Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 11/6.2

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Volume 11p. 55-110).

chapitre ii.

1839. — Prorogation de la session législative au 12 août. — Refus d’impôts à Jérémie. — Négociations pour un traité de commerce et de navigation entre la Grande-Bretagne et Haïti. — La République prend des arrangemens avec les porteurs de titres de son emprunt de 1825. — Ouverture de la session législative, — H. Dumesle et David Saint-Preux font deux motions qui sont adoptées et insérées dans l’adresse de la Chambre. — Boyer lui propose des candidats au sénatoriat. — Son message au Sénat sur le système monétaire du pays. — Le Sénat réintègre le sénateur Pierre André dans ses fonctions. — Discussion de l’adresse de la Chambre ; elle l’envoie au Président d’Haïti. — Compte-rendu de la députation, sur l’accueil qu’elle a reçu. — La Chambre élit un sénateur pour cause de décès. — H. Dumesle fait publier un article suc la question de la loi des douanes. — Boyer fait rectifier le compte-rendu de la députation de la Chambre. — Il lui propose trois nouveaux candidats au sénatoriat. — Elle refuse l’élection et demande une liste générale des candidats pour cinq sénateurs à élire. — Boyer soumet la question, au Sénat. — Son message et celui du Sénat à ce sujet. — Message de la Chambre concernant des bruits sinistres et insistans pour avoir la liste générale. — Boyer lui demande des explications sur ces bruits ; ensuite il lui répond sur la question de la liste générale, en lui envoyant copie du message du Sénat à ce sujet. — Publication de toute cette correspondance. — Le 4 octobre, la Chambre discute de nouveau la questions des listes de candidature ; discours véhément de D. Saint-Preux à cette occasion. — La Chambre décide de protester préalablement a l’élection des sénateurs. — 31 de ses membres font scission et protestent contre cette décision ; ils adressent leur protestation à Boyer et en demandent la publication. — Séance orageuse du 6 octobre au palais de la présidence, allocution de Boyer aux officiers militaires, destitutions prononcées. — 37 représentans reconstituent le bureau de la Chambre, et élisent un sénateur sur une liste de trois candidats. — Une députation va annoncer ce résultat à Boyer ; elle se rencontre au palais avec une députation du Sénat ; accord et félicitations entre les deux députations qui rétablissent ainsi l’harmonie entre le Sénat et la Chambre. — La Chambre somme six représentans opposans de se rétracter, sinon ils seront éliminés de son sein. Ils persévèrent dans leurs opinions et envoient leur déclaration motivée. — Le 9 octobre, la Chambre déclare qu’ils sont éliminés. — Elle informe le Président d’Haïti et le Sénat de cette résolution. — Destitutions de fonctionnaires publics au Port-au-Prince et a Jérémie, dans ce dernier lien à cause d’une médaille en or décernée à H. Dumesle. — Boyer rétablit dans leurs emplois ceux qui font leur soumission. — H. Dumesle et D. Saint-Preux sont arrêtés et emprisonnés au Petit-Goave ; Boyer les fait relaxer. — Sa proclamation du 10 octobre, — Adresse à Boyer par les officiers supérieurs du Port-au-Prince, suivie de beaucoup d’autres dans toute la République. — Réflexions sur tous les faits precédens. — La Chambre rend diverses lois. — Message du Sénat au Président d’Haïti sur le système monétaire, et mesures qu’il propose pour l’améliorer. — Mission envoyée à Jérémie ; le colonel Frémont en devient commandant.


Les faits qui avaient eu lieu en 1838 et l’attitude que la Chambre des communes avait prise envers le pouvoir exécutif, faisaient prévoir de nouvelles agitations dans la session législative de la présente année. Ce fut sans doute par ce motif que Boyer crut devoir en éloigner l’époque, en publiant une proclamation, le 25 février, qui ajourna la réunion du corps législatif au 12 août suivant ; car aucune cause apparente ne légitima cet ajournement. Evidemment, le Président commençait à se fatiguer de cette lutte incessante que lui suscitait l’Opposition, installée dans la Chambre des communes depuis deux ans. Mais, éloigner le danger ce n’est pas le détruire ; c’était seulement procurer au pays un repos momentané pour respirer à son aise. Aussi verra-t-on que l’Opposition ne lui tint pas compte de cette intention, parce qu’elle était impatiente de lui faire entendre sa voix.

En attendant ce moment, elle se refléta à Jérémie. Un certain nombre de contribuables de cette ville refusèrent de payer l’impôt des patentes et celui établi sous le nom d’impôt foncier, par l’exemple que traça le fonctionnaire public entre les mains duquel aboutissent tous les revenus de l’État. Ce fut M. Honoré Féry, trésorier particulier de cet arrondissement, qui assuma sur lui cette responsabilité. Il considéra, que le Sénat ayant rejeté les lois que la Chambre avait rendues sur ces matières, en 1837, et que la Chambre n’ayant pas voté d’autres lois en 1838, ces impôts ne devaient pas être exigés des contribuables, parce qu’il n’appartenait ni au secrétaire d’État des finances, ni au Président d’Haïti, de suppléer au silence des lois y relatives. M. Féry possédait des propriétés urbaines soumises à l’impôt sur la valeur localive des maisons, et une habitation rurale, qu’il avait relevée de ses ruines, où il produisait du sucre et du sirop pour alimenter une guildiverie établie sur cette habitation, qui fabriquait du rhum ou du tafia ; le sucre et le sirop étaient soumis à l’impôt foncier, les deux derniers produits au droit de patentes. Homme de bien, citoyen éclairé, fonctionnaire irréprochable dans sa gestion, M. Féry jouissait à juste titre de la considération générale, non-seulement à Jérémie, mais dans tout le pays. En le voyant refuser de payer ces impôts, les contribuables durent se croire autorisés à un pareil refus. Le général Segrettier dénonça le fait et le fonctionnaire au chef de l’État[1]. Mais à cause des égards qu’il devait à M. Féry, le Président envoya à Jérémie le sénateur Bazelais, avec la mission de le persuader de revenir sur sa détermination, présumant bien que les autres contribuables se guideraient encore sur lui. Cette mission eut tout le bon effet que désirait le Président, M. Féry s’étant laissé persuader, s’il ne fut pas entièrement convaincu[2].

Peu après, le 2 mars, la corvette anglaise la Dee arriva de la Jamaïque, ayant à son bord M. Courtenay, nommé consul général à Haïti et plénipotentiaire de S. M. B., chargé de proposer au gouvernement de faire « un traité de commerce et de navigation, » entre la Grande-Bretagne et la République. Admis par le Président, deux jours après son arrivée, M. Courtenay entra bientôt en conférences avec MM. Imbert, Voltaire et Inginac, grands fonctionnaires, et le sénateur Gayot. Mais elles ne tardèrent pas à être rompues par divers motifs.

Le plénipotentiaire anglais proposa : 1o  que ses nationaux eussent la faculté de construire des temples pour les divers rites religieux qu’ils professent, et des cimetières particuliers pour les inhumations ; 2o  l’admission des noirs capturés par les navires de guerre de sa nation sur ceux qui se livraient à la traite, moyennant une somme à payer par la République, aux équipages de ces navires de guerre ; 3o  que les bâtimens marchands de la Grande-Bretagne fussent traités comme les bâtimens haïtiens dans les ports d’Haïti, à charge de réciprocité ; 4o  enfin, il déclara que les ports de la Jamaïque seraient ouverts au commerce et aux bâtimens haïtiens, si le gouvernement de la République s’engageait à ne modifier en aucune manière, durant dix années consécutives, les tarifs annexés à la loi rendue sur les douanes en 1838.

Le gouvernement n’admit que la seule proposition relative aux noirs capturés, sauf à débattre le chiffre de la rémunération. Il ne pouvait consentir aux autres qui étaient aussi contraires à la constitution politique qu’aux intérêts bien entendus du pays. Le commerce à établir entre Haïti et la Jamaïque ne pourrait jamais être assez important, pour le payer au prix qu’en demandait la Grande-Bretagne.

Le plan proposé par M. J. Laffitte, pour la libération de l’emprunt d’Haïti, n’ayant pas été agréé des prêteurs, Boyer avait envoyé à Paris, à la fin de 1838, MM. Frémont et Faubert afin de prendre des arrangemens avec eux. Les bonnes dispositions montrées par M. le comte Molé, président du conseil des ministres, pour faciliter ces arrangemens par ses avis, avaient déjà préparé les prêteurs à entendre raison, à faire des sacrifices à l’instar du gouvernement français. MM. Frémont et Faubert leur firent un exposé de la situation financière de la République, dans une assemblée générale où se réunit la majorité d’entre eux. Il en résulta une convention d’après laquelle les prêteurs consentirent : 1o  à abandonner 20 coupons d’intérêts échus, de 1828 à 1838 ; 2o  a réduire l’intérèt primitif, de 6 pour cent, à 3 pour cent ; et ce, moyennant l’affectation, par le gouvernement haïtien, d’un million de francs annuellement pour le payement des intérêts et l’amortissement successif d’un certain nombre d’actions par le tirage au sort. Le service de l’emprunt étant ainsi réglé, M. J. Laffitte opéra immédiatement, pour l’année 1839, le tirage au sort et le payement des intérêts, avec le million qui avait été versé dans sa caisse l’année précédente. Il venait d’ailleurs de recevoir un nouveau million que Boyer fit expédier en France, en même temps que la somme de quinze cent mille francs destinés à l’annuité de l’indemnité. Ces deux dettes continuèrent à être exactement payées jusqu’à sa chute, en 1843. Dans les premiers jours de juillet, MM. Frémont et Faubert arrivèrent au Port-au-Prince, sur la corvette la Sabine, partie de Toulon ; le 8, le Président réunit les principaux fonctionnaires et magistrats, et leur donna connaissance des arrangemens que ces envoyés avaient conclus d’une manière si avantageuse pour le pays.


La prorogation de la session législative amena à la capitale les membres de la Chambre des communes et ceux du Sénat, à la mi-août. La Chambre se constitua à la majorité de 39 représentans sur 72 dont elle se composait : M. Georges Jean-Baptiste (de Vallière), fut élu président, et les secrétaires étaient MM. Kenscoff et Imbert. Le lendemain, une députation en prévint le Président d’Haïti. Le Sénat, moins diligent, ne put se constituer en majorité que le 29 ; M. B. Ardouin fut élu président, et MM. Bazelais et J. Noël, secrétaires. Ce corps adressa un message au Président d’Haïti pour l’informer de sa constitution, et en même temps de six remplacement à opérer dans son sein, par le décès d’un sénateur et l’expiration prochaine des fonctions de cinq autres. La Chambre des communes en fut également avertie par un message[3].

Dès le 19, Boyer avait procédé à l’ouverture de la session, en improvisant un discours. La Chambre, ne voulant pas en faire un résumé, comme l’année précédente, lui adressa un message pour lui en demander copie ; il répondit que l’ayant improvisé, il ne s’en souvenait plus. Cette demande était même superflue ; car, le président de la Chambre lui ayant dit, au terme du règlement, qu’elle y répondrait par une adresse, on va voir dans cette adresse de quoi Boyer l’entretint.

Dans sa séance du 28, pendant qu’un comité la rédigeait, H. Dumesle et D. Saint-Preux firent chacun une motion en proposant qu’elles y fussent consignées : l’une était relative au changement opéré, par le Sénat, dans la rédaction des deux lois rendues en 1838 sur les douanes ; l’autre consistait à demander, que le Président d’Haïti présentât une liste générale de candidats pour les six sénateurs à élire en remplacement de ceux désignés par le Sénat. Ces deux motions furent adoptées. Mais le 30, avant le vote de l’adresse, Boyer adressa à la Chambre un message accompagnant une liste de trois candidats, pour l’élection d’un sénateur en remplacement de M. Sully, décédé en fonction. La Chambre ne tenait pas séance ce jour-là.

Le 31, le Président adressa au Sénat un message, par lequel il lui demandait son avis « sur les moyens les plus propres à amener la modification du système monétaire de la République, sinon actuellement, du moins à une époque le plus rapprochée possible. » Cette question importante était à l’ordre du jour, elle préoccupait beaucoup d’esprits désireux de voir cesser l’émission continuelle du papier-monnaie ou billets de caisse, par le trésor public, depuis l’année 1826. Le Sénat prit connaissance de ce message dans sa séance du 2 septembre, et chacun de ses membres fut invité à examiner la question posée par le pouvoir exécutif, afin de la débattre plus tard.

