rigaud remplissait encore un devoir politique.

Il est certain qu’il était, comme tous les hommes de sa classe, sincèrement attaché à la France, par cela que la métropole s’était montrée libérale, juste, envers tous les hommes de la race noire. Ce sentiment de dévouement raisonné, pour ainsi dire, s’opposait alors à ce qu’aucun d’eux ne conçût l’idée de l’indépendance de Saint-Domingue. Ils voyaient bien les tendances du Directoire exécutif ; mais ils pouvaient faire une différence entre ce gouvernement corrompu, et cette France dont la gloire était alors portée si haut par ses victoires : le bruit de ces victoires prodigieuses retentissait au cœur de ces hommes éclairés, presque tous militaires. Durant cinq années de lutte, toute la population noire avait également prouvé son attachement à la France, en combattant les Anglais.

Eh bien ! c’était après leur victoire, obtenue au prix de leur sang et de mille privations, qu’on voyait T. Louverture s’allier aux colons et aux émigrés qui avaient été dans les rangs ennemis, paraissant encore s’allier à ces ennemis qu’on venait de vaincre, traiter en secret avec le général Maitland, avec les États-Unis. N’y avait-il pas réellement à craindre, que le but de ces négociations secrètes était de proclamer l’indépendance de la colonie, sous le protectorat de la Grande-Bretagne et des États-Unis ? Sous un tel régime, y aurait-il eu garantie ni pour les anciens libres ni pour les nouveaux, alors que l’influence des colons et des émigrés était déjà puissante ? Ces deux États ne maintenaient-ils pas l’esclavage, l’un dans ses colonies, l’autre sur son territoire ? Quelle confiance pouvait inspirer T. Louverture qui avait été lié aux colons, aux émigrés, aux Espagnols, pour rétablir l’esclavage ? N’était-ce pas une opinion généralement admise, alors, que Maitland lui avait proposé de se faire Roi de Saint-Domingue, en déclarant son indépendance de la métropole[6] ? L’homme qui s’affublait, chez les Espagnols, de cordons et de croix de la noblesse, ne légitimait-il pas ces soupçons ?

Rigaud et tous les anciens libres pouvaient donc redouter les manœuvres du général en chef de l’armée. S’opposer à ses vues était donc un devoir.


T. Louverture, Roume, le Directoire exécutif, les colons, les émigrés, voulaient que le sang fût versé. Il le fut abondamment !

Quel fut, en définitive, le résultat de cette guerre fratricide, de cette immolation d’hommes dans les combats, et de l’assassinat de tant d’innocens froidement égorgés ?

« La guerre civile allumée par Maitland dans la colonie, et qu’il regardait sans doute comme le chef-d’œuvre de sa politique, fut, par le redoublement de haine qu’elle excita contre sa nation, un obstacle invincible à la réussite de ses projets[7]. »

Non, ce ne fut pas là le résultat de cette guerre. Non, ce ne fut pas Maitland qui l’alluma. Si l’on dut le soupçonner alors d’y être entré pour quelque chose, on put se convaincre ensuite que T. Louverture n’était convenu avec lui que de l’admission des bâtimens anglais sous pavillon espagnol ou américain.

Mais, T. Louverture, égaré, passionné, voulant satisfaire son excessif orgueil, son ambition démesurée, pour dominer seul à Saint-Domingue, se jeta en aveugle dans cette cruelle lutte, en assouvissant ses vengeances. Vainqueur de Rigaud, enivré des louanges et des flatteries des colons et des émigrés, il ne mit plus de borne à son régime despotique qui lui désaffectionna les populations asservies par la terreur. La France, connaissant cet état de choses, effectuant alors son système de réaction, projeté depuis longtemps contre la liberté de la race noire tout entière, tenta le rétablissement de l’ancien régime dans la colonie. T. Louverture alla finir de tristes jours dans un cachot, par la plus insigne perfidie, par la plus horrible ingratitude envers lui. La France vit naître alors une haine implacable contre elle ; et l’un des lieutenans de T. Louverture, uni de cœur avec l’un de ceux de Rigaud, proclama l’indépendance absolue de la colonie, en proscrivant de son sol tous les hommes de la race blanche.

Voilà quel fut le résultat final de la guerre civile du Sud !


Convaincu de son devoir comme homme politique, blessé dans son honneur comme militaire, Rigaud ne put donc qu’accepter la guerre.

Cela ne détruit pas les assertions que nous avons posées dans notre introduction, sur les causes préexistantes de divisions intestines entre les provinces de Saint-Domingue, qui prédisposaient les populations à une guerre civile.

