Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.12

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 356-385).

CHAPITRE XII.

Assemblée coloniale. — Projet de constitution pour Saint-Domingue. — Effet produit par la nouvelle arrivée au Cap du décret du 28 mars 1792, et de sa sanction par le roi. — Roume et Blanchelande le font publier. — Persécutions continuées contre les hommes de couleur. — Coalition et traité de paix et d’union à Saint-Marc entre les hommes de couleur et les blancs. — Roume et Blanchelande vont dans l’Ouest. — Voyage et actes de Blanchelande dans le Sud. — Son retour au Cap. — Rigaud affranchit sept cents noirs aux Cayes. — Résumé de la première époque.

Dans le dixième chapitre de ce livre, nous avons expliqué les motifs qui portèrent le commissaire Roume à rester à Saint-Domingue, tandis que ses collègues partaient pour la France.

L’assemblée coloniale, comme on l’a vu, avait toujours compté sur l’appui des forces que l’assemblée constituante et le gouvernement royal promirent constamment, pour assurer la domination des colons sur les deux classes d’hommes de la race noire. Mais, lorsqu’elle apprit les discussions qui eurent lieu dans le sein de l’assemblée législative, pendant les mois de décembre 1791 et janvier 1792, et qu’un décret défendait d’employer contre les hommes de couleur les troupes que la métropole devait expédier dans la colonie, elle se décida, le 31 mars, au moment du départ de Mirbeck, à envoyer en France six commissaires « dont la mission était, suivant Roume, de peindre les hommes de couleur et nègres libres sous des traits si odieux, qu’elle se flattait d’en provoquer la destruction totale. »

Roume et Mirbeck, d’un côté, Blanchelande, de l’autre, avaient vainement sollicité cette assemblée obstinée, de statuer sur le sort de cette classe, en vertu du droit que lui conférait le décret du 24 septembre. Mais, après le départ de Mirbeck et de Saint-Léger, l’espèce de transaction survenue entre les deux partis qui siégeaient dans l’assemblée, fut cause qu’elle s’occupa alors, dans le courant du mois d’avril, de la constitution qu’elle voulait donner à Saint-Domingue. Dumas, dont les confidences à Roume avaient déterminé celui-ci à rester au Cap, fut principalement chargé de la rédaction du projet.

Le 12 mai, il le présenta : « ce projet consistait à établir à Saint-Domingue une espèce de monarchie subalterne, dans laquelle un gouverneur mannequin approuverait ou refuserait les arrêtés de l’assemblée coloniale, et signerait les dépêches de trois espèces de secrétaires d’État, pour le militaire, la finance et la justice ; ce dernier département était le but vers lequel Dumas (homme de loi) dirigeait toutes ses actions[1]. »

Gault, autre membre de l’assemblée coloniale, proposa un autre projet, au nom du comité de constitution, sur l’état particulier des hommes de couleur : il émanait du côté Est de l’assemblée, composé des colons qui avaient témoigné le moins de prévention contre eux : « ce projet, n’admettait, dit Garran, à la jouissance des droits politiques, que les personnes de sang-mêlé chez lesquelles les traces de la couleur noire ne seraient plus apparentes. »

Enfin, Léaumont, député de Torbeck, proposa un autre projet qui n’était autre chose que l’ancien régime converti en loi constitutionnelle.

Mais, ce même jour 12 mai, la frégate l’Inconstante arriva au Cap, où elle apporta la nouvelle du décret du 28 mars et de sa sanction par le roi, le 4 avril. Il semble qu’en cette occasion, le ciel voulut donner aux colons une leçon, un avertissement de leur impuissance à résister à ses volontés favorables aux droits de tous les hommes, en faisant coïncider la connaissance de l’acte souverain de la France, avec celle du projet injuste, si longtemps élaboré dans le sein de l’assemblée coloniale.

Loin de reconnaître la nécessité de se soumettre immédiatement à la loi du 4 avril, l’assemblée coloniale resta comme indécise sur la question de savoir si elle tenterait, ou non, de résister à la volonté des deux pouvoirs de la métropole. Le côté Ouest de l’assemblée s’entendit avec la municipalité du Cap, pour susciter dans cette ville une émeute dont l’effet, espérait-il, péserait sur les résolutions de l’assemblée : elle eut lieu le 22 mai. Cette cabale était digne des anciens membres de l’assemblée de Saint-Marc.

