Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.7

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 146-192).

chapitre vii.


Situation de la ville du Cap. — Instructions données à Galbaud, et sa conduite à son arrivée. — Polvérel et Sonthonax entrent au Cap. — Intrigues des colons et divers écrits de Tanguy Laboissière. — Destitution et embarquement de César Galbaud. — Proclamation de don Gaspard de Cassassola, du 7 juin. — Explications du gouverneur général Galbaud avec les commissaires civils. — Leur proclamation du 13 juin qui destitue Galbaud. — Il s’embarque avec sa famille. — Rixes entre les marins de la flotte et les hommes de couleur. — Mesures prises par les commissaires civils. — Révolte de Galbaud et des marins. — Combats au Cap, les 20, 21 et 22 juin. — Pillage et incendie du Cap. — Les commissaires civils se retirent au Haut-du-Cap. — Lettre de Sonthonax à la convention nationale, du 18 février, sur la liberté des esclaves. — Proclamation des commissaires civils, du 21 juin, qui accorde la liberté aux noirs qui défendent la République française. — Leur dépèche à la convention, du 10 juillet. — Départ de la flotte pour les États-Unis. — Le général Lasalle appelé au Cap. — Proclamation des commissaires civils, du 26 juin, et mesures diverses. — Rentrée de Polvérel et Sonthonax au Cap. — Réflexions de Sonthonax concernant les colons de Saint-Domingue.


En partant du Cap pour se rendre à Saint-Marc, Sonthonax avait reconnu les mauvaises dispositions des colons blancs, et particulièrement de ceux qui formaient la municipalité de cette ville. Ce fut le motif qui le porta, par sa proclamation du 24 février 1793, à confier à la commission intermédiaire spécialement la sûreté publique dans toute l’étendue de la province du Nord, ainsi que dans la ville du Cap, en enjoignant à Laveaux de déférer à toutes ses réquisitions. Parmi les factieux de cette ville, Lavergne, procureur de la commune, substitué à Larchevesque Thibaud, était celui qui se distinguait le plus : en correspondance avec ceux du Port-au-Prince, il ne cessa, après le départ de Sonthonax, de provoquer des conflits entre la municipalité et la commission intermédiaire. Avisé de ces menées, Sonthonax écrivit à Laveaux d’opérer l’arrestation de quelques-uns des factieux ; et alors Lavergne partit du Cap en disant publiquement qu’il allait se rendre en France pour dénoncer Sonthonax à la convention nationale ; mais il se rendit aux États-Unis.

Ses intrigues, secondées par la municipalité, empêchèrent les blancs du Cap de concourir avec Laveaux à la répression des noirs révoltés. Après quelques succès, ce général se vit forcé de rentrer au Cap, pour mieux conjurer les agitations qui s’y préparaient. C’était à l’époque de la seconde sortie qu’il avait faite contre les révoltés, au commencement de mars. Sonthonax l’approuva par sa lettre du 10 du même mois, datée de Saint-Marc[1], et lui donna la haute police du Cap.

À cette époque, divers agens de la contre-révolution arrivèrent au Cap, entre autres le baron de là Valtière, se qualifiant de maréchal de camp des armées du roi (du roi qui avait péri sur l’échafaud depuis environ deux mois), et Thomas Millet, dont nous avons déjà parlé, chaud partisan de l’indépendance. Ces factieux furent tous dénoncés à Sonthonax, par le contre-amiral Cambis, commandant de la station au Cap, comme cherchant à exciter des troubles dans cette ville.

À ces coupables meneurs se joignirent bientôt les factieux déportés du Port-au-Prince, qui avaient été embarqués sur des navires arrivés au Cap, à la fin d’avril. Ils adressèrent des réclamations emportées à la municipalité, se plaignant hautement des commissaires civils.

La ville du Cap se trouvait donc, à l’arrivée de Galbaud, dans un état de fermentation qui faisait présager des troubles profonds. Son atmosphère était imprégnée de tout le fiel que vomissaient les colons contre Polvérel et Sonthonax.


Thomas-François Galbaud, général de brigade, était parti de Brest au commencement d’avril sur la frégate la Concorde : il arriva au Cap le 7 mai. Nommé d’abord gouverneur général des îles du vent par le conseil exécutif, il n’avait pas tardé à être destiné au gouvernement général de Saint-Domingue, en remplacement de d’Esparbès : sa commission lui fut délivrée le 6 février 1793. Quelques jours après, sa mère, propriétaire à Saint-Domingue, étant morte, sa succession ouverte rendit Galbaud co-proprié taire avec ses frères et ses sœurs. Or, la loi du 4 avril 1792 disposait que tout propriétaire dans les colonies ne pourrait être nommé gouverneur, etc. Galbaud eut la franchise de faire savoir sa qualité de propriétaire au ministre de la marine, en demandant qu’une nouvelle loi fût rendue à l’effet d’abroger cette disposition. Il reconnaissait donc son inaptitude à occuper la charge de gouverneur général. Le ministre ne lui répondit pas, et il partit pour Saint-Domingue[2].

Quoique sa commission fût calquée sur le protocole de celles des anciens gouverneurs des colonies, qui leur donnaient de grands pouvoirs, ses instructions portaient :

« Dépositaire de la force publique, le général Galbaud n’oubliera jamais qu’il est, dans toutes les circonstances, soumis par la loi aux réquisitions des commissaires, et qu’il doit faire agir la force lorsqu’il en sera requis, soit pour les protéger, soit pour faire respecter les lois et la souveraineté nationale. Il est maître des moyens d’exécution et des dispositions militaires… Mais il ne pourra jamais sortir du cercle que les commissaires lui traceront dans leurs réquisitions. »

En lui recommandant l’exécution de la loi du 4 avril, ces instructions lui renouvelaient encore l’injonction d’exécuter ponctuellement les réquisitions que les commissaires civils pourraient lui adresser à cet égard.

Ainsi, Galbaud était bien positivement placé sous les ordres des commissaires civils, revêtus de tous les pouvoirs nationaux par les divers décrets rendus par l’assemblée législative et la convention, notamment ceux des 5 et 6 mars 1793, envoyés par le ministre de la marine.

Ce général s’était trouvé sur les frontières de la France, à ce qu’il paraît, lorsque l’armée du duc de Brunswick vint envahir le territoire ; il s’était vaillamment conduit contre les ennemis de sa patrie. Cette circonstance paraît avoir déterminé les démarches de plusieurs colons de Saint-Domingue, à Paris, pour le faire nommer gouverneur de cette colonie, afin de s’en faire un instrument. Parmi eux, étaient Charette de la Colinière, Périgny, l’un des chefs de bureau de la guerre et fils du grand planteur de ce nom qui était député à l’assemblée constituante ; Brulley, planteur de la Marmelade ; et Page, planteur de la Grande-Anse.

Toutefois, en partant de France, en recevant ses instructions auxquelles il ne fît aucune objection, il paraissait disposé à concourir franchement à l’exécution de la loi du 4 avril. Pour mieux prouver ses sentimens à cet égard, il s’attacha, en qualité de secrétaire, un homme de couleur qui résidait en France, nommé Barbault-Royer qui, par la suite, y publia un écrit dont nous aurons à parler. En arrivant au Cap, Galbaud s’attacha un autre du nom de Maucombe.

Mais, d’un caractère faible et irrésolu, comme l’avait été Blanchelande, il ne put se garantir des embûches que lui tendirent les colons de toutes nuances d’opinion, dès son arrivée. Ceux qui l’avaient fait nommer lui avaient recommandé d’ailleurs de chercher à gagner la confiance de leurs pareils, et probablemient ils en avaient fait la leçon à ceux de Saint-Domingue par leur correspondance.

La faiblesse du caractère et l’irrésolution chez des militaires braves et courageux, est la pire des choses lorsqu’il s’agit d’affaires politiques. On rencontre souvent de ces hommes qui, propres à la guerre, se montrent tout à fait incapables de se bien conduire au milieu de partis rivaux.


En débarquant au Cap avec l’ordonnateur Masse, venu avec lui, Galbaud oublia entièrement que ses instructions lui enjoignaient de se prémunir contre les menées des contre-révolutionnaires, et de se faire d’abord reconnaître par les commissaires civils. Ne voulant ni les attendre au Cap, ni aller les joindre au Port-au-Prince, il se rendit le jour même de son débarquement à la municipalité pour s’y faire installer : il y prêta serment, sur son honneur, d’être fidèle à la République. C’était méconnaître la supériorité hiérarchique de la commission intermédiaire où il se présenta ensuite : là, il prononça un discours dans lequel il rappela l’intérêt particulier qu’il avait au bonheur de Saint-Domingue, où il avait toute sa fortune. Cette déclaration était évidemment à l’adresse des colons, auxquels il faisait entendre qu’ils pouvaient compter sur lui, puisqu’il avait le même intérêt qu’eux.

Porteur de dépêches importantes pour les commissaires civils, qui leur prescrivaient les mesures qu’ils avaient à prendre par rapport à la guerre déclarée à l’Espagne et à la Grande-Bretagne, qui leur annonçaient aussi la nomination de leur secrétaire Delpech, comme membre de la commission civile en remplacement d’Ailhaud, Galbaud retint ces dépêches et se borna à écrire, le 8 mai, une lettre à Polvérel et Sonthonax pour leur annoncer son arrivée, en leur témoignant cependant le vif désir qu’il avait de leur prompte arrivée au Cap, pour profiter de leur expérience. Dans deux lettres subséquentes, des 12 et 25 mai, il leur manifesta ses préventions contre les colons qui l’entouraient : le plus grand nombre frémit, dit-il, en songeant que la loi met les citoyens de couleur à leur niveau. Il s’exprima en des termes tout aussi peu favorables, à l’égard des déportés qui étaient prisonniers à bord des bâtimens sur la rade.

Avant lui, le général Laveaux, le contre-amiral Cambis, Louis Boisrond et Boucher (ces deux derniers, membres de la commission intermédiaire), avaient signalé à Sonthonax les intrigues des factieux, qui faisaient présager de nouveaux troubles dans la ville du Cap. À ce sujet, les deux commissaires, étant encore à Saint-Marc avant d’aller au Port-au-Prince, avaient écrit une lettre à la commission intermédiaire, le 29 mars, pour menacer ces factieux.

