Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.4

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 181-191).

CHAPITRE IV.

Naissance de Borgella. — Examen des reproches faits aux mulâtres par les colons. — Occupations de Borgella pendant sa jeunesse. — Éducation de l’homme de couleur. — Borgella abandonne le toit maternel pour commencer sa carrière militaire.

Jérôme-Maximilien Borgella naquit au Port-au-Prince, le 6 mai 1773, d’un blanc et d’une quarteronne. La nature qui, dans l’union entre les deux races, européenne et africaine, se plaisait souvent à combiner ses couleurs de manière à confondre l’orgueil de la première, fit du jeune Maximilien un être dont le physique était en tout semblable à celui des blancs. Devenu homme public, il eut quelquefois occasion de rectifier l’erreur où se trouvaient, à ce sujet, des Européens qui visitèrent le pays.

Son père, Bernard Borgella, grand planteur, avocat au conseil supérieur du Port-au-Prince, devint maire de cette ville au commencement de la révolution, et fut ensuite président de l’assemblée centrale de Saint-Domingue, sous le gouvernement de Toussaint Louverture, dont il était le principal conseiller. C’était un homme d’une grande capacité : nous trouverons occasion d’en parler encore.

La mère de Maximilien se nommait Cécile La Mahautière[1], d’une famille respectable de cette classe de couleur, vouée au mépris de la classe blanche. M. Borgella n’eût pu l’épouser sans se mésallier et perdre les droits que lui donnait son origine européenne. Les mœurs du temps, le besoin d’une protection faisaient ces alliances naturelles que les blancs, auteurs des lois coloniales, flétrissaient ensuite. On a vu plus avant ce qu’ils disaient du concubinage que leurs passions déréglées et l’absence de femmes européennes les avaient portés à établir dans la colonie.

Maximilien était donc un enfant naturel, un bâtard, selon l’expression en usage à cette époque. Il ne fut pas, et il ne pouvait être reconnu par son père : celui-ci ne fît même aucun cas de lui dans son enfance. Mais quand ses qualités personnelles l’eurent fait distinguer, quand sa bravoure sur le champ de bataille eut été remarquée, découvrant alors que son sang n’avait pas dégénéré dans les veines de ce mulâtre, M. Borgella l’aima assez pour saisir l’occasion de le protéger auprès de Toussaint Louverture.

Maximilien, qui n’était pas autorisé par la loi civile à porter le nom de Borgella, l’a pris cependant, comme l’ont fait la plupart des mulâtres, lorsque la loi du 4 avril 1792 eut établi la parfaite égalité entre tous les hommes libres de la colonie : en cela, ils voulaient plutôt humilier l’orgueil des blancs, qui les contraignaient auparavant à porter des noms africains, que s’abaisser eux-mêmes. Toutefois, le jeune Borgella, envoyant son père le rechercher, après les premiers succès des hommes de couleur, lui rendit affection pour affection : il respecta celui dont il honorait déjà le nom qu’il devait honorer encore plus dans la suite. Il arriva un temps où il étendit son affection sur des sœurs blanches, habitant Bordeaux ; il fut généreux envers elles, en leur faisant parvenir des moyens pécuniaires : ce fut dans les années qui suivirent 1815, époque du rétablissement des relations entre Haïti et la France.


C’est ici le lieu d’examiner s’il y a eu quelque chose de fondé dans les reproches amers adressés par les colons de Saint-Domingue aux mulâtres de cette colonie qui revendiquaient leurs droits politiques, d’après l’ordonnance de 1685 et les principes de la déclaration des droits de l’homme, publiée en France par l’assemblée constituante.

Ils leur reprochèrent d’être des fils dénaturés, qui méconnaissaient leurs pères, leurs bienfaiteurs, auteurs de leur liberté et de leur fortune ; ils les insultèrent, en leur disant qu’ils étaient les fruits honteux du libertinage, une race bâtarde qui ne pouvait pas, qui ne devait pas aspirer à être leurs égaux ; ils prétendirent enfin que les blancs avaient droit à leur respect, à leur soumission ; et ils firent de cette prétention inique le texte d’un serment qu’ils voulurent exiger d’eux, dès le début de la révolution, en persécutant ceux qui se refusèrent à le prêter.

Ces reproches, ces injures, nous venons de les voir consignés dans le discours de l’abbé Maury ; nous les retrouverons bientôt dans les actes officiels de Blanchelande, ce faible et coupable gouverneur qui encourut lui-même tant de reproches fondés.