L’agitation factice qu’elle occasionna, pénétrant effectivement dans le sein de l’assemblée coloniale, l’espèce de trêve conclue entre les deux partis fut rompue : ils ne purent s’accorder. Il résulta de ce désaccord que, le 27 mai, l’assemblée déclara qu’elle se soumettrait à la loi du 4 avril, dès qu’elle arriverait officiellement. Cette résolution fut évidemment forcée, parce que les colons avaient eu le temps de réfléchir que l’envoi de trois nouveaux commissaires civils, qui seraient indubitablement nommés sous l’influence de Brissot et des Girondins, et qui seraient appuyés par six mille hommes de troupes et de gardes nationales, indiquait une volonté bien décidée, de la part de l’assemblée législative, de faire respecter ses décrets dans la colonie.

Toutefois, qu’on ne se méprenne pas sur les vues secrètes des colons. Ils étaient informés par leurs agens en France des complots qui s’ourdissaient là et à l’étranger, pour opérer la contre-révolution au moyen des armées que les puissances européennes se préparaient à y faire pénétrer. La résolution de l’assemblée coloniale, dictée surtout par les partisans de l’ancien régime, n’était qu’une mesure dilatoire, en attendant des temps meilleurs. Ils avaient d’ailleurs tant appris à compter sur les sentimens personnels du roi et sur les tergiversations de l’opinion, qu’ils durent encore espérer dans les événemens ultérieurs.

Voici un extrait de l’arrêté pris le 27 mai :


Quoique ce décret soit diamétralement opposé aux dispositions de la loi constitutionnelle du 28 septembre 1791, néanmoins l’assemblée coloniale, ne voulant pas compromettre, par la résistance, le salut des restes de Saint-Domingue, qu’il importe de conserver à la France, puisque son commerce et l’existence de six millions d’hommes reposent entièrement sur leur conservation ; ne voulant pas non plus mettre en opposition la loi qu’elle a le droit de faire, avec la décision qui est émanée de l’assemblée nationale, parce que de ce conflit d’autorité pourraient naître des divisions et des désordres qui accéléreraient la ruine de cette malheureuse colonie ;

L’assemblée déclare qu’attendu la connaissance certaine qu’elle a du décret de l’assemblée nationale législative, du 28 mars dernier, sanctionné par le roi le 4 avril suivant, elle s’abstient de prononcer sur l’état politique des hommes de couleur et nègres libres, et qu’elle reconnaît la nécessité de se soumettre à la volonté de l’assemblée nationale et du roi, lorsqu’elle lui sera manifestée. Enfin, l’assemblée, en ordonnant la publication de cette déclaration, invite le gouverneur général à faire une proclamation pour ordonner aux hommes de couleur et nègres libres de rentrer dans l’ordre et de se réunir aux blancs dans leurs paroisses respectives, pour faire cesser la révolte des esclaves.


On sent tout ce qu’il y avait de contraint dans cette impudente déclaration. La morgue coloniale rongeait le frein qui lui était imposé. Il lui fallait céder à l’empire des circonstances : elle le fît de mauvaise grâce, elle le fît avec insolence.

Le 28 mai, un aviso arriva au Cap, porteur de la loi du 4 avril, avec des lettres du ministre de la marine qui enjoignaient à Blanchelande et aux commissaires civils, de procéder de suite à l’exécution de cette loi, en tout ce qui n’était pas expressément réservé à l’action des nouveaux commissaires civils. L’empressement mis à faire ordonner cette exécution provisoire indique la présence dans le gouvernement de quelques Amis des noirs.

Le 29, Roume se rendit dans le sein de l’assemblée coloniale, de l’assemblée provinciale du Nord et de la municipalité du Cap, et requit l’enregistrement de la loi. Mais, fidèle à l’esprit de conciliation qu’il montra constamment dans le cours de cette mission, il eut la condescendance de supprimer, dans l’acte de publication et sur les instances de l’assemblée coloniale, la date de l’an IVe de la liberté que portait la loi, afin de ne pas augmenter les prétentions des esclaves insurgés. Il préludait ainsi à d’autres condescendances qui furent plus fatales à Saint-Domingue.

Le 15 mai, l’assemblée coloniale avait rendu un décret pour assurer la perpétuité de l’esclavage dans la colonie. Lisons-le :


L’assemblée coloniale de la partie française de Saint-Domingue législative, en vertu de la loi constitutionnelle du 28 septembre 1791, reconnaît et déclare que la colonie de Saint-Domingue ne peut exister sans le maintien de l’esclavage ; que l’esclave est la propriété du maître, et qu’aucune autorité ne peut porter atteinte à cette propriété.

En conséquence a décrété et décrète ce qui suit :

Article 1er. À l’assemblée coloniale seule il appartiendra de prononcer les affranchissemens des esclaves, sur la demande expresse des propriétaires, pour les causes, et suivant le mode qui sera déterminé par la loi.

L’arrêté qui prononcera l’affranchissement sera soumis à l’approbation du gouverneur.

2. L’assemblée coloniale fera incessamment tous les règlemens nécessaires pour le maintien de l’esclavage et la discipline des esclaves.