Dans la même séance, ce corps s’occupa d’une lettre que lui adressa M. Pierre André, tendante à obtenir sa réintégration parmi ses membres. Il est à remarquer que le Sénat, ayant vu que Boyer n’avait pas proposé à la Chambre des candidats pour qu’il fut remplacé en 1838, s’était abstenu de le désigner de nouveau dans ses messages relatifs aux autres remplacemens à opérer dans son sein : la conséquence inévitable de cette abstention était la réintégration pure et simple de ce sénateur dans ses fonctions. Cependant, lorsqu’en comité général, le Sénat délibéra sur sa demande, on vit encore l’égarement de l’année précédente se faire jour parmi quelques-uns des membres qui avaient voté l’expulsion ; des paroles peu convenables furent prononcées, et l’un des opposans à la réintégration demanda le vote au scrutin secret. Ce vote eut lieu d’après le règlement et produisit 5 boules noires et 8 boules blanches, sur les treize sénateurs présens. La majorité décida ainsi la réintégration de Pierre André, par un décret qui rapporta celui de 1838. Huit jours après, ce sénateur vint reprendre ses fonctions.

La Chambre des communes s’était réunie aussi le 2 septembre. Une foule de citoyens, de jeunes hommes surtout, occupaient la partie de la salle des séances réservée au public, pour entendre le projet d’adresse qui était à l’ordre du jour ; du reste, depuis 1837 ; il y avait toujours un auditoire nombreux :

Le représentant Daguerre (du Port-au-Prince) eut la malheureuse idée de demander que ce projet fût « lu, discuté, adopté et expédié au pouvoir exécutif en Comité général, avant que la lecture en fût donnée au public. Car, enfin, ajouta-t-il, à qui écrivons-nous ? Est-ce au public ou au chef de l’État… ? » Il fut très-facile aux membres de l’Opposition de repousser cette proposition insolite. Beaugé, E. Lartigue et D. Saint-Preux prirent successivement la parole à cet effet, et Daguerre monta quatre fois à la tribune pour soutenir son opinion ; le public finit par se montrer impatient de son insistance et témoigna son improbation. La Chambre alla aux voix et décida la lecture et le débat de l’adresse séance tenante. La voici :

« Président, — Les représentans des communes, obéissant à la voix impérieuse du devoir et conduits par le patriotisme vers le dépositaire de la confiance publique, viennent vous présenter l’expression des sentimens nationaux dont ils sont les organes.

« Si des circonstances particulières ont retardé l’arrivée de la plupart d’entre eux, ils n’en sont pas moins tous demeurés d’accord, que la prorogation de la session a dû être commandée par une impérieuse nécessité. Le désir que le Président d’Haïti a constamment manifesté d’assurer, d’affermir les principes, constitutionnels, la nécessité d’en conserver l’intégrité, en sout du moins des gages. Toutefois, la Chambre est heureuse du concert qui existe entre sa persuasion et les assurances que vous lui donnez, que la paix publique est établie sur des bases durables. Elle pense qu’à aucune époque de notre existence politique, l’administration du pays ne s’est trouvée plus avantageusement placée pour donner aux formes conservatrices la réalité qu’elles attendent, pour faire grandir les âmes avec les institutions, pour organiser la liberté légale sur les bases, de la liberté politique.

» Mais, elle ne le dissimulera pas. Elle osait s’attendre à être entretenue, des grands intérêts du pays, de ses relations extérieures ; et, sans alléguer la raison constitutionnelle, les circonstances semblaient-lui promettre d’être initiée aux affaires publiques, pour que son concours offrît l’alliance de la conviction et du dévouement. Cependant, elle n’a pas entendu sans une profonde émotion le témoignage que vous rendez du bon esprit qui anime le peuple haïtien. Oui, Président, la confiance de ce peuple en ses chefs est un vrai modèle, il est digne d’être éclairé ; il est digne du bonheur que produisent la sagesse des institutions et ces principes salutaires qui donnent la vie aux États, assurent leur avenir, et les élèvent, au plus haut degré de splendeur et de gloire. Qu’il soit donc permis aux représentans de ses vœux et de ses besoins, de vous exposer encore que son agriculture, son commerce et son industrie, ces sources fécondes de la prospérité ; que le développement de son intelligence, que les progrès auxquels il aspire, que son système monétaire enfin réclament un regard protecteur du Président d’Haïti.

« La Chambre n’en saurait douter ; votre volonté du bien dont elle retrouve l’expression dans ces actes accueillis par l’enthousiasme du patriotisme, salués par les vœux publics, et enregistrés par l’espérance des citoyens, s’accomplira enfin, et les causes du malaise public disparaîtront du sol de notre belle patrie.

» Arrivée à une époque de transition sociale, la cinquième législature a fait de la vérité le palladium de ses devoirs. Les entreprises malicieuses n’ont jamais osé y pénétrer ; le saint amour de la patrie a dirigé toutes ses inspirations ; elle a proclamé les principes d’ordre, de liberté, d’amélioration et de conservation. En invoquant les voies du progrès, elle a exalté les bienfaits de l’éducation et du travail ; elle a surtout rendu hommage aux brillantes qualités qui vous distinguent ; elle a attesté que la gloire du civilisateur vous était réservée, que vous en aviez reçu la mission de l’estime publique. Mais elle s’est fait un devoir de chercher les vrais principes de la société, de les séparer de l’erreur, d’éviter la confusion dans l’action constitutionnelle ; et elle a pu s’applaudir de l’harmonie de ses idées avec l’opinion éclairée du pays et celle des esprits les plus éminens du siècle. C’est ainsi que, portée par un avertissement du Sénat à étudier la théorie de notre constitution à l’égard des remplacemens à faire dans son sein, elle a découvert que l’élection des sénateurs manquerait de légalité, si elle n’était le résultat d’un véritable concours dans la candidature. Elle a reconnu indispensable que la liste générale offre à la liberté du choix, les voies larges indiquées par la constitution pour éviter l’inconvénient du double concours.

» L’adresse que la Chambre a eu l’honneur de vous présenter à l’ouverture de la session dernière, exprima des vœux qui étaient sans doute dans votre cœur ; elle n’a donc fait qu’aller au devant de vos intentions. Le sentiment intime du vrai et du juste uni au patriotisme, la dicta ; ce sentiment est encore pour la Chambre une garantie que, retournant vos pensées vers les améliorations qu’elle sollicite, vous comblerez les espérances du pays.

» En parcourant l’échelle des droits et des devoirs, la Chambre à remarqué qu’une des causes qui retardent le plus le développement des principes et ralentissent le jeu de la machine politique, c’est que les grands fonctionnaires, ces orateurs du pouvoir exécutif, se dispensent d’assister aux séances des Chambres et parconséquent de prendre part aux discussions des intérêts publics. Pour donner toute l’extension possible à l’accomplissement de leurs devoirs constitutionnels, la Chambre des représentans leur offre la concession dont le gouvernement qui a le plus anciennement essayé le régime constitutionnel donna le premier l’exemple ; c’est d’admettre avec ces grands fonctionnaires des commissaires de leur choix auxquels il serait permis, au besoin, de porter la parole pour leurs commettans et en leur présence. Ce moyen remplira le but d’une des dispositions les plus essentielles du pacte social[4].

« La Chambre ne terminera pas sans renouveler ses doléances sur le budget des dépenses publiques dont la forme est proclamée depuis 1817. L’honneur national, intéressé à l’acquittement des conditions de la paix, nous avertit sans cesse que la loi des dépenses est un des principaux moyens d’atteindre à l’ordre et à l’économie ; il nous apprend aussi que ce n’est qu’à l’aide de ces deux puissances que notre administration prospérera, et que nous parviendrons à donner à l’univers la preuve incontestable de notre probité politique, et aux citoyens le sentiment de leur liberté et de leurs droits.

« Le souvenir des conflits qui agitèrent la dernière session a trop vivement occupé la sollicitude des membres de la représentation nationale, pour qu’ils ne cherchent pas encore à rétablir l’harmonie entre eux et les autres grands pouvoirs de l’État. Sans doute, ils ont pu se dire, en interrogeant leurs consciences : « Nous avons fait tout ce qui était possible pour maintenir l’accord des pouvoirs. » Mais l’amour du pays, la modération dont ils font vœu de donner toujours l’exemple, tout leur dit qu’ils ne sauraient faire trop pour ranimer les sympathies nationales, et obtenir le noble et précieux résultat qu’ils désirent. Ils viennent donc supplier le Président d’Haïti de convoquer en conférence une députation du Sénat et une de la Chambre des communes sous, sa présidence. Les temps sont arrivés où les discussions, loin d’être des brandons de discorde, sont des phares, qui éclairent la route du vaisseau public. C’est par elles qu’on parvient à la découverte des vérités utiles, et à saisir le secret de la science sociale. Dans cette conférence se traiteront les grands intérêts nationaux. Là, les questions qui forment les dissidences d’opinion entre ceux qui sont chargés d’appliquer, de vivifier les principes constitutionnels, seront discutées, et de te discussion naîtra la lumière. Là aussi se résolvra, en faveur de tous, la question de l’inviolabilité dans l’exercice et hors l’exercice des fonctions législatives, et de cette conférence ressortiront les vraies et saines doctrines ; elle sera pour la patrie l’inauguration d’une ère de bonheur, et pour la postérité ; la conférence d’harmonie. »

La discussion étant ouverte sur ce projet d’adresse, le représentant Daguerre fut le seul qui prit la parole pour faire observer que, d’après la constitution, la Chambre ne pouvait exiger du Président d’Haïti une liste générale de candidats quand il y avait lieu d’élire plusieurs sénateurs ; qu’en conséquence, le paragraphe de l’adresse concernant ce point devait en être retranché. Mais D. Saint-Preux lui répondit : « que la Chambre avait déjà résolu que la liste générale serait demandée, qu’il n’avait pas assez d’ascendant, pas assez de puissance d’entraînement pour la porter à revenir sur sa résolution… Arrière vos vues, votre système et vos doctrines, ajouta l’orateur. En suivant le système du collègue Daguerre, la liberté du choix, je le répète, est tuée ; la Chambre et ses opinions seront pour rien dans la composition du Sénat. En effet, quel compte a jamais tenu un sénateur à la représentation nationale pour ses honorables suffrages ? Agissent-ils ainsi envers le pouvoir qui nous les propose ? Je réclame l’ordre du jour. »

Et cette adresse fut adoptée par tous les représentans, moins Daguerre. Elle en disait assez, certainement, au pouvoir exécutif. Mais E. Lartigue monta, à la tribune et signala une foule de besoins pour la ville de Jérémie, et de maux dont souffrait sa population : « La prison faisait horreur à l’humanité, les prisonniers pour toutes sortes de délits y étaient confondus ensemble et mal nourris avec 25 centimes par semaine ; l’église nécessitait d’urgentes réparations ; la police était nulle ; la ville réclamait une fontaine, un hospice pour les pauvres indigens, etc. » L’orateur demanda l’insertion de son discours au Bulletin des lois, et ses, réclamations dans l’adresse : la Chambre accorda le premier point et passa à l’ordre du jour sur le second. Elle nomma, en comité général, neuf de ses membres pour la députation qui deyait apporter son adresse au Président d’Haïti. H. Dumesle et D. Saint-Preux en faisaient partie. Ce fut alors qu’elle prit connaissance du message du Président, du 30 août, qui proposait trois candidats afin de remplacer le sénateur Sully, décédé.

Dans la séance du 4 septembre, la députation rendit compte de sa mission auprès de Boyer, en ces termes :

« Représentans, — L’accueil que le Président d’Haïti a fait à votre députation est des plus gracieux. Il a proposé des observations sur la forme de la présentation de l’adresse et sur sa constitutionnalité. Votre députation a expliqué la raison de la révision de cette partie des anciens règlemens de la Chambre, et ses explications ont satisfait l’attente du pouvoir exécutif : il a apprécié la réforme d’un usage illusoire, sans objet certain, remplacé par des procédés vraiment parlementaires dont l’adoption est une utilité et un progrès. Et, si jamais les témoignages d’affection donnèrent l’espérance d’une réponse, favorable, c’est dans cette circonstance ; car le Président d’Haïti, rappelant des souvenirs chers à la patrie, a dit à votre députation : « Soyons fidèles à la mémoire du grand Pétion, en conservant, en perfectionnant son œuvre immortelle, et répétez à la Chambre, qu’elle peut être fermement assurée que je serai toujours dans son sein de cœur, pour affermir les principes constitutionnels et pour défendre avec elle toutes les libertés publiques. L’arbitraire n’a pas de plus grand ennemi que moi. » Législateurs, que ces paroles mémorables retentissent sans cesse dans cette enceinte, et qu’elles soient la consécration d’une époque constitutionnelle ! »

En ce moment, l’ordre du jour appelait la Chambre à décider si l’élection d’un sénateur aurait lieu parmi les trois candidats déjà proposés. On pouvait s’attendre à ce que cette élection ne se fit pas, en vertu dé la réclamation consignée dans l’adresse pour avoir une liste générale à propos de six sénateurs qu’il fallait remplacer ; mais D, Saint-Preux fit observer « qu’il s’agissait d’un remplacement pour cause de décès, que cela constituait une exception, et que le paragraphe de l’adresse n’était applicable qu’aux cinq autres dont les fonctions cesseraient bientôt. » Son observation ayant été prise en considération, la Chambre élut sénateur le colonel Chardavoine, aide de camp du général Borgella[5]. Elle en informa le Président d’Haïti et le Sénat, en motivant cette élection.