Il est clair que depuis le gouvernement de Laveaux, les anciens libres du Sud surtout avaient à se plaindre du mal qui leur venait du Nord ; que depuis l’agence présidée par Sonthonax, toute la population du Sud souffrit des injustices de l’autorité placée dans le Nord. En 1799, c’était encore du Nord que venaient les provocations à la guerre ; c’était un agent de la métropole, placé là, qui l’ordonnait, c’était un homme du Nord qui, se targuant de son autorité de général en chef, voulait réduire le Sud à merci.

Nous avons assigné aussi, comme une des causes de cette guerre, l’influence des principes politiques qui dirigeaient Rigaud et T. Louverture. N’est-il pas visible que Rigaud voulait soutenir les principes républicains, démocratiques, renfermés dans les mots de liberté et d’égalité, et en assurer la jouissance aux masses comme à la portion éclairée de la race noire qu’il représentait plus particulièrement ? N’est-il pas également évident que T. Louverture, tout en s’étayant des mêmes mots de liberté et d’égalité, voulait la prédominance des principes aristocratiques, en assurant aux colons et aux émigrés une grande part d’influence dans les affaires du pays ? Les émigrés et beaucoup de colons n’étaient-ils pas des nobles de l’ancien régime ? Le régime établi par le général en chef, devenu gouverneur général, était-il autre chose qu’une aristocratie au profit des grands propriétaires du sol dont il avait restauré tous les privilèges, et des chefs militaires dont l’autorité sur les masses était d’un absolutisme révoltant ? Il nous sera facile de le démontrer dans notre 5e livre.

Sous ce rapport, l’un et l’autre adversaire suivaient l’impulsion de leur éducation, des idées traditionnelles de leur lieu natal.

Donc, toutes ces causes réunies prouvent, selon nous, que la guerre civile du Sud ne fut pas une guerre de caste, de couleur : elle fut une guerre de principes. Il s’agissait de savoir laquelle l’emporterait, ou la démocratie dans l’intérêt de tous, ou l’aristocratie dans l’intérêt d’un petit nombre de privilégiés. Le Directoire exécutif, par ses agens, favorisa, excita cette guerre dans l’intérêt de la race blanche, privilégiée exclusivement dans l’ancien régime, selon les vues constantes de la faction coloniale. En abattant, en détruisant l’influence des anciens libres, en les faisant désigner aux poignards dès 1796, c’était pour se ménager le moyen de réagir contre les noirs nouveaux libres, devenus les instrumens de cette perverse politique. 1802 a bien prouvé ce plan longuement médité !

Cette guerre fratricide ne fut le résultat d’aucune antipathie entre le noir et le mulâtre ; car, bien que T. Louverture ait fait à Rigaud, le reproche de ne pas vouloir lui obéir parce qu’il était noir, il savait le contraire, puisque Rigaud lui avait déjà obéi : adroit, habile hypocrite, il n’employa cette formule que pour passionner les masses en sa faveur, que comme moyen politique. Et la preuve, c’est que bientôt nous prouverons qu’il sévit avec autant de rigueur, autant d’atrocité, contre des noirs anciens libres, même contre des noirs nouveaux libres, que contre des mulâtres ; c’est que dans les rangs des deux armées figuraient noirs et mulâtres combattant les uns contre les autres, et jouissant respectivement de la confiance des deux chefs.

Même dans ce système de reproche fait à Rigaud par T. Louverture, on peut considérer cette guerre comme occasionnée par des principes ; car le général en chef prétendait soutenir ceux de la subordination militaire contre Rigaud, qu’il accusait de les violer.

Vainement nous objectera-t-on qu’il y eut plus de mulâtres sacrifiés par ordre de T. Louverture, qu’il suffisait de leur couleur pour qu’ils fussent immolés[8]. Qu’on nous prouve alors que des noirs ne sont pas tombés également victimes de leurs lumières et de leurs sentimens de sympathie en faveur de la cause que soutenait Rigaud. Qu’on nous prouve encore que T. Louverture n’avait aucune confiance dans les mulâtres qui servaient dans son armée[9].

Nous aurions lieu de nous étonner que deux de nos devanciers, MM. Madiou et Saint-Rémy, aient considéré la guerre civile du Sud comme guerre de caste, de couleurs, [10] s’il n’était pas du partage des hommes de différer souvent d’opinion, sur bien des questions.