Sera le présent décret, présenté à l’approbation provisoire de M. le lieutenant au gouvernement général, et envoyé pour être présenté à la sanction directe et absolue du roi.


À cette occasion, l’assemblée coloniale nomma trois nouveaux commissaires pour porter ce décret directement à la sanction du roi : c’étaient Page, Brulley et Lux.

Vain espoir ! avant que ces commissaires arrivassent en France, l’émeute du 20 juin, à Paris, avait porté un premier coup à la royauté ; le 10 août, elle n’y existait plus ! D’ailleurs, les incendies, les massacres qui accompagnèrent la révolte des esclaves ; les succès qu’ils obtinrent dans les combats et qui les aguerrissaient chaque jour ; la secrète excitation qu’ils recevaient des agens contre-révolutionnaires : tout présageait le triomphe de leur cause sainte dans un avenir peu éloigné. Celle des mulâtres et nègres libres sortant également victorieuse des obstacles que les colons lui avaient opposés, les noirs n’avaient pas besoin de l’émission d’une loi, pour savoir qu’ils avaient autant de droits que leurs frères et leurs enfans. La révolution prévue par l’abbé Maury était faite. Les colons seuls pouvaient encore s’aveugler sur ce point.


Si l’assemblée coloniale se vit contrainte d’enregistrer la loi du 4 avril, elle ne calcula pas moins que l’arrivée des nouveaux commissaires civils, avec les forces qui devaient les accompagner, subirait encore un retard qu’elle pourrait mettre à profit pour continuer ses persécutions contre les hommes de couleur. En conséquence, elle écrivit à tous les corps populaires de la colonie de redoubler leurs rigueurs contre cette classe.

Au Port-de-Paix, à Jérémie, au Port-au-Prince, partout enfin, les colons se prêtèrent à ses vues, à ses affreux désirs, tout en publiant comme elle, la loi du 4 avril. Des violences que la rage animait eurent lieu contre leurs victimes. Il est inutile d’entrer dans les détails de ces actes de barbarie coloniale ; ce que nous avons fait connaître déjà de la part des despotes de Saint-Domingue suffit, peut-être, pour faire comprendre aux lecteurs tout ce que la haine et la perversité la plus raffinée suggérèrent à ces hommes. S’il était nécessaire encore d’ajouter aux précédens récits, nous dirions qu’au Port-de-Paix, un colon, du nom de François Lavaux, offrit trente mille francs à la municipalité de cette ville, pour un bâteau où étaient entassés environ deux cents personnes de tout âge et de tout sexe, parmi les hommes de couleur, afin d’avoir, disait il, le plaisir de faire couler bas ce bâteau avec ces malheureux proscrits. À Jérémie, sur un autre navire étaient également des hommes de couleur embarques par ruse et par force. Les colons de ce lieu inoculèrent parmi eux la petite vérole pour les moissonner.

Un autre colon nommé Barillon, arrivant de Saint-Domingue à Bordeaux, apprend que la loi du 4 avril a accordé l’égalité politique à la classe de couleur ; il écrit la lettre suivante aux commissaires de l’assemblée coloniale, à Paris :


« Nos bourreaux, nos assassins, les monstres qui ont fertilisé la terre des ossemens de nos frères, triompbent donc ! Mon cœur est pénétré de la plus profonde affliction… Le décret du 28 mars est une horreur, une turpitude… Plus de colonies, plus d’esclaves ! Le décret du 28 mars est un brevet de liberté pour cent soixante-six mille révoltés. Ce décret est une monstruosité aux yeux de la politique ; c’est un crime aux yeux de la saine philosophie ; il coûtera la vie à quarante mille individus… Le salut de Saint-Domingue est impossible, si l’on ne prend le parti d’être juste et sévère envers les mulâtres, en les exterminant ou du moins en les déportant dans l’île de l’Ascension, près des îles du Prince en Guinée, en leur fournissant des vivres pour un an et des instrumens aratoires… Il est encore possible de sauver et de rétablir Saint-Domingue : j’ai conçu un plan à cet égard : le premier point est la déportation des mulâtres, et la confiscation de leurs biens au profit des blancs incendiés[2]. »