En attendant l’impression du Bulletin des lois, l’adresse de la Chambre, les discours prononcés dans son sein, le compte-rendu de sa députation, etc., parurent le 7 septembre sur le journal l’Union, n° 4. H. Dumesle y fit publier en même temps un article destiné à justifier sa motion relative à la loi sur les douanes ; il commençait ainsi :

« La question de l’impôt des douanes, une des plus importantes qui ait occupé les deux Chambres d’Haïti à la session dernière, a fixé l’attention de ces célébrités européennes qu’on peut appeler les oracles du droit public de l’époque présente. Ce point d’économie politique, qui ne peut soulever le moindre doute dans l’esprit des hommes qui ont étudié de bonne foi la théorie de notre constitution, a été défini par M. Dupin aîné dont l’opinion est conforme à celles des lord Brougham, des Daniel Oconnel, des Isambert, des Odilon Barrot, des Laine de Villévêque, etc., etc., et des plus savans économistes des États-Unis. La voici : — « On demande si les impôts directs et indirects prélevés par l’administration des douanes, font partie des contributions publiques pour la proposition et l’assiette desquelles l’initiative appartient à la Chambre des représentans d’Haïti, aux termes des articles 57 et 153 de la constitution de ce pays ? »

Et cette opinion, ou réponse faite à la question proposée par H. Dumesle à ces personnages, concluait à dire : « que la loi des douanes rentrait dans les attributions de la Chambre. » De là la conséquence : que le Sénat n’avait pas eu raison d’agir comme il avait fait en 1838, par rapport à la loi sur les douanes.

Pour le dire en passant, on reconnaît que H. Dumesle, par sa correspondance, recherchait autant de popularité à l’étranger que dans son pays même. En produisant l’opinion de ces personnages, il fortifiait l’Opposition dont il était le chef évident[6].

Mais la députation de la Chambre, dans son compte-rendu, ayant prêté à Boyer des paroles qu’il n’avait pas dites, à ce qu’il paraît, il fit publier dans le Télégraphe du 8 septembre, un article officiel qui rétablissait la vérité sur l’entretien qu’il avait eu avec cette députation. Et, comme réponse à l’adresse concernant la proposition de candidats pour le sénatoriat, il envoya à la Chambre un message accompagnant une liste de trois candidats, afin qu’elle élût un sénateur en remplacement de Frémont dont les fonctions allaient expirer le 12 octobre suivant. Ce message, en date du 9, disait à la Chambre : « que le pouvoir exécutif voyait avec étonnement l’étrange préoccupation qui la portait à vouloir changer aujourd’hui le mode de proposition et d’élection des sénateurs, après l’usage suivi à cet égard depuis plus de vingt ans ; et il rappelait que dans son entretien avec la députation qui lui apporta l’adresse, le Président avait déclaré qu’il agirait comme il avait fait antérieurement. »

Le même jour, 9 septembre, la Chambre tint sa séance en comité général pour prendre connaissance de ce message ; le 11, en séance publique, elle décida qu’elle n’élirait pas un sénateur sur la liste de trois candidats adressée par le Président ; le 13, elle n’eut pas de séance, et le 16, elle lui écrivit un message pour expliquer, les motifs qui la portaient à exiger une liste générale de candidats pour les cinq sénateurs qu’il fallait élire. Elle déclara : « que le long usage suivi à cet égard ne pouvait prévaloir sur les dispositions de la constitution ; que dans les temps passés on avait pu fausser leur sens, mais qu’aujourd’hui il fallait cesser ces erreurs ; qu’en méditant les art. 101, 102, 107, 108 et 109 de l’acte constitutionnel, la Chambre demeurait convaincue que le Sénat doit être renouvelé intégralement comme elle-même ; que les remplacemens à y opérer pour cause de mort, de déchéance ou de démission, restreignaient la durée de ces remplacemens dans le cercle du temps à parcourir pour accomplir la période de neuf années de l’élection primitive ; enfin qu’en tout cas, soit qu’il s’agît d’un renouvellement total ou partiel du Sénat, il fallait une liste générale de candidats, afin de donner toute l’extension désirable à la liberté du choix. »

C’était une théorie toute nouvelle que la Chambre adoptait sur la foi des deux avocats qui la dirigeaient. Que devait faire le Président d’Haïti dans une telle circonstance ?

Le 17, il appela les sénateurs Bayard, Bazelais et Ardouin, afin de leur donner communication du message de la Chambre et de prendre conseil d’eux. Ces sénateurs furent unanimes à l’engager de s’adresser au Sénat, éminemment intéressé dans la question pour avoir son complément, et à lui demander son opinion sur le sens des articles cités de la constitution.

Précédemment, dans la session de 1838, l’un de ces avocats, — David Saint-Preux, — avait reconnu, le 6 juin, « que la représentation nationale, la Chambre, était indépendante, mais non souveraine ; que sa mission était de lutter constamment d’opinion ; et que le Sénat était revêtu d’un pouvoir essentiellement modérateur, chargé d’établir l’équilibre entre la nation et son chef, etc. »

L’avis des trois sénateurs était donc basé, et sur la constitution elle-même et sur l’aveu de l’un des deux chefs de l’Opposition, Mais Boyer hésita à le suivre ; il savait qu’une grande partie du public s’était passionnée pour ces prétentions de la Chambre, que plusieurs sénateurs étaient liés d’amitié avec H. Dumesle et D. Saint-Preux, et il craignait même que le Sénat n’adoptât leur opinion. Les trois sénateurs le rassurèrent à ce sujet, en lui disant : « que depuis que la Chambre avait soulevé la question d’une liste générale de candidats, les membres du Sénat l’avaient examinée, non en séance, mais dans leurs réunions habituelles, et qu’ils ne pensaient pas qu’elle eût raison. »

Sur cette affirmation, le Président se décida à adresser, le 18, un message au Sénat : il l’accompagna de celui de la Chambre, du 16, et d’une copie de son propre message du 9 écrit à ce corps. On y lisait :

« L’adresse que la Chambre des représentans des communes a votée dans sa séance du 2 de ce mois, amis au grand jour le plan de réformes qu’elle croit pouvoir introduire, de sa propre autorité, dans l’application de la loi fondamentale de l’État…

» La Chambre avait, d’abord, parfaitement compris que l’article 107 n’entendait parler que du renouvellement partiel des sénateurs ; mais, s’apercevant, sans doute, que dès lors l’exigence, de sa part, d’une liste unique, générale, de proposition, ne pouvait être sérieusement soutenue contre le texte de cet article qui prescrit la présentation d’une liste pour chaque sénateur à élire ; préoccupée surtout de la pensée dominante d’élargir le cercle de son vote, en limitant celui de l’initiative du pouvoir exécutif, elle a maintenant recours à une autre combinaison d’où elle s’efforce de faire sortir le principe du renouvellement intégral du Sénat ; et si elle ne prétend pas l’imposer dès à présent, c’est que, dans son système, elle n’oserait tenter ouvertement de renverser, tout d’un coup, l’édifice constitutionnel que la nation a élevé, au prix de tant d’épreuves sanglantes…

» Je me bornerai à rappeler que le renouvellement des sénateurs doit être partiel, et que l’initiative du pouvoir exécutif ne peut être limitée ; d’un autre côté, que l’idée actuellement émise d’un renouvellement intégral du Sénat, semblable à celui de la Chambre des représentans, ne saurait se concilier ni avec la permanence de ce corps, consacrée par l’art. 114, ni avec la nature de son institution qui a pour but de conserver, comme le feu sacré, aussi longtemps que la constitution elle-même subsistera, les traditions de son culte et de ses dogmes. — Je m’arrête ici. « Le Sénat est chargé du dépôt de la constitution (art. 113)… » C’est donc au Sénat que je dois m’adresser, dans cette circonstance, pour lui demander la solution de cette question :

« La Chambre des représentans des communes a-t-elle le droit d’interpréter, à son gré, la constitution ; et, par suite, de changer aujourd’hui le mode observé, depuis plus de vingt ans, pour procéder aux remplacemens à opérer dans le sein du Sénat ? »

Le Sénat se réunit extraordinairement, le 20, pour prendre connaissance, à huis-clos, de ce message. La délibération s’ouvrit immédiatement sur son objet. La plupart des membres présens, au nombre de dix-sept, prirent la parole sur la question et opinèrent contre les prétentions de la Chambre des communes, d’exiger une liste générale de candidats ; à l’unanimité, moins une voix[7], le Sénat décida donc en faveur de l’opinion du Président d’Haïti. Il chargea son bureau, auquel furent adjoints deux autres membres, de préparer un message en réponse à celui du Président, lequel projet lui serait présenté dans la séance ordinaire du lundi 23 septembre. Ce jour arrivé, le message fut approuvé et signé de quinze sénateurs présens à la séance[8]. Une députation l’apporta au Président dans l’après-midi : il en fut on ne peut plus satisfait, dans la pensée surtout que la Chambre renoncerait à ses prétentions, en voyant deux des trois grands pouvoirs constitutionnels d’accord sur l’interprétation des articles du pacte social invoqués par elle-même.

Ce message fut longuement motivé, d’après l’opinion du comité chargé de sa rédaction, qui résuma ainsi celles professées dans la discussion par tous les sénateurs qui avaient pris la parole. Il était essentiel, en effet, que le Sénat prouvât à la nation, qu’il avait de bonnes raisons pour approuver le Président d’Haïti contre les prétentions, de la Chambre des communes ; car les deux corps ayant été en une sorte d’hostilité, et l’Opposition répandant le bruit que le Sénat ne jouissait pas de son indépendance, surtout depuis l’affaire de Pierre André, il était convenable de raisonner son message d’après la constitution. Le comité de rédaction visa à un autre but en discutant cette question : c’était de convaincre la majorité de la Chambre, que les chefs de l’Opposition égaraient par des argumens spécieux, afin de ramener l’harmonie entre ce corps et le chef de l’État par la puissance du raisonnement ; et ce but à atteindre résultait de la mission du Sénat, reconnu par l’un et l’autre pouvoir comme étant le pouvoir modérateur, conciliateur entre eux[9]. Aussi le message disait-il :

«… Le Sénat remarquera que ce n’est pas bien comprendre l’exercice d’un pouvoir défini et circonscrit par le pacte fondamental, que de confondre, comme le fait la Chambre des représentans, ce pouvoir constitutionnel avec les théories adoptées par plusieurs de ses orateurs, sur la forme qu’ils croient plus convenable de donner à la présentation des candidats nécessaires pour les remplacemens à opérer au Sénat. En effet, la Chambre n’est qu’une branche du pouvoir législatif ; elle ne saurait avoir le droit de réformer la constitution en adoptant toutes les subtilités qu’on pourrait produire à sa tribune pour en empêcher la religieuse exécution. En interprétant donc les art. 101, 102, 107, 108 et 109 de la constitution comme elle l’a fait, la Chambre des représentans, entraînée dans une fausse voie, donnerait à penser, s’il était possible qu’elle y persistât de nouveau, qu’elle ne prétend pas seulement limiter, circonscrire la prérogative que cet acte a accordée au Président d’Haïti pour la présentation des candidats ; mais qu’elle veut insensiblement s’arroger le droit de donner une direction politique à la marche du gouvernement, et que, de progrès en progrès, elle en viendrait à fixer l’époque où le Sénat devra être intégralement renouvelé, selon les idées émises à sa tribune. Si telle n’est pas textuellement la déclaration consignée dans son message du 16 courant, telle est du moins l’induction nécessaire de ses opinions sur le sens de ces articles constitutionnels… ».

Le message examina ensuite le vrai sens de ces articles, rappela que depuis l’institution de la Chambre ils furent toujours compris de cette manière par les trois grands pouvoirs, réfuta l’opinion du renouvellement intégral du Sénat par sa permanence et ses nombreuses attributions, en le comparant à celui de la Chambre qui, arrivant tous les cinq ans, « peut quelquefois apporter dans l’exercice de ses fonctions des vues prématurées. » Et il disait :

« Comment pourrait-on donc soutenir que le vœu de la constitution ait été de soumettre le Sénat au renouvellement intégral ? Comment concevoir qu’un pouvoir qui est chargé principalement de conserver, de maintenir dans leur intégrité les principes qui animent le gouvernement, qui, par sa nature même, doit avoir un esprit de suite dans ses opérations ; que ce pouvoir, enfin, soit exposé, dans le cas du renouvellement périodique, de tous ses membres à la fois, à ces variations d’idées et de vues politiques qu’un tel changement pourrait amener ? Dès-lors, on doit franchement reconnaître qu’il est impossible que les rédacteurs de la constitution aient entendu que le Sénat doit être intégralement renouvelé[10]. »

Et le message conclut négativement sur la question posée au Sénat par le Président d’Haïti, à la fin du sien en date du 18 septembre. Toutefois, la délibération et le vote du Sénat ayant eu lieu à huis-clos, on n’en sut que le résultat dans le public ; car le Président ne s’empressa pas même d’en donner communication à la Chambre des communes.