Si, dans l’ancien régime, les mulâtres et nègres libres formaient une classe intermédiaire, une caste, si l’on veut, entre les blancs privilégiés et les esclaves de toutes couleurs, ayant par conséquent un intérêt politique diffèrent de celui des esclaves ; depuis le 29 août 1793, en était-il encore de même ? À partir de ce jour, tous les hommes de la race noire n’étaient-ils pas libres et égaux en tous les droits que comporte l’ordre social ? C’est à l’arrivée de l’agence, en 1796, qu’on vit reproduire les anciennes distinctions de castes, par Sonthonax même qui les avait détruites par la liberté générale ; et l’on a pu voir dans le 3e livre à quel but, à quel dessein. Mais ces distinctions n’existaient plus, ni dans la constitution française, ni dans les lois.

Si nous recourons aux dictionnaires pour avoir la définition du mot caste, que lisons-nous ?

« Caste. Nom donné aux diverses tribus ou familles formant une nation et distinctes les unes des autres par les mœurs, le sang et la différence des races. Dans l’Inde, il existe des castes : l’Egypte ancienne avait aussi ses castes. Dans un sens moins restreint, caste s’entend des différens ordres dans lesquels est divisée une nation : la caste des nobles, la caste des prêtres, la caste du peuple, etc. »

En 1799, en était-il de même à Saint-Domingue ? Les noirs, et les mulâtres leurs enfans, différaient-ils alors, non plus qu’aujourd’hui, par leurs mœurs, leur sang, leur race ? Si Rigaud et beaucoup de ses frères avaient une couleur différente de celle de T. Louverture, Rigaud n’était-il pas le fils d’une femme noire africaine ? Christophe Mornet, Pierre Michel, Barthélémy, Noël Léveillé, etc., qui périrent pour avoir manifesté des sympathies pour la cause soutenue par Rigaud, étaient-ils d’une couleur différente de celle de T. Louverture, qui ordonna leur assassinat ? Clervaux et d’autres mulâtres qui soutinrent la cause du général en chef, étaient-ils d’une couleur différente de celle de Rigaud ?

Reconnaissons dans cette funeste et cruelle guerre du Sud, ses véritables causes ; et n’allons pas y chercher autre chose, copier bénévolement les écrits des étrangers, particulièrement des écrivains français, qui, abusés par les termes et les distinctions établies par le système colonial, ont attribué cette querelle à une haine instinctive entre le noir et le mulâtre. Nous leur faisons l’honneur de croire qu’ils ont été égarés ; mais, si cette interprétation erronée de nos discordes passées pouvait tendre à occasionner encore des querelles parmi nous, ce doit être pour nous un motif de plus de la repousser. De telles discordes se sont vues et se voient encore en Europe parmi les blancs ; il en est de même en Afrique parmi les noirs : il n’est donc pas étonnant qu’il y en ait eu entre les noirs et les mulâtres à Saint-Domingue, car tous les hommes se ressemblent par leurs passions.

Nous arriverons un jour à la guerre civile entre Henri Christophe et Pétion, où de semblables faits se sont reproduits en Haïti ; nous prouverons encore que cette querelle ne fut pas suscitée par la différence des couleurs, des castes. Ecoutez cependant les écrits des étrangers, ignorant ses véritables causes ; ils vous disent que ce fut encore une guerre de couleur, de caste. Mais quand Christophe proposait à Pétion et Geffrard d’abattre Dessalines, y avait-il de sa part une idée de couleur ni de caste ? Il voulait seulement succéder au pouvoir autocratique de l’Empereur ; et de ce que Pétion était un mulâtre et qu’il devint le Fondateur de la République d’Haïti, on ne verrait dans sa résolution qu’une idée de couleur, de caste, contre Dessalines ! Nous ne pouvons admettre de tels raisonnemens, fondés uniquement sur la couleur des hommes, acteurs des événemens à relater.

Les vraies causes de la querelle entre T. Louverture et Rigaud étant ainsi trouvées, Rigaud pouvait-il, devait-il imiter son adversaire, en faisant un appel aux passions pour l’envenimer ? Non ; car sa position était toute défensive : il acceptait la guerre, mais il ne l’avait pas désirée. Il publia des écrits, beaucoup trop, pour se justifier des mauvais sentimens qu’on lui prêtait.

Afin de se défendre de l’accusation d’ambition portée contre lui par Roume et T. Louverture, il émit une proclamation, le 15 juin, adressée aux citoyens du Sud : il leur rappela la modération qu’il avait montrée et le désir qu’il avait eu de maintenir la paix publique, en faisant évacuer par ses troupes le Grand-Goave et le Petit-Goave. Il publia en même temps la lettre qu’il avait reçue d’Hédouville, et l’autorisation que Roume lui avait donnée par son arrêté du 21 pluviôse. Mais, obligé de se défendre, il fit avancer ses troupes. Il se déclara investi de tous les pouvoirs dans le Sud. C’était une nécessité de sa position.