On le voit : la classe des mulâtres est réellement le cauchemar qui pèse sur la poitrine des colons et l’empêche de respirer : déportez, détruisez les mulâtres, et il sera facile de subjuguer les nègres, de les maintenir dans l’esclavage. La cause de ces deux classes est donc essentiellement identique. Les prétendus bienfaiteurs des mulâtres voient avec horreur l’existence de cette classe, devenue pour eux le plus grand obstacle au maintien de l’affreux droit de propriété que le régime colonial leur a créé sur les noirs. Dans l’origine des colonies, privés de femmes de la race blanche, les colons ont dû s’unir à des femmes noires ; de cette union naturelle sont nés les mulâtres dont la classe s’est accrue par sa propre reproduction ; elle gêne, elle embarrasse maintenant ces hommes blancs qui n’ont pas eu le sentiment de l’amour pour leurs esclaves ; et de ce que les mulâtres réclament les droits qu’ils tiennent de la nature en leur qualité d’hommes, de ce que des hommes généreux et justes, dans la métropole, soutiennent leurs réclamations et les font triompher, les colons ne songent qu’à la destruction de ceux qu’ils appellent des fils dénaturés ! Qui donc forfait aux bons sentimens de la nature, entre eux ou vous, colons de Saint-Domingue ?…

C’est une chose remarquable, que la déportation était tout à fait du goût de ces hommes qui n’osaient pas proposer tout haut la destruction des mulâtres et des nègres libres, ou qui avaient honte d’exprimer ce vœu, ce désir cruel : déporter dans une île déserte, isolée de toutes communications, équivaut bien à tuer.

En octobre 1791, les blancs du Port-au-Prince veulent détruire les nègres suisses (c’est toujours la même race), et ils proposent de les déporter sur les plages de la baie des Mosquitos où ils auraient eu à combattre tout à la fois, et contre la faim et contre les Indiens sauvages ; mais ils ont soin de les faire jeter sur l’une des îles désertes de ces côtes, pour en finir plus vite.

En 1792, Barillon propose de déporter les mulâtres dans l’île de l’Ascension, près des côtes de Guinée.

Et en 1814, Malouet, ministre de la marine et des colonies, ancien colon de Saint-Domingue, un de ces hommes qui n’avaient rien oublié ni rien appris, Malouet se proposait de déporter les mulâtres et les nègres éclairés parmi les Haïtiens, à l’île de Ratan, dans la baie de Honduras,… sans doute par réminiscence de l’affaire des infortunés suisses et pour n’avoir pas à faire un long trajet[3].

Les dispositions de la loi du 4 avril et sa publication obligée, ayant restreint le pouvoir de l’assemblée coloniale et relevé celui du commissaire Roume et de Blanchelande, ce dernier profita du concours qu’il reçut dès lors de la part des hommes de couleur du Nord, pour rétablir la puissance du régime militaire dans la plupart des paroisses de cette province. Au moyen de ces mesures, il put songer à passer dans l’Ouest et le Sud, pour y faire publier et exécuter la loi du 4 avril, et réprimer également les factieux qui résistaient dans ces provinces.

Lorsque, dans l’Ouest, les hommes de couleur confédérés avec les blancs de la Croix-des-Bouquets, eurent soulevé les esclaves du Cul-de-Sac pour refouler Praloto au Port-au-Prince, c’est que ce brigand se proposait alors de marcher contre eux au Mirebalais, tandis que le marquis de Borel, campé aux Vérettes, s’y porterait aussi par la vallée de l’Artibonite. Ce noble, grand planteur de cette paroisse, déjà ruiné et endetté avant la révolution, pillait les habitans de toute cette plaine et commettait des assassinats affreux.

Au même instant, les hommes de couleur soulevèrent les ateliers de l’Arcahaie et quelques-uns de la plaine de l’Artibonite, pour combattre également Borel, dont les mouvemens se liaient à ceux du camp de la Saline, sous les ordres de Dumontellier. Ils réussirent à les chasser de leurs positions. Borel, membre de l’assemblée coloniale, se rendit au Cap, et Dumontellier se réfugia au Môle avec ses saliniers. C’est alors qu’il assassina les soixante suisses dont il a été parlé dans le 8e chapitre.

À Jacmel, aux Cayes-Jacmel et à Baynet, les hommes de couleur reprirent aussi l’offensive contre les blancs de ces paroisses.

Par suite de leurs succès dans l’Artibonite, ils organisèrent à Saint-Marc une nouvelle coalition entre eux et les blancs contre-révolutionnaires des paroisses de Saint-Marc, des Gonaïves, de la Petite-Rivière et des Vérettes. Cette coalition les rendit maîtres de toute la province de l’Ouest, le Port-au-Prince excepté. Ce fut encore aux talens politiques de Pinchinat qu’ils durent cette mesure. Pinchinat fut secondé en cette circonstance par Savary, J.-J. Laplaine, Guyambois, Charles Petit-Bois et Esnard, tous mulâtres ou nègres libres de l’Artibonite. Du côté des blancs, ce fut surtout le vicomte de Fontanges, propriétaire dans cette plaine, qui devint le médiateur entre les blancs et les hommes de couleur[4].