Dans l’intervalle, celle-ci avait renouvelé son bureau, le 19, en nommant H. Dumesle pour son président. Le 26, la Chambre adressa un nouveau message à Boyer, dans le but de l’informer d’abord, que « des bruits sinistres, annonçant des projets plus atroces encore, venaient de frapper les oreilles dès hommes attachés à leur pays par les plus puissantes affections du cœur, et les avertir qu’ils devaient expier dans leur sang leurs convictions constitutionnelles ; que le nom du Président, qu’accompagnaient de si nobles, de si précieux souvenirs, était le mot dont on se servait pour encourager cette funeste entreprise ; » et ensuite, de dire au Président, que la Chambre venait de découvrir dans ses archives des documens dont elle ne se doutait pas, qui légitimaient de sa part la demande d’une liste générale de candidats, par le même procédé dont A. Pétion avait usé en 1817 pour l’élection de six sénateurs, procédé que Boyer lui-même avait imité, le 24 septembre 1821, dans un cas semblable ; et ce message fut accompagné des deux listes générales, envoyées en communication.

La veille, dans la séance publique de la Chambre, lecture avait été donnée de ces documens et le message ci-dessus avait été résolu. Aussitôt, les opposans de la Chambre et dans le public, de faire grand bruit de cette découverte qui, selon eux, prouvait que la législature avait raison, puisque Boyer et son prédécesseur avaient agi comme elle le désirait.

Quand le Président reçut ce message, il fit appeler le sénateur Ardouin, président du Sénat, vers sept heures du soir, le 26, pour, le lui communiquer. Il, lui dit : « Voilà tous mes raisonnemens et ceux du Sénat renversés, à propos de la liste générale, puisque Pétion en avait adressé une, à la Chambre et que j’ai suivi son exemple, Sans m’en ressouvenir aucunement. — Rassurez-vous, Président, lui répondit son interlocuteur : j’ai lu toutes les archives du Sénat, et je sais que vous êtes dans le vrai de la question, comme Pétion y était lui-même. En 1817, quand il proposa à la Chambre 18 candidats pour l’élection de six sénateurs, il présenta une seule liste, il est vrai, mais il la fractionna par groupes de trois candidats pour chaque sénateur à élire, en séparant ces groupes par un trait. Il fit plus : prévoyant que la Chambre pourrait croire qu’elle avait le choix entre ces 18 candidats, il chargea le président de cette législature, M. Pierre André, d’expliquer son intention d’après le vœu de la constitution, afin qu’elle n’élût les 6 sénateurs que dans les groupes distincts de candidats. Ce que je vous dis, Président, est constaté dans le procès-verbal de leur élection dont la Chambre envoya une copie au Sénat[11]. En 1821, vous avez agi comme votre prédécesseur ; vous avez proposé, le 24 septembre, 15 candidats pour l’élection de 5 sénateurs, en fractionnant la liste ; le 26, vous avez encore proposé 15 candidats de la même manière, en reproduisant M. J. Thézan, non élu le 24, mais élu le 26. Ainsi la Chambre n’a pas raison de vous opposer aujourd’hui votre procédé et celui de Pétion : ses orateurs l’égarent. Demain matin, je vous apporterai en communication les procès-verbaux, de la Chambre qui sont aux archives du Sénat[12]. »

Après s’être convaincu de la vérité ; de ces assertions, Boyer répondit, le 26 septembre, à la partie du mèssage de la Chambre concernant le prétendu assassinat médité contre les membres de l’Opposition. Il le fit avec une énergique indignation :

« Mais d’où viennent ces bruits ? dit-il. Quels en sont les auteurs ? Voilà, ce me semble, ce que la Chambre, avant dejeur donner une extrême publicité, aurait dû chercher à connaître et à signaler d’une manière précise. D’un autre côté, comment expliquer dans le message de la Chambre, ce mélange de soupçon qu’elle accorde à ce projet abominable, et d’hommage rendu aux sentimens du Président d’Haïti ? Si la Chambre ne croit pas à la vérité des bruits dont il s’agit, pourquoi l’éclat qu’elle leur a donné ? Pourquoi la démarche officielle qu’elle fait auprès de moi, et qui pourrait blesser la délicatesse de mon caractère ? Si elle y croit, c’est une offense plus grave encore, que je repousse de toute l’énergie de mon âme et dont l’opinion nationale fera justice. Ma vie privée, ma carrière publique, sont au grand jour… Je m’attends que la Chambre reconnaîtra qu’il est de son devoir de me donner, sur la dénonciation contenue dans son message, les explications indispensables que je suis dans l’obligation de lui demander, afin d’être fixé sur ce qui y a donné lieu… »

Mais la Chambre garda un silence absolu à cet égard, et il est probable que l’Opposition qu’elle avait dans son sein n’avait imaginé ce moyen que pour se rendre intéressante aux yeux du public.

Le 28, Boyer répondit à la seconde partie de son message, relative à la liste générale et à la grande découverte des précédens de 1817 et de 1821. Cette fois, son argumentation fut péremptoire, et il devait convaincre la Chambre, si les opposans avaient voulu qu’elle fût convaincue. Après avoir rappelé ce qui eut lieu depuis le commencement de la session et cité les messages de Pétion et le sien, le Président dit :

« La Chambre serait dans une grande erreur, si elle pouvait penser que j’eusse oublié ces précédens… Que renferme la question ? Deux points distincts : l’initiative et la nomination. L’initiative appartient au pouvoir exécutif… la Chambre ne la conteste pas, seulement elle veut la régler, la limiter. La nomination est du domaine de la Chambre : point de difficulté à cet égard. Mais, quelle est la pensée des art. 107 et 108, si ce, n’est de faire de l’initiative la base principale de l’élection, et de lui subordonner le reste ? Tel est, en effet, l’esprit de ces articles qui ne donnent à l’initiative du pouvoir exécutif d’autres limites que la généralité des citoyens, c’est-à-dire les limites mêmes de la nation ; tandis qu’ils restreignent le droit de nomination de la Chambre dans le nombre de trois candidats par chaque proposition. Et dans quel but ? pour assurer au Sénat une organisation qui, dérivant directement du pouvoir exécutif et recevant néanmoins la sanction de la Chambre, pût transformer ce corps en un pouvoir modérateur destiné à maintenir l’harmonie entre les deux autres pouvoirs, et à rappeler à l’observation des principes celui d’entre eux qui s’en écarterait… Néanmoins, comme dans une question aussi importante, il m’a paru qu’il ne convenait pas que je fusse moi-même juge de mon droit, j’ai réclamé sur ce point l’opinion du Sénat. Ce corps me l’a envoyée par son message en date du 23, dont j’adresse sous ce pli une copie à la Chambre.

« Si, après avoir mûrement examiné, et mon présent message et celui du Sénat, la Chambre continue de persister dans l’opinion qu’elle a tout récemment adoptée, la nation sera à même d’apprécier quel est celui des deux pouvoirs, de la Chambre ou du Président d’Haïti, qui se place en dehors de ses attributions. »

Le lendemain, le Télégraphe publia officiellement toute cette correspondance, à partir du message présidentiel du 9 septembre. Cette publication eut le bon effet de mettre la Chambre en demeure de se prononcer ; ses orateurs le comprirent.

Si l’Opposition qui la dirigeait était seulement animée de l’esprit du gouvernement représentatif, de celui de la constitution prise dans son vrai sens et dont elle réclamait sans cesse la littérale exécution, elle eût dû déférer à l’opinion exprimée par les deux autres grands pouvoirs, sur la question soulevée par elle, sans y trouver une nouvelle occasion de manifester des sentimens peu dignes d’elle-même. Les précédens qu’elle avait invoqués, de la part de Pétion et de Boyer, réduits à leur juste valeur, lui en faisaient même une obligation plus stricte. Elle aurait dù remarquer aussi que, par son insistance, elle avait réussi à amener Boyer à ne pas compter sur sa seule puissance, et à consulter le Sénat sur la solution qu’il fallait donner à cette importante question. C’était là, sans doute, un grand résultat obtenu en faveur du gouvernement représentatif. Mais, après tout le tapage qui avait eu lieu à la Chambre ; après avoir entraîné la majorité de cette assemblée et de nombreux citoyens dans le public à penser comme elle, — que le Président d’Haïti devait fournir une liste générale, unique, de quinze candidats pour l’élection de cinq sénateurs ; après la mésintelligence survenue l’année précédente et subsistante encore entre la Chambre et le Sénat, l’Opposition aurait cru déchoir, perdre son « pouvoir d’opinion, » se suicider enfin, si elle s’était rangée purement aux opinions émises par le Sénat et par le Président d’Haïti dans leurs messages.

Dans sa séance publique du lundi 30 septembre, la Chambre entendit la lecture de ces messages. Son président H. Dumesle dit : « qu’elle devait prendre un délai moral afin d’y réfléchir et d’y répondre avec la sagesse qui convient à la représentation de la nation. » Plusieurs représentans insistèrent pour que la Chambre, au contraire, prît immédiatement une décision ; mais D. Saint-Preux appuya le président pour ajourner la décision au vendredi 4 octobre : « Messieurs, dit-il, moi aussi, moi-même je puis céder comme beaucoup d’entre nous ; mais avant de céder, il faut mûrir, il faut approfondir cette question de l’élection des sénateurs. » On alla aux voix ; une quinzaine de membres votèrent pour la décision immédiate, la majorité pour l’ajournement au 4 octobre. Douze orateurs s’inscrivirent pour parler sur la question.

L’auditoire était nombreux ; il allait être plus nombreux encore à cette nouvelle séance. Des murmures d’improbation sortis de son sein avaient accueilli les paroles des représentans qui opinèrent en faveur de la décision immédiate ; l’autorité militaire jugea convenable de renforcer la garde ordinaire de la Chambre pour y maintenir l’ordre, à l’intérieur. H. Dumesle s’en aperçut et demanda des explications à ce sujet à l’officier commandant cette garde ; celui-ci lui répondit que sa consigne était d’être entièrement aux ordres du président de la Chambre, pour assurer sa police.

À cette fameuse séance, trois orateurs seulement prirent la parole pour conseiller à la Chambre de se rallier purement à l’opinion du Sénat et du Président d’Haïti : c’étaient Kenscoff, Roquirol et Daguerre. Mais huit autres furent d’avis de protester contre cette opinion avant d’y souscrire : c’étaient Beaugé, Tesson, Lochard, Obas fils, Lartigue, Pierre Charles, Imbert et Loizeau. Ce dernier fit savoir le vrai motif qui portait l’Opposition à vouloir exiger du pouvoir exécutif une liste générale de quinze candidats pour les cinq sénateurs à élire : « Vous n’avez pas oublié, Messieurs, dit-il, que l’année dernière, lors de l’élection des sénateurs Michel et Décossard, élus sur deux listes partielles, les citoyens Rouanez et Calice Bonneaux, recommandables d’ailleurs sous tous les rapports, furent deux fois et successivement proposés, et qu’ils le seraient, 3, 4, 5, 6 et 7 fois même, s’il y avait eu autant de sénateurs à élire. »

Or, malgré le mot « recommandables » dont se servit cet orateur, le fait vrai était : qu’aux yeux de l’Opposition, M. Rouanez passait pour être un favori de Boyer, que M. Calice Bonneaux était considéré comme tel aussi, ayant été aide de camp du Président[13]. C. Bonneaux avait un autre tort, — celui d’avoir pris une part active à l’arrestation des représentans, dans l’affaire du 30 août 1822.

Il résultait maintenant de tous ces discours, que l’Opposition semblait renoncer à l’idée de faire concourir les quinze candidats exigés, à l’élection des cinq sénateurs, pour admettre néanmoins cette liste générale fractionnée comme Pétion et Boyer l’avaient fait antérieurement ; et ce, afin que ce dernier n’eût pas la faculté de reproduire les mêmes candidats à la même session. Mais tous ces orateurs repoussèrent les argumens du message du Sénat avec plus ou moins d’aigreur ; ils lancèrent des traits contre ce corps, en rappelant les faite de l’année précédente entre les deux branches du corps législatif, notamment la substitution que le Sénat avait opérée, de son chef, dans la loi rendue sur les douanes.