D’après tous ces précédens, d’après les diverses lettres de Galbaud lui-même, Polvérel et Sonthonax sentirent fort bien qu’ils devaient s’appuyer sur les hommes de couleur qui, avec les troupes européennes présentes dans la colonie, étaient la seule force sur laquelle ils pouvaient compter. « Les uns et les autres, dit Garran, avaient seuls défendu Sonthonax dans l’émeute du mois de décembre 1792, eux seuls avaient marché avec les commissaires civils pour soumettre les factieux du Port-au-Prince et de Jacmel. »

Ils se firent accompagner d’un détachement assez nombreux d’hommes de couleur, et de celui que Sonthonax avait amené à Saint-Marc. Antoine Chanlatte, colonel de la légion de l’Egalité, les commandait.

Leur entrée au Cap eut lieu le 10 juin. Ceux qui les escortaient et qui venaient de les aider à triompher des ennemis de l’autorité nationale, montrèrent de la joie, surtout en voyant des hommes, des femmes et des enfans de couleur, accourir au-devan des commissaires pour les féliciter de leurs succès et de leur retour. Ce sentiment était bien naturel : il était de plus honorable, tant pour les représentans de la France, que pour ceux qui le manifestaient ; il donna à leur entrée l’appareil d’un triomphe. Nous concevons cependant ce que nous trouvons écrit dans le rapport de Garran : que les commissaires civils ne surent pas se refuser aux démonstrations de leur joie (de leur joie personnelle), en voyant le sérieux glacé des blancs qui contrastait si fortement avec les acclamations de la classe de couleur ; car quoique dévoués à la mère-patrie et résolus à défendre sa colonie contre ces hommes qui machinaient sa remise à la Grande-Bretagne, ils pouvaient, ils devaient ne tenir aucun compte de leur froideur. L’autorité supérieure doit toujours éviter de montrer le caractère de chef de parti, qui blesse, qui irrite les opposans.

La municipalité, la commission intermédiaire et Galbaud lui-même vinrent aussi au-devant des commissaires civils. Les batteries des forts et des vaisseaux saluèrent leur entrée. Ils se rendirent dans la salle des séances de la commission intermédiaire où ils furent officiellement complimentés.

Aussitôt leur arrivée, des rapports circonstanciés leur parvinrent sur les relations de Galbaud avec le parti qui était hostile à commission civile. On lui imputait d’avoir dit qu’il n’entendait pas être l’instrument passif de ses volontés et qu’il n’obéirait pas aveuglément à ses réquisitions. D’autres propos moins excusables étaient imputés à César Galbaud, frère du gouverneur général, qui, nommé adjoint pour la Martinique, l’avait cependant suivi à Saint-Domingue et y exerçait déjà ses fonctions.

Galbaud, en effet, avait déjà envoyé son frère visiter tous les postes de la frontière espagnole qui couvraient la province du Nord contre les entreprises des noirs insurgés, déjà gagnés à la cause de l’Espagne par suite des instructions données à Don J. Garcia. C’est dans cette tournée, c’est en se mettant en communication avec les chefs de ces postes et ceux des postes espagnols, pour préparer la défection des premiers, qu’il revint au Cap où il tenait les propos qu’on lui imputait.

De son côté, le gouverneur général, tout en écrivant aux commissaires civils les lettres dont nous avons parlé, où il dépeignait les colons sous les couleurs du royalisme et de l’indépendance, n’avait cessé d’écouter les conseils que lui donnaient deux d’entre eux, Thomas Millet et Tanguy Laboissière, pour le porter à expulser ces commissaires de la colonie, afin de rester maître du terrain et de consommer leur projet médité depuis longtemps.

Thomas Millet était un des Léopardins : ce fut lui qui, à l’assemblée générale de Saint-Marc, proposa de décréter que tout blanc qui épouserait une femme de race africaine, fût tenu d’abjurer son nom européen pour prendre un nom africain. Il est inutile d’en dire davantage.

Quant à Tanguy Laboissière, colon de la paroisse de Torbeck, ancien procureur du roi à la sénéchaussée des Cayes, il avait été d’abord du parti du gouvernement colonial ; mais il n’avait pas tardé à passer dans le camp opposé. Après avoir fondé aux Cayes un journal où il distillait le venin colonial contre les hommes de couleur, il était venu se fixer au Cap sous les auspices de Larchevesque Thibaud. Là, en déportant Daugy et Raboteau, en janvier 1793, Sonthonax l’avait nommé membre de la commission intermédiaire, croyant l’attacher à la révolution : il renonça à ces fonctions pour redevenir journaliste, dès le mois de février. Soit dans le Moniteur de Saint-Domingue (feuille officielle), soit dans un autre journal qu’il fonda pendant l’absence de Sonthonax, il ne cessa d’attaquer ouvertement les mesures prises par la commission civile. Du Port-au-Prince, elle ordonna son arrestation et son embarquement parmi les déportés de cette ville, qu’elle venait d’envoyer dans la rade du Cap.

Réuni à Th. Millet sur le vaisseau l’Eole, que montait le contre-amiral Sercey, ils s’entendirent pour pousser Galbaud aux voies extrêmes dont nous venons de parler. Dès le 10 mai, trois jours après son arrivée, ils commencèrent à lui adresser des lettres dans ce but : ils lui firent communiquer, de concert avec la municipalité du Cap, le testament de mort attribué à Jacques Ogé, le récit historique de Gros, la fameuse lettre de Cougnac-Mion, pour lui persuader que la révolte des esclaves était le fait des hommes de couleur (qu’il faudrait alors sacrifier, afin de faire rentrer ces malheureux dans l’ordre colonial), et lui faire sentir la nécessité de rendre Saint-Domingue indépendant de la France. Déjà, aux Cayes, dans plusieurs de ses écrits, Tanguy Laboissière avait conseillé regorgement de tous les hommes de couleur pour pouvoir maintenir l’esclavage des noirs. Dans un de ces écrits, du 17 juin 1792, il disait « Il fallait sans doute, dans le principe, exterminer la caste des mulâtres, puisque c’est d’elle que nous vient tout le mal, puisque c’est elle qui a commis tous les crimes. » À la fin du mois de mai 1793, il engageait Galbaud à s’opposer à la rentrée des commissaires civils au Cap : il les appelait des brissotins : en cela, il entrait parfaitement dans les sentimens intimes de Galbaud qui, avant son départ de France, par ses lettres aux colons avec qui il était en relations, fulminait contre les Girondins. Et chose étrange ! lorsque Tanguy Laboissière excitait Galbaud contre Polvérel et Sonthonax en les désignant comme des brissolins, Brissot et tout le parti girondin étaient sur le point d’être arrêtés, dans la funeste journée du 31 mai 1793.

Enfin, « peu de jours après, dit le rapport de Garran, Tanguy lui adressa (à Galbaud) l’écrit suivant : on croit devoir le rapporter ici en entier, parce qu’il a eu la plus grande influence sur les événemens postérieurs, en faisant naître ceux qu’il prédisait, parce qu’il montre d’ailleurs, dans le plus grand jour, les vrais sentimens du parti coupable dont Tanguy était l’organe, et la coalition de ces prétendus patriotes avec les agens de l’ancien régime contre les commissaires civils et les hommes de couleur. »…

Et nous aussi, nous croyons devoir rapporter cet écrit en son entier, parce que, s’il avait pour but principal d’embarquer violemment Polvérel et Sonthonax, c’était pour mieux arriver à la destruction de la classe de couleur et au maintien de l’esclavage des noirs ; parce que cet écrit résume les perfides doctrines coloniales contre les deux classes colorées de Saint-Domingue. Dans une de ses lettres à Galbaud, qui précéda cet écrit intitulé Dernier conseil au général Galbaud, Tanguy Laboissière lui avait dit : « Si l’on avait suivi mon conseil, lorsque j’ai proposé à l’assemblée provinciale du Sud d’égorger tous les hommes de couleur, la colonie n’en serait pas où elle est aujourd’hui. La politique seule est le sentiment que nous devons consulter, et c’est sur cette politique que nous devons fonder le bonheur de la colonie[3] »

Voici le Dernier conseil au général Galbaud :


La crise approche, les commissaires seront ici sous deux jours ; rappelez-vous tout ce que je leur ai écrit à cet égard.

Je connais leur âme ; je juge de tout ce qu’ils font et vont faire avec la juste sonde d’Helvétius, que j’ai médité depuis l’âge de dix ans.


Il ne leur reste qu’à subjuguer le Cap, et toute la colonie est aux fers, et tous les nègres révoltés seront soldats libres contre les malheureux blancs, dont les plus à plaindre ne seront pas ceux qu’on expulse et dont on s’empare des propriétés ; mais ce sont ceux-là, femmes, enfans, vieillards, qui vont rester après le départ du convoi, sur lesquels je verse des larmes de sang.

Vous allez donc de sang-froid les voir se faire un château fort de la maison du gouvernement et des casernes qui les avoisinent, et qui ne sont occupées que par les hommes de couleur et les dragons d’Orléans, vraies gardes prétoriennes dévouées à tous les caprices tyranniques de nos Nérons et de nos Tibères.

De là, ils foudroieront la ville et achèveront l’anéantissement des blancs. Voyez comme ils publient dans leur feuille de l’Egalité des provocations au meurtre, à l’incendie et au pillage ; voyez comme Dufay et autres travaillent les esprits au Cap, comme on vous y peint déjà vous-même : et comme je suis vrai envers tout le monde, je ne vous cacherai pas que je vous trouve le tort d’avoir injurié une corporation illégale, il est vrai, mais composée de l’élite des braves gens du Cap où il y en a encore, quoi qu’on vous en ait dit ; d’avoir accablé de reproches, suggérés sans doute, des habitans déjà assez frappés des plus terribles malheurs ; enfin, d’avoir suivi les conseils de l’ordonnateur Masse, que je vous annonce comme devant se jeter dans le parti des commissaires dès qu’ils seront ici, et d’avoir vexé le commerce du Cap, déjà si ruiné par les circonstances ; car les gains qu’on lui reproche sont faits par les échanges. Voyez déjà comme on prépare votre embarquement ; voyez le rapprochement des esclaves insurgés du dehors, la révolte qu’on fomente au dedans, une entrée de mulâtres en armes avec les commissaires ; voyez comme ceux-ci redoublent d’insolence, comme ils agacent les blancs et principalement les hommes de mer pour exciter quelque grand mouvement, à la faveur duquel ils consomment la ruine du Cap, qu’ils ont jurée depuis le supplice d’Ogé. Que de préjugés vous entourent, général, et que vous êtes venu dans un moment bien critique, et qu’il est fâcheux, pour vous et pour nous, que vous ne soyez pas bien entouré et que vous n’ayez pas plus de connaissances locales que vous ne pouvez en avoir !