Eh bien ! ces hommes orgueilleux qui érigèrent en système l’avilissement perpétuel des mulâtres, pour en former une classe intermédiaire entre eux et les esclaves, avaient-ils le droit de parler ainsi aux descendans des noirs ? Si les lois coloniales, provoquées par eux, exécutées par eux avec tout l’acharnement du préjugé de race, leur défendaient de se marier avec les femmes noires ou de couleur, et de reconnaître, même comme enfans naturels, ceux qu’ils avaient de leur cohabitation avec ces femmes ; si ces lois défendaient à ces enfans de porter leurs noms, les blancs pouvaient-ils dire avec raison, avec justice, qu’ils étaient leurs pères ? Et qu’importe que, dans l’origine de l’établissement colonial, ils aient donné l’affranchissement aux mères et aux enfans, qu’ils leur aient fait obtenir des terres du domaine public, alors qu’il était si facile d’en avoir ? Le bienfait de la liberté, qui appartient à tous les hommes, qui est un droit de la nature, violé par les blancs au détriment des nègres ; celui de la propriété, qui n’est pas moins un droit naturel, n’étaient-ils pas compensés par les services que leur rendait la race noire ? Ces bienfaits si vantés, si cruellement reprochés, accordés comme une sorte de réparation aux injustices auxquelles elle était en butte, pouvaient-ils racheter l’humiliation, l’avilissement, le mépris qui étaient le partage de cette race ?

Sans doute, on conçoit tout ce que la morale et la religion prescrivent dans les relations du père et de l’enfant, tout ce que la nature inspire à celui-ci de respect et d’attachement pour l’auteur de ses jours ; mais, à quelle condition ? C’est à la condition que le père lui-même n’oublie jamais tout ce qu’il doit de tendresse et d’affection à celui qu’il a procréé. Dans l’ordre de la nature comme dans l’ordre social, le père est le premier instituteur de son fils ; il lui doit l’exemple des bonnes mœurs, de la justice, de tous les bons sentimens que Dieu a placés dans le cœur de l’homme. On peut même dire que la piété filiale ne saurait jamais égaler la sollicitude incessante de la tendresse paternelle, et c’est la nature qui le veut ainsi ; car, sans ce dernier sentiment, comment concevoir la propagation, la conservation de l’espèce ? Est-il permis à l’homme de s’affranchir de ce que l’on admire dans toutes les espèces d’animaux ? À leur tour, ses enfans rempliront le même devoir envers les familles qu’ils se créeront. Ce devoir, ce sentiment est tellement inhérent à la nature humaine, que, dans les saints commandemens de Dieu, on ne voit pas un précepte dicté aux pères pour leurs enfans, mais bien aux enfans pour leurs parens : du code sacré, ce précepte a passé au code civil.

Lors donc qu’un père méconnaît ses obligations au point de mépriser son fils, de lui refuser son nom, de lui interdire à jamais de le porter ; lorsqu’il le condamne à être éternellement dans la dégradation civile et politique ; lorsqu’il ajoute à ces injustices un profond mépris pour sa mère, bien autrement chère et respectable aux yeux de l’enfant qu’elle a porté dans son sein, qu’elle a nourri de son lait, qu’elle a constamment entouré de soins dévoués, cet enfant n’est-il pas autorisé, par l’exemple odieux de son père, à se croire dégagé de tout devoir de respect, de soumission et de reconnaissance envers celui qui a mésusé de sa position sociale et politique, pour enfreindre les lois les plus sacrées de la nature, et qui couvre ensuite sa mère, lui-même et tous ses descendans, d’opprobre et d’ignominie ?

Mais, est-il bien vrai que les mulâtres des colonies aient manqué, dans leurs relations privées, au respect et à la reconnaissance qu’ils sentaient devoir aux blancs qui leur donnèrent le jour ? De ce que, comme une classe notable de la population de ces pays, ils ont aspiré à jouir des droits qui leur étaient garantis par les lois naturelles et positives, s’ensuit-il qu’ils étaient des ingrats, des fils dénaturés ? Si, d’un côté et malgré le préjugé politique, il y a eu incontestablement de bons pères parmi les blancs colons, de l’autre n’y a-t-il pas eu aussi de bons fils parmi les mulâtres ? Ce que nous venons de relater de la part de Maximilien Borgella, en est une des mille preuves que nous pourrions administrer. Que les colons aient persévéré dans leur affreux système, en dépit des lumières du siècle, il n’était pas raisonnable qu’ils exigeassent de la part des hommes de couleur le renoncement à tout sentiment de leur propre dignité, alors que cette classe, accrue par sa propre reproduction, s’était éclairée et avait acquis des richesses par son industrie.