Le rôle que le représentant D. Saint-Preux jouait dans l’Opposition, mérite une mention particulière du discours qu’il prononça dans cette séance : aussi bien ses lumières supérieures à celles des autres orateurs lui valent cette distinction. Répondant d’abord à certaines paroles de son collègue Roquirol, qu’il considérait comme un fait personnel, il dit :

« Les principes que je professe me donnent la conscience de toujours rendre hommage à la vérité, alors même qu’elle fait honneur à mes plus acharnés et puissans ennemis. Le représentant Roquirol m’aurait-il fait l’injure de penser qu’il m’arrive d’être flatteur quelquefois, et que c’est pour plaire que je l’ai dit et que je le répète encore : Sous aucun gouvernement le peuple haïtien n’a eu plus de garanties, contre l’arbitraire et le despotisme, qu’aujourd’hui. »

Mais il expliqua sa pensée, en faisant allusion à la constitution dont Pétion dota le pays, « en créant la représentation nationale pour contrepeser le pouvoir exécutif empêcher le retour du despotisme et donner au peuple le sentiment de ses droits, de sa force et de son de voir… »

« Ainsi, poursuivit-il, les garanties dont le peuple jouit actuellement, pour être plus efficaces que celles de ces époques de despotisme et d’anarchie, ne sont certainement pas toutes les garanties qu’assure à la nation la constitution revisée. L’armée est-elle formée, entretenue, organisée, payée et gouvernée conformément à l’art. 58 de cette constitution ? Le mode de son recrutement, celui de l’avancement de ses officiers, et te durée du service militaire, sont-ils réglés par une loi ? L’agriculture, le commerce, l’industrie, les arts et les sciences, reçoivent-ils cette protection légale que leur assure la constitution ? L’administration générale des finances n’est-elle pas un épisode des administrations de ces temps déplorables, abandonnée à l’arbitraire ? Les dépenses publiques même, en ce moment où le pays est obligé envers une grande puissance étrangère, sont-elles réglées par un budget voté d’avance, pour empêcher te dilapidation des revenus publics ? Enfin, le peuple est-il aussi heureux que la fécondité du sol lui donne le droit de l’être ? »

À ce moment seulement, le président de la Chambre s’aperçut que son lieutenant s’écartait de la question ; il l’y rappela.

L’orateur discourut alors sur le texte de l’art. 108 de la constitution et y trouva de nouveau et suivant sa manière de l’interpréter, que le pouvoir exécutif était tenu de présenter à la Chambre une seule liste de quinze candidats pris dans la généralité des citoyens, possédant des taléns, dés vertus et du patriotisme, qualités requises par l’article 104, et non pas une liste distincte pour chacun des cinq sénateurs qu’il fallait élire dans cette session.

« Car, dit-il, te Chambre a besoin d’être en garde contre l’affection qui, en haute politique, est la plus dangereuse des passions, et dont l’influence, dans la composition du Sénat, peut donner au pays un gouvernement de famille.[14] Sans doute, le plus affreux, le plus désespérant désenchantement attaché au malheur, c’est la défiance de l’avenir. Eh ! pourtant, le système dans lequel on persiste nous l’inspire ! Est-ce là l’intention du peuple ? Etait-ce là le but de la révolution ? Non ! sans doute non ! Au nom du peuple, qui est essentiellement souverain ; au nom de l’armée, au nom de sa pauvreté et de ses souffrances, je proteste de toute la force d’une âme libre et fière de ses convictions profondes et intimes, contre toute élection partielle et successive, contre toute délibération de la Chambre elle-même, dont l’objet serait de fouler aux pieds l’exemple que nous a légué l’immortel fondateur de la République, si digne d’une admiration pleine d’estime, si digne enfin d’une noble imitation ! »  »

Supposant ensuite que la Chambre cédât au vœu du pouvoir exécutif et du Sénat, l’orateur dit :

« La Chambre deviendra complice et assumera la responsabilité de cette manœuvre aristocratique ; elle contribuera à fermer les portes du Sénat au talent, à la vertu et au patriotisme, dont le malheur serait, non de déplaire, mais de ne point appartenir à ce petit nombre de privilégiés qui, depuis vingt années, alternent tour à tour au Sénat et aux grandes fonctions administratives, quoique dénués de cette honorable passion du bonheur des citoyens, qui seule affermit les gouvernemens et rend imperturbable la paix publique. ».

Engageant ensuite la Chambre à persévérer dans l’interprétation qu’il donnait à l’art. 108, l’orateur dit :

« Que de graves conséquences ne doivent pas découler des erremens dont vous voulez sortir ! Si vous y retombez…, vous mettrez dans les mains du pouvoir exécutif, s’il est méchant, le plus puissant moyen d’organiser le despotisme légal. Il composera un Sénat à sa dévotion, lequel sera le plus terrible instrument de ses funestes desseins. Alors, vous aurez cessé d’être, ou l’âge vous aura éloignés de cette tribune, et le boulet que vous aurez lancé contre la liberté, ira mourir sur la tête de vos fils et de vos neveux ! »

Après ces considérations générales le fougueux tribun continua :

« Entre un pouvoir qui, ayant l’initiative des lois d’amélioration, s’obstine à ne point adhérer à aucune des plaintes, des doléances du peuple, et l’assemblée de ses représentans, qui n’a pas le droit de lui demander compte de sa résistance à l’accomplissement du bien public ; en présence de la misère générale, quel moyen reste-t-il pour obtenir les améliorations sociales ? Or, quand un tel moyen ne se trouve pas dans l’organisation politique, les représentans conservent leur honneur et leur intégrité, en protestant contre la force, la violence et l’arbitraire, dont on pourrait se servir pour leur arracher un consentement que reprouvent leur conscience et la constitution, qui est l’étoile polaire de leurs actions. La question est arrivée à son point culminant.

» Examinons l’immixtion inconstitutionnelle du Sénat dans cette affaire… Il est vrai que depuis l’ouverture de cette législature, il s’est appliqué, avec une préoccupation persécutrice, à provoquer, à outrager et à censurer injurieusement la Chambre, comme si les représentans du souverain pouvaient dépendre et être placés sous l’obéissance d’un Sénat, ouvrage de leur vote ! Eh ! comment ne s’arrogerait-il pas cette puissance incommensurable et despotique, ce Sénat qui, en 1825, sans discussion des intérêts nationaux, accepta l’ordonnance du 17 avril dont les dispositions causèrent une telle crise dans le commerce, que les contre-coups ont jeté le pays dans cet état de pauvreté dont il ne se relèvera jamais, tant que le Sénat n’abjurera pas son système stationnaire ? Ce Sénat qui, en 1834, au mépris de l’art. 161 de la constitution dont les principes ne confient au pouvoir exécutif que la simple surveillance de la perception des contributions publiques, et à la faveur de son funeste veto ou plutôt de l’abus qu’il en fait, priva la Chambre de l’initiative du mode de perception des impôts, et la conféra au pouvoir exécutif sous le titre de régie[15]. Ce Sénat qui, en 1837, a rejeté les lois de patentes et d’impôt foncier votées par la Chambre pour l’année 1838, sous le prétexte inconstitutionnel qu’elles avaient empiété sur les attributions du pouvoir exécutif qui, en matière d’impôt, n’a que des ordres à donner pour en faire opérer le versement. Ce même Sénat, bien qu’il ne puisse exercer son veto absolu qu’une fois, mais s’embarrassant si peu de la constitution et de cette misère générale qui accable toutes les familles, quelle que soit leur condition, rejeta souverainement les mêmes lois de patentes et d’impôt foncier, adoptées pour cette année dans un esprit relatif à la stagnation des affaires, et autorisa la perception arbitraire des quotités d’impôt que les représentans du peuple n’ont pas consentie. Ce Sénat qui, dans la même année 1838, usurpa sur les pouvoirs de la représentation nationale l’initiative de la loi d’impôt indirect prélevé aux douanes sur les consommations du peuple, à dessein d’illimiter la puissance exécutrice, de détruire l’équilibre social et d’arracher à la Chambre cette force indispensable pour contrepeser l’autorité envahissante de l’exécutif… Ce Sénat qui a expulsé de son sein un de ses membres, parce qu’il avait cru faire hommage de la violation de la constitution, en se prosternant devant un pouvoir dont les actes sont soumis à son contrôle, et qui n’a pas rougi de la réintégration du sénateur accusé ; s’il n’est pas coupable, du moins il n’est pas justifié aux yeux du pays. Lorsque les garanties sénatoriales sont des déceptions, des illusions trompeuses, des piéges tendus à la confiance, que peuvent être les garanties publiques dans un tel état de choses ?

» C’est encore ce Sénat qui, aujourd’hui, vient s’ingérer dans une question qui, par sa nature, est préexistante à sa composition, uniquement pour jouir de sa toute-puissance législative. Aux yeux d’un ennemi si acharné de la représentation nationale et de ses vœux de progrès et d’amélioration, Haïti el le monde civilisé, à l’avance, demeuraient persuadés que la Chambre n’aurait jamais eu raison. En général, on s’attendait à tous les sophismes les plus grossiers comme les plus limés, qui auraient une tendance à tout déguiser. Le message du Sénat a confirmé ces prévisions…

» Enfin, Messieurs, le Sénat sépare les orateurs et la tribune, de la Chambre, sans doute dans la secrète intention de signaler les représentans qui ont le courage de leur opinion, à la vindicte de quelque puissance vengeresse : comme s’il ignorait que le système dominant est en désaccord avec la disposition des esprits, comme si le pays, si les citoyens, les familles, tous les Haïtiens enfin, ne préféreraient le malheur qu’on leur fait appréhender, à cette misère hideuse qui jette toutes les espérances dans une longue et cruelle agonie. La Chambre ne séparera pas le Sénat, de ses rédacteurs de messages et de comptes-rendus, parce que la Chambre n’a pas à incriminer la jouissance de la liberté d’opinion ; mais elle signalera au pays toutes les déviations de la constitution, tous les abus de ses plus saintes maximes ; en un mot, elle dira : — de violation en violation, d’interprétation en interprétation, le Sénat transformera la constitution en un code de despotisme pour le méchant qui saisira les rênes du gouvernement.

» Je persiste et je vote qu’il n’y ait point d’élection, à moins qu’on n’ait remis tous les candidats pour l’élection des sénateurs. Je vote, avant tout, pour la protestation préalable contre la décision du Sénat. »

« Le président de la Chambre mit aux voix : si l’on votera la protestation avant de passer à l’élection du sénateur à élire ? À une grande majorité, la Chambre a décidé : que la question préalable est la protestation, et ensuite l’élection du sénateur. La séance publique est levée et renvoyée à lundi 7’octobre. La Chambre passe en comité général[16]. »

Le fait est que, sur 53 membres présens, 32 votèrent pour discuter le projet de protestation au lundi suivant, mais acquis dès le 4, et 21 votèrent contre cette résolution.

On peut concevoir l’agitation qui eut lieu à cette séance du 4 octobre, tant parmi les représentans que dans le nombreux auditoire qui y assistait, quand les paroles véhémentes de D. Saint-Preux remuaient toutes les fibres. Ceux des membres de la Chambre qui étaient en opposition à ses opinions n’osèrent pas aborder la tribune ; ils craignaient les murmures du public, qui accueillaient Daguerre toutes les fois qu’il y montait lui-même ; mais ils se réservèrent une action extérieure, afin de se séparer de la majorité qui venait de décider qu’une protestation préalable serait rédigée contre l’opinion du Sénat et du Président d’Haïti.

À cet effet, le 5 octobre, ils signèrent, au nombre de 31, une protestation contre la résolution de la Chambre et qu’ils adressèrent à Boyer. Après lui avoir dit qu’ils ne voulaient point coopérer à aucun acte subversif de l’ordre et de te tranquillité publique, ils ajoutèrent :

« Nous vous présentons donc, Président, notre protestation qui renferme nos motifs, en nous réservant de les expliquer plus amplement au peuple, si le cas y échet. Nous prions V. E. de ne pas taire ces circonstances à la nation, et d’ordonner que la publicité de ces pièces ait lieu sous le plus bref délai pour notre garantie légale, tant envers elle qu’envers les autres pouvoirs délégués par l’acte constitutionnel. » — La protestation se terminait ainsi : « Nous déclarons, en outre, à la nation et à la Chambre, protester contre tout ce qui a été fait à la séance du vendredi 4 du courant. Nous déclarons de plus à la Chambre notre détermination de ne plus assister à ses séances, jusqu’à ce qu’elle ait pris une marche plus en harmonie avec nos convictions, et qui nous assure la libre manifestation de nos opinions. »

Ces deux pièces parurent le 6 octobre dans la partie officielle du Télégraphe[17].

Si l’on ne considère que le résultat définitif de l’entreprise formée par l’Opposition, convaincue ou non des doctrines qu’elle professait, — le renversement de Boyer du pouvoir, — en se plaçant à son point de vue, on applaudira sans doute à ses efforts dans le but qu’elle poursuivait, aux attaques passionnées contre le pouvoir exécutif, contre le Sénat, dont le discours prononcé par D. Saint-Preux offre l’expression. Mais, si l’on se reporte à, l’année 1839, si l’on examine froidement ce résultat définitif en lui-même, pour juger s’il a produit plus de bien que de mal pour la patrie, peut-être blâmera-t-on l’Opposition et son véhément orateur d’avoir poussé les choses si loin. Après avoir proclamé, en 1838, que « le Sénat était revêtu d’un pouvoir essentiellement modérateur, chargé d’établir l’équilibre entre la nation et son chef, » comment cet orateur pouvait-il décliner l’opinion de ce corps, ainsi qu’il le fit, par des paroles aussi acerbes, en lui supposant de perverses intentions contre les libertés publiques, en faisant remonter ses accusations jusqu’à l’acceptation de l’ordonnance de Charles X, pour mieux prouver, selon lui, que le Sénat connivait avec le Président d’Haïti pour faire le malheur du pays, pour opprimer la nation ? Si les membres de la Chambre, ou plutôt de l’Opposition, avaient leur opinion sur le sens qu’il fallait donner aux art. 107, 108 et 109 de la constitution, ceux du Sénat pouvaient bien aussi avoir la leur ; et en leur contestant ce droit, c’était faire preuve d’une prétention insoutenable ; de même qu’en suspectant la sincérité du patriotisme des sénateurs, on prouvait une prévention injuste. Les antécédens des hommes, opposés les uns aux autres dans cette interprétation constitutionnelle, pouvaient se comparer, et les sénateurs n’avaient rien à redouter dans cette comparaison.