Encore, si vous sortiez de la fluctuation où vous balance sans cesse l’irrésolution, qui paraît une des bases de votre caractère ! Citoyen Galbaud, la résolution d’un parti, la fermeté du moment, peuvent encore sauver Saint-Domingue : il faut que vous fassiez embarquer les auteurs de notre désolation ; il faut que, nouveau Curtius, Galbaud se jette dans le gouffre, qu’il envoie les tyrans à la convention nationale, avec le tableau et les preuves de leurs forfaits consommés et de ceux qu’ils méditent encore, et qui sont plus effrayans encore, s’il est possible.

Il faut assumer tout sur vous, pour sauver Saint-Domingue. Si vous avez la faiblesse de vous laisser embarquer, vous perdez la colonie, vous ne vous sauvez pas.

Le moment est venu où il n’y a plus à transiger ; ils sont trop criminels ; ils n’ont d’espoir que dans leur audace et dans les révoltés qu’ils appelleront sur les colons. Général, hâtez-vous de vous entourer de toute la population blanche du Cap ; faites rentrer le brave régiment du Cap : les forces de terre et de mer sont, par votre brevet à votre disposition ; faites donner des ordres au camp des blancs de laisser passer tous les révoltés, s’ils tentent de le faire et de se tenir prêts à les prendre par-derrière lorsque vous les prendrez par-devant ; car, sans être homme de guerre, je sais ce que feront les commissaires et ce que vous devriez faire : vous opposer à leur entrée au Cap. Si vous ne le faites pas, vous tenterez en vain après de les en arracher : ils appelleront ensuite les révoltés. Alors vous appellerez les braves marins et tous les hommes que vous aurez au Cap, vous marcherez à leur tête et vous mettrez les révoltés entre votre feu et celui des hommes sortis du camp. Ils ne tiennent point à la guerre en rase campagne ; vous les vaincrez et sauverez Saint-Domingue.

Sa ruine ou son salut dépend de votre conduite. Je vous prédis que, si vous ne prenez ce parti, les commissaires une fois entrés au Cap, demeurent les maîtres du pays ; ils s’en déclareront les chefs suprêmes, après avoir fait expulser ou massacrer tous les blancs ; et le général Galbaud, ayant pu empêcher le crime et ne l’ayant pas osé, en sera responsable aux yeux de la colonie, de la nation et de la postérité : qu’il ose… ! Il en est temps. Il ne faut pas s’effrayer de leur faction… ; elle n’est que factice : pas un citoyen honnête n’ose s’en montrer partisan ; ils n’ont que des hommes de boue, sur qui l’opinion morale de leur force cessera d’agir s’ils voient seulement que vous osiez leur résister. Proclamez leurs crimes, faites-les imprimer ; dans trois jours vous n’aurez pas un imprimeur à vous.

Ainsi donc, la cause de la colonie se décide sous deux jours : elle est gagnée ou perdue, selon la conduite ferme, résolue, fixe ou timorée et versatile que tiendra le général Galbaud.

Le sort de Saint-Domingue est entre ses mains. Eh quoi ! il hésite encore à prendre le seul parti qu’il y ait à prendre ! Il n’aura donc eu de courage que devant Brunswick, et il échouera devant des Sonthonax et des Polvérel ! Général Galbaud, mon langage peut vous déplaire ; mais je dois vous parler ainsi. Je veux le salut de mon pays ; il est attaché à cet acte viril et d’équité. Si vous ne le faites pas, ne pensez pas vous en tirer à la convention nationale ou même devant quelque autorité nationale que ce soit, en disant : Mais, les commissaires civils étaient si puissans, ils avaient tant d’autorité ! — et que vouliez-vous que fît un général contre eux ? On vous répondra mille fois : Qu’il les embarquât ou qu’il mourût.


Convenons que si Tanguy Laboissière pécha en quelque chose, ce n’est ni par l’intelligence de la situation, ni par la prévoyance des événemens qui allaient bientôt s’accomplir au Cap et dans tout Saint-Domingue. Ainsi que son prédécesseur, l’abbé Maury, il entrevit avec une rare sagacité le résultat de la lutte désespérée que soutenait le régime colonial aux abois, contre la nature des choses, contre le droit imprescriptible de l’homme, contre la volonté éclairée, alors, de la métropole, contre le patriotisme non moins éclairé de ses agens.

En quoi péchait-il donc ce colon si instruit, au style si lucide, mais au cœur si profondément scélérat ? Par le plus précieux sentiment, celui de la justice ! Il croyait pouvoir fonder le bonheur de la colonie sur la politique, et il n’eût suffi aux colons, pour être vraiment heureux, que d’être justes. Au lieu de songer sans cesse à regorgement de tous les hommes de couleur, que ne se décidaient-ils à reconnaître la légitimité des droits de cette classe, et la nécessité au moins d’un adoucissement au sort des malheureux esclaves, sinon de leur liberté immédiate ?

Voyez, au contraire, comment Tanguy Laboissière, étranger au métier des armes, se creuse l’esprit pour conseiller à Galbaud de s’efforcer de mettre les esclaves révoltés entre deux feux, afin de les exterminer aussi ! Des militaires bien autrement capables, bien plus résolus que Galbaud, essayèrent en vain d’accomplir cette œuvre impie ; la puissance réunie de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, celle de la France elle-même, vinrent successivement échouer dans cette entreprise criminelle, parce que la Providence, qui veut la conservation des mulâtres et la liberté des noirs, sut leur inspirer assez de courage pour repousser du sol de Saint-Domingue leurs communs ennemis.


Les différens écrits adressés à Galbaud n’étaient pas connus des commissaires civils : ils furent saisis plus tard dans ses papiers, aux États-Unis, et envoyés en France. Mais tout l’ensemble de sa conduite au Cap décelait à leurs yeux la culpabilité de ses intentions. Il fallait qu’ils prissent un parti à son égard : il devait être fondé sur la loi.

Or, l’article 5 du décret de la convention nationale, du 8 novembre 1792, portait :

« Les commissaires sont revêtus de tous les pouvoirs. Les commandans et les officiers militaires de terre et de mer, les ordonnateurs et officiers d’administration, les corps administratifs et judiciaires, ainsi que toutes les assemblées délibérantes, soit générales, soit particulières, enfin tous les fonctionnaires publics leur sont subordonnés. Ils pourront destituer et faire arrêter, s’il le faut, ceux qu’ils jugeront ne pas remplir dignement leurs places, qui se seraient rendus ou se rendraient coupables d’incivisme ; et ils pourvoiront à leur remplacement dans les formes légales. »

Ce décret était relatif aux commissaires civils envoyés aux îles du vent ; mais il autorisait aussi ces commissaires à passer à Saint-Domingue pour se réunir à Polvérel et Sonthonax, maintenus dans leurs fonctions par une exception honorable, fondée sur leur patriotisme reconnu. Or, si ceux des îles du vent avaient le pouvoir de destituer les chefs militaires, ceux de Saint-Domingue l’avaient aussi. Mais, en leur adressant le décret du 8 novembre, le conseil exécutif leur disait par une lettre : « Si vous soupçonnez des fonctionnaires publics, civils ou militaires, d’être dans des opinions contraires aux principes de la France, destituez-les : la République ne fait grâce à aucun de ses ennemis. » Nous avons vu en outre que le décret du 6 mars 1793 les autorisait à prendre toutes les mesures qu’ils jugeraient nécessaires à la défense de là colonie contre ses ennemis intérieurs et extérieurs ; et que celui du 5 mars enjoignait aux gouverneurs généraux et autres agens militaires d’obéir à toutes leurs réquisitions.

En vertu de ces pouvoirs, Polvérel et Sonthonax prirent la résolution de destituer César Galbaud et d’ordonner sa déportation en France. Cependant, ils avaient voulu lui épargner l’humillation de cette destitution, en le portant à donner sa démission : il s’y refusa. Cette destitution eut lieu le 12 juin.

En ce moment, les commissaires civils eurent connaissance d’une proclamation, du 7 juin, de Don Gaspard de Cassassola, colonel et commandant général des troupes espagnoles formant le cordon de la frontière du Nord, autorisé par le gouverneur Don J. Garcia. Cette proclamation était rédigée dans le sens de la dépêche ministérielle de Pedro Acuña, que nous avons rapportée plus avant ; elle disait, entre autres choses, aux habitans de Saint-Domingue :

« Je suis chargé de leur dire que leur félicité ou leur dernière et irrémédiable ruine dépend d’eux-mêmes et de leur gouverneur… M. le général Galbaud, étant une personne caractérisée par ses connaissances militaires, sa prudence et sa politique…, M. Galbaud, faisant sans doute usage de ses talens et de ses sublimes connaissances, réfléchira sur sa position critique et sur le parti le plus sage et le plus convenable qu’il doit prendre… »

Cet acte d’un ennemi voisin des frontières françaises éclaira les commissaires civils sur les manœuvres qui se tramaient par le gouverneur, qui avait déjà envoyé son frère visiter les postes placés sur ces frontières. Ces commissaires, voyant Galbaud s’opposer au départ de la flotte qu’ils voulaient envoyer en France, reconnurent alors la nécessité d’avoir une explication avec lui, afin de s’assurer s’il était réellement décidé à ne pas obéir à leurs réquisitions. Sa réponse fut affirmative sur ce point, tant verbalement que par écrit ; il leur déclara qu’il ne pouvait se regarder comme l’instrument passif des commissaires civils. Ceux-ci l’interpellèrent sur la question relative à sa qualité de propriétaire : il ne put leur fournir des preuves écrites que le conseil exécutif avait passé outre sur cet obstacle opposé par la loi du 4 avril ; et il les pria alors de faire exécuter cette loi à son égard, et de l’autoriser à s’embarquer avec sa femme et ses enfans.

