Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.1

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 3-41).

chapitre i.


Aveu d’un écrivain français sur les causes de la guerre civile du Sud. — Correspondance entre Toussaint Louverture et Rigaud, entre ce dernier et Roume. — Roume arrive au Port-au-Prince et convoque les principaux généraux auprès de lui. — Conférences, et décision prise par Roume. — Rigaud lui demande sa démission, — Il la refuse. — Rigaud fait évacuer le Grand-Goave et le Petit-Goave par ses troupes. — Il commande le reste du Sud. — Révolte du Corail. — Neutralité de Bauvais et réflexions à ce sujet. — Toussaint Louverture lance l’anathème contre les hommes de couleur. — Arrestation et massacre de quelques-uns. — Conduite de Bauvais. — Il se retirée Jacmel. — Roume et Toussaint Louverture vont au Cap. — Intentions respectives de Toussaint Louverture et de Rigaud. — Correspondance entre eux, entre Roume et Rigaud. — Examen de la conduite de Roume.


« La fatalité semblait avoir prédestiné Saint-Domingue à voir naître ses maux des pouvoirs de la métropole. La scission du général Hédouville avec T. Louverture, qu’il ne dépendait peut-être pas d’eux d’éviter, eut pour résultat la lutte sanglante des noirs et des hommes de couleur[1]. »

C’est le cri de la conscience, poussé par l’un de ces généraux français envoyés plus tard à Saint-Domingue, pour recueillir le fruit de la guerre fratricide allumée par le Directoire exécutif. Il confirme pleinement la conclusion que nous avons tirée, dans notre troisième livre, des intrigues coupables de Laveaux et de Perroud, de la mission de Sonthonax et de celle d’Hédouville. Ils ont été les agens de la discorde semée entre les anciens et les nouveaux libres de la colonie ; et nous avons dit dans quel esprit, dans quel but[2].

Après le départ forcé d’Hédouville, il s’est trouvé un autre agent de la métropole, préparé à l’avance par le Directoire exécutif, muni de ses instructions. Nous allons voir ses procédés, et nous pourrons juger si ses instructions, doublement cachetées, ne lui prescrivaient pas, comme à ses prédécesseurs, de parvenir aux mêmes fins.


Nous avons promis d’examiner la conduite politique et militaire de Rigaud, en parlant de l’autorisation qui lui fut donnée par Hédouville, de garder le commandement du département du Sud, de désobéir à T. Louverture, général en chef de l’armée. Nous remplirons notre promesse. Mais auparavant, il convient de relater les actes qui eurent lieu entre ces deux rivaux, immédiatement après le départ d’Hédouville, et quelques-uns du nouvel agent.

T. Louverture avait supprimé la proclamation d’Hédouville qui le dénonçait à la colonie comme pactisant avec les émigrés, les Anglais et les Américains, pour prononcer son indépendance. Il n’ignorait pas que cet agent avait écrit à Rigaud pour le dégager de toute obéissance envers lui ; et, dans l’espoir de trouver dans la correspondance de ce dernier, la preuve d’une coalition contre lui-même entre Rigaud et l’agent, il avait inhumainement ordonné d’assassiner, près de Mont-Rouis, les officiers Dauzy, Cyprès et Camus, qui revenaient des Cayes. Cet assassinat était d’autant plus odieux, qu’en les arrêtant, on pouvait les dépouiller des dépêches dont ils étaient porteurs. Officiers subordonnés, ils remplissaient leur devoir, ils étaient placés sous la sauvegarde de l’honneur militaire : ils ne devaient pas périr[3] !

Voulant contraindre Rigaud à s’expliquer, à se prononcer, T. Louverture lui écrivit une lettre où il lui annonçait le départ d’Hédouville, l’événement du Fort-Liberté, en accusant cet agent d’être l’ennemi de la liberté générale des noirs. Il ne se borna pas à cela : il accusa Rigaud aussi de participation aux projets de l’agent contre les noirs. C’était son thème favori, pour pouvoir exciter les passions de la multitude.

Conçoit-on une telle accusation contre Rigaud, qui avait été le premier à affranchir 700 noirs dans le Sud d’un seul coup, de la part du chef qui, en ce temps-là, servait la cause des Rois contre la liberté, qui refusa de passer au service de la France lors de la déclaration de la liberté générale par les commissaires civils, qui ne s’y rallia que pour sa sûreté personnelle ?

Le 27 octobre (Hédouville était encore dans la rade du Cap), Rigaud répondit à la lettre du général en chef : « Je crains que ce ne soient les émigrés qui sèment la méfiance entre les premières autorités de la colonie. Je vous engage à les chasser. C’est grandement vous abuser que de me croire capable de me prêter à aucun projet qui tendrait à l’abaissement et à l’asservissement des noirs, moi qui n’ai jamais cessé de combattre pour la liberté générale. »

Rigaud avait-il autre chose à répondre ? En 1793, n’avait-il pas accepté franchement cette liberté générale, n’avait-il pas déjà combattu les Anglais à Léogane[4], quand ils venaient rétablir l’esclavage, quand alors T. Louverture opérait dans le Nord et l’Artibonite, de nombreuses défections en faveur des Espagnols qui rétablissaient aussi l’esclavage ? Ce dernier n’agissait-il pas de concert avec les émigrés ?

Après cette réponse de Rigaud, T. Louverture lui ayant écrit de nouveau, il lui répondit encore, le 20 novembre : « L’agent Hédouville m’a autorisé à étendre mon commandement jusqu’à Léogane, qui est compris dans les limites du département du Sud, d’après la loi du 4 brumaire an 6 (25 octobre 1797) : j’ai notifié cette décision au général Laplume, pour couvrir ma responsabilité ; car il semble ne pas vouloir servir sous mes ordres[5]. Quant au départ de l’agent, le mal n’est pas sans remède. Maintenons la tranquillité dans le pays ; prouvons notre fidélité à la France, en chassant les émigrés : au nom de notre existence, montrez-vous jusqu’à la fin l’homme du gouvernement français. »

Rigaud avait enfin déclaré ce que T. Louverture désirait, sur la question du commandement du Sud. Certes, sa lettre se terminait d’une manière blessante pour le général en chef ; en l’engageant à prouver sa fidélité à la France, par l’expulsion des émigrés, à se montrer l’homme du gouvernement français, c’était lui dire qu’il semblait trop favorable au projet dont Hédouville l’avait accusé. Mais, d’après les lois françaises, les émigrés devaient-ils être admis à Saint-Domingue ? Mais, T. Louverture n’avait-il pas blessé Rigaud, en lui imputant des desseins contraires à la liberté des noirs ? Avait-il seul le privilège des imputations et des injures ? Les siennes étaient injustes, tandis que Rigaud avait raison de lui reprocher ses faveurs pour les émigrés.

Insistant encore sur ses accusations, il reçut de Rigaud une autre réplique, le 30 novembre : « En me laissant séduire par Hédouville, dit Rigaud, j’eusse fait preuve de perfidie et de stupidité. Je déclare hautement que le général Hédouville ne m’a parlé et écrit que pour la prospérité de Saint-Domingue, que pour l’établissement de l’ordre constitutionnel et pour l’affermissement de la liberté et de l’égalité. Je lui ai vainement demandé ma démission ; je la demanderai au Directoire et à l’agent Roume. »


On a vu, dans le 3e livre, que Rigaud avait manifesté à Roume, par sa lettre du 28 avril 1798, son désir d’aller en France remplir son mandat de député au corps législatif. Bientôt on le verra solliciter avec insistance sa démission de commandant du département du Sud, de Roume qui la lui refusera encore, tant les agens de la France et son gouvernement avaient besoin de faire éclater la guerre entre les défenseurs de cette colonie, qu’ils avaient arrachée des mains des Anglais et des colons. Et puis, Kerverseau et Pamphile de Lacroix ont accusé les Anglais, Maitland surtout, d’avoir été les auteurs de cette guerre civile !

Roume était encore à Santo-Domingo. Le 12 décembre il écrivit à Rigaud qu’il se disposait à se rendre dans la partie française, et que rendu là, il réunirait auprès de lui le général en chef, Rigaud, Bauvais et les autres chefs militaires, afin de conférer ensemble avec franchise et cordialité, sur les mesures à employer pour la sûreté extérieure et intérieure du pays, comme pour l’organisation constitutionnelle, la réparation des abus, et la consistance de toutes les autorités républicaines.