Le seul reproche, fondé en apparence, que l’Opposition pouvait faire à Boyer dans la présentation des candidats, était celui qui fut exprimé par le représentant Loizeau (dé Jacmel), en rappelant que le Président avait reproduit, dans la session de 1838, une seconde fois, deux des mêmes candidats, MM. Rouanez et C. Bonneaux. Mais la constitution ne lui ôtait pas textuellement cette faculté ; en cela, il se faisait tort à lui-même, en faisant penser à la généralité des citoyens, qu’il ne trouvait pas en quelque sorte parmi eux des personnes aussi distinguées que ces candidats pour être présentées à la Chambre. Mais quand l’art. 112 permettait la réélection d’un ancien sénateur, après un intervalle de trois années entre l’expiration de ses premières fonctions et cette réélection, les autres citoyens auraient donc eu autant de raison de se plaindre, et du Président et de la Chambre ?

Il est certain qu’en demandant une liste générale de quinze candidats, l’intention de l’auteur de cette proposition avait été : que l’élection des cinq sénateurs roulerait parmi ces candidats, sans fractionnement. Il ne parut soumis à l’idée du fractionnement que lorsque la Chambre, ayant opposé à Boyer son propre précèdent en 1821, et celui de Pétion en 1817, le Président fit remarquer ce fractionnement. Eh bien ! en admettant qu’il eût envoyé une liste générale, on est autorisé à penser que, même après cette remarque, l’Opposition eût fait adopter la première pensée de la proposition. Comment aurait-on pu ensuite porter la Chambre à revenir sur cette élection ainsi consommée ? Il aurait fallu, de guerre lasse, accepter les sénateurs élus, et cela eût été une règle pour l’avenir.

Qu’on ne croie pas que nous faisons là une supposition gratuite ; car il parut dans la Feuille du Commerce dû 6 octobre un article signé : Le Patriote, qui expliquait la véritable pensée de l’Opposition dans la question qu’elle souleva. L’auteur de cet article examina la théorie de la constitution de 1816, afin de prouver que la Chambre seule avait raison à ce sujet. Il dit que dans l’article 107 se-trouvaient l’initiative attribuée au pouvoir exécutif pour la présentation des candidats, et l’élection, et non pas la nomination, réservée à la Chambre ; « que les listes partitielles facilitaient la reproduction des mêmes candidats et annihilaient la coopération de la Chambre ; que Pétion avait sainement interprété la constitution, son ouvrage ; » et cependant, en partent de la liste générale qu’il envoya à la Chambre, en 1817, l’auteur de l’article dit encore :

« La Chambre avait à remplir ses obligations tracées par l’art. 108, à élire sur cette liste. Or, rien ne limite cette élection à chacune des fractions de la liste ; la liberté du choix est absolue sur la liste fournie. Si les suffrages de la Chambre ont porté sur chacune des six propositions, c’est que cette élection est née de sa volonté ; rien ne la lui imposait[18]. »

Ainsi donc, même en reconnaissant que Pétion comprenait mieux que personne le sens de la constitution, puisque « il avait présidé à la révision de celle de 1806, » l’Opposition n’admettait pas qu’il fût fondé à fractionner la liste générale qu’il fournit, afin que la Chambre n’élût les six sénateurs que parmi ces groupes de candidats, comme il chargea son président Pierre André de l’expliquer à ses collègues ! La Chambre était souveraine !

D’après les doctrines émises par l’Opposition, on peut concevoir que si le Sénat avait résolu la question des listes de candidature telle qu’elle le voulait, pour contraindre Boyer à fournir à la Chambre une liste générale, la révolution eût été complète alors ; car le chef de l’État eût perdu tout son prestige aux yeux du peuple, le Sénat eût été placé à la remorque de la Chambre, dirigée elle-même par les innovateurs dont l’éloquence l’entraînait sur cette mer orageuse.

Aussi Boyer se saisit-il de la protestation qui lui fut remisé dès le 5 octobre, par les 31 représentans qui se séparèrent de leurs collègues. Le dimanche 6, après avoir passé l’inspection des troupes de la capitale, entouré d’un grand état-major, il revint au palais de la présidence. Les troupes l’avaient accueilli au cri de : Vive le Président d’Haïti ! Il ordonna que tous les corps d’officiers se rendissent au palais ; la plupart des magistrats et des fonctionnaires publics s’y trouvaient déjà réunis. En montant l’escalier du péristyle, le Président rencontra M. David-Troy, directeur de l’école nationale primaire, qui lui avait été dénoncé, il paraît, comme ayant approuvé la marche de l’Opposition, de même que presque tous les jeunes hommes de son âge. Boyer ne put se contenir ; il adressa à David-Troy les plus vifs reproches, en lui rappelant qu’il n’avait cessé d’avoir des bontés pour lui depuis sa sortie du lycée, et il finit par le destituer de l’emploi qu’il occupait[19]. David-Troy se conduisit avec dignité ; il essaya d’abord de donner des explications ; mais voyant que le chef de l’État en était plus irrité, il se retira du palais pendant que celui-ci y entrait, emportant sans doute dans son cœur le souvenir de ces reproches et de sa destitution si publiquement prononcée ; car il resta toujours opposant.

La scène qui suivit celle-là fut plus orageuse encore. Boyer, à l’apogée d’une regrettable colère, tonna contre les membres de l’Opposition qu’il qualifia de factieux qui voulaient le renversement du gouvernement et des institutions du pays, qui égaraient l’opinion publique, etc., etc. Il fit une chaleureuse allocution aux officiers militaires au milieu desquels il se plaça, pour les inviter à défendre le gouvernement contre les machinations des pervers. Le cri de : Vive le Président d’Haïti ! répondit à ces paroles, et jamais on ne vit les militaires plus animés du désir d’obéir à ses ordres, quels qu’ils fussent. Plusieurs officiers supérieurs, dégainant leurs sabres à moitié ou y portant la’main, lui dirent : « Parlez, Président, et vos ennemis disparaîtront ! — Non, leur répondit-il, non, ne faites rien à ces misérables ! Si vous m’aimez, ne touchez pas à un seul de leurs cheveux ! » Les chefs des corps reçurent l’ordre de tenir les troupes cantonnées durant une semaine.

Cette mesure, cette colère, ces accusations portées contre les opposans, la publication de la protestation des 31 représentans : tout faisait pressentir quelque chose de grave à la Chambre des communes. Le 7 octobre, pendant que le commandant militaire du Port-au-Prince faisait publier une ordonnance, pour défendre toute réunion de citoyens dans le but « de traiter de matières politiques, soit dans les rues ou places publiques, soit dans l’intérieur des maisons, sous peine d’être considérés comme séditieux, arrêtés et poursuivis, » 37 membres de la Chambre se réunissaient au local de ses séances : ils formaient la majorité de ce corps, même dans le cas où tous les représentans eussent été à la capitale. Les 31 protestans avaient réuni à eux six autres membres. Ils prirent la résolution de reconstituer la Chambre, de reformer son bureau, en nommant Phanor Dupin, président, Latortue et Kenscoff, secrétaires. Immédiatement après, ils procédèrent à l’élection d’un sénateur, pris parmi les trois candidats que le Président d’Haïti avait proposés, le 9 septembre : M. Tassy (du Cap-Haïtien), fut élu en remplacement du colonel Frémont. Une députation de neuf représentans, y compris les membres du bureau, alla de suite au palais annoncer à Boyer ce qui venait de se passer à la Chambre.

Le Sénat s’était réuni aussi le lundi 7, jour ordinaire de ses séances. En l’absence de tout travail, il avait jugé convenable, dans les circonstances actuelles, d’envoyer une députation auprès de Boyer : cette députation était déjà au palais quand celle de la Chambre y arriva. Introduite dans la même salle, mais se tenant au côté opposé à celui où se trouvaient les sénateurs, cette députation de la Chambre vit venir le Président d’Haïti au devant d’elle. Dès que Boyer eut su l’objet de sa visite, il l’annonça à haute voix à la députation du Sénat ; celle-ci se porta aussitôt auprès des représentans et les félicita de la résolution qu’ils avaient prise et qui mettait un terme aux anxiétés publiques. Des poignées de main se donnèrent et la réconciliation entre le Sénat et te Chambre s’opéra de cette manière[20].

Le lendemain, la Chambre reconstituée se réunit à l’extraordinaire. Elle arrêta que : « les représentans H. Dumesle, D. Saint-Preux, Beaugé, E. Lochard, E. Lartigue, Couret et Loizeau, ayant provoqué une collision entre les pouvoirs politiques sur l’interprétation des art. 107, 108 et 109 de la constitution, seront sommés de comparaître pardevant la Chambre pour se rétracter, faute de quoi ils seront éliminés de son sein. »

Les six représentans désignés ne s’étaient point présentés, ni à la séance du 7, ni à celle du 8. En recevant la sommation ci-dessus, ils rédigèrent ensemble une déclaration motivée dans laquelle, loin de se rétracter, ils soutenaient leurs opinions d’après leurs convictions sur le sens de ces articles constitutionnels. Ils adressèrent cette déclaration à la Chambre. Celle-ci se réunit le 9, et après en avoir pris lecture, elle décréta l’élimination de H. Dumesle, D. Saint-Preux, Beaugé, E. Lochard, E. Lartigue et Couret, attendu que Loizeau seul comparut à la séance et adhéra à l’œuvre de la majorité. La Chambre envoya immédiatement une députation auprès du Président d’Haïti pour lui annoncer la mesure qu’elle venait de prendre.

Le même jour, le Sénat se réunit à l’extraordinaire. Sa députation envoyée le 7 auprès de Boyer, lui rendit compte de sa rencontre au palais avec celle de la Chambre : il ordonna l’impression des paroles prononcées à cette occasion. Ensuite, il répondit au message de la Chambre qui l’informait de l’élection du sénateur Tassy, en la félicitant de cette résolution prise dans l’intérêt de la paix publique. En annonçant à son tour cette élection au Président d’Haïti, le Sénat lui exprima sa satisfaction de l’harmonie heureusement rétablie entre les trois grands pouvoirs politiques. Boyer répondit le lendemain à ce message et s’en félicita également[21].

Dans ces circonstances, le pouvoir exécutif se vit obligé à des mesures de sévérité à l’égard d’un certain nombre de fonctionnaires publics qui avaient manifesté de l’opposition envers lui. Le 9 octobre, le grand juge écrivit une lettre au commissaire du gouvernement près le tribunal civil du Port-au-Prince, par laquelle il lui ordonna de notifier à ce tribunal, que les citoyens Dumai Lespinasse, défenseur public, et Charles Devimeux, notaire public, étaient suspendus de leurs fonctions.

Le Président d’Haïti lui-même écrivit au général Segrettier, commandant de l’arrondissement de Jérémie, pour l’informer qu’il destituait tous les fonctionnaires de cette ville qui avaient voté « une médaille en or » avec des inscriptions louangeuses au représentant H. Dumesle, en lui faisant remettre par E. Lartigue, et cette médaille et une adresse, signée d’eux et de beaucoup de citoyens, où sa conduite à la Chambre des communes était considérée comme l’œuvre d’un bon citoyen, d’un excellent patriote, qui demandait des réformes et des améliorations dans les institutions du pays. M. Honoré Féry, trésorier particulier à Jérémie, était l’auteur de cette adresse et du vote de la médaille ; et son exemple, joint à la grande considération dont il jouissait, avait déterminé tous ceux qui y concoururent.

Cette décision du chef de l’État produisit une profonde sensation à Jérémie : la plupart des fonctionnaires destitués, adressèrent au Président des lettres privées par lesquelles ils lui déclarèrent : qu’ils n’avaient point entendu faire de l’opposition au gouvernement, qu’ils avaient été induits en erreur sur le sens du vote de la médaille et de l’adresse, etc. Tous ceux qui firent ces déclarations privées furent replacés dans les emplois qu’ils occupaient[22]. Mais M. Féry et d’autres restèrent opposans par le fait même de leur destitution, et ne croyant pas qu’il était de leur honneur de se rétracter d’un acte qu’ils avaient souscrit en toute liberté[23]

H. Dumesle, D. Saint-Preux et les autres représentans éliminés de la Chambre des communes, n’avaient pas tardé à quitter la capitale pour se rendre aux lieux de leur domicile. Dans cette circonstance, le général Inginac, commandant l’arrondissement de Léogane, commit un acte arbitraire empreint de rancune : il envoya l’ordre au colonel Cerisier, commandant de la place et de la commune du Petit-Goave, d’exiger de H. Dumesle et de D. Saint-Preux l’exhibition du passeport qu’ils auraient dû prendre de l’autorité militaire de la capitale pour voyager à l’intérieur, et au cas qu’ils n’en seraient pas porteurs, de les arrêter et de les mettre en prison : ce qui eut lieu. Or, le passeport n’était jamais demandé par qui que ce soit dans l’étendue de la République ; chacun voyageait librement.