Sa lettre du 12 juin à ce sujet montre moins de soumission à la loi que de faiblesse dans le caractère. Après avoir dit aux commissaires civils que son frère obéira sans difficulté aux ordres qui lui seront donnés de retourner en France, il ajoute : « Quant à moi, citoyens, je vous supplie de nouveau de me permettre de repasser en France ; je ne puis être d’aucune utilité dans la colonie ; j’aime ma patrie par-dessus tout, parce qu’elle m’a élevé au niveau de tous mes semblables. Je vous déclare que je ne puis me regarder l’instrument passif des commissaires civils, parce que les commissaires civils sont des hommes, et que je risquerais de me rendre coupable, si je promettais d’obéir aveuglément à tous les ordres qu’ils pourraient me donner… Je vous supplie donc de m’autoriser à m’embarquer avec ma femme et mes enfans. La loi vous y autorise, puisqu’elle défend de donner aucun commandement dans la colonie aux propriétaires. D’après vos doutes, je regarde comme nul ce que je vous ai dit hier sur la conversation et ma correspondance ministérielle. Rien ne vous force à me croire ; tout vous oblige à faire exécuter la loi… »

À cette lettre, les commissaires civils firent une réponse où ils rappelaient à Galbaud les dispositions des diverses lois qui les autorisaient à exiger la soumission de son pouvoir militaire à leur autorité civile : ils la terminaient ainsi : « Dans ces circonstances, vous ne pouvez plus rester a Saint-Domingue ; vous retournerez en France rendre compte de votre conduite à la convention. Elle jugera, dans sa sagesse, si vous avez bien ou mal mérité de la République pendant votre court séjour dans la colonie. » Cette réponse est du 13 juin.

Galbaud répliqua le même jour à cette lettre, annonçant de nouveau sa soumission à leur détermination.

En conséquence, Polvérel et Sonthonax émirent une proclamation, le 13 juin, par laquelle ils le destituèrent pour tous les motifs allégués ci-dessus, et en tant que de raison, pour cause d’incivisme : ils lui ordonnèrent de se rendre dans le jour à bord de la gabarre la Normande pour y être consigné et conduit en France, et aller à la barre de la convention nationale rendre compte de sa conduite.

En recevant cet arrêté, Galbaud écrivit un billet, le 13 juin, où il promettait aux commissaires civils de s’embarquer le même jour : ce qu’il fît en effet.


Un très-grand nombre de navires de guerre et du commerce se trouvaient dans le port du Cap à cette époque : deux contre-amiraux s’y trouvaient également, Cambis qui avait le commandement comme plus ancien, et Sercey. Le premier s’était toujours conduit avec impartialité dans les troubles de la colonie, tandis que l’autre, étant aux Cayes, avait pris parti avec les blancs contre les hommes de couleur du Sud et y avait entraîné les équipages sous ses ordres. Tous ces navires de l’Etat se trouvant dans la colonie depuis 1790 ou 1791, leurs équipages, en général, s’étaient plus ou moins mêlés aux agitations populaires des ports où ils se trouvaient accidentellement : étant d’ailleurs dans la même position sociale que la classe des petits blancs, acharnée contre celle des mulâtres, c’eût été un phénomène qu’ils n’eussent pas partagé sa haine pour eux. À ces causes naturelles, susceptibles d’introduire l’indiscipline dans les rangs des équipages, se joignaient des privations auxquelles ils étaient en proie : plus de deux années de solde leur étaient dues ; l’insubordination était à son comble, et les officiers ne pouvaient la comprimer.

C’est dans de telles dispositions de la part de ces marins, déjà activement travaillés à la révolte, par les colons déportés par les commissaires civils de divers lieux de la colonie, mais se trouvant tous réunis sur des navires dans la rade du Cap, que César Galbaud et son frère le général se présentèrent en quelque sorte comme des proscrits. Les agitateurs profitèrent de ce moment pour exciter un soulèvement dans la flotte. Parmi eux se trouvaient le chirurgien Ferté, septuagénaire, furieux habitant du Port-au-Prince, et quatre femmes déportées comme lui de cette ville, sur la dénonciation de la municipalité, pour avoir toujours pris part à toutes les agitations qui eurent lieu depuis le commencement de la révolution. Ces femmes étaient les dames Pommiers, Magran, Chavanne (connue sous le nom de comtesse de Chavanne), et Martin : cette dernière avait joué un rôle infâme dans l’assassinat de Mauduit, dont elle mutila le cadavre d’une manière obscène. D’après ces honteux précédens, on peut juger si ces furies ne durent pas saisir l’occasion afin d’exciter les marins à de nouveaux troubles. Quant aux deux Gaibaud, leur amour-propre blessé et humilié devait naturellement les porter aussi à la vengeance contre les commissaires civils et les hommes qui, fidèles à leur autorité, soutenaient ces agens de la métropole : ces hommes étaient les mulâtres du Cap, et ceux de l’Ouest qui avaient accompagné ces commissaires.

Dès l’entrée de Polvérel et de Sonthonax, les agitateurs suscitèrent des querelles entre les marins et les mulâtres. Le contre-amiral Sercey qui avait été témoin, au Port-au-Prince, des égards et de la considération des commissaires pour ceux de cette ville, et qui partageait les rancunes des déportés confiés à sa surveillance, loin de suivre les instructions qu’il avait reçues pour les contenir, favorisa leur mutinerie. De leur côté, les hommes de couleur n’avaient aucun motif pour se laisser vexer par ces misérables qui avaient toujours voulu leur extermination ; et quoique moins nombreux au Cap que les marins de la flotte, ils sentaient trop la force de leurs droits pour leur céder et supporter leurs injures.

Avertis de ces querelles, les commissaires prirent des dispositions pour les empêcher. C’était surtout dans la soirée que les rixes survenaient : ils ordonnèrent aux amiraux de ne pas permettre aux marins de venir à terre, après sept heures du soir. Cet ordre contraria principalement les officiers de marine ; cependant, pour être équitables, les commissaires avaient également défendu aux officiers et aux soldats de couleur de sortir de leurs casernes après la même heure. Le corps des officiers de marine vint se plaindre de cette mesure à la commission civile elle-même. Celui qui porta la parole en cette circonstance était un nommé Rousseau, ancien enseigne de la corvette la Favorite qui avait été envoyée à Santo-Domingo, pour réclamer l’extradition d’Ogé, de Chavanne et de leurs compagnons ; Rousseau s’exprima avec beaucoup de mépris pour les hommes de couleur. Un instant après, il fut rencontré dans un café par quelquesuns qui lui renvoyèrent ses grossières injures. Sur la plainte de Rousseau, les commissaires ordonnèrent néanmoins de punir celui qui s’était montré le plus emporté contre cet officier : c’était Bijou Moline. Cette scène se passa le 19 juin dans l’après-midi.

Malgré la punition de Moline, des matelots se portèrent à bord de tous les bâtimens de la rade, en criant : « Aux armes ! aux armes ! il faut embarquer Polvérel et Sonthonax ; il faut exterminer cette race exécrable des mulâtres. » Mais la nuit arrivait ; les agitateurs remirent leur projet au lendemain.

Les commissaires civils s’attendaient si peu à voir éclater de pareilles fureurs, que le même jour, ils donnaient un grand dîner aux habitans du Cap à l’occasion de leur retour. Ils étaient dans la plus parfaite quiétude, par la soumission des deux Galbaud embarqués le 12 et le 13 : ils ne prirent aucune mesure de défense.


Durant la nuit du 19 au 20, l’ex-gouverneur se laissa entraîner par tous les déportés et par l’exaltation des matelots : il se persuada qu’avec de telles dispositions, son triomphe était certain. Peut-être même fut-il le moteur de cette exaltation.

Le 20, Galbaud émit une proclamation par laquelle il reprit son titre de gouverneur général et appela les équipages de tous les navires à le seconder, pour expulser les commissaires civils de la colonie. Il se transporta avec son frère à bord de tous ces bâtimens où il fit lire sa proclamation et la commission qu’il tenait du conseil exécutif : le vaisseau l’America fut le seul où il n’alla pas. Il fit mettre en liberté tous les déportés. Tous les équipages adhérèrent au mouvement. Le signal pour la descente à terre fut fixé à deux heures de l’après-midi. Durant la journée, de nombreux habitans blancs du Cap se rendirent auprès du gouverneur, pour le conjurer de sauver la ville de la fureur des commissaires civils et des mulâtres, disaient-ils. Dès 10 heures du matin, les marins avaient embossé les navires de guerre contre la ville : leurs officiers prirent parti avec eux.

À trois heures et demie de l’après-midi, les deux Galbaud descendirent à terre, à la tête de trois mille hommes : ils ne trouvèrent aucune résistance. Un ancien royaliste nommé Gauvain, qui avait été membre de l’assemblée coloniale, se porta à leur rencontre avec environ deux cents hommes de la jeunesse du Cap qui avait figuré lors des troubles occasionnés par la déportation de Cambefort et autres agens de l’ancien régime. Cette troupe réunie se divisa en trois corps : l’un, sous les ordres de Gauvain, se dirigea sur la principale entrée de la maison du gouvernement, ci-devant couvent des Jésuites ; l’autre, sous ceux de César Galbaud, contourna cette maison du côté du Champ-de-Mars ; le troisième corps, formant la réserve sous les ordres de l’ex-gouverneur, resta sur le quai pour appuyer les autres au besoin.

Le général Laveaux étant malade, le commandement des troupes blanches et des hommes de couleur accourus au secours des commissaires, fut dévolu au colonel Antoine Chanlatte ; il était secondé notamment par Jean-Baptiste Belley, nègre libre, qui devint ensuite membre de la convention nationale[4].

La troupe qui défendait les commissaires civils, rangée en bataille sur la place d’Armes, devant la maison du gouvernement, reçut le choc des assaillans commandés par Gauvain. Habiles tireurs, les hommes de couleur, pleins de courage d’ailleurs, couchèrent par terre un grand nombre des jeunes gens qui les attaquèrent. Mais forcés par la supériorité numérique des assaillans qui avaient des pièces de campagne et des obusiers, les défenseurs de la commission civile se repliaient dans la cour du gouvernement. À ce moment, Belley les pousse en avant avec une résolution énergique, et les assaillans se replient à leur tour sur la place d’Armes où le désordre et la confusion se mettent dans leurs rangs : ils fuient par toutes les rues aboutissantes ; ils sont poursuivis jusqu’au rivage, et ils s’embarquent pele-mêle.