Il arriva au Port-au-Prince, le 12 janvier 1799. Le 17 il écrivit à Rigaud qu’il venait de recevoir une lettre de T. Louverture, datée de l’habitation Descahos, et qu’il serait rendu sous peu de jours au Port-au-Prince :

« La confiance que j’ai dans les vertus de ce grand homme ne me permet plus de supposer que nous n’agissions de concert pour l’intérêt de Saint-Domingue, qui ne saurait être différent de celui de la grande nation. Lorsque j’aurai eu ma première entrevue avec ce général, je m’empresserai de vous écrire pour vous en communiquer le résultat qui sera, j’espère, de nous réunir tous ici, pour concerter ensemble les moyens d’opérer partout le bien, de la même manière, en ne nous écartant jamais de l’acte constitutionnel et de la loi organique des colonies, et en ne voulant pas aller trop vite. » Or, il n’y avait d’autre loi organique pour Saint-Domingue, que celle qui réglait et déterminait les limites des cinq départemens, dans lesquels des tribunaux civils et correctionnels, et des administrations départementales et communales devaient être établis. Les colonies françaises, sous la constitution de l’an 3, étaient régies par cette constitution et envoyaient leurs députés au corps législatif.

On vient de voir comment les vertus du grand homme avaient bien disposé Roume en faveur de T. Louverture. Écoutons encore cet agent.

Le 22 janvier, il écrivit à Rigaud :

« J’espère enfin, citoyen général, qu’après avoir conservé pendant plus de sept ans un très-vif désir de vous connaître personnellement, sans avoir jamais pul’effectuer par la fatalité des événemens de Saint-Domingue, j’espère dis-je, mon cher Rigaud, que sous peu de jours, j’aurai le bonheur de vous embrasser.

« Le général en chef s’est rendu ici hier au soir. Il serait impossible d’être plus content de quelqu’un, que je ne le suis de cet homme vertueux ; lui et moi n’avons qu’un même but, — celui du bonheur de Saint-Domingue, inséparable de la prospérité nationale ; lui et moi sommes également convaincus que pour y parvenir, il faut la plus parfaite union entre l’agence particulière et les autorités militaires qui ont le plus d’influence. C’est pour cette raison que je viens d’inviter le général en chef de vous requérir, ainsi que les généraux Bauvais et Laplume, de venir au plus tôt conférer fraternellement avec nous sur les mesures à prendre. Votre zèle pour la France et Saint-Domingue, dont l’intérêt est le même, m’assure, citoyen général, que vous ne vous refuserez point à satisfaire à notre vœu, et c’est au nom du gouvernement national que je vous fais cette demande. »

Voit-on avec quel art Roume, content de l’homme vertueux, invite le général en chef de requérir Rigaud de se trouver à ces conférences ? Rigaud a été constitué indépendant du général en chef ; et, c’est cependant celui-ci, et non pas l’agent, qui le requiert, qui lui ordonne de venir au Port-Républicain. Mais, comme l’agent connaît la fierté de Rigaud, et qu’il n’ignore pas la correspondance qui a eu lieu entre lui et T. Louverture depuis le départ d’Hédouville, Roume joint une lettre à celle du général en chef : pour le déterminer à venir, il lui parle de son zèle pour la France et Saint-Domingue, il lui fait cette demande au nom du gouvernement national.

Avant de partir de Santo-Domingo, il y avait fait venir Kerverseau, qui était à Saint-Yague, pour le remplacer comme agent dans la partie espagnole. Le 25 janvier, il écrit à Kerverseau qu’il a vu T. Louverture : « C’est un philosophe, un législateur, un général et un bon citoyen. » Probablement, c’est cette lettre qui aura porté Kerverseau à dire, dans son rapport au ministre de la marine, « qu’il eût été difficile de fabriquer un personnage plus propre, dans les conjonctures, au rôle qu’il convenait à Toussaint de lui faire jouer. » Kerverseau avait mieux connu ce dernier que Roume ; il l’avait souvent vu au Cap, et il l’avait parfaitement observé. Roume aussi, dans sa première mission, en 1791, avait vu T. Louverture au Cap, venant accompagner les prisonniers blancs que Jean François avait renvoyés sur l’invitation de la commission civile ; et il est possible que cette réminiscence contribua à la haute idée qu’il concevait de lui en 1799. Mais nous voyons en Roume, en ce moment, l’agent fidèle à la politique du Directoire exécutif, revêtu de ses doubles instructions, accomplissant avec intelligence, sous l’apparence de la bonhomie, le but que se proposait cette politique.

Le 26 janvier, Rigaud, en accusant réception à Roume de sa lettre du 17 et envoyant auprès de lui le chef de bataillon S. Doyon, porteur de paquets venus à son adresse par un navire de Bordeaux, lui disait :

« Aussitôt que je recevrai vos ordres pour la réunion que vous projetez de faire des divers chefs militaires auprès de vous, je m’empresserai d’y obtempérer. Je ne doute pas que si tous les habitans de la colonie ont en vous la même confiance que vous avez inspirée à mes frères d’armes et à moi, elle ne marche à grands pas vers son organisation constitutionnelle et sa prospérité. Votre expérience, le long séjour que vous avez fait dans l’île, tout me fait augurer que vous saurez mieux que personne appliquer aux malheurs de Saint-Domingue le baume qui leur convient. »

Ayant reçu ensuite la lettre de cet agent, du 22 janvier, Rigaud y déféra plutôt qu’à celle de T. Louverture qui le requérait de venir au Port-au-Prince. Il s’y rendit dans les derniers jours de janvier. Bauvais et Laplume y vinrent aussi.


Le 4 février (16 pluviôse) étant l’anniversaire du décret de la convention nationale sur la liberté générale, Roume en fit l’occasion d’une grande fête. Il prononça un discours sur la place d’armes du Port-au-Prince où il était entouré de tous ces officiers généraux. Il les invita à vivre entre eux, en paix, en union, à conserver l’amour de la République française et l’obéissance à ses lois. T. Louverture, en sa qualité de général en chef, fit aussi un discours où il prétendit que l’union la plus parfaite existait entre eux tous : ce qui était démenti par les faits connus de toute la colonie.

Relativement au discours de Roume, c’était encore, pour ainsi dire, la même médaille dont Sonthonax avait offert un des côtés à la vue des spectateurs, lorsqu’il pérora sur la place du Champ-de-Mars au Cap, à l’arrivée de l’agence de 1796. Voyons aussi le revers de cette médaille, en 1799.

Le 5 février, une assemblée des généraux eut lieu sous la présidence de Roume. Nous n’en connaissons pas les détails, mais seulement le résultat.

Après s’être bien concerté avec T. Louverture, Roume, décidant le contraire de ce qu’avait résolu Hédouville à son départ, invita Rigaud à se dessaisir du commandement en chef du département du Sud, à renoncer à toute prétention sur Léogane, à abandonner à Laplume, non-seulement le Grand-Goave et le Petit-Goave, où Rigaud avait étendu son commandement depuis la prise de Léogane par les Anglais, mais encore la place et la commune entière de Miragoane[6].

Laplume avait été gagné par T. Louverture. On a vu qu’il avait déjà refusé d’obéir à la réquisition de Rigaud par rapport à Léogane. En voulant étendre maintenant son commandement jusqu’à Miragoane, l’agent de la France voulait faciliter au général en chef l’invasion du reste du département du Sud, par l’occupation du point militaire qui le couvrait.

Rigaud refusa de consentir à un tel amoindrissement de son commandement ; il rappela à Roume les dispositions de la loi organique de la colonie qu’il avait promis de ne jamais violer, et qui comprenait dans le département du Sud ces différentes communes jusqu’à Léogane. Roume insistant, il paraît que dans la conférence même, Rigaud lui demanda sa démission que l’agent refusa.

