Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.5

chapitre v.


État des cultures dans les lieux soumis aux républicains. — Mesures diverses prises par les Anglais ; cultures et prospérité. — Rapport du comité de salut public à la Convention nationale, sur Saint-Domingue. — Rigaud, Toussaint Louverture, Bauvais et Villatte, généraux de brigade. — Rapport de Boissy-d’Anglas à la Convention. — Traité de paix avec l’Espagne, et cession de la partie espagnole à la France. — Arrivée de la corvette la Venus au Cap. — Départ de Jean François pour la Havane. — Agitation au Cap et au Port-de-Paix. — Préventions de Laveaux contre Villatte et les hommes de couleur. — Faits divers. — Pinchinat, Sala et Fontaine au Cap. — Ils retournent dans l’Ouest.


Rigaud et Bauvais, après avoir levé le siège qu’ils faisaient au fort Bizoton, s’attachèrent de nouveau à faire fleurir l’agriculture dans les lieux de leurs commandemens. En exécutant les règlemens de Polvérel, ils firent comprendre aux cultivateurs la nécessité du travail de la terre pour sauvegarder leur propre liberté ; et ces hommes rendus cala jouissance de ce droit sacré, comprirent pour la plupart cette obligation imposée par l’état social. Mais le petit nombre parmi eux qui aimaient mieux se livrer à la paresse, au vagabondage, durent y être contraints, en vertu de ces règlemens. La proclamation de Sonthonax particulièrement n’avait-elle pas prévu ces cas, notamment dans ses articles 9, 27, 33, 34 et 35 ? Ne leur avait-elle pas rappelé les paroles qu’il avait prononcées à l’occasion de la plantation de l’arbre de la liberté au Cap : En France tout le monde est libre, et tout le monde travaille ? Lui et son collègue n’avaient-ils pas prescrit aux noirs guerriers l’obligation de forcer au travail ce tas de vagabonds et de fainéans qui ne veulent ni cultiver la terre ni défendre les cultivateurs ? Eh bien ! c’est ce que l’on faisait dans le Sud et dans l’Ouest. Lefranc, nommé inspecteur des cultures dans le Sud, remplissait avec zèle ce service. Cependant, nous verrons accuser cet officier et Rigaud lui-même, de vexations inouïes, de traitemens barbares à l’égard de tous les noirs sans distinction.

Aux Cayes, l’ordonnateur Gavanon, Européen instruit et honorable, à Jacmel, l’ordonnateur Bonnard, homme de couleur non moins recommandable, secondaient les deux officiers supérieurs qui commandaient le Sud et l’Ouest. Par leur administration éclairée et sage, le commerce des États-Unis surtout, celui des îles neutres de l’archipel des Antilles, affluaient dans ces deux ports et échangeaient les produits étrangers contre ceux de la colonie. L’abondance y régnait et se répandait dans les autres communes de l’intérieur ou des côtes du golfe de l’Ouest. Des corsaires armés par les républicains capturaient des navires anglais ; on vit après la prise de Tiburon, deux de ces faibles bâtimens capturer même une corvette de guerre. Des bâtimens négriers subirent le même sort, et Rigaud éprouva la satisfaction de rendre à la liberté, les malheureux arrachés du sein de l’Afrique pour être faits esclaves à la Jamaïque.

De son côté T. Louverture agissait de la même manière dans les lieux où il commandait ; les cultures reprirent vigueur ; et le commerce américain et des îles fréquenta le port des Gonaïves : il put ainsi se procurer de la poudre et du plomb. Nous avons sous les yeux plusieurs de ses lettres à Laveaux, qui attestent ce que nous disons ici.

Dans la circonscription du Port-de-Paix, dans celle du Cap, il en fut de même par les soins de Laveaux et de Villatte. Cependant on n’a point songé à accuser ces deux officiers, Laveaux et T. Louverture, d’actes arbitraires à l’égard des noirs. Le moment viendra où nous en dirons les motifs.


Dès le mois d’avril, des renforts de troupes européennes étaient arrivés aux Anglais, au Port-au-Prince. Adam Williamson, nommé gouverneur général de Saint-Domingue par le roi de la Grande-Bretagne, y arriva au mois de mai : il releva le général Horneck. C’est par ses ordres que de nombreuses fortifications, des blockaus furent établis sur divers points de l’intérieur, tant dans la partie de l’Ouest occupée par les Anglais, que dans le quartier de la Grande-Anse. Ce système de défense était fort bien entendu de la part de ces ennemis qui ne pouvaient guères entreprendre de conquérir d’autres portions de territoire. Williamson dut même acheter des colons un certain nombre d’esclaves pour en faire des soldats et renforcer les corps déjà organisés.

Au moyen de ces mesures militaires, la plaine du Cul-de-Sac et celle de l’Arcahaie furent on ne peut mieux cultivées. Lapointe se distingua sous ce rapport ; mais il joignit aussi une sévérité à l’égard des esclaves, qui allait souvent jusqu’à la férocité. Il va sans dire que le commerce anglais florissait dans les ports soumis à la Grande-Bretagne. Le Port-au-Prince, l’Arcahaie et Jérémie jouissaient de l’abondance : l’or était répandu à profusion. Il n’en était pas de même au Môle, lieu dont les environs sont arides, ni à Saint-Marc, dans le voisinage de la plaine de l’Artibonite, où T. Louverture harcelait l’ennemi constamment.

Le major général Forbès ne tarda pas à remplacer A. Williamson. Il étendit la possession des Anglais, du Mirebalais à Las Caobas et à Banica, d’accord avec les Espagnols. Il put ainsi se procurer de nombreux bestiaux de la partie espagnole, pour la nourriture des troupes.


Telle était la situation des choses à Saint-Domingue, lorsque le comité de salut public fit présenter un rapport à la convention nationale par Defermon, représentant du peuple, le 25 messidor an 3 (13 juillet 1795). Le comité venait de recevoir les dépêches de Laveaux apportées par le chef de bataillon Bedos, envoyé sur la Musette.

En rendant compte des efforts faits par tous les chefs militaires qui, — «  privés des secours de la France et même des nouvelles de ce qui s’y passait… sont restés fidèles à leur patrie et ont combattu pour elle, » — le comité signalait chacun d’eux par les faits honorables qui les distinguaient. Il faisait valoir la prise de Léogane et de Tiburon par Rigaud, l’importance de la soumission de T. Louverture à la République française : « C’est un militaire intrépide et subordonné, c’est un chef entreprenant. Il sait se concilier l’affection des noirs, des blancs, des hommes de couleur qui sont dans sa petite armée. Il sait faire respecter les propriétés, et rien n’est plus propre que sa conduite pour détruire les préjugés élevés contre les hommes de sa couleur. »

Tous ces éloges étaient mérités. Mais nous remarquons qu’à l’égard de Villatte, également intrépide et bon militaire, le comité ajoutait : « Le seul vœu que nous ayons à former, c’est qu’il s’occupe avec soin d’établir une grande discipline dans sa troupe, et de prouver, par son exemple, qu’il est convaincu que la subordination dans le service est la principale garantie des succès militaires. »

Or, Villatte avait résisté avec succès aux Espagnols et aux Anglais ; il y avait donc discipline et subordination dans sa troupe. Mais la subordination dont parle le comité était relative à Laveaux : celui-ci l’avait dénoncé sous ce rapport, en faisant l’éloge contraire de T. Louverture. Si ce gouverneur général n’avait pas pu contenir son mécontentement et ses préventions, le gouvernement français se trouvait lui-même prévenu contre Villatte.