Le traité de paix et d’union qui fut signé à Saint-Marc le 21 avril 1792, précédé d’un autre qui lui servit de base et qui fut signé le 14, à la Petite-Rivière, dénonçait à la nation et au roi l’assemblée provinciale de l’Ouest et l’assemblée coloniale, comme étant les auteurs de tous les maux de la colonie. N’oubliant jamais de confondre la cause commune de tous les mulâtres et nègres libres, Pinchinat y fit insérer une disposition par laquelle l’élargissement de tous ceux qui étaient détenus prisonniers dans divers quartiers, serait demandé par les blancs de l’Artibonite, en retour de la mise en liberté de cent cinquante prisonniers blancs qui étaient tombés au pouvoir des hommes de couleur, dans les combats livrés contre Borel, et qui se trouvaient détenus au fort élevé à la Crête-à-Pierrot, monticule destiné à devenir célèbre dans nos annales. Dans cette convention ou concordat du 14 avril, il fut reconnu et constaté que la détention de ces blancs prisonniers n’avait rien de cruel, par la générosité avec laquelle ils furent traités. Et c’étaient cependant des hommes de la troupe d’assassins et de pillards commandée par Borel !

Cet acte de la coalition de Saint-Marc ayant été déféré à l’approbation de Roume, ce commissaire n’hésita pas à l’accorder à des hommes qui n’agissaient ainsi que dans les vues d’épargner à la province de l’Ouest les ravages survenus dans le Nord. Cette approbation donnée par Roume, avant la réception de la nouvelle de la loi du 4 avril, produisit le meilleur effet sur l’esprit des hommes de couleur : elle les porta à persévérer dans la modération qui distingua ceux de l’Ouest.

Marchant d’accord, et forts de toute la puissance que leur donnait la loi du 4 avril, Roume et Blanchelande partirent du Cap le 16 juin sur le vaisseau le Jupiter, et arrivèrent à Saint-Marc le 20. Ils y furent reçus avec des témoignages de respect par les hommes de couleur. Les blancs de la coalition espérèrent trouver en Blanchelande un vengeur des humiliations et des violences qu’ils avaient subies, comme partisans de l’ancien régime sous ce gouverneur et Mauduit, de la part des factieux du Port-au-Prince. De leur côté, les hommes de couleur voulaient aussi que Roume et Blanchelande concourussent à la rentrée de leur armée dans cette ville ; mais, suivant le témoignage de Roume, il y eut moins d’acharnement de leur part que de celle des pompons blancs de Saint-Marc.


Après le départ de Caradeux le Cruel pour les États-Unis, où il emmena une cinquantaine de ses esclaves pour y fonder une habitation dans la Caroline du Sud, les factieux du Port-au-Prince avaient nommé Borel capitaine général de la garde nationale de cette ville. Ils envoyérent trois commissaires au Cap l’informer de sa nomination et l’inviter à se rendre auprès d’eux. Parti du Cap sur un bateau, Borel entra au Môle où il joignit Dumontellier et ses sicaires, et une infinité d’autres misérables brigands, tels qu’on en voyait dans toutes les villes de la colonie à cette époque : quelques-uns de ceux de sa troupe des Vérettes s’y trouvaient aussi. La municipalité du Port-au-Prince avait expédié plusieurs bâtimens pour les recueillir. Borel forma au Môle une flottille de onze voiles et se mit en route. Mais arrivé dans le petit golfe de l’Ouest, il fut personnellement capturé par le vaisseau le Borée que montait M. de Grimouard, qui amena à Saint-Marc le navire sur lequel il se trouvait. Roume et Blanchelande le livrèrent au jugement de la sénéchaussée de cette ville, à raison des déprédations et des meurtres qu’il avait commis dans l’Artibonite. Mais l’assemblée coloniale, dont il était membre, ne tarda pas à réclamer sa mise en liberté, comme inviolable en cette qualité : la faiblesse de Blanchelande céda à cette réclamation et fut cause que, par la suite, Borel put organiser au Port-au-Prince une résistance contre Polvérel et Sonthonax, dont nous aurons occasion de parler.

Roume et Blanchelande se disposèrent à aller au Port-au-Prince. Le premier, dans son rapport, fait connaître les conditions posées par les coalisés de Saint-Marc, pour concourir avec eux à soumettre le Port-au-Prince à leurs ordres ; il y rend justice à Pinchinat, Savary, Lapointe et Morin, qu’il vit à Saint-Marc, et qui justifièrent, dit-il, la haute réputation que lui avaient inspirée leur énergie, leur sagesse et leurs talens politiques et militaires.