Écoutons, à ce sujet, Kerverseau dans son rapport :

« Roume, en arrivant dans la partie française, avait convoqué les plus influens des généraux au Port-Républicain, espérant étouffer tous les ressentimens dans des embrassemens fraternels et réunir tous les efforts pour le salut de la colonie. Mais le général en chef sut en profiter pour augmenter les dissentimens, réveiller les jalousies et rendre les haines plus irréconciliables. Il promettait à Bauvais le commandement de toute la partie du Sud, et lui montrait en perspective le commandement en chef de l’armée de Saint-Domingue, et excitait Laplume à demander à Rigaud la restitution des Grand et Petit-Goave. Ces deux places avaient autrefois fait partie du commandement du Sud ; la délégation (dont Kerverseau était membre) voulant établir une sorte d’équilibre entre les chefs de ce département, les avait distraites ainsi que Léogane, de la dépendance de Rigaud, pour les mettre sous celle de Bauvais, sur la subordination duquel elle comptait davantage. Sonthonax, qui ne se fiait ni à l’un ni à l’autre, imagina de placer entre eux deux un général noir, sépara de Jacmel, Léogane et les autres districts que les délégués y avaient réunis, en forma un arrondissement particulier, et en donna le commandement à Laplume, qui fut nommé à cet effet général de brigade… Toussaint qui avait gagné Laplume et qui voulait subjuguer Rigaud, appuyait fortement la demande du premier. La discussion fut vive et paraissait devoir finir d’une manière sanglante ; mais Rigaud, soit par condescendance pour l’agent, soit pour ôter à Toussaint tout prétexte d’user de violence sur sa personne, consentit à céder ces deux places, et partit brusquement, emportant dans son cœur, et laissant dans celui du général en chef, de nouveaux fermens de haine qui ne tardèrent pas à se développer. »

Qui donc était cause de toutes ces haines ? Au lieu d’en accuser T. Louverture tout seul, Kerverseau ne devait-il pas reconnaître que le Directoire exécutif, que ses agens, y poussaient aussi ces généraux ? Mais, il ne pouvait pas le dire au ministre de la marine à qui il relatait les faits. Est-ce que la décision rendue par Roume prouve qu’il voulait étouffer tous les ressentimens ? Il les augmentait, au contraire, et à dessein : comme le gouvernement qu’il représentait, il voulait voir éclater la guerre civile entre T. Louverture et Rigaud, pour arriver à l’affaiblissement de ces hommes dont on méconnaissait les services. Le seul moyen d’empêcher cette guerre était d’accepter la démission de Rigaud qui, déjà nommé député au corps législatif depuis près d’un an, eût eu alors un motif honorable pour quitter Saint-Domingue. On va voir comment Roume agit à son égard.

En effet, le lendemain de cette conférence, où la partialité de cet agent s’était montrée de manière à courroucer Rigaud, le 6 février, ce général lui adressa une lettre accompagnant un aperçu sur la situation du département du Sud, qu’il avait soumis à Hédouville. Cet aperçu contenait un précis de tous les événemens qui s’y étaient passés depuis le départ de Polvérel et Sonthonax ; l’état de la force armée, des notes sur son organisation, sur l’organisation civile et judiciaire, et était accompagné d’une carte particulière du Sud.

« J’ai cru, dit-il à Roume, que ces détails vous seraient nécessaires pour le changement que vous aurez à faire. Je suis prêt à vous donner tous les renseignemens que vous désirerez sur le département qui m’a été confié jusqu’à ce jour, heureux de pouvoir le remettre, sinon intact, mais dans un bon état, en comparaison des autres départemens et en raison des circonstances. Je vous réitère de nouveau mes instances pour me remplacer dans le commandement du Sud. Je ne saurai être heureux ni même vivre, si vous n’adhérez à ma demande. J’attendrai vos derniers ordres, citoyen agent, pour partir et me rendre au sein de ma famille : elle ne peut exister sans mes secours fraternels. »

Roume n’ayant pas répondu à cette lettre, dans la même journée du 6 février, Rigaud lui adressa la suivante :

« J’ai servi avec honneur et zèle la République française à Saint-Domingue. Le département du Sud qui m’avait été confié a été conservé autant qu’il a été en mon pouvoir de le faire. Je pense que vous serez content de l’état actuel des cultures, si vous allez faire votre tournée dans ce département ; vous vous en convaincrez par vous-même. L’état de ma mauvaise santé, le désir de faire place à d’autres militaires qui sont plus en état que moi de continuer le service, me portent à vous prier de recevoir ma démission. Je vous préviens, citoyen agent, que j’avais reçu l’ordre du général Hédouville de prendre le commandement du département du Sud, aux limites prescrites par la loi du 4 brumaire an 6. Vous prescrirez à celui qui doit me remplacer ce que vous aurez arrêté pour le plus grand avantage de la chose publique.

« Je demeurerai toute ma vie le défenseur ardent de la République française, à Saint-Domingue ou dans tout autre endroit sous le pouvoir national. Je serai toujours à vos ordres et à ceux des autres autorités supérieures, pour tous les renseignemens que mon expérience me met à même de pouvoir donner, et je vous aurai une reconnaissance éternelle de m’accorder la faveur que je vous demande (sa démission) ; et je vous prie de me continuer vos bontés et votre estime. »

On a dit, et Kerverseau le soutient dans son rapport, que Roume était placé absolument sous l’influence, sous la domination de T. Louverture. S’il en était ainsi, n’eût-il pas accepté la démission demandée trois fois par Rigaud ? Car, le général en chef ne pouvait que désirer qu’il fût annulé ou qu’il s’éloignât de la colonie. S’il est vrai qu’il avait promis le commandement du Sud à Bauvais, même le commandement en chef de l’armée pour l’avenir, il pouvait, il devait profiter de cette demande réitérée de Rigaud, pour déterminer Roume à l’accepter. On ne peut pas admettre que T. Louverture désirât la guerre avec Rigaud plutôt que sa démission. En refusant cette démission, Roume était donc parfaitement libre : il obéissait à ses instructions secrètes[7]. Voyons comment il formula sa réponse à Rigaud. Le même jour, 6 février, il lui écrit enfin :

« C’est au moment même que je viens d’achever le brouillon d’un arrêté, que je crois essentiel au salut de votre pays, et par lequel arrêté vous serez chargé d’une confiance si authentique et si glorieuse, que ce seul acte, fait au nom du gouvernement national, doit vous consoler et vous venger, citoyen général, de toutes les intrigues de vos envieux, et de tous les mensonges de vos calomniateurs ; c’est en ce moment, dis-je, que je reçois votre lettre de ce jour qui demande votre démission !

« La loi du 4 brumaire an vi règle, il est vrai, les limites des nouveaux départemens de Saint-Domingue ; mais elle ne saurait empêcher les moyens propres à rétablir l’ordre, la tranquillité, l’union. Il ne s’agit pas non plus de ce que faisait mon prédécesseur, dans les circonstances où il se trouvait : il nous faut tous de commun accord sauver la chose publique.

« Je vous considère avec raison, citoyen général, comme l’un des principaux bienfaiteurs de la France à Saint-Domingue. Pensez-vous qu’à l’instant où vous allez jouir de votre réputation, en dépit de ceux qui l’ont calomniée ; où vous allez rendre à la patrie de nouveaux services, croyez-vous que je puisse consentir à votre demande ? Il faudrait pour cela que je fusse l’ennemi de la France à Saint-Domingue, de vous et de

L’agent particulier, Roume.

Le même jour, cet agent adressa une nouvelle lettre à Rigaud ; il lui disait :

« Je vous invite instamment, citoyen général, de venir conférer avec moi demain à onze heures du matin ; car il me paraît impossible qu’après avoir déjà rendu tant de services signalés, vous refusiez de mettre la dernière main à votre ouvrage. Vos deux lettres me déchirent l’âme.  »

Il paraît que s’étant rendu le lendemain auprès de Roume, Rigaud, par condescendance pour lui, pour prouver sa soumission à l’agent du gouvernement français et le désir qu’il avait d’éviter toute mésintelligence, toute guerre civile, consentit à remettre à Laplume le Grand-Goave et le Petit-Goave, mais nan pas Miragoane. Roume adhéra à cette résolution, et rendit à cet effet un arrêté en date du 21 pluviôse. Rigaud resta encore au Port-au-Prince jusqu’au 12 février, où il partit pour se rendre dans le Sud. Ainsi, il n’est pas vrai, comme l’avance Kerverseau, qu’il partit brusquement.

En passant au Grand-Goave, il le fît évacuer par le commandant Laferté. Arrivé au Petit-Goave, le 13 février, il y reçut des dépêches qui lui mandaient qu’une insurrection avait éclaté au Corail. Dans la nuit même où il reçut cet avis, il en informa Roume. Les révoltés étaient des soldats de la 4e demi-brigade commandée par Geffrard, et des cultivateurs du lieu : ils avaient arrêté ce colonel et le chef de bataillon Jean-Louis Compas. Mais le colonel Dartiguenave, commandant à Jérémie, et d’autres officiers des environs, ayant fait marcher des troupes contre le Corail, Geffrard, Compas et d’autres officiers qui étaient détenus avec eux, furent remis en liberté, et la révolte fut éteinte.