Nous remarquons encore les passages suivans dans le rapport du comité :

« Les colons ont mieux aimé se jeter sous une tyrannie étrangère que de renoncer à posséder des esclaves. Si vous consultez les colons qui sont en France, presque tous aussi attachés à l’esclavage que les nobles l’étaient a leurs vassaux, ils vous diront que sans l’esclavage les colonies sont perdues, et qu’elles ont mieux fait de se livrer aux étrangers que de se laisser enlever la propriété de leurs esclaves… C’est à l’effervescence des passions, sous un soleil brûlant, qu’il faut attribuer, en grande partie, les désastres de la colonie : la liberté ne devait peut-être y être portée qu’avec des ménagemens… Qu’on ne parle plus de la nécessité de l’esclavage pour la culture… Voulez-vous consolider le bonheur de ces hommes (les noirs) attachés à la patrie ? Voulez-vous accroître leur courage et leur dévouement ? Eloignez d’eux toute inquiétude, toute incertitude sur leur sort ; que l’Africain qui peut être libre, et à qui vous avez promis la liberté qu’il défend avec courage, reçoive une nouvelle assurance que vous maintiendrez vos décrets ; que l’homme de couleur ne soit plus avili… »

Il ressort de ces passages du rapport, que la caste coloniale s’agitait en France pour faire revenir la convention nationale sur son décret du 4 février 1794. Si le comité de salut public conclut à son maintien, du moins il exprima une sorte de regret par les réflexions qu’il faisait au sujet de la liberté générale. Ce langage était-il assez positif sur le droit qu’avaient les noirs d’être libres comme tous autres hommes ? N’était-il pas de nature à encourager les intrigues des colons ? Aussi, nous ne nous étonnons pas de ce que nous lisons dans l’introduction générale du rapport de Garran, présenté à la convention nationale trois mois après celui du comité de salut public. Garran y dit :

« L’instabilité des lois sur les colonies, et leur fréquent « changement ont beaucoup ajouté aux maux de Saint-Domingue. Si les législateurs avaient encore le malheur d’être abusés par les trames perfides d’une faction (celle des colons) si dangereusement aveugle ; s’il se pouvait qu’on accueillît le projet coupable de remettre les nègres dans la servitude, Saint-Domingue serait perdu pour la France, et ce serait alors qu’il serait impossible d’éteindre les feux de la guerre civile, et de préserver les blancs de la rage des noirs.  »

1804 prouva cette prédiction sensée !

Nous aurons à offrir, suivant l’ordre chronologique, d’autres faits, d’autres opinions émises dans le sein des assemblées qui remplacèrent la convention nationale, provoquant toujours le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises ; et nous prouverons que, si le gouvernement consulaire, mieux constitué que celui du Directoire exécutif, a entrepris de réaliser ces vues, c’est qu’il trouva ces précédens en France, en même temps qu’à Saint-Domingue, en 1801, T. Louverture avait établi un régime qui facilitait la conception de cette odieuse mesure : circonstances qui pourraient atténuer la faute du gouvernement consulaire, si l’on pouvait jamais excuser le génie transcendant qui le dirigeait, d’être tombé dans une telle erreur, disons mieux, un tel crime aux yeux de l’humanité.

Enfin, revenons au rapport du comité de salut public. Il proposait à la convention nationale de rendre le décret suivant, qui fut adopté :

La convention nationale, sur le rapport de son comité de salut public, décrète :

Art. 1er  — Les hommes armés dans la colonie de Saint-Domingue, pour la défense de la République, ont bien mérité de la patrie.

2. — Le brevet de général de division sera expédié au général Laveaux, à prendre rang du jour qu’il a rempli à Saint-Domingue les fonctions de gouverneur ; il continuera provisoirement de les exercer.

3. — Le citoyen Perroud est provisoirement maintenu dans le grade et les fonctions d’ordonnateur dans la colonie.

4. — Les brevets de généraux de brigade seront expédiés aux çommandans Villatte, Toussaint Louverture, Bauvais et Rigaud.

5. — Les autres grades donnés par le général Laveaux, sont provisoirement maintenus ; et la convention renvoie au comité de salut public à déterminer les avancemens qu’il a proposés.

6. — Les lois sur les émigrés seront envoyées dans la colonie pour y être exécutées comme en France.

7. — Tous les cultivateurs qui ne seront pas appelés au service des armées, seront tenus de continuer leurs cultures, sous les conditions et aux avantages déterminés par les règlemens proclamés par le gouverneur et l’ordonnateur.

8. — Toute assemblée coloniale est défendue, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné par la constitution. Toutes autres assemblées sont également interdites, si elles n’ont été permises et autorisées par le gouverneur et l’ordonnateur.

9. — Les règlemens faits par le gouverneur et l’ordonnateur seront provisoirement exécutés ; ils les adresseront, aussitôt qu’il leur sera possible, à la commission de marine, pour en être rendu compte à la convention nationale, et être par elle statué définitivement.

10. — Le comité de salut public est chargé de faire donner au citoyen Desageneaux, commandant la corvette la Musette, et à son second, ainsi qu’à l’équipage qui les a secondés, les avancemens dont ils sont susceptibles.

11. — Le présent décret sera, sans délai, envoyé à la colonie de Saint-Domingue, avec les secours provisoires que les circonstances permettent d’y faire passer.


Ce décret, en date du 23 juillet, accordait à chacun ce qu’il méritait : les chefs militaires recevaient les grades qui étaient dus à leur valeur et à leurs services ; les inférieurs étaient provisoirement maintenus dans les leurs ; tous, jusqu’aux soldats, recevaient leur récompense par la déclaration de l’autorité souveraine, qu’ils avaient bien mérité de la patrie, de cette patrie dont ils défendaient la cause à 1800 lieues avec un dévouement si énergique. L’ordonnateur civil était aussi récompensé.

À l’égard des cultivateurs, des noirs pour la plupart, jadis esclaves, nous remarquons qu’ils étaient tenus de continuer les cultures, non pas sous les conditions et aux avantages déterminés précédemment par les commissaires civils, mais d’après les règlemens qu’il plairait au gouverneur et à l’ordonnateur de prendre à cet égard. Depuis plusieurs mois, en effet, Polvérel et Sonthonax, et ce dernier après la mort de son collègue, étaient soumis aux débats de l’accusation portée contre eux : le résultat étant incertain à ce sujet, les règlemens qu’ils avaient faits eu proclamant la liberté générale, ne se trouvaient pas ' sanctionnés, quoique cette liberté l’eût été par le décret du 4 février 1794, et que le comité de salut public y eût conclu également. Le gouverneur et l’ordonnateur étaient rendus à l’omnipotence de l’autorité qu’exerçaient anciennement les deux chefs de la colonie, le gouverneur et l’intendant. Ils étaient investis du droit d’interdire toutes les assemblées populaires, même les municipalités, attendu que la constitution de l’an iii s’élaborait alors et qu’elle se réservait de prononcer à ce sujet.

Presqu’immédiatement après ce décret, le 4 août, Boissy-d’Anglas présenta un autre rapport à la convention nationale, au nom de la commission des onze. L’objet de celui-ci était d’examiner quelle organisation il fallait donner aux colonies françaises en général. Ce rapport lucide et important discuta la question de savoir s’il convenait de faciliter leur indépendance de la métropole, et celle relative au droit de se constituer des assemblées locales, chargées de régler leur régime intérieur. Il conclut à refuser l’une et l’autre chose, et à distribuer leur territoire en départemens qui seraient représentés par des députés aux assemblées législatives de la métropole. Dans son plan, Saint-Domingue devait être divisé en deux départemens seulement, celui du Nord et celui du Sud. Mais cette division ne prévalut pas à raison de la cession, par l’Espagne, de la partie espagnole qui venait d’avoir lieu, et dont nous parlerons bientôt.

Nous y remarquons les passages suivans, qui sans doute influèrent sur les résolutions de la convention nationale.

« Pour qu’un peuple puisse être indépendant, il faut qu’il sache se suffire à lui-même ; il faut qu’il soit composé de manière à pouvoir, par ses propres forces, résister aux entreprises de ceux qui tenteraient de le subjuguer ; il faut qu’il trouve dans ses productions les moyens de s’alimenter, dans son énergie et dans son courage, ceux de repousser ses ennemis. Tout peuple qui n’est pas essentiellement agricole et guerrier ne peut conserver son indépendance. Or, si l’on considère le climat heureux et les riches productions de nos colonies, on jugera que les hommes qui les habitent ne peuvent être ni l’un ni l’autre… Un tel peuple doit donc borner ses vœux à être sagement et paisiblement gouverné par des hommes humains et justes, ennemis de la tyrannie.

« Nos colonies américaines, affranchies des liens qui les unissent à la France, seraient d’abord la conquête de quelque brigand audacieux qui, sous le nom de liberté, leur préparerait de nouvelles chaînes. Elles se diviseraient ensuite en de petits états tributaires les uns des autres, lesquels redeviendraient bientôt la conquête de celle des puissances de la terre, dont la marine serait la plus active… Si l’indépendance absolue a dû se naturaliser en Amérique, ce n’a pu être que dans son continent. La nature avait promis la liberté au Nord de cet hémisphère, et elle lui a tenu parole. Mais comment les habitans des Antilles pourraient-ils éviter l’envahissement de quelque puissance que ce fût, sans fer, sans marine, sans troupes organisées ? Il est aisé de supposer, au contraire, que celle de qui la marine serait la plus nombreuse et la plus exercée, celle dont la position géographique la rapprocherait le plus de ces contrées, l’emporterait nécessairement sur toutes les autres, et que la France, par exemple, ne pouvant rivaliser à cet égard ni avec l’Angleterre en Europe, ni avec les États-Unis, en Amérique, serait forcée d’abdiquer en leur faveur tous les avantages qu’elle peut retirer d’un ordre de choses mieux établi.