De son côté, César Galbaud attaque le gouvernement avec vigueur ; mais il rencontre aussi une résistance opiniâtre. Les défenseurs de la commission civile qui lui étaient opposés, apprenant la fuite de la colonne de Gauvain, devinrent des assaillans à leur tour ; ils forcent la colonne de César Galbaud à la retraite et lui enlèvent l’obusier qu’elle avait. Dans ces combats, les hommes de couleur visaient surtout les artilleurs qu’ils abattent l’un après l’autre, comme la troupe de Bauvais et de Lambert avait fait au Port-au-Prince, dans l’affaire du 21 novembre 1791. César Galbaud, voyant enlever son obusier, se porte en avant avec quelques hommes pour essayer de le reprendre ; mais abandonné bientôt des siens, il est fait prisonnier avec plusieurs officiers de marine, par les hommes de couleur. Les vainqueurs respectent en eux le droit du vaincu à être bien traité après la victoire ; ils sont conduits aux commissaires civils.

En rendant compte à la convention nationale de cette première action, par leur dépêche du 10 juillet, ces commissaires lui dirent : « Il est impossible de se faire une idée de la bravoure plus qu’humaine des citoyens du 4 avril dans cette mémorable journée. À peine trois cents contre deux mille, ils soutinrent, pendant toute la soirée, le feu des matelots et de la garde nationale blanche : ils les expulsèrent de tous les postes de l’intérieur. »


Galbaud avait rallié les marins en fuite ; il retourna à bord des navires avec eux. Le 21 juin, à la pointe du jour, de nouvelles nuées de ces brigands redescendirent à terre avec Galbaud à leur tête. Il marcha sur l’arsenal qui était gardé par quelques hommes de couleur, sous les ordres d’un officier blanc. Une pièce de campagne qu’ils avaient braquée sur la rue qui y conduisait, pouvait opposer de la résistance ; mais cet officier leur défendit de tirer. Il prétendit que les marins étaient des frères qui ne leur voulaient aucun mal, mais seulement aux commissaires civils. Ce traître, auquel ces derniers avaient confié la défense de ce poste, s’avança au-devant de Galbaud et lui donna le baiser de paix. Les frères s’empressèrent de désarmer les mulâtres trop crédules, et tous ceux d’entre eux qui voulurent se défendre furent égorgés par ces bandits. L’infâme Gauvain, présent à ce massacre, cria de n’en épargner aucun. Mais Galbaud, militaire d’honneur après tout, ordonna de conduire les autres sur les bâtimens de la rade : ils étaient prisonniers, ils devaient être traités comme les mulâtres avaient traité, la veille. César Galbaud et les officiers de marine faits prisonniers avec lui. Rendus à bord, plusieurs de ces mulâtres furent massacrés par les marins : les commandan sde la flotte durent mettre aux fers ceux qui avaient échappé aux coups de ces furieux, pour pouvoir les sauver. Latortue et Pierre Augustin, deux anciens affranchis noirs, périrent dans ce massacre.

Afin de prévenir un nouveau combat, les commissaires civils rendirent une proclamation adressée aux équipages des navires, en leur ordonnant de livrer Galbaud, considéré comme l’auteur des événemens de la veille. Cette proclamation fut portée par François Polvérel, fils du commissaire, escorté de quelques dragons d’Orléans commandés par Leblan, lieutenant-colonel de ce corps. Annoncé comme parlementaire, F. Polvérel ne fut pas moins arrêté et conduit à bord avec Leblanc, par ordre de Galbaud qui, vraisemblablement, se proposait ainsi un échange contre César Galbaud. En commettant cette arrestation, il ménagea au contraire à Polvérel père un de ces actes de patriotisme magnanime qu’on rencontre rarement dans les dissensions civiles.

Maître de l’arsenal, Galbaud le fut bientôt de toutes les positions du voisinage qui dominaient le gouvernement : cette maison fut foudroyée par les canons au pouvoir des marins, auxquels se joignirent de nouveau les volontaires de Gauvain et la garde nationale blanche à cheval. Diverses colonnes marchèrent à la fois contre les commissaires civils. Ceux-ci n’avaient qu’un canon de 4 placé avec les hommes de couleur sur la place d’Armes. Ces hommes furent contraints de se replier sur la cour du gouvernement, où leur canon fut démonté par ceux qu’amenaient les marins. Quoiqu’ils se défendissent encore avec courage, étant en nombre fort inférieur à celui des assaillans, A. Chanlatte conseilla aux commissaires civils de se retirer au Haut-du-Cap, sur l’habitation Breda, où l’on avait établi un camp pour protéger la ville contre les noirs insurgés. C’était là que les hommes de couleur se retirèrent en décembre 1792. Cette retraite se fît avec ordre : à onze heures et demie du matin, les commissaires y étaient rendus.


Vainqueurs des représentans de la France, les marins indisciplinés ne sont pas conduits à leur poursuite par Galbaud et ses complices. Galbaud se croit maître absolu de la ville du Cap. Mais les marins ne pensent qu’à une chose : — le pillage des habitans. Leur grand nombre, grossi par tous les malfaiteurs blancs qui sont dans cette ville, trouve tant de facilité à le commettre, qu’ils s’y livrent avec ardeur, comme les malfaiteurs du Port-au-Prince avaient fait en 1791, après l’expulsion des hommes de couleur. La plupart de ces blancs, ivres de joie et de vin, ne connaissent plus de frein : toute subordination devient impossible parmi eux.

Tel est toujours le résultat de toute entreprise coupable de la part des chefs qui excitent les basses classes de la société au désordre, pour satisfaire à leur ambition ou à leur méchanceté personnelle.

De nouveaux auxiliaires leur vinrent en aide dans cette œuvre criminelle. Avant de sortir du Cap, les commissaires civils avaient vu arriver au gouvernement plusieurs centaines de noirs insurgés qui étaient dans les prisons et qui avaient obtenu leur liberté, c’est-à-dire leur élargissement, qu’ils avaient probablement ordonné : ces hommes y étaient détenus comme prisonniers de guerre faits dans les combats contre les insurgés. Ils demandèrent des armes aux commissaires pour les défendre, ils n’en reçurent que de la nourriture. Si Polvérel et Sonthonax eurent la magnanimité de ne pas les armer contre les blancs, de leur côté ces noirs s’honorèrent en s’offrant pour défendre ces commissaires ; et c’est de là que nous tirons la présomption que leur délivrance était le fait des commissaires civils : en cela, nous devons les louer, car ils devaient craindre que les marins eussent assouvi leur rage sur ces infortunés[5].

Quoi qu’il en soit, ces hommes, mêlés bientôt aux nombreux esclaves noirs qui résidaient dans la ville du Cap, en voyant les blancs se livrer au pillage des blancs comme eux, n’avaient aucun motif pour ne pas les imiter. Il en résulta une plus grande confusion : le feu se manifesta dans divers quartiers de la ville. Qui conçut d’abord cette coupable pensée ? Il fut impossible de le constater dans ces momens d’effroyables désordres. Les noirs en ont été accusés, comme les blancs l’ont été pour l’incendie du Port-au-Prince, comme les mulâtres le furent pour celui de Jacmel. Mais s’il est prouvé qu’au Cap, ce furent les blancs qui commencèrent le pillage, ne peut-on pas les accuser aussi d’avoir mis, les premiers, le feu aux maisons, pour augmenter la confusion et piller plus facilement ? C’est ce qui a été démontré jusqu’à l’évidence, lors de l’incendie du Port-au-Prince.

Dans les divers événemens de Saint-Domingue, les blancs qui ont toujours prétendu qu’ils étaient d’une race supérieure, par ses qualités morales, aux hommes de la race africaine, n’ont que trop donné des preuves de leur perversité, pour que l’on doive s’en rapporter à leurs écrits publiés pour leur justification et la condamnation de leurs adversaires. Eh ! mon Dieu, ce n’est pas sur la terre de Saint-Domingue seulement que des hommes de la race européenne ont prouvé tout ce que peuvent des malfaiteurs dans les troubles politiques : l’histoire de l’Europe entière fourmille de faits abominables de la part des basses classes de la société, quand elles ne connaissent plus le frein de l’autorité. Blancs, noirs ou jaunes, quelle que soit la couleur des hommes, ils sont tous les mêmes, tous sujets aux mêmes passions, aux mêmes turpitudes, quand l’autorité ne peut leur imposer son joug salutaire.

Mais citons à ce sujet le remarquable témoignage de la commission des colonies, en faveur des esclaves noirs, constaté d’après les pièces qui passèrent sous ses yeux :

« On ne doit pas croire pourtant, dit le rapport de Garran, que les nègres eux-mêmes aient tous été, dans cette circonstance, des brigands et des incendiaires. Plusieurs des esclaves du Cap ne firent usage de la liberté nouvelle qu’ils devaient à ce triste événement, que pour sauver les jours de leurs maîtres, et pour les aider à porter les effets les plus précieux qu’ils purent enlever à l’incendie et au pillage, dans l’asile que le choix ou la nécessité leur fît prendre, soit au Haut-du-Cap, soit dans les bâtimens de la rade. Plusieurs d’entre eux s’exposèrent, pour remplir ces devoirs d’humanité, aux plus grands dangers. Quelques-uns périrent victimes de leur dévouement. Des patrouilles de nègres de la campagne s’occupèrent aussi à recueillir le plus de blancs qu’ils purent pour les conduire avec sûreté près des commissaires civils au camp Breda. On vit enfin de pauvres négresses, qui pouvaient avoir quelque peine à nourrir leurs propres enfans au milieu de tant de désastres, prendre néanmoins à leur charge des enfans blancs y devenus orphelins par la mort ou la fuite de leurs parens. Mais ces actes d’humanité n’ont que bien faiblement expié les outrages qui lui furent faits dans ces lamentables journées. »


Les noirs sortis des prisons, les esclaves de la ville et d’autres parmi les insurgés les plus voisins du Cap, sous les ordres de Pierrot, de Macaya et de Goa, appelés par les commissaires civils, comprenant tous que la cause de ces commissaires était la leur propre, suivirent les conseils des mulâtres, en attaquant aussi les marins et les habitans blancs qui s’étaient joints à eux pour tenter d’enlevér les commissaires. Le nombre des victimes fut grand de part et d’autre. Les malheureuses femmes, les enfans, les vieillards, souffrirent comme les combattans dans cette affreuse mêlée. « Tout à coup la terreur saisit les attaquans (les blancs), la déroute, le désordre et l’effroi se marquent par un embarquement précipité : cependant l’arsenal tient bon[6]. » Galbaud lui-même perdit la tête et s’enfuit avec les marins : il se fît embarquer par des matelots, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture ; aucun effort ne fut tenté par lui pour rétablir l’ordre, pour résister.