« Le commandant Dartiguenave, dit Rigaud à Roume, me marque que le pavillon anglais a été un moment arboré, mais que quelques révoltés, toujours français, l’avaient mis en lambeaux et avaient juré, quoique en état de révolte, toujours fidélité à la France. Cette révolte, m’écrit-on, qui ne paraît que l’effervescence d’un peuple ignorant, prenait sa source dans de grands projets des ennemis de la République. En effet, est-il possible que des noirs, qui ont combattu sous mes ordres depuis neuf ans pour la cause sacrée de la liberté, aient voulu retourner esclaves, aient arboré le pavillon anglais de leur propre volonté ? Non. Quelques conspirateurs sont arrêtés et seront interrogés … Je vous instruirai plus amplement lorsque je serai sur les lieux. »

Il quitta le Petit-Goave pour se rendre au Corail et à Jérémie ; il ordonna au capitaine Bouchard d’évacuer cette place pour se rendre à Miragoane. Rigaud exécuta donc la promesse qu’il avait faite à Roume ! S’il désirait la guerre avec T. Louverture, il eût gardé le Grand-Goave et le Petit-Goave : il se fût efforcé d’enlever Léogane aux mains de Laplume.

On a dit que la révolte éphémère du Corail fut suscitée par T. Louverture ; mais rien ne le prouve. Le fait du pavillon anglais qui a été arboré momentanément et que les révoltés eux-mêmes ont réduit en lambeaux, donne lieu à penser que cette révolte fut occasionnée par les menées des colons de la Grande-Anse, qui ne pouvaient que regretter la domination anglaise, et qui cherchaient à susciter des embarras à Rigaud, dans le temps où il était en conférence au Port-au-Prince.

À l’occasion de cette révolte, un incident survint qui motiva de la part de T. Louverture, d’amers reproches contre Rigaud, comme s’il pouvait en être cause. Dartiguenave, comme on vient de le lire dans la lettre de Rigaud écrite du Petit-Goave, avait arrêté un certain nombre de révoltés qu’il fit amener dans la prison de Jérémie ; parmi eux se trouvait un blanc colon reconnu pour être l’un des instigateurs de la révolte ; il fut mis avec vingt neuf noirs révoltés dans une des chambres de cette prison, nouvellement blanchie à la chaux. L’entassement de tous ces hommes dans un étroit espace vicia l’air à tel point, qu’ils furent tous asphyxiés durant la nuit. En supposant qu’ils furent tués, Rigaud ne pouvait être responsable de ce crime, puisqu’il n’était pas à Jérémie[8]

Après avoir échangé plusieurs lettres avec Roume sur le service judiciaire et financier, rendu à Jérémie, le 25 février Rigaud répondit à une autre de Roume, du 20, qui lui demandait des informations sur les causes de la mort de ces prisonniers. Il lui dit qu’il avait appris ce malheureux événement dans sa route ; qu’il fut occasionné par les causes naturelles signalées plus haut ; que Dartiguenave avait formellement ordonné, par écrit, au commissaire des guerres et à l’officier de garde de prendre des précautions à cet égard. Cet événement le porta à contremander l’ordre qu’il avait donné de faire juger militairement les chefs de la révolte ; il les fit détenir, en élargissant les cultivateurs qu’ils y avaient entraînés, en renvoyant à leur corps les militaires égarés par les factieux. Au Corail, il avait rendu une proclamation à cet effet, et le calme se rétablit.


Dans les conférences du Port-au-Prince, le général Bauvais qui, depuis longtemps, ne comprenait plus le rôle qu’il était appelé à jouer dans les affaires de la colonie, par son ancienneté dans la carrière militaire et politique, s’était montré disposé à tenir une exacte neutralité, dans la querelle existante entre T. Louverture et Rigaud, par suite de la décision rendue par Hédouville à son départ. La perspicacité du général en chef lui fit découvrir facilement le parti qu’il pouvait tirer de cette disposition de Bauvais. Il lui manifesta les plus grands égards. Roume, qui agissait de concert avec lui, en usa de même envers Bauvais. Celui-ci n’appuya ni les demandes du général en chef, ni la résistance de Rigaud.

Cependant, de deux choses l’une : — ou Hédouville, agent de la métropole, contraint de fuir de la colonie, avait le pouvoir de délier Rigaud de toute obéissance au général en chef, — ou Roume, nouvel agent, avait le pouvoir de décider le contraire de ce qu’avait ordonné son prédécesseur. Dans le premier cas, Bauvais devait, à son pays et à la France, d’appuyer les prétentions de Rigaud : dans le second, il ne devait pas, il ne pouvait pas s’abstenir d’appuyer celles de T. Louverture. Il n’en fit rien. Cette mollesse, cette inintelligence de son devoir de citoyen et de chef militaire et politique, étaient de nature à porter Rigaud à persévérer dans ses prétentions ; car, sachant l’amitié de Bauvais pour lui, il devait espérer qu’au moment décisif, ce général se déclarerait en sa faveur.

Si Bauvais s’était prononcé pour Rigaud dans ces conférences, celui-ci, aidé de lui, eût facilement réuni Léogane dans son commandement du Sud ; mais alors, Bauvais se fût trouvé placé sous ses ordres, puisque l’arrondissement de Jacmel faisait partie de ce département, d’après la loi de brumaire sur la division du territoire. Fut-ce là, la considération secrète qui agit sur l’esprit de Bauvais ? Était-ce la répugnance qu’il éprouvait à obéir à Rigaud, qui le détermina à la neutralité, pour conserver son commandement à Jacmel ? On ne peut l’affirmer : cependant, sa conduite personnelle envers Montbrun légitime ce soupçon ; sa conduite aux Cayes, lors de l’affaire de la délégation, l’acceptation par lui, à cette époque, du commandement de l’arrondissement des Cayes, y donnent encore une nouvelle force. Bauvais était certainement l’ami de Rigaud ; mais il se peut qu’ayant été le premier général des anciens libres dans l’Ouest, il n’entendait pas se soumettre aux ordres du premier général du Sud.

Si, au contraire, Bauvais se fût déclaré en faveur des prétentions de T. Louverture qui, à titre de général en chef appuyé de Roume, voulait exiger la soumission de Rigaud à ses ordres, ce dernier, convaincu qu’il ne pourrait plus résister, eût nécessairement persévéré dans sa demande de démission ; il n’eût pas eu l’espoir de conserver le commandement du Sud, diminué des communes du Grand-Goave et du Petit-Goave qu’il remit à Laplume ; trouvant dans son élection de député au corps législatif, faite en avril 1798, un prétexte, un motif honorable pour se retirer de la colonie, il n’eût pas accepté l’insidieux arrêté de Roume, du 21 pluviôse, ou il se fût soumis au général en chef.

La conduite inintelligente de Bauvais fut donc cause de la continuation de ces fatales dissensions entre les deux rivaux qui se disputaient, l’un la totalité du pouvoir, l’autre une portion restreinte de ce pouvoir. On va le voir persévérer dans ce que nous appelons sa coupable neutralité, parce qu’elle a été cause, en partie, de la guerre civile qui a surgi de ces dissensions. Cette guerre a eu certainement pour moteur, la perverse politique du Directoire exécutif et de tous ses agens obéissant à ses instructions, laquelle a fait naître la jalousie du pouvoir entre T. Louverture et Rigaud, qui l’a entretenue en secondant puissamment les élémens de discorde qu’elle a trouvés dans leur rivalité et dans la jalousie préexistante entre les diverses provinces de Saint-Domingue. Mais, selon nous, il était possible de l’éviter, si Bauvais eût agi autrement qu’il n’a fait.

Est-ce que Rigaud ne la pressentait pas, même depuis les premiers jours de 1797, lorsqu’il envoya Pelletier et d’autres agens secrets auprès de T. Louverture, lorsqu’il s’attacha à entretenir avec lui une correspondance suivie, pour éviter que Sonthonax ne parvînt à les désunir ? Ne resta-t-il pas uni et soumis au général en chef, jusqu’au départ d’Hédouville ? Mais alors, la conduite de T. Louverture envers les Anglais, les émigrés et les colons, était-elle de nature à entretenir dorénavant entre eux cette bonne intelligence ? Au moment même où Rigaud condescendait aux demandes de Roume, où il faisait sortir ses troupes du Grand-Goave et du Petit-Goave, que fit T. Louverture au Port-au-Prince, en présence de Roume, agent de la métropole ?