« Que les colonies soient toujours françaises, au lieu d’être seulement américaines ; qu’elles soient libres, sans être indépendantes ; que leurs députés, appelés dans cette enceinte, y soient confondus avec ceux du peuple entier qu’ils seront chargés de représenter, qu’ils y délibèrent sur tous les intérêts de leur commune patrie, inséparables des leurs… Si, comme on vous l’a proposé, il existait dans les colonies des assemblées délibérantes, investies du droit dé prononcer sur tout ce qui pourrait tenir à leur législation intérieure, la France n’exercerait plus sur elles qu’une sorte de suzeraineté féodale… Admettre un pareil ordre de choses, ce serait organiser, sous un autre mode, l’indépendance dont nous avons parlé, et à laquelle vous ne saurez consentir.

Une administration de cinq membres investis de pouvoirs…, des municipalités dans chaque canton, des tribunaux judiciaires dans chaque département… achèveront de compléter le système de l’organisation des colonies.

L’état des citoyens est réglé par la constitution même, et vous n’y apporterez aucune exception ; s’il est permis d’en appliquer à des dispositions législatives, ce ne peut être qu’en faveur de la liberté des hommes. L’abolition de l’esclavage a été solennellement décrétée, et vous ne voudrez point la modifier ; c’était une conséquence de vos principes, un des résultats de votre révolution, et vous ne pouviez vous dispenser de les proclamer avec éclat : c’est le seul acte de justice que la tyrannie vous ait enlevé ; vous ne voudrez pas sans doute paraître moins attachés qu’elle à ces principes éternels qu’elle a su si peu respecter (la tyrannie de Robespierre, lequel ne voulait pas cependant donner la liberté aux noirs.) Rendre à tous les habitans des colonies indistinctement cette liberté qu’on n’avait pu leur ravir que par la violence et par la force, c’est en faire non-seulement des hommes libres, mais encore des citoyens.  »

Enfin, les commissaires à nommer par le Directoire exécutif (créé déjà dans le corps de la constitution inachevée) pourront suspendre, destituer et remplacer les fonctionnaires publics dans la colonie où ils sont envoyés.

Certes, on ne pouvait pas confier à un homme plus honorable que Boissy-d’Anglas, un tel rapport sur l’organisation des colonies. On voit comment le sentiment de la justice domine dans cet acte. Mais il en ressort encore, comme du rapport précédent, que le parti colonial cherchait à égarer la convention nationale pour modifier l’abolition de l’esclavage, sinon rétablir entièrement ce fait monstrueux[1].

Si le rapporteur parle de l’impossibilité, pour le peuple des Antilles, de résister aux entreprises de ceux qui tenteraient de le subjuguer, c’est qu’en 1795, à Saint-Domingue, par exemple, les Anglais paraissaient assez fortement assis pour qu’on doutât en France, si l’on réussirait à les en chasser. Mais le temps a prouvé que le peuple de ce pays, essentiellement agricole et guerrier, pouvait conserver son indépendance. Il est curieux néanmoins de reconnaître comment le rapporteur prévoit, que quelque brigand audacieux réussirait, sous le nom de liberté, à préparer des chaînes à ce peuple. Quand nous serons à l’année 1800, nous examinerons si cette prévision s’est réalisée. Il n’est pas moins curieux de voir qu’il a prévu ce qui entrerait dans les desseins qu’on prête de nos jours aux États-Unis, de faire la conquête des Antilles. Avant Boissy-d’Anglas, Turgot, consulté par Louis XVI sur l’intervention réclamée de la France par les colonies anglaises insurgées, avait entrevu la possibilité de tels desseins de la part de ce pays.


Dans le moment où la convention nationale rendait son décret proposé par Defermon, l’Espagne consentait à la cession de sa colonie de Saint-Domingue en faveur de la France : elle eut lieu par le traité de paix conclu à Bâle, le 22 juillet. L’article 9 du traité portait :

« En échange de la restitution portée par l’article 4 (celle des places prises par la France en Europe), le roi d’Espagne, pour lui et ses successeurs, cède et abandonne en toute propriété à la République française, toute la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue aux Antilles.

Un mois après que la ratification du présent traité sera connue dans l’île, les troupes espagnoles devront se tenir prêtes à évacuer les places, ports et établissemens qu’elles y occupent, pour les remettre aux troupes de la République française au moment où celles-ci se présenteront pour en prendre possession. Les places, ports et établissemens dont il est fait mention ci-dessus, seront remis à la République française avec les canons, munitions de guerre et effets nécessaires à leur défense, qui y existeront au moment où le présent traité sera connu à Saint-Domingue.

Les habitans de la partie espagnole de Saint-Domingue qui, par des motifs d’intérêt ou autres, préféreront de se transporter avec leurs biens dans les possessions de S. M. C., pourront le faire dans l’espace d’une année, à compter de la date de ce traité.

Les généraux et commandans respectifs se concerteront sur les mesures à prendre pour l’exécution du présent article. »


Par suite du décret du 23 juillet, le capitaine Desageneaux, qui avait eu le bonheur de traverser les croisières anglaises avec la Musette, fut encore chargé de revenir à Saint-Domingue pour porter le décret, les instructions du comité de salut public et le traité relatif à la cession de la partie espagnole à la France. Cette fois, il monta la corvette la Vénus sur laquelle on mit quelques secours en argent, poudre, fusils et habillemens. La corvette réussit encore et arriva au Cap, le 14 octobre.

Cette circonstance obligea Laveaux à retourner au Cap pour y fixer sa résidence, d’après l’ordre du comité de salut public. Il quitta le Port-de-Paix le 16 octobre, en y laissant Pageot : il était accompagné de Perroud. Avant de partir, il expédia à T. Louverture son brevet de général de brigade, en le chargeant de faire parvenir les leurs, à Rigaud et Bauvais. Rendu au Cap, il fit reconnaître Villatte à son grade en lui remettant son brevet, et Rodrigue, colonel du 1er régiment des troupes franches.

La nouvelle de la paix avec l’Espagne et de la cession de sa colonie fut accueillie avec autant de joie que le décret de la convention nationale, qui déclarait que l’armée coloniale avait bien mérité de la patrie. Chacun se sentit digne du titre et de la qualité de français, puisque l’assemblée souveraine de la France le proclamait dans cette forme, si propre à enorgueillir ceux qui en étaient l’objet. Les généraux, pénétrés de reconnaissance, se sentirent fiers de leur dignité et résolurent de se distinguer encore plus. Tous comprirent que la cessation de la guerre avec l’Espagne allait leur donner plus de facilité pour combattre les Anglais.

Le 28 octobre, étant à la Petite-Rivière de l’Artibonite, T. Louverture transmit à Laveaux les copies d’une lettre qu’il avait adressée à Jean François, pour l’engager à se soumettre à la France, et de la réponse de ce dernier. Douze jours étaient à peine écoulés depuis l’arrivée de la Vénus au Cap, que déjà T. Louverture avait entamé une négociation tendante à faire jouir son ancien compagnon des mêmes avantages que lui. « Mais, dit-il à Laveaux, je désespère de rien faire de bon avec lui.  » Il informa le gouverneur que les Espagnols avaient retiré du Fort-Dauphin beaucoup de poudre pour donner à Jean François ; ce qui était une violation formelle du traité de paix, et ce qui annonçait que les Espagnols voulaient engager Jean François à continuer la guerre, soit par lui-même, soit en se joignant aux émigrés et aux Anglais.

Laveaux s’était empressé, dès son arrivée au Cap, d’écrire au marquis de Casa Calvo, commandant au Fort-Dauphin, pour lui notifier le traité de paix contenant la cession de la partie espagnole, et lui demander la remise immédiate de tous les points de la partie française occupés par les Espagnols, en attendant qu’il pût faire occuper ceux de l’autre partie. Il lui demanda aussi l’éloignement de Jean François et de ses principaux officiers, du territoire de Saint-Domingue. Le chef de bataillon Grandet fut chargé de négocier cette mesure indispensable. Ce n’est que le 4 janvier 1796 que Jean François partit du Fort-Dauphin pour la Havane, d’où il se rendit en Espagne : là, i ! jouit du rang et des honneurs de lieutenant général. Il y mourut. Ni aucun document, ni les traditions orales, n’ont fait savoir ce que devint le fameux Biassou.