Concluons donc que rien ne fut plus injuste que les reproches adressés à ces hommes par les colons.


Le jeune Borgella n’avait qu’un an quand il perdit sa mère. Celle-ci avait une sœur. Fillette La Mahautière, qui prit soin de son neveu avec toute la tendresse maternelle : elle le mit à l’école de bonne heure. En 1783, son pupille ayant atteint sa dixième année, elle quitta le Port-au-Prince pour aller habiter les Cayes. Elle voulait l’y emmener avec elle, mais la grand’mère de cet enfant, Olive Lebeau, ne put consentir à l’éloignement de l’orphelin qui lui rappelait une fille chérie. Cohabitant avec un blanc, M. Ithier, qui était procureur-gérant de plusieurs sucreries au Cul-de-Sac, et qui demeurait sur l’habitation Lathan, elle le garda auprès d’elle. Le jeune Borgella y passa trois autres années, continuant à apprendre à lire de M. Ithier, qui était son parrain, et qui, à ce titre vénéré dans les colonies, devint son protecteur, on vrai père. Les principes d’honneur de cet homme de bien passèrent au cœur de l’orphelin délaissé par son père naturel : cette éducation de famille y germa avec fruit.

Sa constitution robuste se fortifia, pendant son séjour à Lathan, par des exercices journaliers : il y apprit à conduire un cheval, à le maîtriser. Aussi ses premières armes furent-elles dans la cavalerie ; il en devint un officier remarquable.

En 1786, M. Ithier résigna ses fonctions à cause de son âge avancé : il fut alors habiter la Croix-des-Bouquets. Le jeune Borgella n’ayant que 13 ans, il le fît continuer à apprendre à lire, écrire et calculer. Ce digne homme eût-il voulu faire davantage pour son protégé, qu’il ne l’aurait pu : le régime colonial n’admettait pas qu’il y eût à Saint-Domingue des établissemens d’instruction publique où l’intelligence des mulâtres et des nègres pût se développer. En violant, à leur égard, tous les droits de la nature, on devait arriver fatalement à ce système infâme, mais logique ; car, pour perpétuer l’esclavage et le préjugé de la couleur, il fallait dégrader ces hommes par l’ignorance, les empêcher de s’éclairer afin qu’ils ne découvrissent pas l’horreur de leur situation infime dans la société.

Toutefois, l’effet des révolutions étant de développer promptament l’esprit des hommes, par les innovations qu’elles engendrent, on a vu les mulâtres et les nègres, anciens et nouveaux libres, acquérir une expérience dans les affaires, un jugement sûr pour les mener à leurs fins, qui étonnèrent les blancs eux-mêmes. Borgella fut un de ces hommes qui se distinguèrent sous ce rapport : il était doué d’un bon sens qui vaut autant que l’esprit développé que donne une instruction supérieure.

Par les entraves que le régime colonial mettait au développement de l’intelligence des mulâtres et des nègres, le complément obligé de leur éducation était de savoir un métier quelconque. Cette nécessité était dans la logique des faits. Du moment que les affranchis ne devaient point prétendre à l’exercice des droits politiques et aux emplois, aux charges qui en dérivent ; du moment que certaines professions même leur étaient interdites, il était convenable qu’ils se livrassent à l’exercice des arts et métiers par lesquels l’homme libre parvient, dans la société, à la richesse, à la propriété, partant à l’indépendance personnelle. Le travail, d’ailleurs, honore toujours celui qui occupe ses bras pour gagner honnêtement son existence ; il moralise les peuples, il accélère leur civilisation, il devient une sorte de sanction des lois divines et humaines, qui ont pour but la conservation et le progrès incessant des sociétés. Un pays où le travail ne serait pas honoré par les classes les plus intelligentes, est condamné à périr dans l’anarchie. Chacun se doit à lui-même de rechercher ce qui est plus dans ses aptitudes, pour concourir à la prospérité générale, par la sienne propre. Ce n’est donc pas sous ce rapport qu’il faut condamner le régime colonial ; mais, parce qu’en même temps il s’opposait à l’établissement d’institutions propres à développer l’intelligence des affranchis, de toute la race noire qui habitait les colonies, afin de perpétuer leur asservissement. Il faut le condamner, comme ayant été le résultat de sentimens haineux envers les opprimés.