Le 21 février, après qu’on eut su le déplorable événement arrivé dans la prison de Jérémie, il ordonna de faire battre la générale, et que tous les citoyens eussent à se rendre à l’église. Il s’y rendit aussi, monta dans la chaire évangélique, présenta quelques papiers d’où il prétendait tirer les preuves d’une vaste conspiration ourdie contre la colonie, par les hommes de couleur (cette expression a toujours désigné tous les anciens libres, noirs et jaunes), c’est-à-dire, une conspiration contre lui personnellement, contre les colons, les émigrés qu’il accueillait, contre la masse des noirs émancipés depuis 1793. Selon lui, cette conspiration tendait à replacer ces derniers dans l’esclavage. Une telle imputation n’était faite que pour soulever les passions, les haines de la multitude contre ceux qu’il désignait. Dans ce dessein perfide, il rappela la malheureuse affaire de la déportation des suisses, pour prouver la haine des hommes de couleur pour les noirs, en feignant ainsi, le coupable ! d’ignorer que parmi ces infortunés se trouvaient des mulâtres esclaves. Il ajouta à ces déclamations criminelles, les injures les plus odieuses, les menaces les plus terribles contre la classe entière, objet de ses préventions, sinon de sa jalousie haineuse.

« Pourquoi, dit-il, avez-vous sacrifié les suisses ? C’est parce qu’ils étaient noirs. Pourquoi le général Rigaud refuse-t-il de m’obéir ? C’est parce que je suis noir  ; c’est parce qu’il m’a voué, à cause de ma couleur, une haine implacable[9]. Mulâtres ! je vois au fond de vos âmes ; vous étiez prêts à vous soulever contre moi. Mais en quittant le Port-Républicain pour me rendre au Cap, j’y laisse mon œil et mon bras : mon œil pour vous surveiller, mon bras qui saura vous atteindre. »

C’était dans l’église même, dans le temple consacré à la divinité par la religion qu’il semblait vénérer ; c’était du haut de la chaire qu’il se faisait ainsi l’apôtre de la haine et de la destruction des hommes !… Pour combler la mesure de son hypocrisie jésuitique, en descendant de cette chaire, où il n’aurait dû s’inspirer que de sentimens pieux et charitables, il alla se prosterner au pied du grand autel ; il eut l’air de prier Dieu avec ferveur et se releva, en faisant le signe de cette croix où le Fils de Dieu mourut pour avoir enseigné aux hommes à s’aimer tous comme frères !… Et T. Louverture put croire, en profanant ainsi les choses les plus sacrées, que la Providence divine ne lui ferait pas expier un jour ses sentimens haineux !…

En sortant de l’église où il avait jeté la consternation dans tous les cœurs des jaunes et des noirs présens, non des colons ravis de cette diatribe furibonde, il se rendit au palais du gouvernement, où d’autres colons et leurs femmes vinrent le féliciter de tout ce qu’il avait dit de menaçant contre les hommes de couleur. Il faisait parfaitement leurs affaires ; il était naturel qu’ils le félicitassent de ses véhémentes paroles. Mais nous verrons par la suite comment ils exploitèrent son absurde aveuglement.


Le général Bauvais avait assisté passivement à l’église, aux accusations portées contre la classe entière dont il était un des représentans ; il avait entendu surtout celle qui se rapportait à la déportation des suisses, à laquelle il avait personnellement consenti : il ne répondit rien au général en chef ! Cependant, il est de ces circonstances où un homme de cœur doit préférer une mort immédiate à l’avilissement de sa personne : Bauvais était avili en ce moment ; il ne le comprit pas !… Au sortir de l’église, il écrivit à Roume et à T. Louverture pour offrir sa démission. Le lendemain, ou le même jour, il se rendit au palais où se tenaient ces deux autorités ; et là, en présence de beaucoup d’officiers, il reprocha à T. Louverture, dit-on avec énergie (nous sommes porté à en douter), d’avoir rappelé la déportation des suisses comme une preuve des préjugés de caste et de couleur contre les noirs, de la part des hommes de couleur[10] ; il lui dit comment ces malheureux avaient été victimes de l’astuce des colons du Port-au-Prince, de la fatale condescendance des hommes de couleur, dans un esprit de paix et de conciliation. C’était présenter une justification tardive et presque personnelle.

C’est à l’église même qu’il fallait prendre la parole, pour protester contre l’inhumaine intention que le général en chef attribuait à la classe de couleur ; c’est là même qu’il fallait récriminer contre lui et lui rappeler que dans ce même mois de novembre 1791 où les suisses avaient été sacrifiés, lui, T. Louverture, agissait de concert avec Jean François et Biassou, pour replacer les noirs insurgés au Nord dans l’esclavage, sous la verge des colons. Bauvais eût peut-être péri, dans l’église même, en prononçant de telles paroles ; mais du moins il se fût honoré aux yeux de l’histoire et de la postérité. Une telle protestation de sa part eût été une gloire pour lui, pour sa mémoire. Et qui sait si son audace n’eût pas fait reculer l’audace de T. Louverture à ordonner sa mort à l’instant même ?

Il n’avait pas apostrophé le général en chef à l’église ; il perdit l’occasion que lui offraient la raison, la politique et ses anciens services dans la cause de la liberté générale des noirs ; car il avait concouru à assurer l’émancipation de 144 noirs dans l’Ouest, en 1792, sous l’autorité de Roume, alors commissaire civil ; car il avait, comme Rigaud et d’autres de ses frères, accepté franchement la liberté générale prononcée par Polvérel et Sonthonax. Sa harangue au palais ne produisit aucun effet, ni sur l’esprit des noirs, ni sur celui des hommes de couleur.

Cependant, Bauvais pouvait encore être redoutable à T. Louverture, si, retiré à Jacmel, il se fût prononcé en faveur de Rigaud. Il avait sous ses ordres cette belle et fameuse légion de l’Ouest, aguerrie, disciplinée, bien commandée par des officiers d’une grande valeur. En ce moment, le général en chef n’avait pas beaucoup de troupes au Port-au-Prince. Bauvais, en se joignant à Rigaud, pouvait avec lui s’emparer de Léogane et du Port-au-Prince. T. Louverture, tout en lançant l’anathème contre les hommes de couleur, n’ignorait pas que tous les noirs anciens libres qui faisaient partie de cette classe étaient unis de cœur et d’intention avec les mulâtres, pour désapprouver ses tendances à favoriser les colons, les émigrés et les Anglais, et que beaucoup de noirs parmi les nouveaux libres étaient eux-mêmes mécontens de sa conduite, que ceux de l’Ouest et du Sud étaient dévoués à Bauvais et à Rigaud. Moïse lui-même, son propre neveu, et plusieurs autres officiers noirs dans le Nord, tels que le général Pierre Michel, Barthélemi, Noël Léveillé, etc., partageaient la crainte qu’il se laissât trop influencer par les blancs.

Dans cette conviction, après son audacieuse apostrophe contre les mulâtres particulièrement, il sentit plus que jamais la nécessité de ménager l’amour-propre de Bauvais, pour l’empêcher de se jeter du côté de Rigaud. Il répondit donc à Bauvais, avec sa dissimulation accoutumée, que dans son discours en chaire, il n’avait pas eu l’intention d’accuser tous les hommes de couleur ; qu’il connaissait le mérite de ce général dont il avait toujours su apprécier le noble caractère. Il l’invita à rester à son poste.

Roume, qui entrait entièrement dans ses vues parce qu’elles étaient favorables aux projets du Directoire exécutif, engagea aussi Bauvais à ne pas insister sur sa demande de démission. Il n’avait pas voulu accepter celle de Rigaud ; il devait d’autant plus refuser d’accéder à celle de Bauvais. Il servait son pays.

Qu’on ne vienne pas nous dire que cet agent, faible de caractère il est vrai, ne savait pas se conduire comme il convenait pour remplir sa mission : il obéissait à ses instructions. Comment ! il avait été contraire à Rigaud, depuis l’affaire de la délégation ; il l’avait dénoncé au Directoire exécutif comme l’auteur secret de l’assassinat de tous les blancs qui périrent aux Cayes en cette circonstance ; et voyez comme il a écrit à Rigaud, dès l’arrivée d’Hédouville dans la colonie ; comme il a agi envers lui depuis qu’il fut venu de Santo-Domingo au Port-au-Prince !

Bauvais se laissa convaincre par le général en chef et l’agent du Directoire exécutif : il se retira à Jacmel, bien disposé à continuer sa neutralité.


Roume, en venant dans la partie française, avait rendu un arrêté pour fixer sa résidence au Port-au-Prince[11]. Il se laissa persuader à son tour, par T. Louverture, de se transporter au Cap : il avait déclaré qu’il agirait de concert avec le philosophe, le législateur ; celui-ci parla, il céda. Est-ce que le général en chef aurait pu l’y contraindre, s’il ne l’avait voulu ? Kerverseau prétend que ce fut par contrainte. Mais tout décèle le contraire[12]. Roume sentait que l’Ouest ou ses frontières allaient être bientôt le théâtre de la guerre civile ; il s’en éloigna pour dire, comme excuse, qu’il ne pouvait s’y opposer, étant au Cap. Il avait pris son arrêté avant d’avoir vu le général en chef, avant les conférences du Port-au-Prince : dès-lors il put comprendre que la guerre était inévitable, imminente. D’ailleurs, le jugement que porte Kerverseau de cette translation du siège de l’agence, n’a eu lieu qu’après que Roume eut été interné au Dondon, en 1800 : il a pensé du fait de 1799 d’après celui-là.

