Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 11/6.3

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Volume 11p. 111-159).

chapitre iii.

1840, — Mesures adminstratives en faveur de l’agriculture et du commerce national. — Session législative : loi sur l’érection d’une chapelle destinée à recevoir les restes d’A. Pétion ; loi portant modifications au code civil. — Message du Président d’Haïti exposant les motifs de ces modifications : leur examen. — Le Sénat reçoit communication des traités conclus avec la Grande-Bretagne et la France, pour faciliter la répression de la traite. — 1841. — Affaire de T. B, Smith, anglais qui prétend être citoyen d’Haïti : rapport d’une commission à ce sujet. — Le Sénat sanctionne les traités ci-dessus qui sont publiés. — Projet de traité entre Haïti et la Belgique ; pourquoi il n’aboutit pas. — Session législative ; diverses lois rendues sur différentes matières ; sur les délits commis par la voie de la presse, sur la police urbaine, etc., — Publication du journal le Manifeste et d’autres. — M. Granier de Cassagnac arrive au Port-au-Prince ; ce qui s’ensuit. — Affaire du faux monnayeur Charles Touzalin. — Conduite de M. Levasseur, consul général de France, à cette occasion. — Le Manifeste publie contre lui un article outrageant ; condamnation prononcée contr M. Dumai Lespinasse, rédacteur du journal et auteur de l’article. — Ce qu’exigeait M. Levasseur. — Il rompt toutes relations officielles avec le gouvernement et se retire à bord de la corvette le Berceau. — Il requiert que’amiral commandant la station des colonies françaises vienne au Port-au-Prince aveu des forces maritimes ;


Dans ses diverses adresses au pouvoir exécutif, votées sous l’inspiration de l’Opposition qui la dirigeait, la Chambre des communes, avait réclamé des mesures spéciales en faveur de l’agriculture et du commerce, comme si les lois existantes n’y avaient pas pourvu. Ainsi, quant à l’agriculture, on ne pouvait reprocher à Boyer d’avoir été avare d’ordres, de circulaires, d’arrêtés incessans pour qu’elle fût protégée par toutes les autorités secondaires. Après le code rural de 1826, qui était une spécialité à cet égard, une loi du 29 juillet 1828 vint permettre « d’abattre les bêtes à cornes qui seraient trouvées dans les champs clos et cultivés, » parce que ce code prescrivait de n’établir des hattes, de n’élever des bestiaux que dans les lieux écartés de toutes cultures. Mais, sans faire précisément de tels établissemens, bien des propriétaires élevaient sur leurs habitations des bestiaux qui nuisaient à leurs voisins. Le 1er février de la présente année, le Président rendit un arrêté en exécution de ces dispositions législatives, les prescrivant de nouveau. Cet acte constata que des autorités même avaient établi des hattes à la proximité des terrains en culture et il donnait aux propriétaires des campagnes la faculté, le droit de réprimer cet abus de pouvoir dans l’intérêt de la production agricole.

Six jours après, le secrétaire d’État Imbert adressa une circulaire aux administrateurs des finances pour leur prescrire de faire exécuter les dispositions des art. 9 et 25 de la loi du 19 novembre 1839, sur la régie des impositions directes, conçues pour la protection due au commerce national. L’art. 9 disait ; « Le commerce de détail en achats ou ventes, soit sur une place, soit de port à port, ou de commune à commune, ou par le cabotage, est interdit aux étrangers et à leurs bâtimens. » Le 25e disait : « Il est défendu aux armateurs ou capitaines faisant le cabotage dans les ports ouverts au commerce extérieur, de recevoir à leur bord des pacotilles appartenant à des étrangers, sous peine d’une amende de 25 à 100 gourdes. L’amende contre les étrangers ou leurs bâtimens sera de 100 à 1000 gourdes, outre la confiscation des marchandises faisant l’objet de la contravention. »

Le commerce et l’agriculture du pays étaient donc l’objet de la sollicitude du gouvernement. Mais ses intentions étaient-elles toujours appréciées, ses ordres toujours exécutés ? Que d’opposans ne prêtaient pas une oreille complaisante aux plaintes que formaient des étrangers, toutes les fois qu’il revenait à prescrire l’observation de la législation à leur égard ? En 1837, on avait été à même de savoir les suggestions de certains négocians étrangers, quand la Chambre des communes demanda la suspension, sinon l’abrogation de la loi sur le payement des droits d’importation en monnaies étrangères. Et que de fonctionnaires publics, préposés pour l’exécution des lois, se montraient insoucians ou indifferens à cet égard ? Un opposant nous dirait, sans doute, qu’il fallait les révoquer. Oui, répondrions-nous, ce serait bien s’il était possible d’en trouver de meilleurs. Au resté, on a vu depuis d’autres gouvernemens, d’autres régimes ; on a vu ce qui est plus décisif encore, on a vu les opposans à l’œuvre ; la question est jugée, car ils n’ont pu mieux faire que Boyer.

La session législative de cette année eut lieu à l’époque ordinaire. La Chambre des communes rendit sept lois, dont cinq sur la proposition du pouvoir exécutif et les deux autres d’après sa propre initiative : 1o loi sur l’affermage des biens domaniaux ; 2o loi sur la vente des mêmes biens ; 3o loi sur l’administration curiale dans les églises catholiques : ces trois lois mettant plus d’ordre et de régularité qu’antérieurement dans les matières dont elles traitaient ; 4o loi sur les patentes pour l’année 1811 ; 5o loi sur l’impôt foncier ; 6o loi sur l’érection d’une chapelle destinée à recevoir les restes d’Alexandre Pétion ; enfin, 7o loi portant modifications au code civil d’Haïti.

Les causes de l’inexécution de la loi de 1818, sur l’érection d’un mausolée en l’honneur de Pétion, ont été exposées plusieurs fois dans cet ouvrage. Depuis plusieurs années, sà compagne, Madame Joute Lachenais (devenue celle de Boyer, au même titre), avait fait commander à Paris, un mausolée de très-beau marbre blanc, exécuté par un habile sculpteur, pour renfermer le cercueil de Pétion, et un autre pour celui de sa fille Célie ; mais elle n’avait pu obtenir de Boyer de les y placer dans le modeste tombeau de la place Pétion où ces cercueils sont déposés[1]. En 1840, il accueillit ou conçut l’idée d’affecter à l’érection d’une chapelle pour les recevoir, l’emplacement situé au Port-au-Prince où naquit Pétion, sur lequel on voyait encore la maison qui avait appartenu à sa mère ; de là le projet de loi que la Chambre des communes vota d’urgence, et que le Sénat sanctionna, mais qui devait rester sans exécution par le fait de Boyer lui-même. L’art. 2 de cette loi disait : « Cette chapelle sera bâtie sur l’emplacement où naquit le fondateur de la République, et dont la propriété a été, pour cet objets abandonnée au profit de l’État par sa famille[2]. ». Et l’art. 3 était conçu ainsi : « Tout ce qui regarde l’étendue, la forme et la magnificence de ce monument, est laissé à la haute direction du gouverneament. »

Par les, soins du Président, M. Rouanez, qui avait des connaissances en architecture, dressa un plan et un devis pour cette chapelle qui aurait répondu à l’objet qu’on avait en vue : d’honorer la mémoire du grand citoyen dont toute la vie avait été consacrée au bonheur de son pays. Mais, le chiffre de la dépense ayant été porté (autant que nous nous en ressouvenons) à 70 mille piastres, Boyer recula devant l’énormité du sacrifice que le trésor national eût fait ; il ne fut plus question de chapelle, ni d’aucun autre monument en l’honneur de Pétion. Son successeur semble n’avoir pas compris qu’il ne devait-pas léguer ce soin pieux à un autre chef d’État, et qu’en ajournant toujours le vœu de la nation, il se faisait un tort immense dans l’opinion publique.


À cette époque, même, on n’accueillit pas, on reprocha à Boyer les nombreuses modifications qu’il proposa aux chambres législatives, sur certaines dispositions du code civil de 1826, et que les législateurs acceptèrent et sanctionnèrent. Outre l’Opposition dont le rôle était de désapprouver toujours, il y eut bien des esprits éclairés, amis du gouvernement, qui pensèrent que ces modifications altéraient trop les principes admis par les nations civilisées, dans les relations de la famille et dans les conventions sociales. Afin de mettre le lecteur à même d’apprécier ce jugement, nous allons exposer les idées émises par Boyer, dans son message adressé à la Chambre des communes, le 30 avril, avant de parler des principales de ces modifications,

« Citoyens représentans,

» Depuis quatorze années que le code civil d’Haïti a été promulgué, la nation a pu apprécier l’avantage de posséder un corps de lois, où se trouvent réunis, sous des classifications claires, et précises, tous les principes qui régissent les deux grandes divisions du droit civil, les personnes et les biens. Mais l’expérience ayant démontré la nécessité de modifier plusieurs de ces lois, afin de mieux les approprier aux mœurs et aux besoins de la généralité des citoyens, il devient urgent d’y apporter les changemens que réclame la civilisation du pays.

» La condition de l’enfant naturel mérite d’être améliorée : sa reconnaissance résultera de tout acte authentique. Admis au nombre des membres de la famille, il héritera de tous ses ascendans et de tous ses collatéraux, comme ceux-ci hériteront de lui : sa pari sera moitié de celle de l’héritier légitime. Il peut même acquérir des droits égaux, s’il vient à être légitimé soit par le mariage des auteurs de ses jours, soit par le mariage de l’un des deux avec une tierce personne.

» Tout le monde gémit de voir les biens du mineur, déjà assez réduits par les formalités ruineuses des partages, se convertir, par les licitations ou les ventes, en de modiques sommes que dissipe bientôt la négligence ou la prodigalité d’un tuteur. Désormais, les partages se feront en famille, et ce qui reviendra au mineur, en fait d’immeubles, après l’acquittement des dettes, demeurera inaliénable. Cette garantie réelle donnée au mineur, permettra de lever l’hypothèque légale qui frappe tous les biens du tuteur, et sera ainsi, pour l’un et pour l’autre, un véritable bienfait.

» Il a paru convenable d’étendre la capacité du mineur émancipé. Arrivé à cette époque de la vie où il doit se choisir une carrière, et souvent même un établissement, il faut qu’il puisse disposer de ses biens actuels pour se préparer un avenir. Il sera donc habile à faire, mais avec l’assistance de son curateur, tous les actes d’aliénation que le majeur peut faire seul : s’il abusait de cette capacité, le bénéfice de l’émancipation lui serait aussitôt retiré.

» D’après le système du code de 1826, la femme mariée ne peut passer aucun acte, autres que les actes de pure administration, sans y être autorisée par son mari, et à défaut, par la justice. Cette interdiction provient-elle de la faiblesse du sexe ? Non, sans doute, puisqu’avant la célébration comme après la dissolution du mariage, la femme, si elle est majeure, jouit de la plénitude de ses droits. C’est donc un hommage rendu à la puissance maritale. Mais, combien l’homme paie cher cette prééminence ! Une hypothèque générale pèse sur les biens du mari, et lorsqu’il en veut disposer, il faut, pour garantir l’acquéreur, que le mari obtienne, à son tour, le consentement de sa femme ; et si, dans un moment de caprice ou d’humeur, il plaît à la femme de le lui refuser, le mari n’a pas même la ressource du recours à la justice.