Aussitôt que Boyer eut appris l’exécution, de l’ordre donné par le secrétaire général, il le fit révoquer et élargir les ex-représentans en blâmant Inginac. Néanmoins, cette persécution resta dans leur esprit et dans leur cœur, à la charge du pouvoir exécutif ; et ils lui en voulurent davantage, par le langage tenu par le Président dans la proclamation qu’il publia le 10 octobre. Voici les principaux passages de cet acte adressé « aux Haïtiens, » et qui leur rappelait l’harmonie, la bonne entente qui avait toujours existé entre les trois grands pouvoirs, depuis la publication de la constitution de 1816 :

« Il était réservé à la 5e législature de voir attenter à cet ordre de choses. Déjà, lors dé sa première session, en 1837, te Chambre des représentans des communes, dominée par une poignée d’hommes pervers, avait donné le signal d’une dissidence dangereuse ; toutefois, elle ne fit que s’essayer à des attaques qui devaient bientôt prendre un caractère plus hostile. En 1838, le masque tomba, et l’on vit paraître cette adresse insidieuse qui eut pour résultat l’assassinat et la révolte du 2 mai. La révolte étouffée, les assassins punis, les factieux craignirent avec raison que l’opinion nationale ne leur imputât les évènemens qui avaient eu lieu : car les coupables avaient fait de terribles aveux, car il y avait une accablante, coïncidence entre la publicité de l’adresse et l’exécution du complot. On ne crut donc pas prudent de refuser son concours au pouvoir exécutif.

« Aujourd’hui, plus dé frein. Enhardi par la modération du gouvernement, cette poignée de factieux a voulu s’arroger à elle seule la souveraineté ; elle a prétendu régenter le Sénat et le pouvoir exécutif ; elle a foulé aux pieds les formes constitutionnelles observées et consacrées depuis plus de vingt ans ; enfin, comblant la mesure, elle a fait à la tribune un appel public à la sédition, après s’être représentée comme exposée à devenir martyr de ses convictions et du saint amour de la patrie[24]. Eh ! quelle est donc la fatalité attachée à la 5e législature, que chacune de ses sessions est le présage de quelque événement sinistre, ou de quelque agitation séditieuse[25] ?… Que voulaient donc les factieux ? Renverser la constitution pour renverser le gouvernement, se saisir du pouvoir pour fonder le règne de l’oppression…

» Dans ces graves circonstances, les commandans d’arrondissemens et de communes, les commissaires du gouvernement et tous autres officiers publics préposés à la répression des crimes ou délits, sont chargés, sous leur responsabilité personnelle, de poursuivre et de faire punir, conformément à la loi, tous agitateurs qui tenteraient de troubler l’ordre public. »

Pendant les agitations de la capitale, au-mois d’octobre, il se passait un fait à Saint-Marc, dont aucun acte du gouvernement ne fit mention spécialement, mais seulement par cette simple allusion qu’on trouve dans la proclamation ci-dessus.

Le général Bonnet fut informé à temps, qu’une conspiration ourdie dans la plaine de l’Artibonite, devait éclater dans la ville par sa mort projetée. Il paraît que le licenciement du régiment des dragons de l’Artibonite, ordonné en 1837, avait été la cause originelle de ce complot par le mécontentement qu’il produisit. Quoi qu’il en soit, les auteurs visibles furent arrêtés et interrogés afin d’être jugés par un conseil de guerre ; l’un d’entre eux, envoyé auprès du général Guerrier pour le décider à se déclarer chef du complot, fut arrêté par lui et expédié garotté au général Bonnet. Ce qu’il y eut de singulier dans cette affaire, c’est que l’un des prévenus déclara que le général Guerrier était lui-même l’âme du complot, et que, peu auparavant, il était venu de Saint-Michel passer une nuit dans l’Artibonite, chez le nommé Denis, ancien capitaine d’artillerie, reconnu pour être l’organisateur du complot. On dut passer outre sur cette déclaration en faisant juger les prévenus, à raisonne l’arrestation opérée par le général Guerrier. Denis et deux autres furent condamnés à mort et exécutés à Saint-Marc. Pendant l’instruction du procès, l’ancien capitaine Joute Lérissé, arrêté comme complice, se donna un coup de couteau dans le ventre et n’en mourut pas, ayant été soigné ; mais il fut condamné avec d’autres à un emprisonnement durant quelques années. Dans cette affaire, des soupçons planèrent sur l’ancien représentant de Saint-Marc, nommé Adam, qui était un ami du général Guerrier et qui avait obtenu antérieurement l’estime et la confiance du général Bonnet[26].

Quelques jours après la publication de la proclamation de Boyer, les principaux officiers militaires de la garnison du Port-au-Prince lui présentèrent une adresse collective signée d’eux, par laquelle ils le remercièrent d’avoir fait une mention honorable de la conduite tenue par les troupes, durant les récentes agitations, et d’avoir dit « qu’elles avaient bien mérité de la patrie. » Ils lui rappelèrent tous les principaux évènemens antérieurs ; que durant la guerre de l’indépendance et longtemps après, les troupes haïtiennes ne recevaient ni solde, ni rations, ni vètemens, et qu’elles n’ont pas moins toujours agi sous les ordres de leurs chefs, dans l’intérêt de la patrie ; qu’aujourd’hui et depuis longtemps, les troupes recevaient du gouvernement tous leurs besoins et qu’elles ne pourraient être dupes des factieux qui essayaient de les flatter pour les entraîner au désordre et à méconnaître leurs devoirs envers le chef de l’État ; qu’elles reconnaissaient clairement que ces factieux voulaient la révision de la constitution, pour y introduire des changemens funestes à la prospérité du pays, notamment en ce qui concerne « la présidence à vie et l’exclusion de la race blanche de la société haïtienne, etc. » Enfin, ces officiers priaient le Président de compter sur la fidélité et l’obéissance de toute l’armée de la République dont ils se rendaient les organes[27].

Cette adresse fut publiée dans le Télégraphe du 27 octobre ; elle servit de type à une foule d’autres de la part des autres corps de l’armée, des généraux et autres officiers, des magistrats et des fonctionnaires publics dans toute l’étendue de la République. À l’envi, chacun se plut à témoigner de son dévouement au chef de l’État et de son désir de coopérer avec lui au maintien des institutions politiques du pays ; et ces actes ne servirent que trop à porter Boyer à penser que l’Opposition ne pourrait rien de plus que ce qu’elle avait fait, que de son côté il devait persévérer dans sa manière de voir les choses et d’administrer comme par le passé.

Cependant, il aurait dû réfléchir, quant à l’Opposition et à ceux qui s’en étaient déclarés les organes dans la Chambre des communes, qu’elle et eux ne s’arrêteraient pas là et qu’il n’était pas dans la nature des choses, que des représentans exclus, expulsés ou éliminés de cette Chambre, en violation ouverte du pacte social qui garantissait la liberté de leurs opinions, se soumissent passivement au décret rendu par leurs collègues. Aux yeux du public éclairé et de la majorité du peuple même, l’exclusion prononcée contre eux dans ces circonstances ne devait paraître que l’effet d’une passion, ou d’une intimidation exercée sur l’esprit de la Chambre par le Président d’Haïti. Sans doute, cette exclusion était en grande partie le résultat de l’intimidation : mais, pour être juste envers Boyer, on ne doit pas oublier qu’il se trouvait dans la Chambre, des hommes qui avaient contribué à l’exclusion de H. Dumesle et de D. Saint-Preux, en 1833, et que, dans la séance du 3 juillet 1837 (nous l’ayons fait remarquer), D. Saint-Preux avait prononcé des paroles violentes contre ces hommes qui ne lui répondirent point alors, mais qui gardèrent le ressentiment produit par ces paroles : de là l’exclusion de 1839 contre les deux chefs de l’Opposition et contre les autres représentans qui suivaient leur drapeau. Quand la Chambre reconstitua son bureau, le 7 octobre, qui fut élu président ? Phanor Dupin. Qui fut élu principal secrétaire ? Latortue ; c’est-à-dire, les deux représentans qui avaient le plus secondé Milscent dans l’exclusion de 1833.

Une autre considération ressort de celle de la présente année et devait frapper les esprits, sinon dans le moment même, du moins dans un court espace de temps. De quoi les représentans exclus étaient-ils accusés par la Chambré ? « d’avoir provoqué une collision entre les pouvoirs politiques sur l’interprétation des art. 107, 108 et 109 de la constitution. » De quoi étaient-ils accusés par le Président d’Haïti dans sa proclamation ci-dessus ? « d’être une poignée d’hommes pervers, de factieux, qui avaient voulu s’arroger la souveraineté pour régenter le Sénat et le pouvoir exécutif, qui avaient fait un appel public à la sédition, qui voulaient renverser la constitution pour renverser le gouvernement, se saisir du pouvoir pour fonder le règne de l’oppression. » Que l’on compare ces expressions à celles d’autres proclamations de Boyer, à propos de conspirations avortées qui entraînérent la mort des coupables, et l’on verra que c’est à peu près la même formulé.

Or, le bon sens public ne pouvait manquer de faire cette comparaison et de dire : — Ou les représentans signalés ainsi sont coupables, et ils devaient être mis en état d’arrestation pour être jugés par la haute cour dé justice ; — ou ils n’ont fait qu’user d’un droit constitutionnel en exprimant leurs opinions librement, et alors la Chambre ne pouvait les exclure de son sein, quand d’ailleurs la constitution ne lui en donnait pas le droit. En se posant ce dilemme, le public devait adopter la seconde proposition et considérer l’exclusion prononcée contre les représentans comme une oppression, déterminée surtout par l’intimidation exercée sur la Chambre par le Président d’Haïti ; car les circonstances favorisaient ce jugement, et c’était la troisième fois que la Chambre agissait ainsi à l’égard de ses membres, la deuxième fois à l’égard de H. Dumesle et D. Saint-Preux. Et alors, les représentans exclus devenaient « des victimes innocentes » aux yeux du public, Boyer perdait par là le prestige de la raison, et l’Opposition voyait ses rangs mieux garnis[28].

Tel fut le déplorable résultat de cette affaire.

Bientôt après, la Chambre rendit, sur son initiative, les lois sur l’impôt foncier et sur les patentes, et d’après la proposition du pouvoir exécutif, une loi qui porta amendement au code rural en attribuant aux commandans militaires des communes, seuls, la police des campagnes qu’ils partageaient auparavant avec les juges de paix ; une loi sur la régie des impositions directes, enfin une loi sur la répression de la traite des noirs.

Cette dernière loi avait paru nécessaire, à l’occasion des négociations qui eurent lieu pour un traité de commerce et de navigation entre la Grande-Bretagne et la République et dont il est parlé au commencement de ce chapitre. Elle assimila la traite à la piraterie et donna le droit aux navires de guerre haïtiens » de capturer tout bâtiment, n’importe sa nationalité, qui serait surpris, faisant ou venant de faire la traite, et de l’amener dans un des ports de la République. S’il s’y trouvait des Haïtiens concourant à ce crime, ils seraient livrés aux tribunaux criminels jugéant sans assistance du jury, et punis de mort ; si des étrangers, ceux-ci seraient remis au consul de leur nation pour être livrés à la juridiction de leur pays, etc. »

Quant au Sénat, qui vota aussi ces lois, il put enfin répondre au message du Président d’Haïti, du 31 août, qui le consultait « sur les moyens qu’il croirait les plus propres à amener la modification du système monétaire d’Haïti. » Sa réponse fut datée du 21 octobre ; elle se résuma ainsi :

« 1o  Nécessité absolue d’équilibrer les dépenses de l’État avec ses recettes ; — 2o  Réduction autant que possible dans les chapitres de dépenses qui en sont encore susceptibles[29] ; — 3o  Perception plus intégrale des revenus du fisc par les agents de l’administration des finances ; — 4o  Augmentation du droit d’exportation sur les principaux produits du pays ; — 5o  Création d’un nouvel impôt sur les liqueurs fortes fabriquées et consommées dans le pays ; — 6o  Emploi du surplus des revenus qui serait obtenu par les précédentes mesures, à amortir annuellement une partie des billets de caisse (papier-monnaie) ; — 7o  Emploi du surplus des droits d’importation perçus en monnaies étrangères, à racheter les mêmes billets pour les amortir également. »

Chacun de ces moyens était développé dans le message du Sénat, pour mieux en prouver la possibilité graduelle, afin de ne pas apporter des perturbations dans les transactions du pays. Cet acte remonta à l’origine du papier-monnaie, créé en 1826 par suite de l’engagement contracté de payer une indemnité à la France ; il examina aussi l’infériorité existante dans la monnaie métallique d’Haïti comparée à celle des autres nations, pour conclure, que le gouvernement devait tendre à faire disparaître, graduellement, l’une et l’autre monnaie, afin de pouvoir en frapper une qui pût « remplacer la monnaie métallique actuelle par une monnaie nationale d’une valeur réelle, surtout dans les vues de faciliter les petits échanges, » ce qui aurait permis aux monnaies étrangères, ou tout au moins à celle d’Espagne, de circuler concurremment.