Le 25 février, Roume quitta le Port-au-Prince avec T. Louverture : ils se rendirent au Cap.


Nous avons narré tous les faits ci-dessus rapportés, d’après des documens authentiques que nous possédons. Mais nous sentons la nécessité de relever les inexactitudes ou les incohérences qui se font remarquer dans Pamphile de Lacroix qui, écrivant sous la forme de Mémoires, ne s’est pas toujours astreint à suivre l’ordre chronologique des faits. Cette nécessité est d’autant plus urgente, selon nous, que notre compatriote, M. Madiou, dans son Histoire d’Haïti, a trop souvent suivi cet auteur dans le classement des événemens. Or, ici, l’ordre chronologique doit nous amener naturellement à porter un jugement impartial sur la conduite respective de T. Louverture et de Rigaud, afin de considérer et de décider qui, des deux, a eu le plus grand tort dans la guerre fratricide qu’ils se firent tous deux, au nom des intérêts de la France ; qui, des deux, a mieux entendu les véritables intérêts de la race noire à Saint-Domingue.

On a vu Rigaud, se basant sur la décision d’Hédouville, persister à vouloir obtenir l’intégrité du territoire du Sud dans son commandement, en vertu de la loi de brumaire an vi ; mais on l’a vu aussi céder à la fin à la nouvelle décision prise par Roume qui, refusant sa démission, lui dit qu’il ne s’agissait pas de ce qu’avait fait son prédécesseur ; et Rigaud consentit à remettre à Laplume le Grand-Goave et le Petit-Goave. Eh bien ! c’est au moment où il part pour exécuter ce consentement à l’amoindrissement de son commandement, c’est peu de jours après avoir exécuté sa promesse, après avoir montré de la modération ; c’est alors que T. Louverture réunit la population à l’église du Port-au-Prince et fulmine contre toute la classe des hommes de couleur. Se borne-t-il à ces paroles injustes, à ces menaces foudroyantes ? Non ! Il fait opérer immédiatement des arrestations au Port-au-Prince, il envoie les personnes arrêtées dans les cachots de sa Bastille du Morne-Blanc, aux Gonaïves ; il en fait massacrer d’autres.

Pamphile de Lacroix, et après lui, M. Madiou, place la sortie virulente du général en chef à une date postérieure, après que les premières hostilités avaient commencé. Mais Kerverseau, qui était dans la colonie, qui a dû être mieux renseigné sur les faits, qui a pu l’être même par Roume, Kerverseau dit au ministre de la marine :

« Trois jours après le départ de Rigaud, une diatribe dégoûtante d’injures et pleine d’imputations atroces contre tous les hommes de couleur, prononcée en chaire par Toussaint, au son du tambour, dans l’église du Port-Républicain, est suivie dans cette ville de nombreuses arrestations ; et, dans les mornes de Jacmel, du massacre de près de quarante propriétaires, tous hommes de couleur ; un cri de mort retentit dans toute la colonie contre cette caste ; les uns s’enfuient dans le Sud, les autres dans la partie espagnole. Cependant, ce premier mouvement s’arrête tout-à-coup ; le carnage fut suspendu, mais l’appel avait sonné[13]. »

Si telle fut la conduite de T. Louverture au moment où, parti du Port-au-Prince, Rigaud retirait ses troupes du Grand-Goave et du Petit-Goave, nous le demandons aux lecteurs impartiaux, qui ne se font point un système préconçu pour juger des actions des hommes, qui ne recherchent que la vérité historique dans les faits imputables à tous ; nous leur demandons :

Entre T. Louverture et Rigaud, lequel montra le plus de modération en cette circonstance, immédiatement après les conférences du Port-au-Prince ? Lequel des deux montra plus le désir d’arriver à une guerre où tant de sang humain devait être versé ?

Est-ce celui qui souscrivit à la décision intéressée et perfide de l’agent de la métropole, qui abandonna deux communes à un officier supérieur soumis à son adversaire, qui éloigna ses troupes des lieux où la guerre pouvait commencer, dans le moment où il allait pacifier une autre commune mise en état de révolte, a-t-on dit, par les propres agens de son adversaire ?

Ou bien, est-ce celui qui, pour arriver à ses fins homicides, de propos délibéré, lance l’anathème contre toute une classe d’hommes, ses frères, en fait arrêter quelques-uns, tandis qu’il en fait massacrer d’autres ?

Il nous semble que la question est jugée par les faits, et que la seule réponse raisonnable à y faire, — c’est que T. Louverture doit être considéré par la postérité, comme ayant voulu la guerre civile, comme l’ayant provoquée par ses injustices envers toute la classe des anciens libres, par les arrestations, par le massacre qu’il fît opérer parmi eux. Par ces faits constatés à sa charge, il a contraint Rigaud à prendre une attitude de guerre qui devait nécessairement amener la guerre elle-même.

Est-ce tout ? Non, il y a encore d’autres faits à constater de la part des deux généraux, avant l’ouverture des hostilités.

À propos de la mort des prisonniers de la révolte du Corail, T. Louverture écrivit une lettre à Rigaud, lettre d’accusation où il s’étonna — que dans tous les mouvemens, les noirs étaient toujours victimes, — mettant ainsi de côté l’assassinat commis par ses ordres, de près de quarante hommes de couleur dans les montagnes de Jaemel, comme une sorte de compensation à l’asphyxie des trente prisonniers à Jérémie.

Le 20 avril, quelques jours après sa lettre, Rigaud lui répondit qu’il s’était convaincu sur les lieux, qu’il n’y avait eu aucune méchanceté de la part des autorités ; que la mort de ces prisonniers était un de ces événemens qu’aucune prudence humaine ne pouvait prévoir.

« Pourquoi faut-il, dit-il en terminant, que les ennemis les plus perfides aient aujourd’hui la faculté d’irriter frères contre frères, amis contre amis ? Jusques à quand la défiance portera-t-elle les uns à soupçonner les autres et à détruire l’union et l’accord si nécessaires à notre bonheur et à la prospérité du pays ?… Je gémis en secret du mal qu’on me veut ainsi qu’à mes frères, les hommes de couleur ; mais je ne changerai pas pour cela, et vous me verrez toujours le même, soit à la tête d’une armée, soit au sein de ma famille, aimant la liberté, chérissant l’égalité, bravant les calomniateurs, méprisant les intrigans et respectant tout homme de bien. C’est vous dire, citoyen général, que je vous respecte, et que je vous donnerai dans tous les temps, les preuves de mon sincère et respectueux attachement [14]. »

Rigaud n’avait-il pas raison de parler ainsi au général en chef ? Qui donc étaient les artisans de la mésintelligence, de la défiance entre les enfans de la race noire, si ce ne sont les colons qui voulurent toujours leur asservissement ; les émigrés qui étaient accueillis et qui étaient venus se joindre aux Anglais pour les aider au rétablissement de l’esclavage ; et le gouvernement français lui-même qui les secondait dans cette œuvre machiavélique ?

Sans doute, on objectera à ses paroles, que Rigaud, en s’appuyant sur la décision d’Hédouville, qui n’était que le résultat des instructions du Directoire exécutif, prêtait la main lui-même à cette politique. Mais T. Louverture, en s’appuyant de la décision récente de Roume, agent de ce gouvernement, n’y prêtait-il pas la main aussi ? Mais du moins, en tenant au général en chef ce langage fraternel, Rigaud mettait sous ses yeux des considérations puissantes, pour le porter à ne pas écouter les conseils perfides des ennemis de leur race : en lui marquant son respect, en lui témoignant son attachement personnel, il lui prouvait qu’il ne le regardait que comme son frère, qu’il ne désirait pas entrer en lutte avec lui.


Poursuivons la narration des faits et de la correspondance de cette époque.