» Les bases du régime de la communauté et du régime dotal ont été aussi changées. Rien ne s’oppose maintenant à ce que la femme commune en biens, ou séparée de biens, ait la libre disposition de ses propres. Le fonds dotal ne sera plus tenu en dehors du commerce du mari que par exception ; car l’inaliénabilité cessera d’être le principe d’un régime qui deviendra ainsi plus accessible aux diverses positions sociales.

» Enfin, deux modifications bien simples apportées au système hypothécaire, vont rétablir la confiance dans les transactions, en donnant aux tiers les garanties qu’ils peuvent désirer. La publicité de tous les privilèges et de toutes hypothèques par la voie de l’inscription, mettra à découvert la situation du débiteur ; et te transcription des titres de mutation purgera les immeubles de toutes charges et même de tous droits antérieurs.

» Je ne m’étendrai pas davantage, citoyens représentans, sur les changemens que renferme le projet de loi que vous avez sous les yeux ; ils ont tous pour but d’améliorer nos institutions civiles ; et à ce titre, ils appellent au plus haut degré la sollicitude de la législature. La Chambre, je n’en doute pas, apportera toute son attention à l’examen des systèmes nouveaux qui lui sont présentés, et elle en fera l’objet de ses plus sérieuses méditations.

» J’ai l’honneur, etc.
Signé : Boyer. »[3]

La loi rendue d’après cet exposé de motifs, remplaça 95 articles du code par autant d’autres, en ajouta 14 sous des numéros bis, et en supprima 66.

Le premier qui fut modifié était l’art. 14 relatif aux personnes qui, en vertu de la constitution, sont habiles à acquérir la qualité de citoyen d’Haïti. Cet article les obligeait, « à leur, arrivée dans le pays, » à se présenter devant le juge de paix du lieu pour déclarer leur intention à cet égard. Mais il pouvait se faire que de telles personnes n’eussent pas cette intention tout d’abord, qu’elles voulussent seulement habiter Haïti comme étranger, ou qu’elles voulussent examiner, étudier le pays avant de s’y résoudre : le nouvel art. 14, par sa rédaction, prévoyait ces cas en leur laissant la faculté de se présenter devant le juge de paix à toutes époques. Il prévoyait aussi le cas où ce magistrat aurait lieu « de douter » de l’origine du postulant, et alors celui-ci serait tenu d’en justifier, soit par un acte de notoriété, soit par titres légaux.

Plusieurs des formalités relatives à la célébration du mariage, aux actes préparatoires, furent ou modifiées ou supprimées, surtout quant aux oppositions, afin de donner plus de facilité à ce contrat civil si peu pratiqué en Haïti.

Les art. 199, 200, 201, 202 et 203 du code s’opposant à bien des actes de la part de la femme mariée, à moins d’y être autorisée par le mari, ou par la justice en cas de refus, furent remplacés par cet article-ci sous le no 201 : « La femme peut, sans l’autorisation de son mari, recevoir un capital mobilier où immobilier, s’obliger, hypothèquer, acquérir et aliéner à titre gratuit ou onéreux, même ester en jugement, et généralement faire toute espèce d’actes et de contrats. »

Ainsi, la femme était émancipée, tant à l’égard du mari qu’à celui du tribunal civil ou de son doyen, pour tous ces actes de la vie civile concernant ses intérêts propres.

Cependant, elle restait soumise à son mari dans le cas suivant, art. 204 nouveau. : « La femme ne peut être marchande publique sans l’autorisation de son mari. Les obligations que la femme autorisée à être marchande publique, contracte pour ce qui concerne son négoce, engagent aussi le mari, s’il y a communauté entre eux, » La protection réclamée en faveur du commerce nécessita cette exception dans le nouveau système,

Les art. 206 a 211 inclusivement furent supprimés : ils avaient rapport au cas de condamnation du mari à des peines emportant la flétrissure, au cas d’intérdiction ou d’absence, où la femme devait se faire autoriser par le doyen pour ester en jugement.

Ces nouvelles dispositions devaient paraître singulières aux magistrats, aux notaires, aux avocats, habitués à l’étude du droit civil français et aux commentaires de tant de jurisconsultes qui en ont traité dans leurs ouvrages, et dont l’opinion servait de boussole dans l’application du code civil d’Haïti. Aussi en fut-on généralement choqué. Mais, si l’on examinait et si l’on examine encore aujourd’hui, l’extrême différence existant entre la civilisation française et l’état si peu avancé de celle d’Haïti, entre les mœurs des deux sociétés et les idées prédominantes dans chacune d’elles, peut-être aurait-on été moins froissé, de ces modifications introduites dans le code haïtien. La civilisation ne s’improvise pas chez un peuple quelconque ; elle est l’œuvre des siècles, du progrès des lumières, des institutions sociales perfectionnées successivement[4]. Le régime colonial a pesé si longtemps en Haïti, il y a laissé des mœurs si différentes de celles de la France, quant à la constitution de la famille surtout, qu’une législation aussi avancée que l’est celle de cette ancienne métropole, aurait pu, ce nous semble, ne pas être adaptée immédiatement en tous points au jeune pays qui en tire son origine. Et si l’on considère que depuis son indépendance, il a toujours manqué de l’influence qu’exerce le pouvoir religieux chrétien sur les âmes, pour les porter à consacrer les liens de famille par le mariage, on pourra reconnaître que la législation seule était insuffisante dans cette œuvre. Elle était même si impuisante à cet égard, que le chef du gouvernement qui fit adopter ces codes pour le pays, que Boyer ne subit pas l’influence qu’elle aurait dû exercer sur son esprit, pour légitimer les liens qui l’unissaient à sa femme ; car il fit la même faute, il eut le même tort que Pétion à ce sujet. En ne traçant pas l’exemple du mariage à ses concitoyens, il n’est pas étonnant qu’il ait été amené sitôt à proposer à la législature, cette émancipation de la femme mariée, quant à l’exercice de ses droits civils, qui, du reste, avait paru avoir sa raison d’être, dans l’aptitude incontestable des femmes haïtiennes à gérer, à administrer leurs propres biens, en dehors de la volonté de leurs maris, et même des tribunaux. C’est particulièrement dans le commerce qu’elles prouvent cette aptitude ; mais là, elles disposaient des valeurs qui ne leur sont confiées que par le crédit dont elles jouissent et qui sont la propriété d’autrui ; il fallait alors le consentement du mari pour s’y livrer, et il s’obligeait en même temps qu’elle et sur ses propres biens, en cas de communauté entre eux. À un autre point de vue, la femme ne jouissant pas encore dans le pays de cette considération, de ce respect qui lui est dû par l’homme qui s’unit à son sort, qui contracte avec elle une société où elle est égale par sa personne, peut-être était-il convenable de l’émanciper quant à l’exercice de ses droits civils, afin de porter son mari à ces égards.

Les mêmes idées présidèrent à l’extension donnée à la capacité du mineur émancipé, assisté toutefois de son curateur, dans un pays où l’homme se forme plus tôt, et physiquement et moralement.

Le sort de l’enfant naturel attira spécialement l’attention du législateur, par l’état civil de la très-grande majorité du peuple haïtien, par la rareté du mariage occasionnée par les causes déduites ci-dessus.

D’après le code, « les enfans nés hors mariage, autres que ceux provenant d’un commerce incestueux ou adûltérin, légalement reconnus avant le mariage subséquent de leurs père et mère, peuvent être légitimés par ce mariage. »

Le nouvel article 302 ne faisait plus de leur légitimation une simple faculté pour le père et la mère, mais elle naissait « par le fait seul du mariage subséquent. » Rien n’était plus juste, et par conséquent plus moral, que cette légitimation légale, puisque ces enfans avaient été reconnus avant le mariage, ou qu’ils pouvaient l’être dans l’acte même de célébration.

Cet article donna de plus une faculté « à chacun des futurs époux, avec le consentement de l’autre, de légitimer, dans l’acte civil de leur mariage, les enfans naturels qu’il aurait eus particulièrement (d’une autre personne), et qu’il aurait reconnus auparavant. » Et par le nouvel article 304, des enfans naturels ainsi légitimés, « issus de l’un des futurs époux, n’auraient droit qu’à la succession de celui qui les aurait légitimés, »

Ces divers cas arrivaient souvent dans le pays ; en disposant ainsi en faveur des enfans naturels, la nouvelle loi établissait l’union et la concorde dans les familles, par son équité basée sur l’amour que pères et mères doivent avoir pour tous leurs enfans.

Enfin, le nouvel article 305 ne faisait plus une obligation pour le père ou la mère d’un enfant naturel, de le reconnaître « par un acte spécial devant l’officier de l’état civil, lorsqu’il n’aurait pas été reconnu dans son acte de naissance ; » mais « par tout acte authentique en minute. »

À l’égard de la « puissance paternelle, » le code dispose surtout en faveur du père marié, et l’art. 324 rend sept autres de cette loi du code « communs aux pères et mères des enfans naturels reconnus. » Le nouvel article 324 disait : « Les dispositions des articles 314 et suivans, jusques et y compris le précédent 323, sont communs aux pères et mères des enfans naturels légalement reconnus, avec cette distinction que, si le père et la mère ne vivent pas sous le même toît, la puissance paternelle appartiendra exclusivement à celui des deux avec qui demeurera l’enfant et qui en prendra soin. » Que de cas semblables n’existent pas dans le pays ! En les réglant ainsi, la nouvelle loi prévenait une foule de contestations entre hommes et femmes, auteurs des jours d’enfans naturels reconnus par eux.

La loi n° 15 du code contient l’article 576, disposant pour le cas où un trésor sera trouvé dans un fonds appartenant à un propriétaire, La nouvelle loi publia un article 576 bis ainsi conçu ; « Pendant vingt années, à compter du jour de la promulgation de la présente loi, tout trésor qui sera trouvé dans un terrain ayant primitivement fait partie des domaines de la République, appartiendra, moitié à l’État, et moitié au propriétaire du fonds. Si le trésor a été découvert par un tiers, il sera partagé en portions égales entre l’Etat, le propriétaire du fonds, et celui qui l’aura découvert. Si le trésor est trouvé dans une propriété de l’Etat, celui qui l’aura découvert en aura le tiers, et le reste appartiendra à l’Etat. »

L’esprit fiscal de Boyer se traduisait dans ce nouvel article. Ses motifs étaient : que l’État ayant vendu les biens du domaine public à très-bas prix, afin de rendre le plus grand nombre des Haïtiens propriétaires, n’avait pu, par cela même, aliéner en même temps les trésors qui y auraient été enfouis et que l’on parviendrait à découvrir[5].