Rendu à bord, il tint un conseil de guerre avec les contre-amiraux (qu’il avait fait mettre aux arrêts en s’emparant du commandement de la flotte) et les capitaines des bâtimens de l’État. On y prit un arrêté pour envoyer une députation aux commissaires civils, afin de les supplier en faveur des femmes et des enfans. Mais les commissaires n’avaient pas attendu cette députation pour savoir ce que leur prescrivaient l’humanité et leur devoir : ils accueillirent et traitèrent aussi bien que possible, tous les infortunés qui réussirent à gagner le Haut-du-Cap.

Dans un autre conseil de guerre tenu le : 22 juin, on arrêta d’enclouer les canons de toutes les batteries qui auraient pu nuire à la flotte, de briser les affûts, de jeter les poudres à la mer. Cette destruction emprunta le prétexte que les noirs insurgés pourraient se servir de ces objets ; et parla, Galbaud faisait désarmer la ville du Cap contre les tentatives des bâtimens anglais. On prit enfin la résolution du départ de la flotte entière pour les États-Unis, d’où elle passerait en France. De nombreux habitans s’y étaient réfugiés pendant le sac de la ville : ils eurent le douloureux spectacle de leurs effets pillés par les matelots qui, là encore, se disputaient ces tristes lambeaux de leur fortune. D’autres, réfugiés dans les casernes, implorèrent vainement le secours de Galbaud : il redescendit à terre et ne put favoriser leur retraite à bord des bâtimens, tant le désordre et le pillage y mettaient obstacle.

Le même jour, 22 juin, Galbaud écrivit aux commissaires civils une lettre particulière où il leur disait : « Parmi les prisonniers que j’ai faits hier, se trouve le fils du citoyen Polvérel ; mon frère est tombé dans les mains de ces âmes féroces qui pillent et brûlent la ville. L’intérêt du citoyen Polvérel est de ravoir son fils ; mon intérêt est de ravoir mon frère : je vous propose cet échange. »

Nous empruntons à Pamphile de Lacroix, les détails touchans de la scène qui se passa à cette occasion et qui honore à un si haut degré la mémoire de Polvérel :


« Le commissaire Sonthonax, dit-il, qui avait reçu le parlementaire et ouvert la lettre, la transmet à son collègue, et lui dit : « Tu es père, fais ce que tu dois ; je consens à tout. »

« Le commissaire Polvérel lit à son tour et cherche à couvrir de sa main les larmes qui inondent son visage ; il n’a pas longtemps la force de dissimuler son désespoir ; il veut parler, mais ses sanglots paraissent étouffer sa voix. Après un moment de recueillement, au grand étonnement de tous ceux qui l’entourent, on l’entend prononcer ces paroles entre-coupées : « J’adore mon fils… Je sais tout ce que sa position et la mienne ont de pénible… Il peut périr… J’en fais le sacrifice à la République… Non, ce n’est point à moi de gâter sa cause… Mon fils a été pris en portant des paroles de paix à des révoltés… Galbaud a été pris les armes à la main contre les délégués de la France… Il n’y a pas parité… Quel que soit le sort de mon fils, je ne consentirai jamais à l’échanger contre un coupable… »

« L’exaltation, continue P. de Lacroix, quand elle est portée à un tel point, se communique comme le fluide électrique. Les hommes de couleur qui entouraient les commissaires furent si émus, qu’ils s’écrièrent tous d’une voix unanime : « Commissaires, prenez au hasard cent d’entre nous, envoyez-les en rade, demandez en retour votre fils, et dites au général Galbaud d’appesantir ensuite sur nous sa colère. Il doit lui être plus doux de verser notre sang, puisque nous seuls l’avons combattu, que de retenir sans profit dans les fers un innocent.

Rien ne put triompher du stoïcisme des commissaires… »


Ils répondirent en effet à Galbaud :

« S’il existait aucune espèce de droit des gens entre un criminel de lèse-nation révolté et les dépositaires de la puissance nationale, vous n’auriez pas même l’avantage de l’avoir observé. Polvérel fils a été pris et arrêté contre toutes les lois ; il était en parlementaire chargé de lire aux hommes que vous avez si indignement égarés, le vœu de la commission civile. Votre frère, au contraire, a été arrêté et désarmé à la tête de ces mêmes hommes dirigeant sur nous leur trop coupable fureur : il n’y a aucune comparaison à faire entre ces deux hommes ; l’honneur de la République ne nous permet pas d’accepter cet échange : il nous en coûte sans doute pour faire taire la voix de la nature et du sang ; mais notre devoir ne souffre aucune considération. »

Que doit-on le plus admirer, ou du stoïcisme républicain de Polvérel, ou de la fermeté de Sonthonax, ou de l’offre généreuse de ces mulâtres et nègres libres de se substituer à la place de Polvérel fils ?

Citons aussi l’appréciation de la noble conduite de Polvérel, par la commission des colonies, après sa mort. Le rapport de Garran est trop peu connu dans notre pays, pour que nous craignions d’en reproduire tout ce qui, dans cet ouvrage, est propre à former, à éclairer le jugement de notre postérité sur les faits révolutionnaires qui s’y sont passés.


« Dans l’impossibilité d’avilir des sentimens si généreux, dit Garran, on a voulu du moins les rendre haïssables. Ces mêmes colons qui trouvaient si simple de laisser dans l’esclavage les femmes qui partageaient leur lit, ainsi que le fruit de leurs licencieuses unions, qui voyaient maltraiter de sang-froid, mutiler et dévouer quelquefois à la mort des êtres qui leur tenaient par des liens si sacrés, qui peut-être ont commis eux-mêmes une partie de ces cruautés, ont présenté le refus de Polvérel comme celui d’un père dénaturé. Il ne leur appartenait pas de savoir que les meilleurs pères sont généralement les meilleurs citoyens ; qu’on aime sa patrie comme on aime sa femme et ses enfans, et par cela même qu’on les aime beaucoup ; que ce sentiment, comme tous les autres, s’élève jusqu’à l’héroïsme dans les grandes occasions ; et que peut-être l’espèce d’abdication des sentimens de la nature qu’il inspire momentanément, en est en quelque sorte la meilleure sauvegarde, par le respect que la grandeur du caractère inspire à ceux même qui sont les moins capables de faire de tels sacrifices. »


Les commissaires civils écrivirent le 10 juillet à la convention nationale, en rendant compte des événemens passés au Cap :

Telle est, citoyens représentans, la position désastreuse où Galbaud nous a laissés dans la province du Nord. Sans marine, sans argent, sans ressources pour s’en procurer, n’ayant de subsistances que pour un mois, nous ne désespérons pas encore du salut de la patrie ; nous allons plus loin, nous ne vous demandons ni vaisseaux, ni matelots ; c’est avec les naturels du pays, c’est avec les Africains, que nous sauverons à la France la propriété de Saint-Domingue…

Nous nous attendons, citoyens, à toutes les calomnies, à toutes les absurdités que les négriers de Saint-Domingue vont répandre contre nous ; déjà ils nous accusent de sacrifier à notre ambition l’espèce blanche, de nous faire un parti des hommes de couleur et des esclaves, et d’aspirer à la souveraineté ; à d’aussi impudens mensonges nous n’avons qu’une réponse à faire.

Il est vrai que nous avons toute la confiance des affranchis et que les esclaves nous regardent comme leurs libérateurs ; il est très-vrai que si c’est un crime auprès de la convention d’avoir suivi très-scrupuleusement ses principes, d’avoir constamment protégé les opprimés contre les oppresseurs, nous sommes coupables de cet honorable forfait.

Quoi qu’il en soit, la convention nationale peut compter sur notre soumission et sur notre obéissance à ses ordres. Si, mécontente de nos opérations, elle juge à propos de nous rappeler, nous sommes prêts à rendre compte de notre conduite. Il ne faut ni vaisseaux, ni troupes pour nous forcer à exécuter ses décisions : un simple décret nous amènera à sa barre, nous y paraîtrons sans crainte comme sans remords.

Noble confiance, noble abnégation, judicieuse appréciation d’une situation hérissée de difficultés, clairvoyance remarquable de tout ce que pourra obtenir l’énergie de la liberté proclamée en faveur des noirs, prévoyance de tout ce que pourra aussi la haine des colons, tout se trouve réuni dans cette dépêche du 10 juillet.

Six jours après qu’elle a été écrite, les colons, en effet, Page et Brulley surtout qu’ils dénonçaient à la convention dans un de ses paragraphes, obtinrent le 16 juillet, un décret d’accusation contre Polvérel et Sonthonax. Heureusement pour Saint-Domingue, que son exécution fut ajournée pendant un an.


En voyant les commissaires civils sortir du Cap, Galbaud croyait tellement qu’il resterait maître de la province du Nord et même de toute la colonie, qu’il écrivit à Neuilly et aux autres chefs des postes extérieurs de les arrêter. Ce Neuilly ne tarda pas à faire défection et à passer du côté des Espagnols : il en fut de même de deux autres chefs de postes. Cette défection explique la mission de César Galbaud dans ces postes, et les termes dont se servit Don Gaspard de Cassassola à l’égard du gouverneur Galbaud, dans sa proclamation du 7 juin.