Tandis que T. Louverture, du Cap, lançait ses accusations contre Rigaud, Roume lui écrivait pacifiquement sur des détails d’administration civile et judiciaire. Le 11 avril, Rigaud l’avait informé que l’assemblée électorale du département du Sud venait d’élire au corps législatif, Pinchinat et Garnot, qui étaient en France. Le 27, Roume lui répondit :

« Votre lettre du 22 germinal m’a fait beaucoup de plaisir, en m’apprenant le bon choix fait par l’assemblée électorale du Sud, en la personne du citoyen Pinchinat pour le conseil des Cinq-Cents, et dans le citoyen Garnot pour celui des Anciens. Vous savez déjà, sans doute, que dans l’Ouest on a nommé le citoyen Rallier aux Cinq-Cents, et le citoyen Coisnon aux Anciens, et que le département du Nord a choisi le citoyen Pascal pour les Cinq-Cents, et le même citoyen Rallier pour l’autre conseil. — Votre aide de camp Bonnet (qui venait d’arriver de France), dont tout le monde s’accorde à faire le plus grand éloge, vous aura instruit de la sagesse avec laquelle le Directoire exécutif à jugé les derniers événemens de Saint-Domingue. Loin donc que cette crise, qui semblait si effrayante, puisse occasionner le moindre malheur à la colonie, il en résultera le plus grand bien, puisque le gouvernement national, maintenant convaincu de la loyauté du général en chef, malgré de spécieuses apparences même assez fortes pour avoir persuadé l’agent Hédouville, n’en sera que plus facile à rendre justice aux autres généraux qui ont rendu tant de services éclatans à Saint-Domingue. Vous reprendrez donc enfin, mon cher Rigaud, le degré de confiance qui vous est si justement acquis, en dépit de vos calomniateurs ; et soyez bien certain que depuis mon entrée aux fonctions de l’agence, je n’ai laissé passer aucune occasion de rendre au Directoire le témoignage que je dois à tous les sauveurs et les conservateurs de Saint-Domingue, parmi lesquels vous occupez toujours, dans ma correspondance, la place qui vous appartient.

« Maintenant il faut, mon cher général, que nous oublions sincèrement tout ce qui s’est passé de désagréable jusqu’à ce jour ; il faut, comme je ne cesserai de le répéter, que tous les républicains de l’île se rendent réciproquement la justice qu’ils se doivent et renoncent sincèrement aux anciennes idées de divisions que les ennemis du bien public ont si machiavéliquement répandues entre les trois couleurs. Il est vraisemblable que de nouveaux agens ne tarderont pas à venir prendre les rênes du gouvernement. »

Le dernier paragraphe de cette lettre était relatif à beaucoup de militaires déserteurs de Saint-Marc et autres endroits de l’Ouest qui se réfugièrent dans le Sud, et notamment à Jérémie, selon Roume.

« Je vous ferais une injure, poursuivit-il, également indigne et de vous et de moi, si je supposais que vous en eussiez même connaissance ; mais, comme je suis toujours convaincu de la nécessité d’entretenir le plus parfait accord entre les chefs de votre département et ceux des deux autres, il est de mon devoir de vous avertir de cet abus, qui, s’il subsistait, pourrait occasionner de nouveaux soupçons et réveiller d’anciennes mésintelligences… »

Et Roume invitait Rigaud de faire rechercher ces déserteurs et de les renvoyer à leurs corps respectifs, pour éviter d’être calomnié. « Portez-vous bien, et soyez bien persuadé que si je vous aimais moins, je ne serais pas si jaloux de tout ce qui peut être utile à votre réputation. »

Cette lettre de Roume suggère diverses réflexions. D’abord, on voit que Pinchinat (pour ne citer que lui) a été élu membre du conseil des Cinq-Cents, et que ce choix a eu l’approbation de l’agent de la France. Pinchinat y était depuis la fin de 1797. Croit-on qu’il aura été admis à siéger dans ce corps ? Ce serait étrangement s’abuser, que d’espérer qu’enfin on y fut devenu juste envers les hommes de couleur du Sud et envers Pinchinat en particulier : il fut encore repoussé ! Il continua à végéter dans la capitale de la mère-patrie, jusqu’au moment où il finit ses tristes jours dans l’infirmerie de la Force, accablé de misère, de chagrins.

Ensuite, on voit par cette lettre, que Roume annonce à Rigaud que le Directoire exécutif, convaincu de la loyauté de T. Louverture, malgré de spécieuses apparences même assez fortes, qui avaient persuadé Hédouville, a rendu toute sa confiance au général en chef de Saint-Domingue, et par là, il n’en sera (au futur) que plus facile à rendre justice aux autres généraux, à Rigaud par exemple. Mais, lui a-t-il envoyé copie des lettres que lui ou T. Louverture a reçues ? — Vous reprendrez donc enfin le degré de confiance qui vous est si justement acquis : c’est pour l’avenir ; en attendant, il reste toujours sous le coup des préventions odieuses qu’on a nourries et qu’on entretient contre lui. — Depuis son entrée aux fonctions de l’agence, Roume a bien parlé de lui, a rendu témoignage de ses services ; mais auparavant, cet agent avait fait ce que nous avons constaté ; il l’avait dénoncé, calomnié.

Après ces phrases mielleuses, et toutes d’espérances pour Rigaud, Roume insinue tout doucement qu’il conserve des idées de divisions, en l’invitant à oublier le passé. C’était le cas, alors, de rapporter son arrêté du 21 pluviôse, de faire cesser son commandement indépendant dans le Sud, de le sommer, au nom de la France, de se soumettre au général en chef.

Cet agent a été témoin, au Port-au-Prince, de la diatribe verbale de T. Louverture contre tous les hommes de couleur, en comprenant ainsi une foule d’innocens au moins parmi eux, s’il y en avait de coupables d’intention ; car aucun fait de leur part ne légitimait ces accusations ; il en a vu arrêter beaucoup qui ont été envoyés dans les cachots du Morne-Blanc, où ils étaient encore détenus ; il a su le massacre de ceux des montagnes de Jacmel, et Roume passe tous ces faits sous silence. Il est aussi convaincu que le Directoire exécutif, de la loyauté du général en chef, philosophe et législateur.

Enfin, il termine sa lettre par des reproches assez formels à l’égard des déserteurs. Ces déserteurs, ce sont sans doute des hommes de couleur qui, n’ayant pas comme lui, autant de confiance dans la loyauté du général en chef, ont fui la proscription qui les menaçait ; ce sont ces hommes dont parle Kerverseau dans le passage cité de son rapport ; et Roume veut que Rigaud les renvoie au loup qui doit bientôt dévorer leurs semblables !…

Une expression de cette lettre du 27 avril est à remarquer : c’est qu’à propos de ces déserteurs, Roume parle du département de Rigaud. Il avait donc réellement consenti, dans leur entrevue du 7 février, à ce que Rigaud gardât le commandement de tout le Sud, à partir de Miragoane et de ses dépendances ! Toutes ses lettres postérieures à ce général, relatives au service judiciaire et administratif, confirment cette disposition prise entre eux, et cela est utile et important à constater. Une lettre de Rigaud à cet agent, du 30 floréal (19 mai) lui rappelle encore que par son arrêté du 21 pluviôse (9 février), pris deux jours après leur entrevue conciliatoire, il lui a donné la surveillance directe sur tous les fonctionnaires de cette partie, du département du Sud, comme avait fait Hédouville.

Plusieurs autres lettres de Rigaud, des 1er, 14, 18, 19 et 20 mai, sur des détails d’administration, corroborent encore cet état de choses. Roume l’autorisa à remplacer, même les fonctionnaires qu’il avait nommés.

Dans celle du 1er mai, il témoigne à Roume son regret de la translation du siège de l’agence au Cap, qui devra éloigner leurs communications :

« Pourquoi faut-il donc que nous soyons privés tout à la fois et du bonheur de vous posséder comme les autres départemens, et de jouir des sages mesures que vous indiquez pour leur prospérité et pour le bonheur de ceux qui les habitent ? De tous les temps, le département du Sud a été négligé ; depuis le commencement de la révolution, aucune autorité supérieure n’est venue s’assurer de son état physique et moral ; ses habitans ont été calomniés en tout genre ; mais ils n’en ont pas moins chéri la constitution française, et n’ont pas moins donné des preuves de leur attachement à la France. Si vous étiez plus près de nous, vous vous seriez mieux convaincu de la perfidie de tous ceux qui nous calomnient ; moi en particulier, j’aurais souvent trouvé en vous, non-seulement un guide pour ma conduite dans mes fonctions, mais encore un père dans vos salutaires conseils… »

Tout ce que Rigaud dit ici est vrai : à l’exception de Polvérel qui a séjourné deux fois dans le Sud, aucun autre agent de la France n’y était allé depuis longtemps. Mais voit-on néanmoins comme il exhale ces plaintes du Sud contre le Nord, où ces agens ont constamment résidé, et cela, dans le temps même où la mésintelligence existe entre lui et T. Louverture ?