Le 22 juin dans la soirée, Blanchelande partit avec les forces maritimes ; le lendemain, Roume se mit en route par terre pour se rendre à l’Arcahaie et à la Croix-des-Bouquets. Escorté par une soixantaine des coalisés commandés par Lapointe, il reçut de ce dernier, a-t-il dit, tous les avis et les conseils les plus propres à faciliter ses opérations. Il trouva une grande soumission de la part des chefs d’ateliers noirs soulevés dans la paroisse de l’Arcahaie, et réussit à calmer leur animosité contre les blancs du Port-au-Prince. À la Croix-des-Bouquets, il trouva en Bauvais « un homme vertueux par tempérament, par principes et par coutume, qui trouvant dans son cœur la morale qu’il prêchait, la propageait, secondé par les chefs de son armée, parmi les hommes de couleur et nègres libres qui y venaient de tous côtés. Je voudrais, ajoute-t-il, avoir à rendre le même témoignage en faveur de tous les blancs qui se trouvaient là ; mais que j’en suis éloigné ! »

C’est une sorte de gloire pour la classe des mulâtres et nègres libres qui choisirent Bauvais pour leur premier général, de trouver l’éloge de cet homme dans la bouche et sous la plume de tous les blancs, même de ceux qui ont été leurs ennemis les plus acharnés. Page lui-même, ce colon si furieux contre cette classe et contre les esclaves, cet énergumène qui professa sous Robespierre les maximes les plus odieuses, qui conseilla d’employer le poison contre leurs chefs. Page a dit dans son discours historique qu’il a publié à Paris, en 1793, en parlant de Bauvais et de l’affaire du 21 novembre 1791 : « C’est aussi avec justice que chacun rend hommage aux vertus de Bauvais, chef militaire des hommes de couleur. Ce brave citoyen a, plus d’une fois, arrêté le poignard dans la main de ses frères. »

Après bien des mesures conciliatoires, Roume et Blanchelande firent rentrer au Port-au-Prince l’armée des confédérés de la Croix-des-Bouquets. Bauvais, à la tête de ceux qui venaient de la plaine du Cul-de-Sac, Rigaud, à la tête de ceux qui étaient campés à Bizoton, y pénétrèrent le 5 juillet. Les blancs de la ville, ne pouvant résister aux forces qui les menaçaient de tous côtés, se prêtèrent à tout ce que voulurent le commissaire civil et le gouverneur général. Ceux de la confédération prirent rang dans la garde nationale ; mais les hommes de couleur continuèrent de rester unis entre eux, parce qu’il était évident qu’ils ne pouvaient compter sur la sincérité de la soumission de leurs ennemis au nouvel ordre de choses produit par la loi du 4 avril.

Une dizaine des plus furieux des agitateurs du Port-au-Prince furent arrêtés et condamnés à la déportation en France : le fameux Praloto était de ce nombre. Dumontellier, l’égorgeur des malheureux suisses au Môle, obtint un passeport pour se rendre aux États-Unis. Embarqués sur le navire l’Agathe qui fut envoyé à Saint-Marc, les dix déportés allaient partir pour la France, lorsque dans la nuit du 10 au 11 juillet, Praloto en fut retiré par un blanc nommé Roi de la Grange, assisté de quatre autres assassins : ils le mirent dans un canot et le chargèrent de fers ; dans la baie, ils le sacrifièrent et jetèrent le cadavre à la mer. Roi de la Grange avait été secrétaire du comte de Peinier et de Blanchelande, et remplissait alors à Saint-Marc les fonctions de prévôt de la maréchaussée. Comme Praloto avait joué le principal rôle dans l’assassinat de Mauduit, qui occasionna la fuite de Blanchelande et des pompons blancs du Port-au-Prince, le gouverneur général fut soupçonné de participation à la mort de Praloto. Certes, ce misérable bandit méritait une punition pour tous les forfaits qu’il avait commis ; mais, il aurait dû être jugé et condamné ; par les tribunaux, et non pas assassiné.

Ce fut après l’entrée des confédérés au Port-au-Prince que, s’adressant aux hommes de couleur pour les prémunir contre les vues contre-révolutionnaires des blancs de leurs confédérations, tant à la Croix-des-Bouquets qu’à Saint-Marc, Roume reçut de Bauvais cette réponse : « Je puis vous répondre que nous n’avons jamais été les dupes des pompons blancs : il nous fallait conquerir nos droits, nous avions besoin d’auxiliaires ; le diable se serait présenté que nous l’aurions enrégimenté. Ces messieurs se sont offerts, et nous les avons employés, en leur permettant de croire qu’ils nous dupaient… Mais comptez que nous sommes incapables de trahir la nation, ni de nous refuser à ce que vous exigerez pour elle. » Réponse où la franchise toute militaire de Bauvais décèle aussi la politique habile de Pinchinat, qui fît le succès des hommes de couleur.