Dans la loi n° 16 « sur les successions, » d’importans changemens furent introduits en faveur « des enfans naturels. » L’art. 605 du code dispose : « que les enfans légitimes ou leurs descendans succèdent à tous leurs ascendans, etc. ; » mais l’art. 606 veut que : « les enfans naturels n’héritent de leur père ou mère, ou de leurs ascendans naturels, qu’autant qu’ils ont été reconnus. — Ils n’héritent jamais des ascendans légitimes de leur père ou mère. » Le nouvel article 606 avait supprimé l’adjectif naturels qualifiant « ascendans, » et le second paragraphe de l’ancien article : de sorte que, les enfans naturels venaient en concurrence avec les enfans légitimes, pour hériter des « ascendans légitimes » de leur père ou mère.

D’après l’art. 608 du code : « s’il y a concours de descendans légitimes et de descendans naturels, la part de l’enfant naturel devra toujours être le tiers de la part de l’enfant légitime, etc. » Par le nouvel art. 608, cette part de l’enfant naturel avait été fixée à la moitié.

L’art. 624 exclut l’enfant naturel, même reconnu, de la succession des collatéraux légitimes de ses père ou mère ; et réciproquement, ces collatéraux n’ont aucun droit à sa succession, sauf l’exception consignée dans l’art. 625, en faveur de ses frères ou sœurs légitimes, dans certains cas. Mais le nouvel article disait : « Dans toute succession collatérale, s’il y a concours d’héritiers légitimes et d’héritiers naturels, de la même ligne, le partage s’opérera entre eux en observant la proportion établie en l’art. 608 (nouveau). — L’enfant naturel hérite de ses collatéraux des deux lignes, lorsqu’il a été légalement reconnu par son père et par sa mère ; s’il n’a été reconnu que par l’un des deux, il n’hérite que des collatéraux appartenant à la ligne de celui de ses père ou mère qui l’a reconnu. »

Ces modifications apportées au code civil haïtien ont pu paraître et peuvent encore paraître de nature à ne pas favoriser le mariage en Haïti ; mais, outre les raisons déjà déduites, le législateur de 1840 se préoccupa en cela des mœurs régnantes qui, malgré la loi, répugnent à faire une différence entre des frères ou sœurs légitimes, et des frères ou sœurs naturels. Dès lors, et vu l’immense majorité de ces derniers, surtout dans les masses, n’y avait-il pas justice à les favoriser dans le partage des successions, plus que ne le fait le code ? à, leur accorder la moitié, au lieu du tiers, de la part afférente aux enfans légitimes ? Les pères ou mères du pays n’aiment-ils pas également les uns et les autres ? Toujours est-il que la nouvelle loi, en établissant encore une différence dans les parts d’héritage, suscitait ainsi les pères et mères à légitimer par le mariage les liens qui les unissaient.

À l’égard du « partage dés biens » entre cohéritiers, ou de la « licitation, » la nouvelle loi avait substitué un notaire pour y procéder au lieu du tribunal civil, après une réunion des parties intéressées, de leurs tuteurs ou curateurs, en « assemblée de famille, » sous la présidence du « juge de paix » de la commune où s’ouvre la succession. Les règles prescrites à ce sujet furent très-étendues afin de garantir les droits de chaque partie. — Ainsi que le disait le message de Boyer à la Chambre des communes, on avait voulu éviter « les formalités ruineuses des partages » dans tous les cas où il y a des mineurs, ou des interdits ou des absens. En effet, les nombreux actes y relatifs, faits pardevant les tribunaux civils, le papier timbré et l’enregistrement auxquels ces actes sont soumis, les frais revenant aux défenseurs publics employés nécessairement dans ces cas, la lenteur mise dans toutes ces procédures ; tout contribue à réduire beaucoup la valeur des successions. Ensuite, les tribunaux civils du pays ayant tous des juridictions fort étendues, tous ces frais, et les lenteurs augmentent considérablement, quand l’ouverture d’une succession a lieu dans les communes éloignées du siège d’un tribunal civil.

L’objet de la nouvelle loi était, donc de favoriser les partages, en les faisant régler par les familles elles-mêmes sous la présidence, du juge de paix de chaque localité. Mais, cette partie de la loi nouvelle fut, sans contredit, ce qui fit jeter les plus hauts cris aux avocats, presque tous opposans au gouvernement de Boyer : aussi, l’un d’entre eux profita-t-il des premiers momens de la révolution de 1843 pour la faire, abroger sous la dictature du gouvernement provisoire de cette année, et avec elle bien d’autres lois[6].

Nous, nous arrêterons à ces explications qui, avec le message présidentiel, suffisent pour faire apprécier les motifs des, modifications que le législateur avait cru devoir apporter aux dispositions du code civil.


À la fin de 1839 le gouvernement de Sa Majesté Britannique avait, fait proposer à celui de la République, d’accéder aux conventions existantes entre la Grande-Bretagne et la France, dans le but de rendre plus efficaces, les mesures antérieurement adoptées pour parvenir à la répression de la Traite. Cette proposition ayant été accueillie avec empressement, un traité avait été signé, le 23 décembre, entre le consul général, M. Courtenay, et le sénateur Viallet, portant accession à ces conventions, sauf quelques modifications jugées nécessaires par rapport à la situation d’Haïti au milieu des Antilles. Le Sénat était alors en ajournement ; mais pendant la session législative, le 22 mai, Boyer lui adressa un message qui lui donnait connaissance de ce fait, en lui soumettant le traité pour être examiné, en attendant, que les ratifications de la Reine de la Grande-Bretagne parvinssent à Haïti. Le 30, le Sénat lui répondit : qu’il trouvait ce traité parfaitement en harmonie avec les principes de la République, et avec l’intérêt naturel qu’elle porte à la race noire. Par cette approbation, le Président d’Haïti était autorisé à ratifier lui-même ce traité, pour recevoir ensuite la sanction du Sénat. Ces ratifications, de part et d’autres, n’eurent lieu que l’année suivante, et nous y renvoyons à en parler de nouveau.

Le gouvernement de Sa Majesté le Roi des Français ayant eu avis du traité conclu le 23 décembre 1839, chargea M. Levasseur, son consul général à Haïti, de faire une semblable proposition au gouvernement de la République ; et le 29 août 1840, le sénateur Bazelais signa avec lui un autre traité d’accession dans le même but et à peu près, dans les mêmes termes. Le Sénat ne put en avoir connaissance que dans la session de l’année suivante.


Une singulière affaire survint à Jérémie au mois de janvier 1841, dans laquelle on put reconnaître jusqu’à quel point l’Opposition de cette localité se laissait égarer par son aveuglement qui la portait à tout contester au gouvernement. On pourra juger ses procédés par les faits ci-après.

Dès 1804, un sieur T. B. Smith, anglais, vint s’établir en cette ville en qualité de négociant cosignataire, en obtenant de Dessalines des lettres-patentes pour exercer cette industrie. Deux ans après, l’Empereur, se trouvant à Jérémie pendant sa dernière tournée dans le Sud, ordonna son renvoi du pays, soit que M. Smith lui en eût donné réellement sujet, soit qu’il fût encore sous la fâcheuse influence des mauvais sentimens qui occasionnèrent l’assassinat de Thomas Thuat à Jacmel. Cet ordre allait être exécuté, quand survint l’insurrection des Cayes, qui entraîna la mort de Dessalines. En cette circonstance, le général Férou envoya M. Smith à la Jamaïque pour en rapporter des armes et des munitions. On peut facilement croire que cet étranger remplit cette mission avec zèle : il acquit dès-lors des titres à la considération des autorités et des citoyens. La révolte de là Grande-Anse lui fournit encore l’occasion de prouver son attachement au nouvel ordre de choses ; il se joignit à la garde nationale pour aider au maintien de l’ordre public. Dans sa prospérité, rendant des services aux uns et aux autres, il finit par se faire considérer à Jérémie comme ayant dès droits à la qualité de citoyen ; il obtint des patentes à ce titre pour l’exercice de son industrie, il acquit même des propriétés urbaines et rurales en son nom, il se maria en 1835 à une haïtienne. Dans tous ces actes et dans des procès qu’il eut pardevant les tribunaux, il fut qualifié de citoyen.

Cependant, en 1819, sur le refus que lui avait fait le conseil des notables, de lui délivrer une patente comme haïtien, M. Smith adressa au Président une pétition appuyée de plus de cent signatures, dans laquelle il sollicitait une « lettre de naturalisation » dû chef de l’Etat pour faire cesser tout doute sur sa qualité. Mais, le 20 juillet, le Président écrivit au général Bazelais et aux autorités composant le conseil de notables, et leur enjoignit de ne pas considérer cet étranger comme ayant acquis la qualité de citoyen, en félicitant le conseil du refus qu’il lui avait fait. Par ces ordres, Boyer réfuta surtout les prétentions de M. Smith, d’après l’art. 28 de la constitution de 1806, corroboré par l’article 38 de celle de 1816, pour s’être trouvé présent dans le pays, avoir été admis dans la République à cette époque. C’était juger de la question comme le Sénat et Pétion en avaient décidé à l’égard de M. Olivier Carter, autre Anglais, en 1812[7]. Malgré cette décision, d’autres autorités de Jérémie continuèrent postérieurement à qualifier M. Smith de « citoyen d’Haïti. » En 1828, la commission chargée de taxer les personnes pour la contribution extraordinaire, à raison de leurs propriétés, consulta M. Imbert, secrétaire d’Etat, à ce sujet ; et ce fonctionnaire ordonna de taxer les propriétés possédées par le sieur Smith : de là l’idée que le gouvernement lui reconnaissait la qualité de citoyen, puisqu’il n’ordonnait pas en même temps de poursuivre l’annullation des actes en vertu desquels il les possédait, ce qui aurait dû avoir lieu dès 1819. Et notez qu’en 1828 le sieur Smith avouait lui-même, dans une lettre du 20 mars adressée à cette commission, « qu’il existait une équivoque dans son état civil. »

Il avait suffi des ordres du Président, en 1819, pour le rendre mécontent ; et quand l’Opposition prit naissance à Jérémie, lié d’amitié avec M. Féry, le sieur Smith s’y rangea avec toute l’ardeur de son caractère irascible : personne n’était autant que lui actif dans les idées de résistance au gouvernement. Le 6 février 1840, dans la circulaire du secrétaire d’Etat aux conseils de notables, relative à la défense faite aux étrangers d’exercer aucune industrie réservée aux nationaux, il disait à celui de Jérémie : « Tel est le sieur Smith qui se disait Haïtien. » La patente lui fut donc encore refusée à ce titre. Aussitôt, les opposans de Jérémie se joignirent à lui pour se plaindre du gouvernement : son irritation fut telle, que le ministère public lui intenta un procès au tribunal civil du lieu, aux fins de voir prononcer l’annullation de son acte de mariage et des actes translatifs des propriétés acquises par lui, avec défense de prendre désormais la qualité de citoyen. Le tribunal ayant sursis à prononcer sur la demande jusqu’à la production d’une copie en forme de la lettre du Président d’Haïti au conseil de notables, du 20 juillet 1819, le ministère public le prit à partie en le dénonçant au tribunal de cassation.