Rigaud s’était empressé d’écrire à Laveaux, pour lui proposer de lui permettre d’aller prendre possession de la partie espagnole, avec mille hommes de troupes : ce que le gouverneur refusa, non sans raison, car on ne comprend pas qu’il conçût un tel projet, lorsqu’il avait les Anglais à combattre dans le Sud.


Laveaux déclare qu’aussitôt son arrivée au Cap avec Perroud, les officiers du 1er régiment, sous les ordres de Rodrigue, lui suscitèrent des tracasseries, et que c’était l’effet des intrigues qui se préparaient contre eux. Ces officiers recevaient au Cap 66 livres par mois, en argent, et des rations en nature, tandis que ceux du Port-de-Paix en recevaient 99, mais en un papier-monnaie créé là par Perroud Laveaux leur offrit ce papier-monnaie qu’ils acceptèrent, et l’ordonnateur en émit pour une valeur de 21,000 livres. Le papier ayant été accepté par les commerçans, notamment par un blanc du nom de Ponsignon, le mulâtre Demangle, l’un des officiers, et quelques autres menacèrent ce Ponsignon de l’assommer à coup de bâton, s’il ne rendait pas ce papier à l’ordonnateur. Ces faits obligèrent celui-ci à retirer le papier émis : de là encore, dit-il, de nouvelles tracasseries de la part des officiers.

C’est souvent dans certains petits détails qui paraissent insignifians, qu’on trouve l’explication de faits graves.

On a vu précédemment que Perroud avait affermé les maisons du Cap et les habitations de la campagne, pour en retirer des moyens financiers. Puisque les officiers de la garnison de cette ville recevaient chacun 66 livres en argent, c’est une preuve que la caisse publique pouvait y subvenir. Dès lors, pourquoi l’ordonnateur voulut-il changer le mode de paiement, pour donner à ces officiers un papier-monnaie évidemment déprécié de sa valeur, à 50 % puisqu’il le donnait à raison de 99 livres ? Et au Port-de-Paix, n’avait-il pas aussi des ressources financières, pour ne pas y créer ce papier-monnaie ? Et c’était au moment où la Vénus venait d’apporter de l’argent de France, qu’il contraignait les officiers à recevoir son papier ! Ce fait seul condamne une telle mesure ; et ce Ponsignon nous semble être un compère aposté pour faciliter l’émission du papier-monnaie, en l’achetant à vil prix des mains des officiers.

Après avoir envoyé Grandet au Fort-Dauphin, Laveaux avait expédié une députation qui devait, de là, se rendre à Santo-Domingo pour en prendre possession. Mais le 7 novembre, Mauban, auditeur des guerres et chef de cette députation, lui écrivit pour l’informer que le marquis de Casa Calvo ne voulait pas qu’elle continuât sa route, attendu que Don Garcia avait été autorisé par la convention nationale, à continuer d’administrer l’ancienne partie espagnole, jusqu’à ce que le gouvernement français jugeât opportun d’y envoyer un général et des troupes pour en prendre possession. La députation dut revenir au Cap.

Effectivement, le gouvernement français s’était entendu à ce sujet avec la Cour de Madrid. Ce n’est que quelques mois après, qu’il prit des dispositions à l’effet de faire occuper la partie espagnole.

Pendant que Laveaux se débattait au Cap contre ce qu’il appelle les tracasseries des officiers de la garnison et des citoyens, il écrivit à T. Louverture pour l’informer de ces faits. Nous remarquons qu’il ne se sert que de ce mot à propos du refus fait par les officiers de recevoir le papier-monnaie de Perroud ; cependant, on va voir qu’il présenta les choses sous un autre aspect à T. Louverture, d’après la réponse suivante de ce dernier, en date du 21 novembre :

« Le détail que vous me faites de la conduite abominable des citoyens du Cap à votre égard, me remplit d’indignation ; et je ne vous cache pas que je suis bien courroucé contre eux. Quoi ! ils ont eu l’audace de vous menacer en propos et de prendre les armes contre vous ? Que prétendent-ils donc ? Auraient-ils au moins l’idée extravagante de croire qu’ils doivent se conduire à leur gré ? Je perdrai mille vies pour une, ou ils rentreront dans le devoir. Je leur envoie aujourd’hui 4 députés avec une lettre. Vous pouvez vous tranquilliser à l’égard de Pierrot, Flaville, etc. (officiers noirs). Je leur ai envoyé des hommes de confiance pour leur indiquer la marche qu’ils doivent suivre. Comme il leur avait été envoyé du Cap des émissaires, ils n’ont voulu rien faire sans me prévenir.  »

Il résulte de cette réponse de T. Louverture, que Laveaux l’excitait contre les officiers et les citoyens du Cap, en les accusant de l’avoir menacé en propos et d’avoir même pris les armes contre lui. Or, il ne dit pas un mot de tels faits. De son côté, ces hommes de confiance que T. Louverture envoya aux officiers supérieurs noirs, qui paraissent avoir été alors dans des postes hors du Cap, indiquent que celui-ci secondait les intentions du gouverneur général, en lui préparant des soutiens contre les mulâtres qu’il accusait toujours de tout. Ces préventions de Laveaux étaient-elles justes, alors que par une mauvaise mesure financière, Perroud mécontentait les officiers de toutes couleurs par son papier-monnaie déprécié ?

Laveaux quitta alors le Cap, avec Perroud et le capitaine Desageneaux, pour visiter les lieux où commandait T. Louverture. Arrivé, dit-il, à Plaisance, il y trouva Pierre Duménil, officier noir, qui avait succédé à Gabart, mulâtre qui ne voûtait plus voir de blancs. Les habitans étaient rentrés sur leurs habitations, beaucoup de blancs parmi eux. Aux Gonaïves ils rencontrèrent T. Louverture ; et les blancs, hommes et femmes, faisaient son éloge. Ils visitèrent tous les camps ou postes de l’Artibonite. Tous les lieux placés sous les ordres de T. Louverture jouissaient de l’aisance et de la tranquillité : les habitans de toutes couleurs bénissaient son administration.

Retournant par le Gros-Morne, Laveaux et ses compagnons arrivèrent au Port-de-Paix le 28 novembre, et y séjournèrent jusqu’au 15 décembre qu’ils en partirent pour revenir au Cap où ils arrivèrent le 18. Là étaient déjà rendus Pinchinat, Sala et Pierre Fontaine.


En recevant le décret du 23 juillet, qui les avait élevés au grade de général de brigade et déclaré que les citoyens de Saint-Domingue avaient bien mérité de la patrie, Rigaud et Bauvais, pour établir une union plus étroite entre les départemens du Sud et de l’Ouest et la France, et donner à celle-ci un gage de leur fidélité, avaient demandé à Laveaux et Perroud l’autorisation de convoquer les citoyens en assemblées primaires, pour nommer des députés à la convention nationale encore existante. On se rappelle que lorsque Sonthonax en fit nommer six pour le Nord, en septembre 1793, Polvérel n’en avait rien fait pour ces deux provinces qu’il administrait. Il y avait donc deux années écoulées, que le Nord était représenté en France, tandis que ces deux provinces ne l’étaient pas encore. Mais Laveaux et Perroud, usant des pouvoirs que leur conférait le décret du 23 juillet, refusèrent l’autorisation réclamée ; ils permirent seulement à Rigaud et Bauvais d’envoyer en France des personnes chargées de porter a la convention nationale et au comité de salut public, l’expression de leur gratitude pour les brevets qu’ils avaient reçus, en même temps qu’ils donnaient à T. Louverture et à Villatte une autorisation semblable. La Vénus devant partir du Cap le 16 décembre, Pinchinat et ses deux compagnons s’y rendirent à cet effet pendant que Laveaux était au Port-de-Paix.

De son côté, Villatte choisit pour cette mission un nommé Hennique, et T. Louverture désigna Caze aîné, Viart et Lacroix. T. Louverture fit prêter serment par écrit à ses trois envoyés, de bien remplir leur mission, de faire connaître sa valeur, ses travaux, ses conquêtes, son amour pour l’agriculture, etc. Ce serment fut prêté le 7 décembre, ils se rendirent au Cap après que Pinchinat et ses compagnons y étaient déjà arrivés.