Il était alors à Miragoane, d’où il ne tarda pas à partir avec l’adjudant-général Toureaux, pour Aquin, afin de faire avancer des munitions de guerre et de bouche.

Avant son départ, il avait fait occuper le Pont-de-Miragoane par le colonel Faubert, avec les 2e et 3e demi-brigades. Le colonel Geffrard était à Saint-Michel, avec les 1re et 4e demi-brigades. Ces troupes s’élevaient à environ 2500 hommes. Le colonel Renaud Desruisseaux commandait à Miragoane.

En même temps, le général Dessalines occupait le Port-au-Prince avec quatre demi-brigades venues de l’Artibonite. Toutes les troupes réunies dans cette ville s’élevaient à une force de près de 10 mille hommes.

La guerre était imminente, et les sympathies de tous les hommes éclairés de la race noire étaient en faveur de la cause de Rigaud ; car tous voyaient les tendances rétrogrades et liberticides de T. Louverture, dans son alliance avec les colons et les émigrés qui se réjouissaient de cette prochaine lutte, dans l’apparence de son entente avec les Anglais, bien qu’il n’y eût rien de réel à ce sujet de la part de ces derniers : le but du général Maitland, en revenant dans la colonie, n’avait été que d’obtenir l’entrée des navires de sa nation.

Que les navires anglais n’aient pas été dans les ports du Sud, cela se conçoit : Rigaud ne l’eût pas souffert. Que ceux des États-Unis s’en soient également abstenus, cela se conçoit encore. Stevens ayant traité avec T. Louverture et Roume, et ces deux autorités marchant d’accord, représentant à ses yeux l’autorité de la France, le gouvernement fédéral devait donner des ordres à cet effet. Mais cette abstention ne prouve nullement, comme l’a dit Kerverseau, qu’il y eut entente entre T. Louverture, Maitland et Stevens, pour faire la guerre du Sud. Le général en chef aura réclamé d’eux, de ne pas approvisionner ce département, pour mieux le réduire ; et ils auront cédé à cette réclamation, pour ne pas perdre les avantages qu’ils avaient obtenus en faveur du commerce de leur pays.

T. Louverture, connaissant les vœux que formaient naturellement les hommes éclairés de la race noire, fit opérer de nombreuses arrestations parmi eux : ce sont ces rigueurs dont parle Kerverseau. Elles établirent la terreur dans tous les lieux soumis immédiatement à son autorité. Des manifestations de mécontentement se firent jour, des plaintes furent poussées ; mais elles ne prouvent pas, comme l’a dit Pamphile de Lacroix, que « Rigaud ourdit un complot dont les ramifications s’étendirent sur toute la portion de la colonie où commandait Toussaint Louverture[11]. » Ce fut la conspiration des vœux légitimes que faisaient les honnêtes gens, pour celui des deux rivaux qui leur semblait plus favorable au bonheur de la population noire, plus dans le droit d’une défense dictée par la raison : il suffisait d’être soupçonné d’en former, pour se voir arrêté par ordre de ce pouvoir farouche. Les hommes les plus marquans dans la classe des anciens libres, ceux qui s’étaient mis en évidence depuis 1790, dans la lutte contre le système colonial, furent supposés devoir désirer le triomphe de Rigaud ; et les colons les désignèrent à leur aveugle instrument : aveugle, quoique fort éclairé, en ce qu’il diminua ses forces pour le jour où il dut lutter à son tour contre ces mêmes colons, appuyés des baïonnettes françaises.

Tandis que la guerre allait commencer, le général Bauvais continua sa funeste neutralité à Jacmel. Même en ce moment si pénible, il ne crut pas devoir se prononcer ni pour T. Louverture ni pour Rigaud ! Et il s’agissait de l’avenir de sa race tout entière !

Dans les troubles civils, un homme comme Bauvais, ayant de tels antécédens, s’expose toujours ou à la haine ou au mépris des combattans, en voulant rester neutre entre les deux partis qui se querellent : ils lui supposent naturellement le dessein perfide de profiter de leur ruine, s’ils succombent. Décidez-vous donc pour celui en qui vous reconnaissez plus de droit et de raison ; car ils sont vos frères !