Mais le Président jugea nécessaire de faire examiner par une commission les diverses questions qui se rattachaient à cette affaire, afin de les éclairer aux yeux du public. Cette commission fut présidée par le secrétaire d’Etat Imbert, et composée du grand juge Voltaire, du secrétaire général Inginac, de l’amiral Panayoty, des sénateurs Pierre André, C. Bonneaux et B. Ardouin, du colonel Victor Poil, des commissaires du gouvernement Louis Charles et F. Redon, près le tribunal de cassation et le tribunal civil du Port-au-Prince. Elle fit son rapport au Président d’Haïti le 12 mars, lequel fut imprimé. La commission examina les dispositions des constitutions successives du pays, de puis l’acte d’indépendance ; l’interprétation donnée en 1812 par le Sénat et Pétion, de l’article 28 de celle de 1806, en insérant la pétition du sieur O. Carter et les autres actes y relatifs ; la conduite tenue en 1822 à l’égard des blancs qui se trouvaient dans la partie de l’Est ; les faits relatifs au sieur Smith, en produisant les lettres du Président, du 20 juillet 1819 ; et elle conclut enfin :

« À ce que l’erreur commise en diverses fois par les officiers publics de Jérémie, en qualifiant le sieur T. B. Smith de citoyen, en passant des actes en sa faveur contrairement aux diverses constitutions du pays, ne saurait lui conférer la qualité d’Haïtien ; que ces actes étaient nuls de droit et devaient être annullés par le tribunal civil, à la requête du ministère public ; que cet étranger devrait faire l’abandon ou une sorte de rétrocession des biens immeubles qu’il avait illégalement acquis, en faveur de ses enfans ou de qui lui plairait. » Quant à l’acte de mariage de 1835, la commission n’opina pas pour son annullation, bien que le gouvernement défendît de tels actes, en Haïti, entre Haïtiens et étrangers, parce que le code civil, art. 155, les autorisait en pays étranger.

La commission, réfléchissant aux diverses circonstances de cette affaire, crut devoir proposer au Président l’adoption d’une mesure par forme de règlement d’administration publique, en exécution de la constitution et de l’art. 14 du code civil. Cette mesure devait consister à faire tenir à la secrétairerie générale du gouvernement un registre destiné à l’enregistrement,

1o Des noms et qualités de tous les blancs qui étaient actuellement reconnus Haïtiens et habiles à en exercer les droits, en délivrant à ceux qui n’en auraient pas reçu, dans la partie de l’Est, des lettres de naturalisation dont la forme serait rendue publique, avec mention, sur le journal officiel, des noms et qualités civiles de ces citoyens ;

2o Des noms et qualités de tous ceux qui, aux termes de l’art. 44 de la constitution, sont habiles à jouir des droits civils et politiques qu’ils n’exercent qu’après avoir rempli les formalités prescrites par le code civil. — Il était entendu que cette disposition n’aurait d’effet que pour l’avenir et à l’égard des personnes qui viendraient résider en Haïti, dans l’intention d’en devenir citoyens.

Le Président se borna à faire publier le rapport de la commission, qui démontrait que les prétentions du sieur Smith étaient contraires à la constitution. Le ministère public ne reçut point l’ordre de poursuivre l’annullation des actes notariés qui le concernaient ; son action en prise à partie contre le tribunal civil de Jérémie n’eut point de suite. C’est que Boyer n’agissait point en haine de ses ennemis, et qu’il était plus porté qu’on ne le croyait alors à user d’indulgence. Il considéra que le sieur Smith y avait droit, par un séjour de 37 ans dans le pays, par les services qu’il avait pu rendre aux citoyens de Jérémie, par son mariage avec une Haïtienne, par la possession même des propriétés qu’il avait illégalement acquises, d’après l’erreur des officiers publics. Cet étranger était d’ailleurs d’un âge avancé et d’une santé débile ; il y aurait eu une sorte d’inhumanité de la part du pouvoir à faire agir contre lui ; et Boyer fit bien en s’abstenant, car il ne vécut pas longtemps après cette affaire.

Mais l’Opposition, à Jérémie, lui tint-elle compte de sa modération ? Elle profita de cette affaire pour pousser les hauts cris ; elle s’enhardit contre le chef du gouvernement que, pour son malheur, elle ne pouvait pas comprendre alors, tant la voix des passions prévalait dans cette localité et dans d’autres endroits[8].

Boyer n’adopta pas davantage la mesure proposée par la commission, relativement au registre à tenir à la secrétairerie générale. Il est vrai qu’en 1804 même, peut-être n’en fut-il pas tenu pour constater le nombre des blancs auxquels Dessalines délivra des lettres de naturalisation ; cette probabilité existe en présence du message du Sénat concernant le sieur O. Carter, à qui ce corps demandait la production d’une telle lettre pour être admis à jouir des droits d’indigénat[9].

Et quant aux personnes désignées par l’art. 44 de la constitution de 1816, nous ne croyons pas qu’il y en ait beaucoup qui auront reçu du Président d’Haïti l’acte prescrit au 3e paragraphe de l’art. 14 du code civil. Aussi est-il certain que des individus de cette catégorie, après avoir longtemps joui publiquement de la qualité d’Haïtien, ont réclamé leur nationalité primitive, selon les circonstances où s’est trouvé le pays. De deux choses l’une, cependant : ou vous consentez volontairement à être « citoyen d’Haïti » qui vous ouvre ses bras, et alors vous devez en supporter les charges et les inconvéniens, tout en jouissant des droits que cette qualité vous confère ; — ou vous deyez rester ce que vous étiez, étranger, en mettant le pied sur le sol de cette patrie, sans vous mêler de ses affaires intérieures, sans prétendre exercer aucun droit attaché à l’indigénat.


En mai de cette année, le Président présenta à la sanction du Sénat, les deux traités d’accession conclus par la République avec la Grande-Bretagne et la France, pour favoriser la répression de la traite. Le 19 du même mois, cette sanction ayant été obtenue, un arrêté du Président ordonna la publication officielle de ces deux traités.

Après ceux de 1838, conclus avec la France, S. M. le Roi des Belges avait nommé un consul au Port-au-Prince en la personne de M. Seeger, l’un des associés de la maison Weber qui entretenait des relations commerciales avec le port d’Anvers[10]. En 1841, ce consul fut chargé de proposer au gouvernement haïtien, de conclure un traité d’amitié et de commerce pour consolider les rapports entre la Belgique et Haïti. À cet effet, Boyer donna ses pouvoirs au sénateur Tassy, et le traité eut lieu ; et par un message au Sénat, en date du 31 juillet, il lui en donna communication, en attendant qu’il fût soumis à la ratification du Roi Léopold. Quoique Sa Majesté ne l’ait pas ratifié, il est convenable de faire connaître quelles étaient les vues de Boyer à cet égard, par cette partie du message du Sénat, en réponse au sien :

« Ainsi que le porte votre susdit message, le traité repose, sur le principe général du traitement accordé à la nation la plus favorisée, et non sur celui de la réciprocité. Le Sénat pense comme vous, Président, que c’est sur cette base qu’il convient de traiter avec les puissances dont les nationaux entretiennent des relations avec Haïti, puisque dans l’état actuel de notre commerce et de notre navigation, il serait sans utilité pour le pays de stipuler des avantages dont il ne pourrait pas profiter, tandis que les étrangers retireraient tout le fruit de la réciprocité qui serait établie en leur faveur. Le Sénat approuve donc la teneur de ce traité. »

Depuis que M. Saint-Macary avait souscrit le traité avec le gouvernement français et que Boyer ne voulut pas ratifier, il était décidé à ne plus consentir à aucune clause de réciprocité, dans ceux relatifs au commerce que la République pouvait faire avec les puissances étrangères. C’est pourquoi, en 1838, dans l’art. 3 du traité politique entre la France et Haïti, il ne fut question que du « traitement fait à la nation la plus favorisée. » Mais, comme par ce même article, les deux gouvernemens s’étaient réservés de faire incessamment un traité spécial pour régler les rapports de commerce et de navigation entre les deux pays, plusieurs fois M. Levasseur, consul général, avait présenté des projets à cet effet. Boyer ne voulut jamais en accepter aucun, aimant mieux que la législation douanière réglât les choses, selon que le conseilleraient les intérêts du pays. Ce fut la cause de la non-ratification par S. M. le Roi des Belges, du traité dont il vient d’être fait mention : il trouva que ces stipulations générales ne nécessitaient pas un tel acte entre la Belgique et Haïti.

La session législative se passa avec autant de calme cette année qu’en 1840. Le pouvoir exécutif avait préparé divers projets de lois qui furent proposés et votés par la Chambre des communes et par le Sénat :

1o La loi qui exemptait, durant trois années consécutives, du payement de leurs patentes, ceux des habitans de la ville des Cayes qui furent victimes de l’incendie dont elle souffrit en 1840.

2o Une nouvelle loi sur les successions vacantes, abrogeant celle de 1832, et réglant mieux cette matière.

3o La loi qui autorisait le Président d’Haïti à prendre, dans l’intervalle de deux sessions législatives, les mesures qu’il jugerait convenables pour modifier ou changer le système monétaire de la République, si les circonstances le nécessitaient, sauf à soumettre ensuite ces mesures à la sanction de la législature pour être converties en loi. À cette époque, Boyer songeait sérieusement à ce projet sur lequel il avait consulté le Sénat, en 1839, et il parut urgent de laisser à l’administration toute la latitude dont elle avait besoin.

4o La loi qui modifiait celle de 1823 relative aux appointemens et solde des autorités militaires et des troupes de ligne. Par cette loi, les appointemens et la solde furent augmentés ; et en vue de l’amélioration que le système monétaire du pays allait subir, la condition des militaires de tous grades était fixée équitablement ; les colonels ne recevaient que 90 gourdes, ils recevraient désormais 100 gourdes ; les soldats, au lieu de 3 gourdes, en recevraient 4, etc. Il était facultatif au Président d’Haïti de faire alterner dans le service, les sous-officiers et soldats, par des congés de trimestre ou de semestre ; mais les officiers seraient censés toujours en activité pour recevoir leur solde : l’exécution de la loi fut fixée à partir du 1er janvier 1842. À la fin de 1841, une circulaire du Président prescrivit, en effet, aux commandans d’arrondissement, de mettre la moitié de chaque corps de troupes, en congé de trimestre, dès le 1er janvier suivant ; mais cette mesure, qui devait produire une grande économie dans les dépenses relatives à l’armée, fut contrariée par les évènemens qui survinrent.

5o La loi qui établit un impôt de 3 gourdes sur le tafia, et de 6 gourdes sur le rhum, par chaque barrique de ces liqueurs fortes, à partir du 1er octobre de l’année courante. En exécution de cette loi, le secrétaire d’Etat Imbert fit un règlement pour la régie de cet impôt.