Ce commissaire atteste, au surplus, à la louange de ces hommes que, loin de vouloir profiter des circonstances pour se venger de leurs ennemis, ils furent plus modérés que les blancs de la confédération. Ils furent même généreux ; car Beaulieu, l’un d’eux, dont la femme enceinte avait été si atrocement tuée et éventrée, dont l’enfant avait été jeté dans les flammes, le 21 novembre 1791, Beaulieu promit à Roume de ne pas se venger, s’il rencontrait l’auteur de ce féroce assassinat. Ce blanc, nommé Larousse, était au Port-au-Prince : Beaulieu le vit, et il tint sa parole !

Cette abnégation de l’époux, du père privé des plus chers objets de ses affections, n’est-elle pas sublime à côté de la basse vengeance exercée par Roi de la Grange sur la personne de l’infâme Praloto ?

L’infortuné Beaulieu, quel que fût le mérite de sa noble action, n’en devint pas moins victime de la haine des colons : un jour arriva où elle arma le bras coupable de Toussaint Louverture contre lui et les siens, et il périt à côté de son beau-père. Et alors, Roume qui fut témoin de sa générosité, abaissant l’autorité nationale devant les volontés de ce chef, Roume ne fit rien ou ne put rien pour le sauver[5] !

Larousse ne fut point poursuivi par Roume ni Blanchelande, à l’entrée des hommes de couleur : ce n’est que l’année suivante, qu’il fut livré aux tribunaux par ordre de Polvérel et Sonthonax ; mais aucun document ne constate qu’il fut puni de sa féroce action.

Les confédérés avaient demandé le renvoi en France des bataillons d’Artois et de Normandie : il n’y eut que ce dernier qui fut embarqué tout entier et expédié dans la métropole.


Les ateliers d’esclaves soulevés dans les paroisses de la Croix-des-Bouquets et de l’Arcahaie rentrèrent dans leurs travaux. Cette soumission fut obtenue par l’affranchissement de cent des principaux chefs parmi ceux du Cul-de-Sac, et de quarante-quatre autres parmi ceux de l’Arcahaie, à condition qu’ils serviraient pendant cinq ans dans la gendarmerie et qu’ils maintiendraient la discipline dans les ateliers.


Roume continua à résider dans l’Ouest jusqu’à l’arrivée des nouveaux commissaires civils. Il était à Saint-Marc, le 19 septembre, quand il apprit qu’ils venaient de débarquer au Cap. Il se rendit auprès d’eux, accompagné de Savary qu’il appelle le Washington des hommes de couleur, en même temps qu’il nomme Pinchinat leur Franklin. C’est avec raison que Garran dit de lui, que ses écrits recevaient de sa plume la teinte un peu romanesque, qui paraît être l’un des traits distinctifs de son caractère. On pourrait encore passer à Roume la comparaison relative à Pinchinat ; mais comparer Savary à Washington, après l’éloge qu’il fait de Bauvais ! Savary et Lapointe dont il a vanté la sagesse, n’en furent pas moins des traîtres qui contribuèrent avec les colons à tenter de replacer tous les noirs dans l’esclavage, sous la domination de la Grande-Bretagne.


Dans la nuit du 11 au 12 juillet, Blanchelande partit pour Jérémie avec les vaisseaux le Jupiter et le Borée, afin d’y faire publier la loi du 4 avril que les blancs du quartier de la Grande-Anse refusaient encore de reconnaître. Le but de son voyage était aussi de faire mettre en liberté des hommes de couleur qu’ils retenaient prisonniers à bord d’un navire, comme au Port-de-Paix, depuis plusieurs mois. Déjà, il y avait vainement envoyé le commandant Rochefontaine, à la tête d’un détachement du régiment de Berwick, dans le même but ; cet officier avait été paralysé par les séductions que les blancs employèrent auprès de cette troupe. André Rigaud accompagna Blanchelande avec une partie des hommes de couleur du Sud qu’il avait sous ses ordres. La présence de ces forces contraignit les blancs, ils se soumirent à la nécessité : hommes, femmes, vieillards et enfans étaient entassés pêle-mêle et chargés de fers sur ce navire. Ils recouvrèrent leur liberté en ce moment ; mais ils en furent privés de nouveau.

Dès la fin de 1791, les blancs des diverses paroisses qui formaient les quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon, s’étaient ligués. En février 1792, ils créèrent un conseil d’administration pour la direction des affaires publiques. Ce conseil tenait ses séances à Jérémie ; il ne correspondait qu’avec l’assemblée coloniale dont il obtint l’assentiment. Isolés du reste de la province du Sud, ces deux quartiers purent rester ainsi indépendans de toute autre autorité que de celle de l’assemblée coloniale, dont leurs habitans partageaient les principes.