D’après cette nécessité du temps, Borgella fut placé, à seize ans, à l’apprentissage du métier de charpentier, sous un blanc qui ne savait ni lire ni écrire. Cet homme était de la classe des petits blancs, et Européen. C’était une circonstance propre à n’occasionner à son apprenti aucune humiliation, puisqu’il reconnaissait par là qu’en Europe même, il y avait une portion du peuple qui n’était pas mieux partagée que les affranchis des colonies. Mais le désagrément du préjugé de la couleur était que ce maître charpentier se croyait, à cause de sa peau blanche, de son origine, un homme bien supérieur à cet apprenti qui, à un teint identique au sien, joignait du moins l’avantage de posséder les premiers élémens des connaissances humaines. Borgella devint enfin le commis de son maître ouvrier, il lui faisait ses écritures. Que de fois ce maître ne dut-il pas sentir intérieurement son orgueil humilié, étant contraint de recourir à la plume de ce jeune homme !


Nous venons de constater l’effet moral de l’habitude du travail imposée aux affranchis ; mais elle produisait aussi un effet tout physique, dont ils surent tirer parti dans leur lutte armée contre les dominateurs de la colonie. Le travail les fortifiait, en les rendant propres à supporter les plus rudes fatigues. C’est ainsi que le service qu’on exigeait d’eux dans la maréchaussée ou gendarmerie, pendant trois ans, leur donnait l’habitude des armes et la facilité à les manier : ils se servirent encore de cet avantage, dans les combats qu’ils livrèrent pour la conquête de leurs droits naturels. En général, ces hommes étaient d’excellens chasseurs ; et Moreau de Saint-Méry lui-même, à qui nous avons reproché ses préjugés au commencement de la révolution, reconnaissait, avant cette époque, l’utilité dont ils pourraient être pour la défense de la colonie[2]. C’est à cette aptitude incontestable reconnue aux hommes de couleur, que l’on dut l’idée, suggérée sans doute par le comte d’Estaing, ancien gouverneur de Saint-Domingue, qui en a fait enrôler six cents d’entre eux pour faire partie de son expédition en Géorgie, lorsque la France soutenait les colonies anglaises insurgées contre leur métropole[3].

Sous le même maître charpentier qui enseignait le métier à Borgella, il y avait un autre jeune homme de couleur, de l’une des familles du Fond-Parisien qui, en avril 1790, résistèrent aux blancs. Ce jeune homme se sauva de la Croix-des-Bouquets pour aller avertir ses parens des dispositions que l’on faisait au Port-au-Prince contre eux. Avant de partir, il confia son intention à son compagnon, et Borgella en garda le secret. Lorsqu’il vit passer, à la Croix-des-Bouquets, le détachement qui allait au Fond-Parisien, il éprouva une vive indignation de l’injustice qui armait ces blancs. Ses idées s’exaltèrent ; et dès lors il soupirait après le moment où les hommes de sa classe pourraient faire un appel à cette jeunesse qu’elle comptait dans ses rangs. Le moment arriva, il le saisit et abandonna le toit maternel et le métier, pour commencer celui des armes qu’il professa jusqu’à sa mort.

Dans le chapitre suivant, nous allons voir comment fut amenée la prise d’armes des hommes de couleur, mulâtres et nègres libres.

  1. Elle était la fille naturelle de M. Duvivier de la Mahautière, membre du conseil supérieur du Port-au-Prince.
  2. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française, tome 1er, page 625, et tome 2, pages 41, 42 et 55.
  3. Avant cet enrôlement, qui eut lieu en 1779, il y en avait eu un autre formé par M. de Beizunce, en 1762, à la fin de la guerre dite de 7 ans : alors ces chasseurs de couleur étaient au nombre de 550. (Moreau de Saint-Méry, tome 1er, page 172.) Le comte d’Estaing succéda à M. de Beizunce, et les trouva encore réunis, en 1764, dans un camp formé dans la paroisse du Trou, dans le Nord. En 1783, M. de Bellecombe composa un nouveau corps de chasseurs de couleur pour la défense de la colonie : la paix survint, et il fut licencié.