Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.9

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 218-223).

chapitre ix.


Doyon est nommé commandant des troupes réunies au Petit-Trou. — Rigaud se rend aui Cayes. — Affaire de la fédération du 14 juillet. — Déportation de quelques individus par Delpech. — Il organise la légion de l’Egalité du Sud. — Prépondérance des hommes de couleur dans cette province.


L’armée battue au camp Desrivaux était revenue au Petit-Trou avec la délégation. La mort de Jourdain laissait un vide immense dans le commandement de cette commune, qui touche aux limites de celles où les blancs de la Grande-Anse exerçaient tout leur empire. La présence de Rigaud étant nécessaire aux Cayes, Gérin, à cause de son caractère, ne pouvait convenir pour commander l’armée qu’il allait y laisser pour s’opposer aux agressions de la Grande-Anse. Doyon fut choisi pour ce poste important, par Rigaud qui le désigna aux commissaires civils ; ils lui firent donner l’ordre de se rendre au Petit-Trou. Il partit du Port-au-Prince, le 29 juin, à la tête d’un détachement composé de gardes nationaux de cette ville qu’il commandait déjà, et de quatre compagnies de la légion de l’Ouest : deux d’infanterie, sous les ordres de Blaise et de Brunache ; deux d’artillerie, celles de Pétion et de Bordure. Doyon, arrivé au Petit-Trou le 2 juillet, prit le commandement de l’armée le 7, au moment où Rigaud partait pour les Cayes. Au commandement de cette armée se joignit bientôt celui des communes du Petit-Trou, de l’Anse-à-Veau et de Saint-Michel, réunies et formant l’arrondissement de l’Ouest. Doyon s’y distingua non-seulement comme militaire, mais encore comme administrateur ; ses qualités personnelles le firent chérir et respecter de ses subordonnés et des habitans. Il maintint dans son commandement l’influence que Jourdain avait établie en faveur des hommes de couleur.


Rendu aux Cayes, Rigaud y trouva Delpech qui, secrétaire de la commission civile, avait été envoyé dans ce chef-lieu de la province du Sud, en qualité d’ordonnateur, pendant que les commissaires étaient au Port-au-Prince. Delpech venait de recevoir sa nomination de commissaire civil.

Avant leur proclamation du 25 juillet qui appelait les noirs du Sud, déclarés libres par cet acte, à faire partie de la légion qui y serait formée, à l’instar de celle de l’Ouest, Polvérel et Sonthonax avaient donné l’ordre à Rigaud de commencer la formation de celle du Sud, également dénommée Légion de l’Égalité. Ce corps qui reçut dans ses rangs des blancs, des mulâtres et des noirs, porta ombrage aux colons des Cayes. Ils virent dans ces forces créées comme organisation militaire, un moyen de comprimer leur projet d’indépendance. L’arrivée de Rigaud aux Cayes leur déplut extrêmement : il allait servir de point d’appui à Delpech.

Ce commissaire civil, en apprenant la révolte de Galbaud au Cap, avait rendu une proclamation, le 1er juillet, pour soutenir ses collègues dans leurs mesures de conservation de la colonie à la France. Harty, commandant la province du Sud, le secondait dans ses opérations. Ce fut un nouveau motif de mécontentement pour les colons.

Delaval, ancien membre de l’assemblée coloniale du Cap, était toujours maire de la ville des Cayes. Mouchet y commandait la garde nationale blanche ; Badolet était capitaine des grenadiers de ce corps, et Rey, qui a joué un autre rôle plus important aux Cayes, en 1796, s’y trouvait aussi : intrigant, portant sa haine pour les hommes de couleur, à la hauteur de celle des colons, il entrait avec eux dans les combinaisons qu’ils formaient pour se soustraire à l’autorité de là commission civile. En correspondance avec ceux de la Grande-Anse et de Tiburon, qui préparaient la remise de ces quartiers à la Grande-Bretagne, satisfaits de l’insuccès de Rigaud contre le camp Desrivaux, ils méditaient de porter le dernier coup à ce mulâtre qui exerçait une si grande influence sur sa classe et sur celle des noirs.

Dans cet état de choses, Delpech voulut célébrer la fédération du 14 juillet, comme ses collègues faisaient en même temps au Cap, dans l’espoir que cette fête appellerait tous les hommes libres à la concorde, en confondant leurs sentimens d’attachement à la France dans celui de la fraternité ; il ne savait pas les projets des colons, il les jugeait mieux qu’ils ne méritaient.