6o La loi sur l’organisation de la haute cour de justice. La constitution de 1816, comme celle de 1806, avait institué cette haute cour ; et, nous l’avons déjà dit, par ses dispositions à ce sujet, ce tribunal aurait pu fonctionner sans une organisation particulière, et appliquer les lois pénales qu’observaient les autres tribunaux civils, surtout depuis la publication du code pénal en 1827. Cette loi ne fut qu’une déférence tardive à l’opinion publique qui la réclamait, par rapport aux fréquentes exclusions que la Chambre des communes prononça contre ces membres et que le Sénat eut le tort d’imiter une seule fois.

7o La loi portant amendement à quatre articles de celle de 1834, sur l’organisation des conseils militaires et sur la forme de procéder devant lesdits conseils. Cet amendement était nécessité par l’état actuel du pays, dans le moment où le nombre des généraux de l’armée était très-restreint et où la plupart des arrondissemens n’étaient commandés que par des colonels.

8o La loi portant modification à celle de 1826 sur l’organisation des troupes de ligne. Par cette loi, en cas de guerre, tous les Haïtiens de l’âge de 16 ans jusqu’à 25 ans, et non compris dans les exemptions qu’elle établissait, pouvaient être recrutés pour faire partie de l’armée. En temps de paix, les recrutemens ne pourraient avoir lieu que pour remplacer les militaires décédés ou congédiés, sur l’ordre donné aux commandans d’arrondissement par le Président d’Haïti. Ces commandans devaient désigner ceux qui seraient recrutés parmi les jeunes gens de l’âge prescrit ci-dessus. Sept cas d’exemptions étaient fixés ; lorsqu’on était : 1o propriétaire de bien rural et qu’on faisait valoir sa terre soi-même ; 2o cultivateur pourvu d’un contrat synallagmatique conformément au code rural ; 3o chef d’un établissement de commerce ou d’industrie ; 4o marié et non séparé de son épouse ; 5o fils unique d’une famille ; 6o l’un des fils au choix du chef de famille ; 7o enfin, ceux qui, apprenant des arts ou métiers, auraient des contrats non encore expirés. Tous ceux qui seraient enrôlés, à partir de la promulgation de cette loi, obtiendraient leurs congés après douze années de service, sauf le cas d’invalidité justifiée.

À cette époque, on congédiait les militaires qui avaient dix-huit années de service ; ensuite, on devait successivement congédier ceux de seize, de quatorze, de douze années de service, pour entrer dans les termes de la loi.

9o La loi additionnelle au chapitre 3 de la loi n° 6 du code d’instruction criminelle, concernant les crimes ou délits commis par des juges hors de leurs fonctions et dans l’exercice de leurs fonctions. Cette loi rendait les dispositions du code communes aux tribunaux de paix, de commerce, criminels, et à tout juge du tribunal de cassation, dans les cas prévus ; et si le tribunal de cassation lui-même était prévenu de forfaiture, il serait dénoncé par le pouvoir exécutif au Sénat qui, s’il y avait lieu, le renverrait devant la haute cour de justice.

10o La loi portant modifications au code pénal et au code d’instruction criminelle, à un article seulement de chacun de ces codes.

L’art. 78 du code pénal contient une disposition commune à deux paragraphes de la 2e section de la loi n° 4 de ce code, « sur les crimes contre la sûreté intérieure de l’État, » et dit seulement : « Seront punis comme coupables des crimes mentionnés dans la présente section, tous ceux qui, soit par discours tenus dans des lieux ou réunions publics, soit par placards affichés, soit par écrits imprimés, auront excité directement les citoyens ou habitans à les commettre. »

Il y fut ajouté : « Si les auteurs des écrits imprimés sont inconnus ou ne résident pas en Haïti, ou si les écrits portent de faux noms d’auteurs, les éditeurs, et à défaut d’éditeurs, les imprimeurs en seront réputés les auteurs et punis comme tels. Néanmoins, dans les cas où les susdites provocations n’auraient été suivies d’aucun effet, les auteurs, ou ceux réputés tels, seront simplement punis d’un emprisonnement d’un an à cinq ans. »

L’art. 315 du code d’instruction criminelle, de 1836, exceptait déjà du jugement par jury, — « les faits de fausses monnaies, etc., ceux de vol emportant peine afflictive ou infamante, l’incendie, et tous autres faits qui sont ou seront prévus par des lois spéciales. »

Il y fut ajouté : « Les crimes prévus aux articles 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 78 (ci-dessus), 224, 225, 226 et 227 du code pénal ; » c’est-à-dire, ceux commis contre la sûreté intérieure de l’État, et ceux concernant toute association de malfaiteurs, envers les personnes ou les propriétés[11].

Par cette loi, on reconnaît que Boyer se préoccupait un peu tard de ces deux maximes politiques : « Les gouvernemens sont faits pour prévoir, non-seulement ce qui doit arriver, mais ce qui peut arriver. » — « Les gouvernemens qui ne se défendent pas se suicident. » Nous dirons bientôt ses motifs.

11o La loi sur la police urbaine. — La surveillance de la police des campagnes avait été déjà attribuée aux commandans des communes, par la loi du 15 novembre 1839 ; celle des villes, bourgs et postes militaires leur fut encore dévolue par la présente loi, sous les ordres des commandans d’arrondissement. Cependant, la police urbaine devait être exercée par ces officiers militaires présidant un conseil composé du ministère public, dans les villes où siègent les tribunaux civils, du juge de paix, de l’agent des finances et des membres du conseil de notables : ce qui lui adjoignait au moins cinq fonctionnaires civils dans les plus petites communes, pour délibérer ensemble, une fois par mois, ou plus souvent s’il y avait urgence, « sur les faits ou les mesures de police qui tendraient à consolider le bon ordre ou qui seraient reconnues utiles à chaque localité. » En cas de mesures extraordinaires, ils devaient faire rapport de leurs vues au commandant d’arrondissement qui les soumettrait, avec ses observations, au Président d’Haïti dont l’approbation serait indispensable pour leur exécution. Cette loi créait des commissaires principaux de police pour les villes du Port-au-Prince, des Cayes, du Cap-Haïtien et de Santo-Domingo, et en outre, des commissaires de sections et d’îlets, selon l’importance des lieux ; les autres, désignés par le conseil de la commune, exerceraient leurs fonctions gratuitement durant une année, et pourraient être renouvelés s’ils y consentaient. Les principaux objets dont la police doit s’occuper furent indiqués par la loi : l’arrestation des vagabonds, la poursuite des malfaiteurs, la propreté des rues, etc. Le corps de police, la gendarmerie, la troupe de ligne, en cas de besoin la garde nationale, devaient être employés à l’exécution des mesures qui seraient prises. Les obligations imposées aux propriétaires, locataires, aubergistes, etc., furent aussi déterminées[12].

Les lois annuelles sur les patentes et sur l’impôt foncier furent également votées par l’initiative de la Chambre des communes.

— Les motifs qu’avait le pouvoir exécutif pour obtenir du corps législatif des modifications à l’art. 78 du code pénal et à l’art 313 du code d’instruction criminelle, étaient fondés sur la marche, on peut dire audacieuse, quoique appuyée sur la constitution, de l’Opposition qui s’organisait chaque jour contre le gouvernement.

Dès le 4 avril de cette année, un nouveau journal hebdomadaire avait paru à la capitale sous ce titre : le Manifeste[13]. Il avait pris pour épigraphe l’art. 31 de la constitution disant : « Nul ne peut être empêché de dire, écrire et publier sa pensée. » Il pouvait ajouter ce second paragraphe. « Les écrits ne pourront être soumis à aucune censure avant leur publication, » et il se borna au premier ; mais le gouvernement se rappela que le troisième paragraphe de cet article disait : « Nul n’est responsable de ce qu’il a publié que dans les cas prévus par la loi, » et il fit faire la loi du 6 août dont s’agit.

Déjà de nombreux articles politiques avaient paru dans ce journal, et la même imprimerie publiait deux autres petites feuilles sous ce titre : le Maringouin et le Cancanier. Il ne parut pas nécessaire au gouvernement de faire ce qui a lieu dans d’autres pays : d’imposer par une loi des conditions à l’industrie des imprimeurs, aux éditeurs de journaux, à leurs gérans, les peines établies par le code pénal lui semblant suffisantes pour la répression des délits commis par la voie de la presse. Le cas échéant, c’était aux tribunaux à en faire une juste application ; mais dans un prochain avenir, on allait reconnaître l’inefficacité de ces moyens légaux.

Si, au mois de mars, un accueil bienveillant avait été fait, au Port-au-Prince comme en d’autres lieux, à M. John Candler, quaker anglais, et à M. Victor Schœlcher, abolitioniste français, qui vinrent visiter Haïti[14], — au mois d’avril, peu de jours après la fondation du Manifeste, une réception différente fut faite à M. Granier de Cassagnac qui arriva à la capitale sur la corvette française la Perle, venant de la Martinique. On avait été avisé de sa prochaine visite, et à peine était-il débarqué, le 17, que dans la soirée une trentaine de jeunes hommes allèrent au devant de l’hôtel de la marine où il logea, effectuer un charivari qu’ils avaient médité, au souvenir des publications furibondes que ce partisan de l’esclavage, cet ennemi de la race africaine avait faites, deux ans auparavant, dans la Revue de Paris, pour soutenir ses opinions contre l’affranchissement des esclaves dans les colonies françaises. Or, les esprits les plus généreux, en France, réclamaient cette mesure humanitaire, et en 1840, la commission présidée par M. le duc de Broglie, avait fait son important rapport au gouvernement sur cette question, en concluant en faveur de l’abolition de l’esclavage. M. G. de Cassagnac ne s’était pas borné à applaudir à l’asservissement des noirs, aux préjugés ridicules qu’il fait naître contre leurs descendans ; il s’était plu à proclamer sa haine contre les Haïtiens : son voyage dans la République ne fut envisagé par ceux dont nous parlons que comme un défi qu’il leur jetait, sous les auspices du pavillon français, et qui méritait d’être relevé de cette manière. Il dînait à l’hôtel, en compagnie de plusieurs officiers d’un navire de guerre anglais qui était dans la rade[15], à côté de la Perle, quand le charivari se fit entendre ; ayant su que son nom était prononcé, que cette farce était à son adresse, il parut effrayé, a-t-on dit alors, au point de réclamer la protection dé ces officiers ou leur concours pour sortir de ce pas. Enfin il fit prévenir M. Levasseur, son consul, qui envoya auprès de lui le chancelier du consulat avec lequel il s’y rendit pour y passer la nuit ; il jugea prudent de se rembarquer sur la Perle, dès le lendemain matin.