À cette occasion, Laveaux prétend que Villatte reçut ces derniers chez lui, et qu’il refusa de loger les envoyés de T. Louverture, qu’il reçut alors dans sa demeure, et que c’est dès lors que commencèrent les intrigues qui aboutirent à son arrestation et à celle de Perroud, dont nous parlerons ensuite ; car les mulâtres accoururent de toutes parts pour voir et consulter l’oracle Pinchinat.

Si le lecteur se rappelle les termes de la lettre de Desfourneaux à Laveaux, datée du Môle, il ne s’étonnera pas de ceux dont se sert ici le gouverneur général à l’égard de Pinchinat qui, suivant Desfourneaux, s’était ligué avec Montbrun pour le faire assassiner ainsi que Sonthonax. Prévenu déjà depuis le mois de mars 1794, contre Pinchinat, le trouvant logé chez Villatte, qu’il n’aimait pas, voyant venir de perfides mulâtres pour le voir, il en tire naturellement la conséquence que son esprit étroit et jaloux lui dictait. Comment ! les hommes de couleur du Nord avaient vu Pinchinat à l’œuvre, dans la commission intermédiaire au Cap, dans les agitations du mois de décembre 1792, où il s’agissait de la destruction de leur classe par les blancs, et ces hommes qui savaient d’ailleurs tous les services qu’il avait rendus à la cause de la liberté, n’auraient pas dû avoir la faculté de venir lui donner des témoignages de leur estime et de leur attachement, au moment où il allait partir pour se rendre en France !

Nous ignorons jusqu’à quel point il faut ajouter foi à cette assertion de Laveaux, qui affirme que Villatte refusa de loger les envoyés de T. Louverture. Mais quand nous relisons tout ce que nous avons transcrit de son compte-rendu relativement à Villatte, nous nous trouvons, malgré nous, enclin à douter de sa véracité à cet égard. Et quand cela serait vrai, ne se peut-il pas que Villatte n’avait pas un logement assez vaste pour recevoir six personnes chez lui, sans qu’il y eût mauvais vouloir de sa part ?

Si nous insistons sur des détails aussi minutieux, c’est que nous ne pouvons narrer que d’après les écrits de Laveaux lui-même, et qu’ils doivent nous conduire bientôt à l’affaire du 30 ventôse, ou 20 mars 1796.

Ainsi, il dit qu’en son absence et celle de Perroud, les baux à loyer des maisons du Cap étant échus à cette époque, l’administration les fit crier de nouveau, et que des jeunes gens empêchèrent que les adjudications ne s’élevassent à un taux convenable. Dès leur retour au Cap, le gouverneur et l’ordonnateur annulèrent ces criées publiques, ces adjudications, et de nouvelles criées eurent lieu ; celles-ci portèrent à la somme de 438 mille livres, ce qui n’avait produit l’année précédente que 152 mille livres : de là une inimitié violente contre ces deux fonctionnaires. En même temps, les officiers et même les soldats des trois régimens de la garnison du Cap demandèrent des avances sur leur solde, en toiles et autres marchandises existant dans les magasins de la République, qu’ils furent forcés de leur délivrer pour éviter des troubles.

Quel mal y avait-il donc, pour l’administration, à payer la solde à ces militaires, qui avaient rempli leurs devoirs et souffert tant de privations, en objets dont ils avaient besoin ? N’était-ce pas pour eux qu’on les achetait ?

C’est ici l’occasion de dire ce que nous trouvons dans un écrit publié en 1797, par un blanc nommé Gatereau, qui avait été journaliste au Cap. Nous ne pouvons garantir l’exactitude de son récit ; mais il peut du moins nous conduire à entrevoir la vérité dans ce qui se passait de la part de Perroud et de Laveaux.

Gatereau affirme que Henri Perroud était venu dans la colonie avant la révolution, chargé par la maison Journu-Aubert, de Bordeaux, de vendre les cargaisons qu’elle envoyait au Port-de-Paix, et dont il fit une mauvaise gestion. Il l’accuse encore d’avoir contribué aux persécutions exercées dans cette ville, en 1791, contre les hommes de couleur. Nous citerons des écrits de Perroud qui confirment pleinement ses mauvais sentimens à l’égard de ces hommes. Dans tous les cas, on peut avec raison supposer qu’ayant été nommé par Laveaux à la charge d’ordonnateur, et trouvant ce général si prévenu contre eux, Perroud devait s’attacher à lui complaire à ce sujet, à partager ses préventions et à les exciter même. Ce n’est pas dans le moment où il venait d’être confirmé dans sa charge d’ordonnateur, que Perroud eût cherché à contrarier Laveaux sur ce point.

Suivant Gatereau, Perroud aurait imaginé de créer son papier-monnaie au Port-de-Paix, pour trouver moyen de s’enrichir : ce papier étant déprécié successivement à 50, 60 et 70%, des agens dans le commerce se chargèrent de le recevoir ainsi, pour le compte de l’ordonnateur personnellement. Ce que Laveaux dit de ce Ponsignon qui, au Cap, recevait le papier-monnaie, ne semble-t-il pas donner créance à l’assertion de Gatereau ? Quelle nécessité y avait-il d’y émettre pour 21,000 livres de papier, aussitôt leur arrivée au Cap, en contraignant les officiers de la garnison à le recevoir à 50 % de perte ? Ce fait de l’ordonnateur, d’accord avec le gouverneur, n’était-il pas de nature à faire naître des soupçons contre eux et à exciter le mécontentement des militaires ? Si Perroud retira de la circulation ces 21,000 livres de papier, c’est qu’effectivement il y avait moyen de payer les officiers en argent. Gatereau affirme enfin, que Perroud achetait du commerce, tant au Port-de-Paix qu’au Cap, des toiles, des draps, etc., de mauvaise qualité, à un prix élevé, qu’il donnait aux cultivateurs au lieu d’argent, pour ce qui leur revenait de leur portion, sur les denrées récoltées des habitations séquestrées et gérées pour compte de la République, et aux officiers et aux soldats en place d’argent pour leur solde.

Que tous ces faits soient exagérés ou non, on conçoit néanmoins que dans un pays où l’on était habitué à voir les comptables, les administrateurs de finances abuser de leur position, dilapider les deniers publics, ces faits, ces mesures prises par Perroud, devaient motiver de graves soupçons contre lui, et même contre Laveaux qui l’appuyait de son autorité : de là l’irritation des esprits, des propos légers contre ces deux fonctionnaires, et leur mécontentement personnel, leurs préventions contre les hommes qu’ils supposaient être les excitateurs des bruits qui circulaient au sujet de l’infidélité dont on les accusait. On conçoit alors que les intrigans du Cap exploitèrent cette situation pour y faire naître des désordres. Laveaux étant déjà en mésintelligence avec Villatte, depuis la fin de 1793, et ce dernier jalousant T. Louverture à cause de la préférence que lui accordait le gouverneur, il n’était guère possible que le Cap jouît de l’union entre les citoyens, et de la tranquillité qui en résulte ordinairement.

Cependant, que fait Pinchinat aussitôt son arrivée au Cap ? Reconnaissant la mésintelligence qui existait entre Laveaux et Villatte, il essaie de les réconcilier ; il offre son concours à ce sujet, ignorant que Laveaux tient la lettre de Desfourneaux. Celle que lui écrivit Sonthonax, de Jacmel, ne devait pas non plus faire l’éloge de Pinchinat. Celui-ci échoue dans sa louable intention de réconciliation ; et il n’en pouvait être autrement. Une croisière anglaise contraignant la Vénus à prolonger son séjour sur la rade du Cap, Pinchinat et ses deux compagnons sont forcés d’y rester aussi, pour attendre le moment favorable au départ de cette corvette ; et chaque jour ajoute au danger de cette situation.

Devons-nous chercher à justifier Villatte de rester en mésintelligence avec son chef ? Non, sans doute ; car une telle situation ne pouvait que nuire à la chose publique. Mais il paraît que cette mésintelligence ne consistait que dans leurs rapports d’homme à homme, et non pas d’inférieur à supérieur ; car, nous ne trouvons rien dans les écrits de Laveaux qui accuse Villatte d’avoir négligé son devoir comme militaire. À ce sujet, nous le verrons bientôt charger Villatte d’une opération importante, et celui-ci s’en acquitter loyalement et vaillamment.