Ce jour arrive enfin ; tous les corps constitués, tous les fonctionnaires publics suivent Delpech sur la place publique où la cérémonie va s’exécuter : la garde nationale, les troupes environnent l’autel de la patrie. Delaval y monte et prononce un discours analogue à la circonstance ; après lui, Delpech en prononce un aussi où il rappelle aux citoyens leurs devoirs envers la commune patrie. Tous prononcent le serment civique. Delpech allait se retirer, quand Badolet sort des rangs de la garde nationale blanche, suivi de toute sa compagnie. Il demande impérieusement au commissaire civil, que les noirs incorporés par Rigaud dans la légion et qui se trouvaient dans les rangs avec ce chef sur la même place, soient remis à leurs maîtres. Delpech et Harty s’efforcent inutilement de lui faire envisager l’imprudence et l’inconvenance d’une telle réquisition. Badolet, furieux, ordonne à sa compagnie de charger les armes ; mais son lieutenant Morellon contrarie cet ordre. En faisant défiler la garde nationale devant les autorités, Mouchet, son commandant, tire un coup de pistolet sur Rigaud, qu’heureusement il n’atteint pas. À ce signal, Badolet veut le frapper de son sabre. Rigaud se défend avec courage et est soutenu par sa troupe, que commandent sous ses ordres d’autres hommes de couleur. Une action sanglante s’engage entre les blancs d’une part, et les mulâtres et les noirs de l’autre. Elle devient bientôt générale par toute la ville des Cayes : des victimes tombent de tous côtés. Delpech se rend chez lui, suivi de plusieurs officiers municipaux. Rigaud s’y rend bientôt avec des hommes de couleur. Mais Mouchet et Badolet le poursuivent à la tête d’une bande de furieux qui traînent une pièce de campagne ; ils la braquent contre la maison du commissaire civil, en en tenant la mèche allumée. Les frères O’Shiell, colons, d’un autre côté, ouvrent les prisons pour armer tous les mauvais sujets qui y étaient détenus. Ils distribuent des liqueurs fortes aux marins des équipages de la frégate l’Astrée et du bric le Serin, et à une foule de matelots blancs qui se trouvaient dans le port des Cayes, comme dans les autres villes, connus également sous le nom de flibustiers, et ils parviennent à les exciter tous contre les hommes de couleur. Les blancs vont s’emparer des forts de l’Îlet et de la Tourterelle.

Harty et Watiez (ce dernier commandant de la place des Cayes) étaient parvenus à empêcher les factieux de tirer sur la maison du commissaire civil. Ils firent tous leurs efforts pour arrêter la fureur de ces blancs contre les hommes de couleur. Dès le début de l’affaire, Mathieu, aide de camp de Harty, fut blessé à ses côtés ; Demelet, chef de bataillon de la Seine-Inférieure, fut tué.

Rigaud poussa bientôt les hommes de couleur et les noirs contre les forts de l’Îlet et de la Tourterelle qu’ils enlevèrent d’assaut. Le lendemain matin, les blancs tentèrent de reprendre la Tourterelle et furent écrasés. Environ cent cinquante périrent dans les actions de ces deux journées ; de leur côté, des hommes de couleur et des noirs périrent aussi ; mais la victoire resta à ces derniers.

Durant la nuit, Mouchet et Badolet partirent pour Jérémie, où ils servirent quelque temps après sous les Anglais. Satisfait de leur fuite et de son triomphe, Rigaud ne devint pas exigeant : il montra une grande soumission à Delpech qui fît opérer l’arrestation d’une cinquantaine des plus furieux parmi les agitateurs, qu’il déporta en France. Rey se sauva peu après des Cayes, pour se soustraire à un ordre d’arrestation décerné contre lui par les deux autres commissaires.

Delpech profita de l’ascendant qu’il reprit, à l’aide de Rigaud et de sa troupe, pour réorganiser la garde nationale des Cayes, compléter la formation de la légion de l’Egalité du Sud, dont Rigaud devint le colonel, et réduire les blancs de la commune de Cavaillon qui, au passage de Rigaud pour se rendre aux Cayes, avaient opposé des obstacles à ce chef, et étaient restés en révolte ouverte contre Delpech. Il obtint ensuite la soumission de beaucoup de noirs insurgés, par le concours qu’il reçut de Rigaud, de Toureaux et de Lefranc, et par l’effet de la proclamation du 25 juillet, rendue par Polvérel et Sonthonax, qui les déclarait libres.

À Saint-Louis et à Aquin, les hommes de couleur, en apprenant l’attentat commis sur Rigaud, qu’ils croyaient mort, arrêtèrent tous les blancs de ces deux communes ; ils ne furent mis en liberté que lorsqu’on apprit son triomphe. Doyon, avisé de cette affaire, envoya Pétion aux Cayes, à la tête de sa compagnie d’artilierie.

Le résultat de l’odieuse tentative de la journée du 14 juillet 1793 donna la prépondérance aux hommes de couleur, dirigés par André Rigaud, dans toute la province du Sud, à l’exception des quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon. Ils la conservèrent jusqu’en juillet 1800, où Rigaud, vaincu par Toussaint Louverture, partit pour la France.

Delpech se disposait à marcher contre les colons de Jérémie et de Tiburon, quand il reçut la nouvelle de la liberté générale proclamée par Sonthonax, au Cap, et des lettres de Polvérel à ce sujet. Cette mesure, qu’il désapprouva, contraria ses desseins.

Nous dirons bientôt ses motifs. Voyons quels furent les actes de ses collègues dans l’Ouest et dans le Nord.