Malheureusement, quelques gamins étaient accourus au bruit du charivari, et ils avaient envoyé des pierres sur le balcon de l’hôtel ; ce qui mit fin à cette sérénade d’une nouvelle espèce. En cette circonstance, plus risible que sérieuse, M. Levasseur crut l’honneur français intéressé à la punition de ceux qu’il appelait « les coupables auteurs d’une tentative d’assassinat sur la personne de M. G. de Cassagnac, » bien que l’autorité militaire, avisée du fait, eût envoyé de suite une garde pour le protéger et dissiper l’attroupement formé devant l’hôtel de la marine. Nous omettons diverses autres circonstances relatives à cette affaire, pour dire seulement quelles auteurs du charivari, après avoir subi un emprisonnement de vingt-quatre heures[16], furent traduits pardevant le tribunal de police qui les acquitta, à la grande satisfaction de la population de la capitale.

Après ce jugement, MM. Dumai Lespinasse et Charles Alerte allèrent à bord de la Perle apporter à M. G. de Cassagnac un cartel que lui adressa M. Charles Nathan, qui lui proposait de vider le duel sur le pont du navire, si le commandant y consentait ; mais ils n’obtinrent qu’un refus entouré de protestations en faveur des Haïtiens. Quelques jours après, les auteurs du charivari donnèrent un banquet et un bal où l’élite de la population fut invitée ; et le Manifeste publia des extraits des articles de M. G. de Cassagnac contre la race africaine, afin de justifier l’indignation qu’ils avaient dû éprouver en voyant ce champion de l’esclavage oser mettre le pied sur le sol d’Haïti[17].

Dans ce même mois d’avril où M. Levasseur agissait en faveur de ce Français, il en dénonça un autre officieusement à Boyer, pour avoir conçu le projet de faire fabriquer à Paris de faux billets de caisse de dix gourdes qu’il devait introduire à Haïti. Cette démarche ayant ensuite, porté le consul à des actes regrettables et même à cesser toutes relations avec le gouvernement haïtien, à la fin de cette année, la gravité de cette résolution nous obligera préciser quelques faits et circonstances qui en dépendent, afin que le lecteur en juge impartialement.

Il faut qu’il sache d’abord, que M. Levasseur se laissait facilement aller à des préventions contre les fonctionnaires publics du pays, qu’il essayait souvent de traiter dédaigneusement, en abusant de sùn esprit parfois caustique. Parmi eux, le général Inginac, avec qui il était le plus en rapport à cause de ses fonctions de secrétaire général qui en faisaient le ministre des relations extérieures, était celui qui éprouvait le plus ces préventions injustes, tant les agents français, en général, se persuadaient bénévolement qu’il inclinait toujours en faveur des Anglais, qu’il n’aimait pas la France. Déjà, en mars 1840, ce sentiment dé prévention avait porté M. Levasséur à adresser, au Président, une lettre où il lui dénonçait le secrétaire général comme coupable d’une action que lui imputaient légèrement certains commerçans de la capitale, pour avoir influencé le Président, disait-il, dans une mesure relative aux traites que l’administration des finances recevait d’eux auparavant, et qu’elle ne voulait plus admettre en payement des droits de douane. Le Président lui avait fait répondre par M. Imbert : « On a peine à concevoir, M. le consul général, que vous ayez pu vous laisser entraîner à accueillir une atroce calomnie que la malveillance seule a pu inventer… Le grand fonctionnaire dont vous citez le nom est incapable d’une telle action : il possède la pleine et entière confiance de S. E., par les longs et utiles services qu’il a rendus à son pays, par son dévouement aux intérets nationaux, par sa fidélité constante envers sa patrie, et il ne saurait, non plus que qui que ce soit, influencer l’esprit juste et équitable du chef de l’État, pour le porter à prendre aucune résolution contraire aux principes qui le distinguent… » Après cette réponse, le général Inginac avait provoqué une entrevue avec M. Levasseur en présence de témoins, afin de le convaincre qu’il avait été dupe de la malveillance, et il s’en était suivi une réconciliation entre eux, dans l’intérêt des bons rapports entre leurs pays respectifs.[18]

Revenons à la dénonciation officieuse du consul général : il s’agit du jeune Charles Touzalin, frère du chancelier du consulat, dont l’affaire fit beaucoup de bruit, à cette époque.

Dès 1859, C. Touzalin était au Port-au-Prince où il avait formé une association avec deux Haïtiens pour la filtration des eaux ; leur établissement ne put continuer. Le 15 mars 1840, il partit pour la France où, disait-il, il allait chercher des moyens de fonder une brasserie à son retour au Port-au-Prince. Mais rendu à Paris, il fit fabriquer du papier, à filigranes, semblable à celui qui était employé à l’émission des billets de caisse de dix gourdes d’Haïti : l’intermédiaire ; dont il se servit pour cette fabrication se nommait Régnier Becker. En septembre de la même année, il revint au Port-au-Prince, emmenant avec lui un brasseur, mais sans apporter les ustensiles nécessaires à une brasserie ; il avait seulement une petite partie de marchandises qu’il voulait consigner à la maison Desèvre et Dejardin, respectables négocians français de la place. Ces négocians refusèrent la consignation, parce que, dès son arrivée, C. Touzalin confia à M. Desèvre le but principal de son voyage en France. M. Desèvre dévoila ce projet à M. Levasseur, dans l’intérêt du commerce et du pays où il faisait ses affaires honorablement, après avoir engagé. C. Touzalin à renoncer à son coupable projet. Mais celui-ci ayant osé lui rénouveler la proposition de coopérer à la circulation de faux billets, ce négociant remit cette fois au consul général une dénonciation écrite contre lui. Il est constant qu’en décembre suivant, M. Levasseur expédia C. Touzalin à Jacmel pour y recueillir la succession de l’abbé Lota, décédé curé de cette ville. Revenu au Port-au-Prince, il repartit dans le même mois pour la France, disant qu’il allait y chercher un pétrin mécanique, à raison d’une société qu’il contracta avec un nommé Lapeyre, Français, boulanger établi en cette ville. Mais au lieu du pétrin ce fut de l’impression des faux billets qu’il s’occupa.

Au mois d’avril 1841, un commis de la maison Desèvre et Dejardin, informé du projet bien arrêté de ce jeune homme, crut devoir le dénoncer par écrit à M. Levasseur : ce commis était M. Audray, Français, décoré de la légion d’honneur. Le consul général se décida alors à faire part à Boyer de ces informations, verbalement, en lui promettant d’écrire au gouvernement français, afin que la police recherchât C. Touzalin et mît obstacle à son coupable projet. De son côté, le Président, en le remerciant de cet avis, prit l’engagement de contraindre seulement ce jeune homme à quitter Haïti, s’il parvenait à y retourner.

Dans les premiers jours du mois d’août, les faux billets arrivèrent en partie au Port-au-Prince par un navire français, et il paraît qu’ils furent remis au boulanger Lapeyre, chez qui il en a été trouvé par la suite. Le 27 du même mois, C. Touzalin y arriva par la voie de Saint-Thomas. Interpellé par le consul général, il lui jura qu’il avait renoncé entièrement, à son projet ; et, sur cette assurance mensongère, M. Levasséur, indignement trompé par ce coupable, s’empressa d’affirmer au Président, qu’il n’était même pas nécessaire de le surveiller, qu’il répondait de lui « corps pour corps : » ce sont les expressions dont il se servit dans son entretien verbal. Le Président, à son tour, dut se rassurer par cette affirmation.

C. Touzalin n’avait pas apporté le pétrin mécanique qui avait été le but avoué de son voyage en France ; et aussitôt son retour, il loua un terrain à Martissant, tout près du Port-au-Prince, pour y faire de la chaux, prétendait-il. On dit alors et on crut que M. Levasseur l’avait aidé dans cette nouvelle entreprise pour une somme de 300 gourdes. Cependant, dans le courant de septembre, de faux billets de dix gourdes parurent dans le commerce ; en octobre, on en découvrit un plus grand nombre, et le 26, deux Haïtiens, dont les noms nous échappent, Lapeyre et un autre étranger furent emprisonnés par l’autorité judiciaire, comme prévenus d’avoir mis en circulation ces faux billets. C. Touzalin alla les visiter et, tint des propos qui firent naître des soupçons contre lui qui avait paru, antérieurement ; s’être associé avec Lapeyre. Le 27, l’autorité fit une descente de lieux chez Madame veuve Touzalin, sa mère, et n’y trouva rien qui pût le compromettre ; le même jour, dans l’après-midi, elle alla faire une perquisition à la campagne de Martissant et n’y trouva non plus aucune trace de délit. Quoique présent à ces deux opérations, C. Touzalin n’était point arrêté ; il le fut le 28 octobre. Pendant que la police judiciaire allait avec lui à cette campagne, M. Levasseur vint à passer sur la route, et il recommanda au colonel Victor Poil d’avoir pour lui tous les égards possible, « car il était assuré, disait-il, que ce jeune homme n’était nullement coupable ; » il l’exhorta lui-même à la fermeté en ajoutant que, en sa qualité de Français, C. Touzalin devait compter sur sa protection. Rien n’était plus naturel, sans doute ; mais dans la circonstance, ces paroles étaient déplacées.

En effet, le lendemain 29, le consul général, adressa à Boyer, une lettre « confidentielle » par laquelle il sollicitait de lui un entretien particulier ; mais comme il savait que le Président était malade et qu’il ne pourrait probablement pas le voir, il lui demandait en même temps d’ordonnèr qu’on suspendit toutes poursuites contre C. Touzalin, afin de remplir la promesse que le Président avait faite à son égard, et que, « avant 15 ou 20 jours les faux billets seraient livrés au gouvernement, parce que lui, le consul général, avait paré aux inconvéniens qu’il redoutait. » Il s’agissait de colis contenant une, masse de faux billets que M. Levasseur savait avoir été expédiés du Hâvre par le navire le Saint-Jacques qui était en mer.

Mais ceux qui circulaient déjà au Port-au-Prince et qui avaient motivé l’action du ministère public, qui les avait introduits ? Et comment le consul général pouvait-il vouloir ainsi arrêter le cours de la justice à l’égard de C. Touzalin qui l’avait trompé, au point qu’il répondit de lui au Président, « corps pour corps ? »

Le 4 et 5 novembre, M. Levasseur renouvela « confidentiellement » sa demande d’un entretien privé avec Boyer, qui continuait d’être malade et ne pouvait la lui accorder. Cette seconde lettre commençait ainsi : « Président, on vous trompe… Pardonnez-moi l’extrême franchise de cette expression, mais c’est le cri de ma conscience, et je ne puis l’étouffer. Oui, Président, on vous trompe en cherchant à confondre deux affaires distinctes, celle de C. Touzalin et celle des hommes qui ont mis de faux billets en circulation. On espère pouvoir vous dégager de votre parole, envers le consul de France, en vous persuadant qu’il n’a pas tenu ses engagemens envers vous… »

Ne pouvant recevoir M. Levasseur, le Président chargea le général Inginac de lui dire : qu’il-ne pouvait arrêter les poursuites dirigées contre C. Touzalin par le ministère public, puisqu’il, y avait d’autres prévenus en cause par rapport à l’émission de faux billets, et que ce jeune homme paraissait de connivence avec eux, malgré ses assurances données au consul général. On dut donc attendre la fin de l’instruction commencée. Mais le 24 novembre, la chambre du conseil ordonna l’élargissement de Lapeyre et de l’un des deux Haïtiens, renvoya le second et l’autre étranger au tribunal correctionnel ; et C. Touzalin seul au tribunal criminel[19]. Ce prononcé parut si inique à Boyer, qu’il résolut de relaxer ce dernier à condition de son renvoi du pays, et par suite de relaxer également les deux autres prévenus. Le général Inginac notifia verbalement cette décision à M. Levasseur qui lui dit de retenir C. Touzalin encore en prison, afin de l’embarquer sur le brig de guerre français l’Oreste qui devait partir dans peu de jours. Cependant, le 3 décembre le consul général lui adressa une lettre où il se plaignait, en des termes peu mesurés pour le caractère personnel et officiel du secrétaire général, de la détention continue de C. Touzalin. Cette lettre fut la cause d’une vive aigreur entre eux, le général Inginac venant à penser en outre que, dans sa lettre du 4 novembre au Président, M. Levasseur avait fait allusion à lui. Enfin, le 3 décembre, C. Touzalin fut mis en liberté et embarqué le, lendemain sur la corvette le Berceau où il passa quelques jours avant d’être expédié par un navire américain qui allait à New-York : le 15 décembre il mourut à bord de ce navire.