On était arrivé en janvier 1796, et la Vénus ne pouvait encore prendre la mer. Suivant Laveaux, un officier de marine nommé Martinet donna un déjeûner où il se trouva avec Villatte, Pinchinat, Rodrigue et plusieurs autres officiers. C’était le 5 janvier. Là, dans une conversation générale sur le gouvernement des États-Unis, Rodrigue, blanc et colonel du 1er régiment du Cap, soutint par comparaison, que Saint-Domingue pouvait se passer de la France, tandis que celle-ci avait essentiellement besoin de sa colonie : Rodrigue se plaignit du gouvernement français qui, cependant, venait de lui envoyer le brevet de colonel. Laveaux se retira, pour ne pas être témoin d’une telle conversation. Toutefois, il avait entendu un jeune enseigne du nom de Lonaty contester l’opinion de Rodrigue, et il demanda à Lonaty une déclaration écrite et signée, pour constater cette opinion de Rodrigue.

Était-ce agir selon son devoir de gouverneur général, que de se retirer purement et simplement, sans prendre part à la conversation ? De deux choses l’une : ou l’opinion émise par Rodrigue était une appréciation erronée des rapports existans entre la France et Saint-Domingue, ou elle était le résultat d’idées conçues pour rendre la colonie indépendante de la métropole, d’un projet existant à cet égard. Dans le premier cas, Laveaux devait la combattre par des argumens ; dans le second, il aurait dû interposer son autorité de gouverneur général, et agir immédiatement contre Rodrigue et ses adhérens. Mais il se retire, il se borne à requérir Lonaty de lui donner par écrit une pièce dont il puisse faire usage contre Rodrigue. Fait-il arrêter celui-ci ? Non. Que voulait-il donc faire de cette pièce ? Apparemment l’envoyer en France. N’avons-nous pas raison d’accuser Laveaux d’incapacité politique, d’après ses propres aveux ?

Il laisse Rodrigue en liberté, et cet officier, dit-il, quitta le Cap, et se rendit au Port-Margot et au Borgne où il essaya de soulever les habitans contre Laveaux. Au Borgne, les noirs se mirent en mouvement en se plaignant des blancs. Et cependant, l’instigateur de ce mouvement était un blanc !

Le 25 janvier, Rodrigue, revenu au Cap, se présenta chez Laveaux (nous relatons toujours d’après lui), et prit un ton insolent. C’est alors seulement que le gouverneur général lui reprocha sa conversation sur les relations entre la colonie et la France. Mais Rodrigue lui répondant avec plus d’arrogance, Laveaux le fît arrêter et le conduisit lui-même en prison. La municipalité intervint auprès de Laveaux qui céda à ses instances, et Villatte fut alors retirer Rodrigue de la prison, le 29 janvier, et le rendit au 1er régiment. Villatte n’agissait donc ainsi, que parce que Laveaux avait déféré aux démarches de la municipalité ? Puisque le gouverneur semblait convaincu des mauvais desseins du colonel Rodrigue, devait-il céder dans cette circonstance ?

Le 30 janvier, continue-t-il, il partit pour le Borgne où il apaisa l’effervescence qui se manifestait. Le lendemain, il retourna au Cap. Mais, durant son absence, Villatte s’était porté au Haut-du-Cap, où il ordonna à un officier nommé Edouard, commandant de ce poste, de ne laisser entrer au Cap aucune troupe armée ; et cela, parce que Villatte croyait que le gouverneur était allé chercher T. Louverture avec des forces. Cet ordre fut eau se qu’Édouard fit feu sur le colonel Pierre Michel, qui revenait au Cap avec six hommes.

En son absence du Cap, un bâtiment espagnol y était arrivé avec 200 prisonniers français, tous blancs. Villatte les accueillit fort mal : ils étaient blancs, dit Laveaux, c’était assez pour que cet officier général ne leur permît pas de descendre à terre. Ainsi, voilà Villatte ordonnant de tirer sur les noirs et refusant à des blancs de descendre au Cap ! Et cependant, Villatte était aussi aimé d’une grande portion des blancs comme de tous les noirs de cette ville, pour avoir partagé leurs dangers, leurs privations de toutes sortes.

Laveaux envoya ces militaires français au Port-de-Paix qu’il croyait en parfaite tranquillité. Mais, des émissaires de Pinchinat y avaient excité les noirs à la révolte. Un noir nommé Étienne Datty et son secrétaire avaient fait arrêter un inspecteur noir des travaux de la culture, fort ami des blancs. Ils attaquèrent un autre noir nommé Vincent, commandant du poste Aubert, et Pageot fut obligé de sortir du Port-de-Paix, pour le soutenir et reprendre le poste sur les insurgés. Ceux-ci avaient eu le temps d’égorger plusieurs blancs et plusieurs mulâtres. Ce serait donc Pinchinat qui aurait fait tuer ces hommes ! Mais Laveaux ne dit pas que le secrétaire d’Étienne Datty était lui-même un blanc qui paraît avoir poussé cet homme à ces crimes, et qu’il fut soupçonné de connivence avec les Anglais, qui s’efforçaient de gagner les noirs de ces quartiers à leur cause, selon les accusations générales de cette époque.

Des désordres eurent lieu en même temps à la Tortue, à Saint-Louis, au Borgne ; et Pageot (dit Laveaux), soupçonna les mulâtres Delair et Levasseur, qui étaient à Jean-Rabel, d’être les auteurs de ces actes d’insubordination de la part des noirs.

Cependant, Pageot ne pouvant pas réussir à calmer cette effervescence, Laveaux écrivit à T. Louverture qui se transporta dans les montagnes du Port-de-Paix et qui fît arrêter Magnot, le blanc secrétaire d’Étienne Datty, reconnu par lui comme étant l’instigateur des assassinats survenus dans ces montagnes. Quant à Étienne Datty, il le porta à accepter le commandement d’un poste au Moustique, d’après la décision de Laveaux.

Nous venons de dire que ce gouverneur a prétendu que le général Pageot soupçonnait Delair et Levasseur, d’être les instigateurs des faits qui se passaient à plus de vingt lieues de Jean-Rabel. Mais nous lisons dans un rapport fait le 1er mars 1797, au conseil des Cinq-Cents, par Marée, d’après les documens transmis en France par Laveaux, que, suivant Pageot lui-même, « c’étaient les Anglais qu’il accusait de vouloir mettre dans la colonie, la guerre civile entre les hommes de toutes les couleurs. » Quelle foi peut-on donc avoir aux assertions de Laveaux, quand il accusait incessamment les hommes de couleur de mauvaises intentions, de tous les crimes ? Le même rapport de Marec dit que Labatut, à la Tortue, signalait quelques mauvais sujets dans cette île d’être la cause de la fermentation qui existait parmi les noirs contre les blancs ; et cependant, Laveaux en accuse encore Delair et Levasseur ! Dès-lors ne voit-on pas que ce gouverneur général dressait un plan d’extermination, ou tout au moins de compression odieuse contre les hommes de couleur ?

À propos de cette affaire d’Étienne Datty, il est curieux de lire les passages suivans d’une lettre que T. Louverture lui écrivit, le 14 février, étant encore aux Vérettes et avant qu’il se fût transporté dans les montagnes du Port-de-Paix.


Vous savez, dit-il à Étienne Datty, que je suis l’ami de l’ordre, de l’union, de la tranquillité, et que je suis noir comme vous, et que mes intérêts sont les vôtres et ceux de tous tes hommes de notre couleur. Écoutez-moi, mon ami, écoutez un noir comme vous… Rappelez-vous que Toussaint Louverture est le véritable ami de sa couleur, et que son amitié pour eux le fera plutôt mourir mille fois que les voir rentrer sous le joug tyrannique d’où il s’est efforcé de les retirer. Vous savez que lorsqu’une personne a quelques taches sur sa figure, il cherche un miroir pour les voir. Eh bien ! mon ami, c’est moi qui suis le miroir des noirs, c’est moi qu’ils doivent consulter, s’ils veulent jouir de la liberté. C’est à moi qu’il fallait vous adresser… Écoutez un frère qui veut le bonheur de tous les noirs. J’envoie auprès de vous le commandant Jean-Pierre Duménil qui est un noir comme vous, qui vous dira de vive voix mes intentions… J’ai vu par la lettre que vous avez écrite à Danty (mulâtre), commandant du Gros-Morne, qu’il semblerait que vous voudriez suivre le régime du Cap… Vous ne devez pas écouter les ennemis de la liberté et de la République. — Je désirerais beaucoup vous voir, ayant bien des choses à vous dire qui nous sont essentielles pour toute notre couleur… Je suis fâché que vous ayez agi sans m’écrire, et que vous ayez écrit aux autres (à Danty). Si vous n’aviez pas pu écrire au gouverneur général, c’était à moi qu’il fallait vous adresser ; je vous aurais mis dans le bon chemin, et lui aurais parlé pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que tous vos officiers et soldats.