Lorsque les commissaires civils se virent attaqués si perfidement, si audacieusement par Galbaud, par les marins et les habitans blancs du Cap, et qu’ils furent contraints de se retirer au camp Breda, leur position devint excessivement difficile, en présence des offres séduisantes d’affranchissement que faisaient les autorités espagnoles aux noirs insurgés retenus déjà sous leurs bannières, et à ceux qui s’étaient soumis au général Laveaux, pendant ses campagnes effectuées en janvier, février et mars précédons. Il leur fallait prendre un parti décisif pour triompher de ces difficultés. Quel pouvait-il être, sinon d’accorder aussi la liberté aux noirs qui viendraient soutenir leur autorité, pour empêcher que la colonie ne tombât aux mains de l’Espagne et de la Grande-Bretagne réunies ? Pouvaient-ils compter sur les troupes blanches toujours faciles à partager les idées et les préjugés des colons ? Ces troupes, d’ailleurs, étaient en très-petit nombre. Pouvaient-ils ne s’appuyer que sur les hommes de couleur, quoique fidèles, mais aussi en petit nombre dans le Nord ? La force des choses les contraignait, les obligeait donc à gagner à la cause de la France le plus de noirs qu’il leur serait possible d’attirer sous ses drapeaux.

Déjà, étant au Cap, Sonthonax, en adressant une dépêche à la convention nationale, le 18 février 1793, où il peignait la malheureuse condition des troupes blanches moissonnées par les combats et par les maladies du pays, lui disait :

« Ce qui reste de nos troupes rentrera en campagne, elles serviront avec leur courage ordinaire sous le brave général Laveaux. Quand la loi parle, tous les Français savent obéir et mourir ; mais je ne puis ni ne dois dissimuler à la convention nationale les idées dont je suis pénétré relativement au sort de Saint-Domingue. Il est essentiel qu’elle se hâte de statuer sur le sort des esclaves…, sans attendre la demande des assemblées coloniales… qui n’auront peut-être jamais assez de lumière et de sagesse pour sentir la nécessité d’un nouveau régime.


» Les principes du gouvernement, les droits de l’humanité, les intérêts du commerce, la paix et la prospérité de la colonie, tout exige que la convention, investie de tous les pouvoirs du peuple, rompe les entraves que l’assemblée constituante a mises, dans ce point important, à la souveraineté nationale.

» Je ne prétends point indiquer à la convention le moment d’opérer une réforme entière dans le régime colonial ; mais s’il n’est promptement modifié, si le sort des esclaves n’est amélioré, il est impossible de prévoir le terme des malheurs de Saint-Domingue. Le décret salutaire qui interviendra à ce sujet, sera la suite naturelle de la loi du 4 avril ; il assurera à la convention nationale son crédit et son autorité dans les colonies, qu’on s’efforce d’affaiblir par tous les moyens possibles ; il anéantira tous les projets de schisme et de contre-révolution ; il resserrera les liens qui unissent la colonie à la métropole, et rétablira dans la première la tranquillité après laquelle on soupire depuis si longtemps ; il est désiré par tous les gens sensés, et surtout par la classe la plus intéressée au bonheur de la colonie, — celle des citoyens du 4 avril. »

Cette lettre, ces conseils donnés à la convention font honneur au jugement éclairé de Sonthonax. En cette occasion, sa mémoire peut réclamer avec raison une antériorité de vues sages et humaines sur celles du gouvernement français, exprimées par la lettre de Monge aux commissaires civils, en date du 26 février 1793 ; car la sienne est du 18 du même mois.

Nous aimons à trouver dans la lettre de Sonthonax le témoignage qu’il rend à la convention, du désir qu’avait la classe des hommes de couleur, d’une amélioration au sort des esclaves ; nous avions annoncé une citation à ce sujet, dans le chapitre X du Ier livre. Sans nul doute, Pinchinat et les autres membres de la commission intermédiaire étaient les premiers à se rendre les organes de leurs frères. Mais en 1776, que dira Sonthonax d’eux tous ?…

En conséquence de la situation difficile que Galbaud et les blancs du Cap avaient faite aux commissaires civils, ceux-ci, une fois rendus au camp Breda, avisèrent aux moyens de se créer des défenseurs. Là même, suivant le compte qu’ils rendirent à la convention, le 10 juillet, des troupes d’esclaves insurgés vinrent au devant d’eux, leur demandant de servir la République : ces hommes étaient ceux des bandes conduites par Pierrot, Macaya et Goa. Il est à remarquer que quelques jours après avoir publié leur proclamation du 5 mai, sur la police des ateliers, le 12 dudit mois, ils avaient écrit à Laveaux d’entrer en négociations avec les chefs des révoltés, pour tâcher de les gagner à la République. La facilité avec laquelle ce premier succès eut lieu, semble prouver que ce succès eût été plus important, s’ils n’avaient pas fait la faute que nous leur reprochons, de reproduire dans cette proclamation les peines atroces empruntées aux ordonnances des rois de France. Il est à présumer que cet acte, imprimé en français et en langage créole, servit beaucoup aux agens espagnols à détourner les noirs du Nord de se soumettre aux commissaires civils.

Quoi qu’il en soit, voyant les dispositions de ceux qui s’étaient déjà soumis, ils rendirent la proclamation suivante, datée du 21 juin 1793 :

Déclarons que la volonté de la République française et celle de ses délégués est de donner la liberté à tous les nègres guerriers qui combattront pour la République, sous les ordres des commissaires civils, tant contre les Espagnols que contre les autres ennemis, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur.

La République, les commissaires civils veulent aussi adoucir le sort des autres esclaves, soit en empêchant qu’on ne les maltraite comme autrefois, soit en leur donnant de meilleurs vivres, de plus grandes places (jardins à cultiver) pour leur aisance, plus de rechanges par an, plus de temps par semaine pour s’occuper de leurs propres affaires, plus de douceur et de respect pour les femmes enceintes et les nourrices, soit en leur donnant des moyens sûrs de se racheter moyennant des sommes déterminées, soit enfin en donnant graduellement la liberté aux nègres qui auront donné le plus de preuves de leur bonne conduite et de leur assiduité au travail, et en leur donnant en même temps des terres en propriété, suffisantes à l’honnête subsistance d’eux et de leur famille.

Tous esclaves qui seront déclarés libres par les délégués de la République, seront les égaux de tous hommes blancs ou de toutes autres couleurs. Ils jouiront de tous les droits appartenant aux citoyens français.

Telle est la mission que la convention nationale et le conseil exécutif de la République ont donnée aux commissaires civils.

Par cette déclaration, la proclamation du 5 mai, datée du Port-au-Prince, se trouvait virtuellement abrogée ; celle de don Gaspard de Cassassola était combattue par les mêmes armes, par les mêmes avantages offerts aux noirs qui se rangeraient sous les drapeaux républicains.

En vertu de cet acte, les bandes d’insurgés venues au camp Breda pénétrèrent dans la ville du Cap. Mêlés aux autres noirs qui y étaient déjà, et aux hommes de couleur envoyés par A. Chanlatte pour les diriger, ils combattirent les blancs avec toute l’ardeur de leur bravoure naturelle, augmentée aussi par l’espoir de prendre une large part au pillage de cette malheureuse ville. Cependant, disent les commissaires civils, dans leur lettre du 10 juillet : « La garde nationale blanche a beaucoup souffert et mérité de souffrir. Les hommes du 4 avril, des compagnies franches, ont perdu de bons officiers : les nouveaux citoyens (les esclaves) ont montré une intrépidité, un courage inouïs ; au milieu du meurtre, du carnage et de l’incendie, ils ont donné à leurs anciens tyrans l’exemple de l’humanité, de la philantropie. Pendant M qu’une partie de ces hommes combattait les matelots, l’autre était occupée à faire des patrouilles dans les rues, et ramassait les blancs épouvantés et les amenait, à l’abri de toute insulte, dans le camp des commissaires civils, où nous leur fîmes fournir le logement et la ration en vivres du pays. »


Après avoir rendu leur proclamation du 21 juin, il fallait pourvoir néanmoins au rétablissement de l’ordre autant que les circonstances le permettaient, alors que les marins occupaient encore l’arsenal et continuaient le pillage. Le 22, les commissaires firent donner des ordres par Laveaux, à Martial Besse, à Villatte, à Baptiste Léveillé, à Bedos, officier blanc, de se réunir et de s’entendre pour chasser définitivement les marins de l’arsenal et de la ville du Cap, et pour arrêter le pillage même parmi les noirs, les mulâtres ou blancs qui le continuaient aussi. Le 23 ces officiers, aidés dans cette opération par Pierrot et Macaya, parvinrent à chasser les matelots qui se réfugièrent à bord des navires.

En même temps, des dispositions furent prises pour le départ de la flotte : il eut lieu dans la journée du 24 et dans celle du 25. Sercey, quoique moins ancien que Cambis, en eut le commandement jusqu’aux États-Unis : sa participation à la révolte de Galbaud lui valut ce triste honneur.

Cependant, au moment du départ, dans la nuit du 24 au 25, le contre-amiral Cambis réussit à reprendre l’autorité sur l’équipage du vaisseau le Jupiter où Galbaud s’était réfugié dès le 22 : il tint un conseil avec ses officiers, et mit l’ex-gouverneui’général aux arrêts. Les mêmes matelots qu’il avait égarés, épouvantés de leurs crimes par leur insuccès, secondèrent cette mesure. Mais bientôt, en arrivant aux États-Unis, Galbaud parvint encore à les entraîner dans une nouvelle rébellion contre Cambis qui fut contraint d’abandonner son vaisseau pour se réfugier à terre chez le consul de France. Ses matelots l’y poursuivirent à main armée, et il reçut un coup de sabre à la main.

Il ne resta sur la rade du Cap que le vaisseau l’América[7] dont l’équipage n’avait pas pris part à la révolte ; la frégate la Fine qui ne pouvait tenir la mer, et deux goëlettes de l’État, la Républicaine et la Convention nationale. Ainsi, au moment où la guerre existait entre la France et la Grande-Bretagne, les commissaires civils n’avaient plus à leur disposition aucune force maritime pour s’opposer aux entreprises des Anglais. La France ne pouvait plus leur en envoyer pour protéger sa colonie. Mais Polvérel et Sonthonax trouvèrent dans leur énergique patriotisme le moyen d’armer des corsaires qui firent un tort considérable au commerce britannique et espagnol dans la mer des Antilles : des marins de toutes couleurs montèrent sur ces corsaires et firent des prodiges de valeur, en capturant même des corvettes de guerre pendant l’occupation anglaise[8].