Le 5, le Saint-Jacques parut devant le port. M. Levasseur se rendit à son bord, en compagnie de M. Lartigue, commandant du Berceau, et exigea du, capitaine Curet la remise du sac aux lettres et des colis dans lesquels il savait que se trouvaient les faux billets de, dix gourdes expédiés de France à C. Touzalin et consorts, notamment une pierre tumulaire destinée à M. Darius Kenscoff, Haïtien : il fit porter ces colis à bord de la corvette. Le lendemain, il en avisa le général Inginac en lui disant de désigner deux citôyens notables pour assister à l’ouverture des colis, abord du Berceau, et à la vérification des faux billets qui y seraient trouvés. Mais le général Inginac lui fit observer qu’une pareille opération devait avoir lieu à la, douane, en présence de l’autorité judiciaire qui en dresserait procès-verbal ; que les colis, considérés comme marchandises et en contenant sans nul doute, devaient être soumis à la vérification des officiers de la douane en même temps, conformément aux lois du pays, et que ce serait les violer que de condescendre au désir du consul général, puisque le Capitaine Curet lui-même avait protesté contre leur saisie à son bord, afin de couvrir sa responsabilité envers les chargeurs et les assureurs.

M. Levasseur persista dans sa résolution, et le 8 décembre il procéda à l’ouverture du colis contenant la pierre tumulaire ; son procès-verbal atteste qu’il y trouva « une masse compacte de papiers qui a été reconnue être composée de feuilles portant chacune l’empreinte de six billets semblables à ceux qui circulent en Haïti pour la valeur de dix gourdes, mais auxquels manquaient les signatures apposées sur les véritables billets en circulation. » Le consul général fit brûler ces, feuilles sans en constater le nombre, et n’en réserva qu’une seule dans l’intention de la remettre au Président, pour lui-prouver qu’il avait rempli la promesse qu’il lui-avait faite d’empêcher l’introduction de ces faux billets en Haïti. Le 9, en effet, il la lui adressa avec une lettre accompagnée en outre d’une copie de son procès-verbal, et d’une copie, de sa lettre au secrétaire général par laquelle il avait réclamé le concours de deux notabilités haïtiennes. Quant aux autres colis saisis sur le Saint-Jacques, il les fit remettre intacts à la douane avec la pierre tumulaire.

En recevant ces documens, Boyer ordonna au général Inginac de faire comparer, la feuille de faux billets avec ceux que l’autorité judiciaire avait saisis dans la circulation et qui avaient motivé les poursuites contre C. Touzalin, et consorts. Le 10, cette opération eut lieu par les citoyens J. Elie, directeur de la chambre des comptes, Pinard, directeur de l’imprimerie nationale, E. Seguy Villevaleix et Hugues Tran, notaires du gouvernement, et Ducoudray ; ils reconnurent et déclarèrent par procès-verbal, que ces billets, produits comme échantillons, étaient « identiquement » les mêmes que les autres, auxquels C. Touzalin avait sans doute apposé les fausses signatures, puisqu’il était arrivé au Port-au-Prince le 27 août et que les faux billets n’avaient paru dans le commerce que dans le courant du mois de septembre.

Il est à remarquer que les signatures des billets émis par le trésor n’étant pas toujours les mêmes, et les faux billets devant paraître neufs dans la circulation, ce faussaire émérite, avait eu la précaution de se réserver d’y apposer les fausses signatures, dans le pays même, pour mieux suivre ces variations de véritables signatures. Or, antérieurement à sa coupable entreprise, on avait remarqué son talent en fait de calligraphie ; il avait même fait exécuter à Paris une carte de l’île d’Haïti dans son premier voyage en France, après l’avoir dressée au Port-au-Prince et montrée en manuscrit à diverses personnes.

Le secrétaire général reçut l’ordre d’accuser réception à M. Levasseur, des documens qu’il avait adressés au Président, en récapitulant tous les faits relatifs à cette vilaine affaire ; il le fit le 11 décembre, et sa lettre se termina ainsi : « Le Président d’Haïti me charge, Monsieur le consul général, de vous, témoigner sa satisfaction pour le zèle que vous avez déployé dans cette circonstance où, si vous n’avez pas obtenu tout le résultat que vous attendiez, on ne peut s’en prendre qu’à la duplicité de l’homme indigne pour lequel vous avez intercédé, que dans la fausse conviction où vous étiez qu’il avait seulement projeté son crime et qu’il ne l’avait pas consommé. Ainsi, le gouvernement, en se bornant à ordonner la déportation de Charles Touzalin, avec défense qu’il neparaisse jamais dans le pays, à peine d’encourir les plus graves conséquences, donne une nouvelle preuve de son désir de ne laisser échapper aucune occasion de cimenter les relations amicales qui, existent, entre Haïti et la France. »

Par cette lettre, justice était certainement rendue aux intentions de M. Levasseur. Mais le 12 décembre le journal le Manifeste publia un article diffamatoire contre lui, en disant que dans l’affaire de C. Touzalin, « sa conduite avait été, astucieuse et criminelle ; qu’avec de faux dehors, un langage fourbe et hypocrite, il avait réussi, à se faire quelques dupes chez nous ; qu’il avait forcé la main au gouvernement pour obtenir la misé en liberté du faux monnayeur, etc. » Et notez que la même feuille contenait un autre article injurieux et outrageant contre le grand juge Voltaire et signé par le notaire C. Devimeux.

Dans la matinée du 13, M. Levasseur alla voir le général Inginac chez qui il trouva le notaire Villevaleix et M. Redon, commissaire du gouvernement, que le secrétaire général avait mandé afin de lui dire : que M. Dumai Lespinasse, rédacteur du Manifeste, devait être poursuivi à raison de l’article diffamatoire contre le consul général de France. Aussi, quand celui-ci s’en plaignit à lui, il ne put qu’exprimer l’indignation qu’il éprouvait de cette offense ; mais il dit au consul général, que s’il voulait lui adresser une plainte officielle à ce sujet, cette pièce appuierait l’action du ministère public : ce fut ainsi convenu entre eux.

De retour au consulat, M. Levasseur lui écrivit immédiatement ; mais comme s’il doutait encore que le gouvernement hésitât à cet égard, il écrivit : « Si, par des motifs que je ne puis prévoir, il en était autrement, je me trouverais dans la pénible nécessité de rompre les relations officielles que j’ai mission d’entretenir, et d’en référer au gouvernement de sa Majesté, etc. »

Le secrétaire général trouvant cette menace au moins inopportune et susceptible d’être mal accueillie par le tribunal, alors que l’auteur de l’article diffamatoire avait osé dire déjà que, dans l’affairé de C. Touzalin, « le consul général avait forcé la main au gouvernement, » il chargea le chancelier du consulat, porteur de la plainte, de dire à M. Levasseur de la refaire pour ôter ce passage.

Celui-ci y consentit ; mais dans sa nouvelle plainte formulée le 14, il dit : « Je sais, M. le secrétaire général, que déjà des mesures sont prises par la justice pour que l’offense dont je me plains soit punie par les tribunaux, conformément à la loi sur la presse ; mais cette mesure ne constituerait pas, pour le consul général de France, une réparation suffisante. Sa position officielle, exige quelque chose de plus… » Et alors il demanda que le gouvernement fit insérer prochainement dans le Manifeste et dans le Télégraphe, journal officiel ; 1o « une réprobation formelle dé l’article injurieux et calomniateur publié dans le premier de ces journaux ; 2o une déclaration explicite du bon accord qui n’a cessé de régner entre le gouvernement de la République et le consul général de France, dans toutes les mesures qui ont été jugées nécessaires pour faire avorter les projets d’introduction de faux papier-monnaie par un Français. »

Le secrétaire général devait d’autant moins condscendre à ces exigences, que dans sa lettre du 11 au consul général, tout en terminant par rendre justice à ses intentions, il avait relaté tous les faits qui prouvaient qu’il n’y avait pas eu « bon accord » entre le consul général et le gouvernement, notamment la singulière opération faite à bord de la corvette le Berceau. Il se borna donc, le 15, à répondre à M. Levasséur : « que l’autorité judiciaire était saisie de l’affaire et qu’il était a espérer que le jugement qui interviendrait à cet égard remplirait, par sa publicité, l’objet de ses désirs. » Il ajouta : « Le maintien des bons rapports entre les deux nations, et la continuation de la considération dont vous jouissez de la part du gouvernement de la République, sont le meilleur désaveu qui puisse être opposé aux allégations outrageantes dirigées par un particulier contre le consul général dé France. » En outre, les lois d’Haïtï n’auraient pas autorisé le gouvernement à, exiger aucune insertion dans le Manifeste : à propos, des délits commis par la voie de la presse, elles établissaient seulement des peines contre leurs auteurs.

M. Levasseur ne fut pas satisfait de cette réponse. Le 16 il écrivit à Boyer, et se plaignit des procédés du secrétaire général en lui envoyant copie de leurs lettres respectives. Le président chargea le grand juge de lui répondre : « Que l’article diffamatoire dirigé contre le consul général de France l’avait péniblement affecté, ainsi que, tous les fonctionnaires de la capitale ; que la justice était saisie de cette affaire ; que c’était la marche généralement suivie dans tous les pays où la presse est libre. Il est à regretter qu’une dissidence se soit élevée à cette occasion entre vous et le secrétaire général ; mais cette dissidénce, quelle, qu’elle soit, n’est pas de nature à porter la moindre atteinte au bon accord qui existe entre Haïti et la France… »

En même temps qu’il écrivait au Président, le 16, M. Levasseur adressait aussi au général Inginac une lettre dans laquelle il lui reprochait, en termes inconvenans ; ce qu’il appelait « un système de déceptions » de la part du secrétaire général à son égard. Mais le 18, ce fonctionnaire lui répondit et releva ses expressions et ses injustes accusations, en lui rappelant, les explications verbales qui avaient eu lieu entre eux et les faits qui s’étaient passés depuis le 13, après là publication de l’article diffamatoire.