Mais, pour obtenir ces résultats, pour opérer des réductions, surtout dans les dépenses faites pour l’armée, il fallait, non-seulement un esprit de suite dans l’administration, mais un état de paix, de tranquillité intérieures, et non des agitations incessantes produites par une Opposition systématique, contre un chef qui avait sans doute des défauts dans son caractère obstiné, mais qui possédait aussi des qualités du cœur, fort appréciables dans un pays tel qu’Haïti[30].

Au moment où la session législative était close, le 19 novembre, le Président expédia à Jérémie M. Paul, administrateur des finances du Port-au-Prince, et le colonel Cupidon, aide de camp, afin de transmettre aux fonctionnaires publics de cette ville sa ferme volonté de maintenir l’ordre, que ceux qui venaient d’être révoqués et qui persistaient dans leur opposition essayaient de troubler. En même temps, Boyer nomma le colonel Frémont, son aide de camp, pour y aller prendre le commandement de la place et de la commune, et concourir avec le général Segrettier aux mesures nécessaires aux vues du gouvernement. Le calme se produisit dans le moment à Jérémie et dans son arrondissement, mais l’Opposition n’y fut pas moins vivace et rancunière.

Elle le devint encore dans cette ville, à propos d’une circulaire, en date du 30 novembre, que le grand juge adressa aux commissaires du gouvernement près les tribunaux civils, pour leur rappeler l’illégalité des ventes d’immeubles faites à des étrangers, contrairement à la constitution. À Jérémie, se trouvait le sieur Smith, anglais, qui habitait le pays depuis 1804 et qui avait acquis des propriétés. Il était un intime ami de M. Féry qui s’intéressa naturellement à sa position. Mais comme ce qui le concerne à cet égard vint à prendre des proportions plus larges en 1841, nous renvoyons à en parler dans le narré des faits à cette époque,

  1. Le général Segrettier était d’ailleurs en mésintelligence avec M. Féry.
  2. Nous dirons bientôt les motifs particuliers que M. Féry a pu avoir pour refuser de payer ces impôts.
  3. Les six sénateurs à remplacer étaient : MM. Sully, décédé. Frémont, Bayard, Noél Piron, J. Georges et Labbée dont les fonctions allaient expirer.
  4. La Chambre avouait ainsi, qu’elle reconnaissait peu d’aptitude en MM. Imbert et Voltaire à discourir, à discuter avec ses orateurs.

    En ma qualité de président du Sénat, j’allais voir Boyer assez souvent. Il me fit lire l’adresse de la Chambre ; arrivé à ce passage, je lui dis : « Eh ! bien, Président, ce serait un moyen, pour le gouvernement, d’éclairer la majorité et de la porter à être plus en harmonie avec vous. — Non, me répondit-il, c’est inutile ; cette majorité sera toujours entrainée par les avocats qui la dirigent depuis trois sessions ; ils ne sont pas de bonne foi. »

  5. Le fait vrai qui détermina cette élection est que H. Dumesle et D. Saint-Preux avaient beaucoup d’estime pour le colonel Chardavoine, et qu’en cela ils voulaient être agréables au général Borgella. Il faut dire la vérité en histoire, autrement elle ne serait d’aucune utilité pour les peuples. Qu’on nous pardonne, ou qu’on nons sache gré de la dire toujours : le pays avant tout !
  6. Et en 1843, on adressa une lettre à M. Isambert, pour lui demander des conseils sur la réorganisation de la République, sur la refonte de sa législation tout entière ; lettre devenue célèbre dans nos annales.
  7. Celle du sénateur Dieudonné, qui observa le mutisme le plus complet.
  8. Les sénateurs Dieudonné et Rigaud, opposans, n’assistèrent pas à cette séance, aûn de ne pas signer le message du Sénat, bien que Rigaud eût voté, le 20, comme ses autres collègues,
  9. Je sais bien que l’Opposition m’attribua uniquement ce moyen employé pour convaincre la majorité, parce qu’elle sut que j’avais rédigé, le message. Elle le qualifia de machiavélique ; mais je viens de dire quel fut le motif du comité.
  10. On pouvait concevoir le renouvellement du Sénat par séries, par tiers, comme le prescrivait la constitution de 1806, mais non pas intégralement. Le renouvellement par séries se concilierait avec la permanence de ce corps, parce qu’il y conserverait l’esprit de tradition. Voyez la note 1 à la page 206 du 8e tome de cet ouvrage.
  11. Voyez à ce sujet, la 274e page du 8e tome de cet ouvrage,
  12. Dans son message du 23 septembre, le Sénat avait parlé dé l’interprétation donnée par Pétion à la constitution, et de celle suivie par Boyer d’après lui ; mais le Président n’y avait pas fait attention.
  13. En ce moment, il était commissaire du gouvernement près le tribunal de cassation.
  14. L’Opposition reprochait à Boyer, la présence au Sénat de MM. Bazelais, son gendre, et Madiou, son neveu par alliance. Elle lui reprochait encore, nous venons de le dire, d’avoir proposé deux fois MM. Rouanez et C. Bonneaux. Voilà à quoi cette phrase faisail allusion, si elle n’y comprenait pas encore d’autres sénateurs « rédacteurs de messages. »
  15. J’ai déjà dit que cette distinction entre les lois d’impôt et leur régie, fut provoquée en 1833 par le sénateur J, Georges, ami des chefs de l’Opposition.
  16. La Feuille du Commerce, à défaut du Bulletin des lois, nous a fourni tout ce que nous venons de rapporter.
  17. Je dois dire ici que ces deux actes furent rédigés par M. Auguste Brouard, devenu par la suite un chaud opposant au gouvernement de Boyer. J’affirme, sur mon honneur, qu’il m’en montra les projets qui furent retouchés par le général Inginac. Voyez ce que ce général dit à ce sujet dans ses Mémoires de 1843, page 96. M. A. Brouard et son oncle Valery Renaud firent des démarches actives auprès des représentans de la partie de l’Est, pour les déterminer à se rallier au pouvoir exécutif. À chacun sa part de responsabilité devant la postérité !
  18. L’article signé le Patriote fut attribué à M. Dumai Lespinasse, défenseur public à la capitale. Il l’avoua plus tard.
  19. M. Émile Nau, employé d’administration, fut aussi destitue. Le journal l’Union qu’il rédigeait et qui avait publié les actes de l’Opposition, cessa de paraître. Ces deux destitntions et d’autres qui les suivirent, acheverènt de rendre opposans tous les jeunes hommes du pays, à peu d’exceptions près.
  20. L’histoire pour être complète, doit dire que cette réconciliation fut encore scellée par des bouteilles d’excellent vin de Champagne que fit apporter Boyer. Il était heureux de voir terminer tout conflit entre les pouvoirs politiques. Hélas ! pourquoi ne fut-il pas doué d’un caractère moins ardent !
  21. La Chambre élut ensuite, successivement, C. Bonneaux, Ph. César, Dalzon et Chégaray, sénateurs en remplacement de ceux dont les fonctions allaient expirer. On remarquera ici que le Sénat ne témoigna sa satisfaction, qu’à raison de l’élection du sénateur Tassy ; il ignorait ce qui se passait à la Chambre le même jour ; pendant que les deux corps étaient en séance.
  22. Il est juste de dire, que la plupart d’entre eux s’étaient laissés persuader, que la Chambre marchait en harmonie avec le Président, d’après le compte-rendu de la députation en date du 4 septembre, publié sur la Feuille du Commerce.
  23. Au commencement de ce chapitre, on a vu un acte d’opposition de la part de M. Féry, dans le refus de payer la patente à laquelle il était soumis. L’histoire doit tout dire des hommes dont elle parle, afin que l’on sache les motifs de leur conduite ; et ce que je vais relater, je l’ai su du président Boyer lui-même, dont on jugera aussi la conduite.

    En 1837, M. Féry était venu au Port-au-Prince, appelé par le Président. Celui-ci me dit, après qu’il eût prononcé toutes ces destitutions à Jérémie, qu’ayant été mécontent de M. Merlet, substitut du commissaire du gouvernement, il avait voulu placer M. Féry commissaire près le tribunal civil de ce ressort ; que lui ayant proposé cette charge en lui témoignant le désir qu’il l’acceptât, M. Féry avait cédé à ses instances et recommandé M. Numa Paret, son gendre, pour lui succéder dans la charge de trésorier, étant déjà chef de ses bureaux et d’une probité honorable. Boyer accepta à son tour et promit à M. Féry de lui envoyer incessamment des lettres de provision pour lui et pour son gendre. Mais, me dit-il, à peine M. Féry était il retourné à Jérémie, qu’il fut dénoncé par le général Segrettier comme voulant favoriser le curé de la paroisse, dont la conduite scandaleuse avait suscité des plaintes de la part des autorités publiques et d’une grande partie des paroissiens. Alors, Boyer revint sur sa détermination et envoya un brevet de commissaire du gouvernement à M. Merlet, sans rien faire dire à M. Féry. Or, ces deux hommes étaient déjà en mésintelligence : on conçoit quel dut être le sentiment éprouvé par M. Féry, en voyant élever en grade son antagoniste dont le Président s’était plaint a lui-même, et en ne recevant aucune explication de sa part.

    Quand Boyer m’eut dit ces choses, je lui répondis : « Je ne m’étonne pas de l’opposition que fait M. Féry à votre gouvernement ; car permettez-moi, Président, de vous faire observer, qu’il n’avait pas sollicité la charge du ministère public, que c’est vous qui lui avez fait cette offre ; et après avoir espéré de recevoir sa nomination et celle de son gendre comme trésorier, en ne recevant de vous aucune communication à ce sujet, son mécontentement est bien légitime. » Le Président convint à peu près de son tort, et il me dit que son intention avait été de proposer M. Féry parmi les candidats au sénatoriat dans la session de cette année, mais qu’il n’avait pu le faire à raison de la médaille et de l’adresse qui l’accompagnait. On sait que M. Féry devint le chef de l’Opposition à Jérémie et qu’il coutribua beaucoup à la chute de Boyer.

  24. Les mots soulignés dans ce passage, le sont aussi dans la proclamation.
  25. Allusion à l’affaire du dragon de Saint-Marc arrêté en mai 1837 près de la chambre de Boyer, et muni d’un poignard ; à l’assasinat du général Inginac, à la révolte d’Etienne Manga, en mai 1838, et à une autre affaire passée à Saint-Mirc.
  26. À la fin de la même année, le général Bonnet vint au Port-au-Prince, et j’eus occasion de causer ave lui de cette affaire. Il me dit qu’il était convaincu qu’elle avait été le fruit des menées secrètes du général Guerrier, de même que la révolte d’Izidor ; qu’il était venu à la capitale expressément pour affirmer à Boyer toutes les particularités qui motivaient sa conviction, mais que le Président, influencé par Inginac, ne la partageait pas. Il est certain du moins qu’Inginac était l’antagoniste de Bonnet et suggérait souvent des préventious contre lui, peut-être par réminiscence de la scission du Sud, en 1810. Sans la présence de Bonnet à Saint-Marc, le Nord eût prononcé la sienne dans l’espoir d’y en traîner l’Artibonite.
  27. Il est certain que divers colonels s’étaient adressés au secrétaire général Inginac, pour lui manifester leur désir de donner publiquement à Boyer un témoignage de leur fidélité. Il leur conseilla de faire une adresse collective, et ils le prièrent de la rédiger pour eux.
  28. Puisqu’une nouvelle majorité de la Chambre s’était formée pour repousser les doctrines de l’Opposition, il n’y avait qu’à la laisser parler inutilement et à voter toujours contre elle ; les opposans auraient fini par se lasser. Si on les avait laissés faire, ils auraient sans doute protesté contre la liste partielle de trois candidats, mais ils auraient élu un sénateur ou se seraient abstenus de concourir à l’élection. Dans tous les cas, la Chambre ; pas plus que le Sénat, n’avait le droit d’exclure ses membres.
  29. À vrai dire, les dépenses faites pour l’armée, en solde, habillement, équipement, rations, étaient les seules qui comportassent des réductions.
  30. Je suis fondé à dire, qu’après cette session de 1839, Boyer était dégoûté du pouvoir et qu’il eut la pensée de s’en démettre. Mais, des considérations politiques lui ayant été exposées, en même temps qu’il prévoyait ne pas pouvoir habiter paisiblement son pays comme simple citoyen ou général-en retraite, il renonça à ce dessein.