Le 13 juin, en destituant Galbaud de ses fonctions de gouverneur général, les commissaires civils avaient chargé provisoirement le général Laveaux de ces fonctions, et envoyé l’ordre au général Lasalle de venir au Cap, pour y reprendre l’intérim du gouvernement : il arriva au camp Breda dans la soirée du 22. Mais ce vieillard ne put leur être d’aucun secours. Dans un écrit qu’il publia ensuite en France, intitulé Tableau de la vie militaire du général Lasalle, il prétend qu’en passant à Saint-Marc, « Savary, citoyen de couleur, maire de cette ville, lui dit en particulier qu’il avait de grandes alarmes sur le compte de Chanlatte (Antoine) qui entretenait des correspondances étroites avec les chefs des nègres insurgés, et qu’il craignait que cet homme remuant ne perdît la colonie…» Quoique cet écrit de Lasalle fourmille de faits inexacts et même mensongers, nous sommes porté à ajouter foi à ce propos de Savary, jaloux de toutes les supériorités parmi ses frères de couleur ; car sa conduite postérieure a justifié ses mauvais sentimens à l’égard des noirs, qu’il aurait voulu voir maintenir éternellement esclaves.

En donnant la liberté à ceux qui les aidèrent à chasser Galbaud du Cap, Polvérel et Sonthonax n’entendaient pas leur permettre d’y continuer le désordre, non plus qu’aux mulâtres et aux blancs restés dans cette ville. Le 26 juin, ils y publièrent une nouvelle proclamation ainsi conçue :


Les traîtres, les conspirateurs, les contre-révolutionnaires sont partis : ils emportent avec eux l’exécration de la colonie ; leurs partisans sont dissipés et anéantis : il est temps que les traces de leurs crimes s’effacent ; que ce qui reste de bons citoyens dans la ville du Cap se réunisse pour repousser ceux qui ne se plaisent que dans le meurtre, l’incendie et le pillage.

Dans ces circonstances, les commissaires ont ordonné et ordonnent ce qui suit :

Art. 1er. Déclarons en état de révolte contre les lois et les ordres des commissaires civils, tous les individus qui seront surpris à piller, incendier ou attaquer avec des armes offensives les hommes paisibles et tranquilles.

2. Ordonnons que ceux qui seront pris en flagrant délit seront conduits pardevant le commandant de la place, pour y être fusillés sur-le-champ.

3. Enjoignons à tous les citoyens de la ville du Cap de se réunir en patrouilles aux ordres du commandant de la place, pour l’exécution de la présente proclamation.


Lorsque l’autorité légitime s’exerce dans la plénitude de son pouvoir, elle ne doit pas craindre de réprimer les écarts, les excès, même de la part de ceux qui la soutiennent : son devoir envers la société qu’elle a mission de protéger lui en prescrit l’obligation, et elle s’honore toujours en ne négligeant rien à cet égard. En temps de révolutions ou d’agitations politiques, elle est souvent maîtrisée par les évènemens, par les circonstances ; mais dès qu’elle peut reprendre son empire, fondé sur la loi, elle doit en faire sentir les heureux effets, par le maintien de l’ordre en faveur de tous.

Cette proclamation du 26 juin honore donc le caractère ferme et résolu de Polvérel et de Sonthonax. En admettant dans la famille des hommes libres, des hommes jusque-là esclaves, devenus les égaux des autres, ils devaient les soumettre comme eux au joug salutaire des lois. L’égalité, c’est la justice ; la justice, c’est l’impartialité envers et contre tous.

Les commissaires civils prirent d’ailleurs d’autres mesures non moins convenables pour faire disparaître les traces de l’incendie du Cap, et pour assurer la subsistance de ses malheureux habitans : sous ce dernier rapport, le commerce américain leur en fournit les moyens. Josuah Barney, citoyen des États-Unis, s’y prêta surtout de la meilleure volonté : il livra toutes les provisions qu’il avait à bord de son navire, et n’en fut payé que longtemps après, en assignats dépréciés de leur valeur en France. Ce trait, qui fait honneur à cet homme, mérite qu’on signale son nom à la reconnaissance de la postérité. Plus tard, il fut chargé par le gouvernement fédéral d’offrir à la convention nationale un drapeau des États-Unis en signe de sympathie pour la France ; et ce drapeau flotta à côté de celui de la France dans la salle de la convention. J. Barney devint ensuite citoyen français.

Enfin, le 4 juillet, les commissaires civils rentrèrent au Cap où ils s’installèrent : ils réinstallèrent aussi les autorités constituées, en opérant des changemens parmi les membres de la commission intermédiaire, en destituant ceux de la municipalité et d’autres fonctionnaires qui avaient pris une part plus ou moins active à la révolte de Galbaud : d’autres étaient partis avec lui, plusieurs avaient péri dans la catastrophe de la ville, d’autres encore avaient donné leur démission. Les commissaires nommèrent à toutes les fonctions des hommes sur lesquels ils pouvaient compter, pour les assister dans l’œuvre de restauration complète de leur autorité et de l’ordre public.

Nous allons voir, dans le chapitre suivant, la suite de leurs opérations pour tâcher de gagner à la cause de la République française les chefs des noirs insurgés, et ce que de nouveaux événemens exigèrent d’eux.

Mais, avant d’y passer, constatons par quelques paroles de Sonthonax, prononcées dans les Débats qui eurent lieu entre lui et les colons accusateurs, à quelles causes il faut attribuer la ruine du Cap que ces colons, dans l’ancien régime, appelaient le Paris des Antilles. Dans la séance du 1er thermidor an III (19 juillet 1795), il dit à la commission des colonies :

« Je vous ai prouvé démonstrativement que les matelots ont été mis en insurrection par le général Galbaud ; que les prisonniers à bord du Saint-Honoré, ces vertueux patriotes, déportés du Port-au-Prince, sont ceux qui, au lieu de venir en France se plaindre à la convention nationale, qui au lieu de venir sur les navires du convoi lui présenter leurs griefs, jugent à propos de s’armer, de descendre à terre, de venir attaquer à main armée ceux qui ont déjoué la coalition du Port-au-Prince dirigée contre les hommesde couleur, comme la révolte du Cap était de même dirigée contre les hommes de couleur. Les colons, diront-ils pour s’excuser, qu’ils ont été victimes de cette conspiration ? Non, sans doute : dès le commencement de là révolution, ils ont été les victimes de leurs machinations infernales. Où est un seul de leurs triomphes ? Depuis qu’ils ont attaqué sans cesse les hommes de couleur, ils ont occasionné la ruine du système colonial, par les moyens mêmes qu’ils ont employés pour le défendre… »

La suite de cette histoire démontrera de nouveau ces vérités proclamées par Sonthonax, en face des plus acharnés des colons de Saint-Domingue, contre les hommes de couleur, des plus habiles peut-être parmi cette tourbe de méchans. Elle justifiera ses paroles empreintes d’impartialité, non-seulement par rapport aux colons qui persévérèrent sous d’autres gouvernemens dans leurs mauvais sentimens pour les hommes de couleur, mais encore à l’égard de ceux des chefs du pays où cette classe a pris naissance, qui ont cru devoir imiter ces trames criminelles, et qui ont expié leurs forfaits d’une manière tragique. C’est qu’en effet, la Providence, qui voulut la création de ces hommes, devait lancer ses foudres vengeurs contre tous ceux qui porteraient une main sacrilège sur l’œuvre de sa divine bonté. Quel était évidemment le vœu, le but du Créateur dans la production de cette classe d’hommes nés du contact, du croisement des deux races européenne et africaine, sinon d’amener la première à abolir insensiblement l’affreuse servitude des malheureux Africains transplantés de leur pays natal, à faire prévaloir la justice sur l’iniquité ?

« La nature, dit Garran, toujours graduée dans ses divisions même les plus marquées, semblait l’avoir fait naître de l’union des blancs avec les négresses, en y fondant les deux couleurs, et les rapprochant ensuite dans leurs divers mélanges par des rapports insensibles, comme pour donner aux uns et aux autres cette leçon de fraternité à laquelle nos besoins, nos affections et nos facultés communes devraient sans cesse nous rappeler, malgré la diversité de l’origine et la variété accidentelle des traits, de la couleur, du caractère et des mœurs elles-mêmes[9]. »

Les blancs donnèrent le criminel exemple d’attentats injustes contre la classe entière des mulâtres. Deux chefs noirs, Toussaint Louverture et Henri Christophe, imitèrent ces actes de sauvagerie contre une portion seulement de cette classe. Mais les blancs, et ces deux chefs surtout, ne furent pas déterminés par rapport à sa couleur : ce fut à cause des principes qu’elle représentait[10]. C’est ce que la vérité historique se chargera de démontrer rigoureusement. Elle prouvera aussi que le ressentiment de Sonthonax lui-même contre les hommes de couleur, en 1796, prépara ces scènes tragiques, bien qu’il n’en eût certainement pas la pensée ; elle prouvera encore qu’il fut le premier puni de ses injustices.

  1. Rapport, t. 3, p. 377, 378, et 379. Ibid. p. 247, 248 et 249.
  2. Galbaud avait pour père un ancien membre du conseil supérieur du Port-au-Prince, un colon.
  3. Débats, t. 8, p. 92.
  4. Nous avons vu au Musée de Versailles le portrait de ce noir, sous le nom de Jean-Bapliste Belley : il est peint en costume de Représentant du Peuple, par Girodet.
  5. Les colons ont accusé Sonthonax d’avoir fait élargir ces noirs prisonniers. Il s’en est défendu ; mais Laveaux a affirmé que c’est par ses ordres, en ajoutant qu’ils furent armés pendant la nuit. (Compte-rendu publié à Paris, en 1797, par Laveaux.)
  6. Lettre du contre-amiral Cambis au ministre de la marine. Rapport, t. 3, p. 447.
  7. Ce vaisseau, envoyé peu après en croisière sur les côtes par les commissaires civils, partit de lui-même pour les États-Unis d’où il se rendit en France.
  8. Nous avons ouï dire que Bijou Moline et son ami H, Christophe avaient armé un corsaire.
  9. Rapport, t. 1er, p. 17.
  10. La preuve de cette assertion, c’est que ces deux chefs, Toussaint L’Ouverture surtout, immolèrent aussi des noirs anciens libres, à cause des mêmes principes.