Le même jour, le 18, le consul général répondit, à la lettre du grand juge, de la veille, et renouvela sa menace de rupture de toutes relations avec le gouvernement. Cette menace n’étant suivie d’aucun effet, le 19 décembre, M. Levasseur adressa une note au Président d’Haïti, par laquelle il lui déclarait que : « En rompant ses relations officielles avec le gouvernement haïtien et en se retirant à bord de la corvette de S. M. le Berceau pour y attendre les ordres du gouvernement du Roi, le consul général de France laisse à terre son chancelier pour veiller à la conservation des archives de la chancellerie et du consulat, etc. Dans tous les cas, il place, ses nationaux, leurs biens et leurs personnes, sous la protection du droit des gens ; et il compte particulièrement, pour leur sûreté, sur la loyauté du Président d’Haïti. » À midi, le consul général fit abaisser son pavillon consulaire ; et escorté des commandans Lartigue et Doret, du Berceau et de l’Oreste, et de quelques-uns de leurs officiers, il se rendit à bord de la corvette.

Le 19 aussi parut un article, officiel dans le Télégraphe, annonçant cet événement et disant : « Comme il a été procédé ici, en cette circonstance, de la manière qu’il est d’usage dans les autres pays, les rapports de bonne intelligence entre les deux États ne sauraient en être affectés ; et quels que soient les événemens ultérieurs, le gouvernement haïtien continuera à suivre la marche qu’il a toujours tenue pour affermir de plus en plus les relations, existantes, en observant religieusement les principes qui régissent les nations. »

Dix jours après, le tribunal correctionnel, ayant entendu la déposition faite par M. Curel, capitaine du navire le Saint-Jacques, « affirmant en partie les faits relatés dans le journal le Manifeste du 12 décembre, » relativement aux colis saisis à son bord, et : « Attendu que ces faits déterminent des imputations qui caractérisent un délit d’injure ; que, néanmoins, la précision voulue, pour donner, toute la force à la diffamation, ne se rencontre pas dans l’espèce ; — Attendu que, bien qu’il soit permis d’écrire et de publier sa pensée, cependant la loi ne laisse point à personne la faculté, quelle que soit la véracité des faits, de se servir d’expressions outrageantes ou injurieuses contre qui que ce soit ; — Attendu qu’il demeure constant que le Manifeste du 12 décembre courant, contient des expressions outrageantes contre le sieur Levasseur, consul, général de France ;… Par ces motifs et en vertu de l’art. 320 du code pénal…, le tribunal condamne le prévenu, J.-F. Dumai Lespinasse…, à 80 gourdes d’amende (maximum de la peine établie par cet article), et ordonne la suppression du n°37 du Manifeste, conformément à l’art. 957 du code de procédure civile[20]. »

Les procédés de M. Levasseur avaient paru si extraordinaires et si violens au public, qu’il applaudit à ce jugement qui, en écartant la prévention de diffamation, ne prononça que la peine relative à l’injure. L’Opposition de la capitale, dont M. Dumai Lespinasse était devenu le chef depuis qu’il publiait le Manifeste, s’en réjouit surtout en le voyant sortir presque, triomphant du ministère public agissant par ordre du gouvernement. Mais on va voir bientôt que le consul général de France, qui s’était volontairement emprisonné à bord du Berceau[21], imagina de servir la cause des opposans pour se venger et du général, Inginac et du gouvernement, tout en essayant de trouver moyen de sortir de la position qu’il s’était faite. En effet, il s’empressa d’écrire à la Martinique et de requérir que l’amiral commandant la station des colonies françaises vînt au Port-au-Prince avec des bâtimens de guerre, afin de contraindre le gouvernement haïtien au respect qui lui était dû, comme représentant du gouvernement français dans la République.

Dans le chapitre suivant, on verra quel fut le dénouement final de cette affaire.

  1. Ces maibres, exposés aux injures du temps et écornés en partie, gisent encore près de la place Pétion. On ne conçoit pas le refus fait à cette femme, qui voulait avoir la satisfaction de manquer sa gratitude envers Pétion, et donner un témoignage de tendresse à son intéressanse fille que la mort enleva à la fleur de l’âge.
  2. L’art. 2 de la loi votée par la Chambre disait seulement : « Cette chapelle sera bâtie sur l’emplacement où naquit le fondateur de la République. » Présidant le Sénat, je fis l’observation à mes collègues, que l’État ne pouvait pas disposer ainsi de cette propriété sans un acte de vente ou d’abandon de la part de la famille de Pétion. Le Sénat ayant agréé ces observations, elles furent communiquées à Boyer qui les accueillit et porta la Chambre à y consentir ; de là le second membre de cet article, mais j’ignore s’il y eut réellement un acte notarié constatant l’abandon, ainsi qu’il ce était convenu.
  3. Je sais que M. Villevaleix, notaire du gouvernement et secrétaire particulier du Président, contribua beaucoup a lui faire adopter cette loi, par l’expérience qu’il avait acquise dans les matières dont elle traite, et par les observations publiées en France par des jurisconsultes, surtout à l’égard du régime hypothécaire.
  4. N’osant pas dire qu’elle est l’œuvre du temps (pour cause), j’exprime mon idée par d’autres mots.
  5. L’art. 576 bis, voté par la Chambre des communes sur la proposition du Président, attribuait à l’État la totalité du trésor. Lorsque la loi fut mise en discussion au Sénat que je présidais, je réclamai contre cette fiscalité que je trouvais injuste. Antérieurement, exerçant le ministère public, j’avais entendu les plaintes de quelques propriétaires de biens du domaine, dans les fonds desquels le gouvernement avait fait pratiquer des fouilles pour y chercher vainement des trésors, sans nul souci des détériorations occasionnées par ces fouilles. Je réussis à faire partager mon avis par le Sénat qui chargea son bureau de proposer à Boyer, « que le propriétaire du fonds eût la moitié de tout trésor que le gouvernement y découvrirait. » Il y consentit et cette modification fut agréée par la Chambre.
  6. Voyez le, décret du 22 mai 1843 proposé et rédigé par l’avocat Franklin, conseiller du gouvernement provisoire. Mais il se trouvera sans doute un ministre de la justice qui examinera ce que cette loi avait de bon et d’utile, pour proposer au gouvernement haïtien de le consacrer de nouveau. Nous signalons surtout les dispositions relatives à l’enfant naturel.
  7. Voyez tome 8 de cet ouvrage, pages 28 et suivantes.
  8. La commission m’avait chargé de rédiger son rapport à Boyer. Lorsqu’il fut publié, ce rapport devint un nouveau grief pour l’Opposition tout entière contre moi ; car l’année précédente, j’avais dû répondre à un écrit anonyme que fit M. Féry, à propos de la destitution des fonctionnaires publics de Jérémie, et dans ma réponse je justifiais je droit du gouvernement de prononcer cette destitution, parce qu’aucun fonctionnaire n’a celui de lui faire opposition.
  9. On a vu dans une note précédente, que Louis-Philippe avait désiré savoir quel était le nombre des blancs qui jouissaient de la qualité d’Haïtien, et qu’il parut incrédule à la réponse qui lui fut faite à ce sujet. Il avait raison de l’être, car aucun autre gouvernement que celui d’Haïti n’aurait été aussi négligent dans ce cas, qui formai une exception à la règle générale posée par la constitution du pays.
  10. En 1838, ayant eu l’honneur d’être présenté à S. M. le Roi des Belges qui se trouvait à Neuilly, je lui parlai des relations commerciales que la Belgique entretenait avec Haïti, par le port d’Anvers, et je lui citai M. Seeger, principal associé, alors, de la maison Weber. L’année suivante, M. Seeger reçut sa commission de consul.
  11. Cette loi fut abrogée en 1843 ; mais par une autre publiée en 1845, aucune cause criminelle ne peut être distraite de la connaissance du jury, à l’exception des crimes qui sont jugés par les tribunaux militaires on les cours martiales.
  12. Les différentes lois rendues dans cette session ayant poité mon nom, comme président du Sénat, M. Isambert me fit l’honneur de m’adresser sa lettre du 18 novembre 1841 que je ne reçus que le 6 mars 1842. On sait que je la publiai avec ma répouse, pour me justifier du reproche que ce jurisconsulte me faisait, de concourir à l’oppression systématique d’une partie de mes concitoyens. La loi sur la police urbaine fut considérée par lui, comme organisant « des comités de salut public en Haïti, etc. »
  13. M. Dumai Lespinasse était le fondateur et le principal rédacteur de ce journal. Suspendu en 1839, de ses fonctions d’avocat, l’autorité l’y avait rétabli quelque temps après l’apparition de ce journal.
  14. M. John Candler a publié un volume sur son voyage a Haïti. M. V. Schœlcher en a publié un également. On a pu remarquer dans ces volumes la différence qui existe entre un quaker et un abolitioniste…
  15. Lebrig le Victor, capitaine Dawson, arrivé de la Barbade le 16 avril.
  16. Messieurs L. Cerisier, P. Elie, A. Elie, Saul Liautaud, Emile Nau, Merlet, Madiou fils, Saint-Amand, etc., etc. Durant leur emprisonnement, ils reçurent une foule de visites : toutes nuances d’opinions politiques disparurent dans ce témoignage d’intérêt.
  17. Rendu aux États-Unis et en France, M. Granier de Cassagnac publia dans ces deux pays la relation de sa mésaventure à Haïti, selon l’impression qu’elle avait dû produire sur son esprit déjà prévenu contre les sauvages qui habitent cette île.
  18. Dans cette entrevue, je servis de témoin à M. Levasseur, et je fus heureux de concourir à sa réconciliation avec le général Inginac, afin de favoriser les bons rapports entre mon pays et la France. Le colonel, Victor Poil était le témoin du secrétaire général.
  19. Aussitôt qu’il eût été élargi, Lapeyre quitta le Port-au-Prince, Un nouveau locataire de la boulangerie où il demeurait, y découvrit des faux billets de dix gourdes et appela l’autorité judiciaire qui vint les prendre en’dressant procès-verbal. Ces billets étaient semblables à ceux qui circulaient.
  20. Dans ce procès, M. D. Lespinasse se défendit avec talent ; il fut assisté de plusieurs de ses confrères du barreau de la capitale. Après le jugement, il fut porté du tribunal jusque chez lui, en signe de triomphe ; et une souscription patriotique solda aussitôt l’amende et les frais auxquels il était condamné.
  21. S’ennuyant très-souvent être renfermé à bord du Berceau, M. Levasseur se faisait mener en canot sur la côte de Bizoton ; il y trouvait ses chevaux et se promenait agréablement pendant plusieurs, heures. Cela faisait rire au Port-au-Prince