Par sa conduite timorée, Bauvais ne conserva ni l’estime de T. Louverture que sa neutralité favorisa, ni celle de Rigaud qu’elle perdit. Et cependant, elle ne fut pas occasionnée par de mauvais sentimens pour ses frères en général : ce fat le résultat d’une erreur de jugement, d’une fausse appréciation de la situation des choses et de la conduite qu’il devait tenir.

Toutefois, nous devons dire ici qu’une tradition rapporte, qu’après le discours tenu par T. Louverture à l’église du Port-au-Prince, Bauvais songea à se déclarer contre lui, et qu’il s’entendit avec Christophe Mornet, colonel de la 8e demi-brigade et commandant de l’arrondissement, pour gagner son corps et se prononcer au moment qui leur paraîtrait convenable. Cet officier avait fait la campagne de Savannah avec Bauvais et Rigaud ; il était dans les mêmes rangs qu’eux pendant leur lutte contre les colons, à Saint-Marc, où nous l’avons vu figurer honorablement en 1793, adoptant la liberté générale : cette confraternité d’armes et politique le rendait partisan de la cause que soutenait Rigaud, quoiqu’il eût servi dans l’Artibonite sous les ordres de T. Louverture, dans la guerre contre les Anglais. Il avait été dévoué au général en chef, jusqu’au moment où il le vit se jeter dans les bras des colons et des émigrés, paraissant s’allier avec les ennemis qu’ils avaient glorieusement combattus. Cette tradition peut donc être fondée ; mais ni Bauvais, ni Christophe Mornet ne surent agir avec résolution.

  1. Suivant le Moniteur du 26 vendémiaire an 8 (18 octobre), le Directoire exécutif approuva cet arrêté du 6 floréal.
  2. T. Louverture avait la tête meublée d’expressions injurieuses. Voyez ce qu’il a dit de Sonthonax à Laveaux, dans une de ses lettres ; voyez encore quelles épithètes il appliqua à Raffin, à propos de l’affaire du Fort-Liberté.
  3. Histoire d’Haïti, t. 1er p. 340.
  4. Géographie d’Haïti, publiée en 1832, p. 18. — Dans la mission que je remplis en France en 1838, je me suis procuré beaucoup de documens à Paris. Depuis six ans que j’y suis encore, j’en ai eu, j’en ai vu d’autres tout récemment, qui m’ont éclairé sur les faits de notre histoire nationale.
  5. Histoire d’Haïti par M. Madiou, t. 1er, p, 331.
  6. L’affirmation de Pamphile de Lacroix à cet égard prouve qu’on avait raison de le croire. Etablir une royauté dans la colonie, alors, c’eût été rétablir l’esclavage. Et de quelle liberté ont joui les citoyens du Nord, sous le règne affreux de H. Christophe ?
  7. Rapport de Kerverseau.
  8. Cela prouve seulement qu’il y avait parmi eux plus d’hommes éclairés, que T. Louverture crut devoir sacrifier, pour pouvoir établir son régime de 1800 et 1801 : régime entièrement favorable aux colons, ses amis en 1799 — ses ennemis en 1802.
  9. Le 2 août 1799, Roume lui avait écrit une lettre où il lui disait que c’était sans doute son discours prononcé à l’église du Port-au-Prince, qui faisait dire à Rigaud qu’il voulait l’extermination de toute la classe des mulâtres. Mais, trois jours après, T. Louverture lui répondit que c’était à tort que Rigaud portait une telle accusation contre lui ; qu’il n’en voulait pas à toute cette classe ; qu’il ne faisait pas une guerre de couleur ; et il cita en preuve, non-seulement Clervaux et les autres hommes de couleur employés dans son armée active, mais encore Vernet, Laraque, Desruisseaux, Rouanez, etc., tous commandans de communes en qui il avait la plus grande confiance.

    Si ces explications appuient nos propres opinions sur les causes diverses de cette guerre déplorable, elles prouvent aussi qu’en homme éclairé, T. Louverture sentait le besoin de se justifier d’une accusation qui aurait pu peser sur sa mémoire ; et nous aimons à citer ici sa propre lettre à ce sujet ; car, si nous l’accusons d’excès indignes de ses lumières, nous nous devons à nous-même de présenter ses propres excuses.

  10. Histoire d’Haïti, t. 1er p. 335. Vie de T. Louverture, p. 231.
  11. Mémoires, etc., t. l er, p. 377. De qui cet auteur a-t-il pu apprendre ce prétendu complot, si ce n’est des colons blancs intéressés à accuser Rigaud ?