Plus tard nous verrons qu’on a été forcé de fusiller Étienne. En attendant, T. Louverture envoie copie de sa lettre à Laveaux, et celui-ci en est on ne peut plus ravi. T. Louverture est entré complètement dans ses vues. Il est clair que le régime du Cap, à ses yeux, est contraire à la liberté des noirs, et ce régime est personnifié en Villatte, et celui-ci est considéré par Laveaux comme étant son ennemi et l’ennemi des blancs. C’est le mulâtre qui ne veut ni des noirs ni des blancs, d’après Laveaux.

Le 19 février, cinq jours après cette lettre à Étienne Datty, T. Louverture étant au Gros-Morne, annonce à Laveaux la soumission de ce noir. « Je viens, dit-il, de recevoir votre lettre par le citoyen Fressinet, par laquelle je vois que vous devez être au Borgne demain. Si vous pouvez vous rendre au Port-de-Paix, suivez le conseil d’un fils qui aime son père. Tâchez d’y rester et de n’en point sortir, sans m’en donner avis. Je vous parle au nom de mon armée, au nom du peuple républicain qui vous aime comme moi. C’est pour votre bien, c’est pour celui de tout le peuple. Je vous en écrirais plus au long, si je n’étais pressé de partir pour mon cordon où je suis menacé d’être attaqué par les Anglais… Sitôt que j’aurai mis mon cordon en ordre, je vous écrirai tout ce que je pense.  »

Comme il exploite habilement les préventions de Laveaux contre les hommes de couleur, et Villatte en particulier ! Laveaux qui lui a fait des aveux à cet égard, qui les a divisés, peut-il ne pas subir cette influence de T. Louverture, qui veut grandir à l’aide du gouverneur général ?

Notons encore à l’égard d’Étienne Datty, ce que nous trouvons dans le rapport de Marec. Si ce noir a soulevé les cultivateurs de la montagne du Port-de-Paix, c’est qu’ayant été primitivement nommé inspecteur des cultures par Pageot, celui-ci l’avait remplacé ensuite, à cause de son inconduite, par un autre noir nommé J.-B. Grissot, fort ami des blancs, d’après Laveaux. Irrité de sa destitution, et conseillé parle blanc Magnot, son secrétaire, il prend les armes, arrête J.-B. Grissot, tue des blancs et des mulâtres ; et suivant Laveaux, ce sont les émissaires de Pinchinat qui ont provoqué cette prise d’armes et ces assassinats : il le dit, tandis qu’il avait écrit la vérité du fait, en France.


Immédiatement après la nouvelle reçue de la paix entre la France et l’Espagne et de la cession de la partie espagnole, les Anglais et les émigrés avaient combiné leurs mesures pour s’emparer du Fort-Dauphin, à l’aide d’intelligences qu’ils s’y ménagèrent avec un noir nommé Titus, ancien officier de l’état-major de Jean François, qui y était resté avec le titre de brigadier des troupes auxiliaires. Ils lui firent passer 1200 fusils, des pistolets et autres armes, de la poudre et de l’argent, pour réunir le plus de monde possible, des anciennes troupes noires licenciées au moment du départ de Jean François pour la Havane. Titus forma un camp dans la paroisse de Vallière au Maribaroux, d’où il menaçait la partie française, ne reliant ses opérations avec les Anglais postés à Banica et au Mirebalais. En même temps, les Anglais formèrent un camp à la Pointe Isabellique, où ils recevaient des bestiaux des Espagnols et d’autres approvisionnemens en violation, du traité de paix : de là, les bâtimens de guerre mouillés dans le port d’Isabellique et dans la baie de Mancenille, devaient se porter sur le Fort-Dauphin pour s’en emparer. Ils firent une descente à cet effet dans le voisinage de cette ville.

Mais Laveaux ordonna à Villatte de marcher contre Titus. Villatte partit du Cap avec de l’infanterie et 200 hommes de cavalerie. Il réussit, pendant la nuit, à surprendre le camp de Titus. Le chef de bataillon Beaucorps, mulâtre, fait entourer la case où était Titus : celui-ci, réveillé, veut faire feu sur Beaucorps ; mais ses armes le trahissent, Beaucorps le tue. Les bandes de Titus se rallient, et se mettent en mesure de combattre ; mais Villat te leur déclare que s’ils font feu, ils seront tous exterminés : il les harangue et réussit à les convaincre de se disperser.

Cet heureux résultat obtenu par le courage et la fermeté de Villatte, ne prouve-t-il pas l’empire qu’il exerçait sur les noirs, une sorte d’attachement pour lui de leur part, et que si ce général était en mésintelligence avec Laveaux, du moins ce n’était pas quand il fallait remplir son devoir de militaire ? Si Laveaux avait été moins prévenu contre les hommes de couleur, cette circonstance n’eût-elle pas été une occasion pour lui de s’attacher Villatte, de se réconcilier avec lui ? Mais, peut-être ne l’aurait-il pas pu alors ; car par tout ce que nous avons vu précédemment, il est évident que ses passions s’étaient déjà donné un maître exigeant, en T. Louverture : il ne lui était plus permis de ne rien faire sans son aveu.

Après la mort de Titus et la dispersion de ses bandes, le marquis de Rouvray et le baron de Cambefort, émigrés à la solde de l’Angleterre, réussirent néanmoins à réorganiser une partie de ces anciens soldats de Jean François, en se mettant à leur tête dans le voisinage de Banica. Ces faits se passèrent à la fin de février.


La corvette la Vénus était partie du Cap le 13 de ce mois. Chassée par un vaisseau anglais, elle était rentrée au Borgne et ensuite au Port-de-Paix d’où elle remit à la voile : elle réussit à se rendre en France. Les seuls députés de T. Louverture, (Caze aîné, Viart et Lacroix) partirent sur ce bâtiment. Villatte renonça à envoyer Hennique, et Pinchinat. Sala et P. Fontaine renoncèrent aussi à partir pour la France : ils remirent leurs dépêches au capitaine Desageneaux. Examinons leurs motifs.

Etant au Cap, ils avaient vu des lettres écrites par Dufay, Mills et J.-B. Belley, qui exposaient la convenance d’une représentation à la convention nationale, pour les provinces de l’Ouest et du Sud. Ils en informèrent Bauvais et Rigaud qui, alors, renouvelèrent auprès de Laveaux et de Perroud la demande relative à une convocation des assemblées primaires et électorales, à l’effet de nommer des députés. Ces deux fonctionnaires se refusant encore à donner leur autorisation, Pinchinat, Sala et P. Fontaine eurent des conférences avec eux où ils finirent par y consentir. En conséquence, ces trois envoyés, au lieu de partir sur la Vénus, se chargèrent des dépêches du gouverneur et de l’ordonnateur, et quittèrent le Cap le 2 ventôse (21 février), le jour même où Villatte dispersait les bandes de Titus : ils arrivèrent à Léogane le 23 février.

Ce fut une faute politique de leur part, de renoncer à se rendre en France ; c’en fut une aussi de la part de Villatte de n’y pas envoyer Hennique, tandis que les commissaires de T. Louverture s’y rendaient avec la mission de le prôner sous tous les rapports, ainsi que nous l’avons vu dans le serment qu’ils lui prêtèrent. La mésintelligence qui existait entre Laveaux et Villatte, les préventions que le gouverneur nourrissait contre les hommes de couleur, auraient dû faire comprendre à Pinchinat la nécessité d’aller en France, pour éclairer la métropole sur les dangers que faisait naître cet état de choses. Par cette faute, il laissait un champ libre aux dépêches de Laveaux et de Perroud, d’égarer le gouvernement français, aux envoyés de T. Louverture de les appuyer par leurs rapports, en relevant ce dernier à ses yeux, en diminuant le mérite de Villatte, de Rigaud et de Bauvais. Probablement, Pinchinat désirait d’être nommé député ; mais pour cela, il n’avait pas besoin de retourner dans l’Ouest ou dans le Sud ; on eût pu l’y élire, et se trouvant déjà en France, il est plus que probable qu’il aurait été admis. Dans tous les cas, avec son talent reconnu, il aurait été extrêmement utile à sa classe que Laveaux représentait déjà comme indocile, dévorée d’ambition, voulant se substituer à la race blanche et étant contraire aux noirs. Pinchinat, enfin, devait comprendre que les fâcheuses dispositions que Sonthonax avait contre cette classe à son départ, le porteraient à la représenter sous un jour contraire à la vérité. Tout ce qui s’en est suivi, et dont nous parlerons bientôt, tient peut-être à la funeste résolution prise par Pinchinat, Sala et Fontaine de ne pas aller en France.