Quelques mois auparavant, le 13 octobre 1798, Bonnet qui était en mission à Paris, avait présenté au ministre de la marine un mémoire dans lequel nous remarquons ce passage :

« L’aspect militaire de la partie du Nord paraît imposant. Celle du Sud n’est pas, à beaucoup près, dans un état de défense aussi respectable. On peut affirmer, sans craindre d’être démenti, qu’abandonnée à elle-même, oubliée, pour ainsi dire, par la métropole, elle n’a subsisté jusqu’à ce jour que par le civisme de ses habitans. Elle na rien reçu de la France depuis le commencement de la révolution… »

Bonnet aussi disait la vérité ; mais son mémoire, où nous trouvons cette haute capacité qu’il a développée plus tard, par l’appréciation judicieuse qu’il y fait de toutes les parties du service public, ne renferme pas moins des plaintes, des reproches que nous disons fondés et résultant néanmoins de la jalousie traditionnelle du Sud contre le Nord de la colonie. Et dans une telle disposition des esprits, c’est encore du Nord que vont bientôt sortir les provocations à la guerre civile ! C’est du Nord que Sonthonax avait fulminé contre le Sud !

Dans ses autres lettres, Rigaud faisait savoir à Roume les tracasseries qu’il éprouvait, dans les quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon, de la part des colons qui avaient été sous la domination anglaise. Relativement aux déserteurs de l’Ouest, il demanda qu’on lui envoyât des listes de ces hommes, avec désignation de leurs corps, parce que ceux qui arrivaient dans les communes du Sud, présentaient des passeports en règle. Et cependant, dans une dernière lettre de Roume, du 14 mai, il disait à ce sujet :

« J’ai su depuis, que non-seulement les déserteurs de l’Ouest étaient accueillis à Jérémie, mais même aux Cayes. Vous sentez, citoyen général, qu’il est urgent que vous fassiez cesser cet abus dont les suites compromettraient la tranquillité publique. Je saisis avec zèle toutes les occasions de faire valoir votre mérite et vos services auprès du Directoire : je n’ai point voulu lui parler encore de cet abus ; mais je serai malheureusement forcé de lui en faire la dénonciation, si vous ne me faites savoir que vous avez pris des mesures effectives pour le faire cesser et renvoyer ces déserteurs à leurs corps respectifs. »

Roume pouvait-il dire qu’il ignorait que ces déserteurs, ou peut-être de simples citoyens appelés ainsi, étaient des hommes de couleur qui fuyaient leurs pénates, à raison des craintes qu’ils éprouvaient justement, depuis l’épouvantable cri de mort poussé en chaire par T. Louverture contre leur classe ? Agissant toujours de concert avec ce philosophe, voulait-il augmenter le nombre des victimes qui allaient être bientôt sacrifiées ?… Cette menace de dénonciation ne peut étonner de la part de l’agent qui avait déjà dénoncé Rigaud, comme proscrivant les blancs dans le Sud : aujourd’hui, il s’agissait de le dénoncer pour avoir accordé asile à ceux de sa classe qui fuyaient la terreur. À Santo-Domingo, en 1796, Roume n’avait-il pas accueilli et protégé les blancs qui sortirent des Cayes, parce qu’ils craignaient pour leurs jours ? Comment donc la même action peut être méritoire quand elle est l’œuvre d’un blanc, et condamnable quand elle est celle d’un mulâtre ? Les blancs sortis du Sud ont pu être protégés, les mulâtres sortis de l’Ouest ne devraient pas l’être !…

Et c’est Roume, c’est cet agent du Directoire exécutif, que des historiens haïtiens représentent comme regrettant ce qui se passait sous ses yeux ! Oublie-t-on qu’il signa, avec Mirbeck et Saint-Léger, la lettre du 8 janvier 1792 adressée aux confédérés de la Croix-des-Bouquets et du Fond-des-Nègres, où cette commission civile, livrée à la libre appréciation des événemens, disait des hommes de couleur placés sous l’empire du décret du 24 septembre 1791 : « Ne les exposez-vous pas, même à perdre l’état dont ils jouissaient sous l’ancien régime ? La France entière les protégeait et ne voyait en eux que les victimes d’un préjugé ; elle ne les verra plus que comme des ingrats dont l’audace doit armer son bras vengeur.  »

Le temps était arrivé pour frapper ces ingrats ![15]

Si, postérieurement à cette lettre et sous l’influence de la loi du 4 avril, Roume se montra équitable ; si, à son arrivée à Santo-Domingo en 1796, à propos de l’affaire du 30 ventôse, il se montra conciliant ; dans la même année, après l’affaire de fructidor, il se montra injuste, parce que telle était la volonté du Directoire exécutif ; il aida à cette injustice en dénonçant Rigaud et ses frères dans le Sud. En 1799, la politique machiavélique de ce gouvernement persistant dans son injustice à leur égard, Roume étant son agent, s’animait de l’esprit et probablement de la lettre de ses instructions ; il agissait conséquemment au but qu’elle se proposait d’atteindre. Sonthonax aussi n’avait-il pas été juste, et favorable aux anciens libres sous l’empire de la loi du 4 avril ? Mais en 1796, l’était-il quand la politique du gouvernement français avait changé à leur égard ?


Avant de relater les derniers faits qui ont précédé le commencement des hostilités entre Rigaud et T. Louverture, il nous faut parler des négociations de ce dernier avec les États-Unis et la Grande-Bretagne.

  1. Mémoires de Pamphile de Lacroix, tome 1er, page 373
  2. En parlant de la lettre d’Hédouville à Rigaud, Thibaudeau dit que « c’était allumer la guerre civile. » — Histoire du Consulat et de l’Empire.
  3. Cet assassinat fut exécuté par un détachement commandé par le chef de bataillon Gabart.

    Le ministre de la marine ayant écrit à T. Louverture pour lui demander si les auteurs de cet affreux assassinat avaient été punis, le 23 mars 1799, il lui répondit simplement que ces officiers avaient péri dans une embûche.

  4. En novembre : il tenta vainement de leur enlever cette place.
  5. On se rappelle que le 5 juillet, Laplume avait demandé à Hédouville de réunir à son arrondissement, les places du Grand-Goave, Petit-Goave, etc. et que cet agent refusa.
  6. Le commandement de Rigaud avait été fixé jusqu’au Grand-Goave, par Polvérel : voyez sa lettre du 11 juin 1794, à la page 465 du 2me volume. En 1796, Sonthonax ordonna d’en distraire les communes de l’Anse-à-Veau, du Petit-Trou et du Fond-des-Nègres ou Saint-Michel. Sa passion à cette époque fut cause que les troupes et les habitans protestèrent contre cette décision, et les choses restèrent comme auparavant. Hédouville les maintint en cet état, et étendit même le commandement de Rigaud jusqu’à Léogane.
  7. Il était aussi libre qu’Hédouville, quand celui-ci refusa la démission de Rigaud ; et Hédouville avait obéi comme lui à ses instructions secrètes. Dans une de ses lettres à T. Louverture, Hédouville lui disait aussi : « Votre retraite ne sera pas acceptée, etc. » On conçoit fort bien pourquoi on maintenait l’un et l’autre à leur poste.
  8. Si Blanc Cazenave avait pu périr en prison par une colère bilieuse, trente hommes entassés dans une chambre étroite pouvaient mourir aussi par une cause naturelle. Si l’on avait voulu les tuer, c’est au Corail que cette exécution aurait eu lieu.
  9. Si Rigaud était guidé par de tels sentimens, aurait-il obéi à T. Louverture depuis le départ de Sonthonax jusqu’à celui d’Hédouville ?
  10. Histoire d’Haïti par M. Madiou, t. 1er, p. 334.
  11. Rapport de Kerverseau.
  12. Bientôt nous verrons Roume résister avec énergie à T. Louverture.
  13. Bientôt, nous verrons un acte de Roume qui confirme l’assertion de Kerverseau, quant à la diatribe de T. Louverture, aussitôt après le départ de Rigaud. Voyez au chapitre 3.
  14. Vie de Toussaint Louverture par M. Saint-Rémy, p. 227.
  15. En lisant toute la législation coloniale, nous avons eu lieu d’être étonné de ne pas y trouver une loi, qui permettrait bien aux colons de satisfaire leurs passions avec les femmes noires ; mais qui ordonnerait en même temps d’étouffer à sa naissance, tout enfant mulâtre provenant de leurs œuvres. Le système colonial eût été alors plus conséquent : il eût fait l’admiration des siècles à venir.