Écoutons Laveaux parlant du départ de Pinchinat pour le Sud :

« Enfin, dit-il, le fameux Pinchinat quitte le Cap, après avoir organisé toutes ses machinations. Pendant plus de deux mois qu’il l’avait habitée, la ville n’avait cessé d’être en agitation. Il y jouait un jeu effroyable, occasionnait des réunions nombreuses et montrait dans toutes les occasions les dispositions les plus séditieuses. — « S’il y avait du trouble entre Laveaux et Villatte, disait-il un jour au colonel Léveillé, pour qui vous déclareriez-vous ? — Pour celui qui serait pour la loi. — Mais encore, faudrait-il prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Laveaux n’est pas de ce pays-ci : Villatte est homme de couleur. » Pinchinat ne put rien obtenir de Léveillé. Les hommes de couleur de toutes les paroisses venaient voir Pinchinat, et des courriers s’expédiaient à chaque moment. C’est ainsi que l’on amenait la journée du 30 ventôse. »

N’avons-nous pas raison de regretter que Pinchinat ne soit pas parti sur la Vénus ? Que de choses les dépêches de Laveaux n’ont pas mentionnées dès-lors, et contre lui, et contre les hommes de couleur ! Nous ajournons à les faire savoir, pour les grouper au moment où nous parlerons de l’affaire du 30 ventôse.


Laveaux et Perroud avaient consenti à la formation des assemblées primaires dans l’Ouest et dans le Sud, par une ordonnance en date du 29 pluviôse (18 février), rendue sur la demande réitérée de Bauvais et de Rigaud, du 7 février. Elle portait : 1o  convocation de ces assemblées primaires pour le 1er germinal (21 mars) ; 2o  désignation de la ville de Léogane pour le siège de l’assemblée électorale du département de l’Ouest, et de la ville des Caves pour celui de l’assemblée électorale du Sud ; 3o  fixation du nombre de six députés à élire, à raison de trois par chaque département.

« Cette ordonnance, dit le rapport de Marec, quelque répugnance que Laveaux eût à la rendre, dans la crainte de fournir un prétexte d’agitation et de trouble à certains hommes désignés par lui comme des intrigans, et qui commençaient dès-lors à manifester les desseins les plus pernicieux ; cette ordonnance excita le plus vif intérêt parmi tous les bons citoyens.  »

Qui peut douter que parmi ces hommes ainsi désignés dans sa correspondance avec le gouvernement français, Pinchinat ne fût porté au premier rang ? Voilà Laveaux dénonçant secrètement Pinchinat et d’autres ; et cela ne doit pas étonner de sa part, lorsqu’on l’a vu à table chez Martinet, d’après ses propres aveux, se refuser à prendre part à une conversation, et sollicitant ensuite le jeune enseigne Lonaty de lui donner une déclaration écrite à ce sujet, pour s’en servir contre le colonel Rodrigue, un blanc comme lui.

Cette ordonnance rendue, soulève aussitôt des réclamations de la part de T. Louverture et des municipalités des communes comprises dans les lieux où il commandait. Ils prétendent que la population y étant plus nombreuse que dans le territoire soumis au commandement de Bauvais, c’est aux Gonaïves et non à Léogane que doit être le siège de l’assemblée électorale.

Or, si dans l’ancien régime même il était assez difficile de connaître au juste la population vraie des paroisses, comment, après les guerres d’une révolution qui durait depuis près de sept ans, pouvait-on être assuré de la population de ces lieux ? Cette difficulté n’était donc qu’une querelle née de la jalousie du pouvoir et de l’influence politique. De plus, les Gonaïves, à cette époque, n’était qu’une bourgade à côté de la ville de Léogane ; et en outre, sur les dix-sept paroisses de la province de l’Ouest, — six étaient au pouvoir des Anglais : le Port-au-Prince, la Croix-des-Bouquets, le Mirebalais, Saint-Marc, l’Arcahaie et le Môle ; — cinq autres étaient dans le commandement de Bauvais : Léogane, Jacmel, les Cayes-Jacmel, Baynet et le Grand-Goave ; — cinq étaient dans celui de T. Louverture : les Vérettes, la Petite-Rivière, les Gonaïves, le Port-à-Pimentou Terre-Neuve, et Bombarde ; — Jean-Rabel, enfin, était sous les ordres directs de Pageot. On se rappelle que le Petit-Goave était considéré comme dépendant du Sud et sous les ordres de Rigaud.

Il y avait donc un nombre égal de paroisses de l’Ouest sous les ordres de T. Louverture et de Bauvais ; elles étaient séparées par l’occupation anglaise au centre de la province ; et il y avait toujours danger à traverser la mer du petit golfe de l’Ouest, par conséquent difficulté pour les électeurs qui seraient nommés dans les assemblées primaires, à se rendre soit aux Gonaïves, soit à Léogane. Dans une telle conjoncture, que devaient faire Laveaux et Perroud ? Scinder l’assemblée électorale, en former une à Léogane, une autre aux Gonaïves, et décider de leur autorité, laquelle nommerait deux députés sur les trois.

Mais, au lieu d’une telle décision, ils rendirent une nouvelle ordonnance le 9 ventôse (28 février), par laquelle ils suspendirent la convocation des assemblées primaires dans toutes les paroisses de l’Ouest, en se rapportant à T. Louverture et à Bauvais pour constater, dit Marec, le point de fait allégué (celui relatif à la population) et pour concilier les prétentions réciproques.

Était ce agir comme des autorités sensées, que de décider ainsi ? Le fait est, qu’ils ne voulaient d’aucune représentation en France de la part de l’Ouest et du Sud, qu’ils y redoutaient l’apparition d’hommes clairvoyans qui eussent pu éclairer la métropole, à raison même de leur position de députés.

Cependant, ni Rigaud ni Bauvais n’observèrent l’une et l’autre ordonnances rendues par Laveaux et Perroud. La première, en fixant à trois, le nombre de députés pour chaque province, établissait arbitrairement un mode de représentation ; car à cette époque, la constitution dite de l’an iii, n’avait point déterminé le nombre de députés pour Saint-Domingue, et n’était même pas encore envoyée officiellement à ces autorités. Ces deux généraux crurent qu’il fallait nommer 6 députés pour chaque province, ainsi qu’on avait fait pour le Nord, en 1793. Bauvais, considérant sans doute que le territoire de l’Ouest soumis à son commandement était plus considérable que celui soumis à T. Louverture, en fit nommer 4 : c’étaient P. Fontaine, Bonnard, Lebon et Rey Delmas. Quant à Rigaud, il fit nommer 6 députés : Pinchinat, Sala, Découd, Daniel Gelée, Georges Pierre, et Julien Raymond qui était en France. Les assemblées électorales eurent lieu les 20 et 21 germinal (9 et 10 avril).

T. Louverture, plus sage que les deux administrateurs, s’entendit avec Bauvais : il fit nommer deux députés dont nous ignorons les noms. Ainsi, comme Bauvais, il n’observa pas la première ordonnance[2]

Nous verrons plus tard qu’aucun des députés élus dans l’Ouest et dans le Sud ne fut admis en France, soit au conseil des Anciens, soit à celui des Cinq-Cents, qui avaient remplacé la Convention nationale, d’après la nouvelle constitution française qui créa aussi le Directoire exécutif.

  1. Gouly, député de l’île de France à la convention, publia une opinion après ce rapport de Boissy-d’Anglas, avec l’autorisation de la convention ; rien n’est plus favorable au rétablissement de l’esclavage. Il concluait à attendre la paix pour régler le sort des colonies.
  2. Une lettre de lui à Laveaux, en date du 7 floréal (26 avril) annonce au gouverneur qu’il a reçu de Bauvais, le procès-verbal de la nomination des 4 députés, et qu’il va en faire nommer deux autres aux Gonaïves, le 10. Il se rendit donc aux raisons alléguées par Bauvais.