De Jérémie, Blanchelande se rendit à Tiburon où il resta vingt-quatre heures : il poursuivit sa route et arriva aux Cayes dans les derniers jours de juillet. Il y fut reçu, comme au Port-au-Prince, avec de grandes démonstrations de joie. Les blancs profitèrent de sa présence pour le porter à essayer de comprimer les esclaves qui, depuis quelque temps, étaient en pleine révolte et campés aux Platons, hauteurs de la paroisse des Cayes : de là, leurs incursions s’étendaient dans toutes les autres paroisses.

Avant d’employer les forces dont il pouvait disposer, Blanchelande se ménagea plusieurs entrevues avec les chefs de ces révoltés : il resta convaincu que des moyens de douceur et de justice seraient plus efficaces que ceux de la guerre. Peu de temps avant son arrivée, ces chefs avaient proposé de faire rentrer tous les révoltés à leurs travaux, moyennant trois cents affranchissemens en leur faveur, la concession de trois jours par semaine et l’abolition du fouet en faveur des masses. Mais l’assemblée provinciale du Sud avait refusé de souscrire à ces conditions : elles furent renouvelées à Blanchelande, dans son entrevue avec les chefs des révoltés. Ceux-ci, s’apercevant que le gouverneur général n’avait pas assez de pouvoir à cet effet, s’emparèrent du camp Bérault, où se tenaient les blancs, et les refoulèrent en ville.

Cédant alors, par faiblesse, aux demandes pressantes de l’assemblée provinciale et des autres colons, contrairement aux avis de Mangin d’Ouence, de Thiballier et de Rigaud, plus capables de juger des opérations militaires, Blanchelande fit marcher trois colonnes contre les révoltés. Elles furent successivement défaites. Le quartier général où il se tenait, fut bientôt attaqué par les révoltés et mis en complète déroute. Blanchelande rentra aux Cayes à la débandade, avec les orgueilleux colons qui le poussèrent à cette campagne imprudente. C’était dans les premiers jours du mois d’août 1792. Augustin Rigaud, combattant à côté de son frère, fut blessé dans la déroute.

Le lendemain de sa rentrée aux Cayes, Blanchelande, confus de sa défaite, repartit pour se rendre au Cap où il arriva dans les derniers jours du mois d’août. Il prit la voie de mer.


Après son départ des Cayes, les révoltés, qui n’avaient nullement souffert dans les attaques dirigées contre eux, s’empressèrent de renouveler leurs propositions de paix, en demandant d’abord la liberté de tous et les trois jours par semaine, puis en réduisant le nombre des affranchissemens à quatre cents, au profit des chefs ; et ceux-ci promettaient de faire rentrer les autres à leurs travaux, et de remettre neuf cents bons fusils que les colons leur avaient donnés en les organisant contre les hommes de couleur.

Mais les colons refusèrent de nouveau toute concession. Les révoltés demandèrent alors la liberté générale de tous les combattans. Ces négociations se passaient depuis un mois. Le 16 septembre 1792, Rigaud écrivit à Roume la lettre dont nous donnons ici un extrait.


Monsieur le Commissaire national civil,

Étant chargé de pouvoirs de l’assemblée provinciale du Sud, pour aller faire un arrangement avec les nègres insurgés et réfugiés dans les montagnes du Platon, il est de mon devoir de vous instruire où en sont les choses ; si je ne l’ai pas plus tôt fait, monsieur, c’est que je n’avais pas encore l’espoir de terminer avec eux. Mais, après un mois de peines et de risques, je suis enfin parvenu à ramener ces nègres à des principes de paix. On accorde la liberté à sept cents ; je leur délivre des imprimés d’affranchissement au nom de la province du Sud, en vertu des pouvoirs qui m’ont été donnés. Je m’occupe à les organiser en compagnies de cent hommes chacune, pour faire le service et protéger la plaine et les mornes, et se porter partout où besoin sera dans la province pour arrêter les insurrections, les incendies et les brigandages ; une partie sont déjà en activité dans ce service ; les habitans commencent à rentrer chez eux, et j’espère que sous peu ces mêmes habitans seront à même de réparer les pertes considérables qu’ils viennent d’essuyer.

Vous avez vu, monsieur, l’adresse que j’ai faite à la commission nationale civile, sous le couvert de M. de Saint-Léger, où je parlais d’accorder la liberté à une partie de nègres que les habitans blancs avaient armés contre les hommes de couleur, et qui ont profité du moment qu’ils étaient armés pour secouer le joug ; ces nègres, formés en compagnies de gendarmerie, auraient maintenu tout le reste, seul moyen d’empêcher l’insurrection générale. Mais, monsieur, le commissaire national civil, il suffisait que j’avais donné cet avis (qui aurait bien moins coûté, et on aurait évité tous les malheurs qui sont arrivés) pour qu’il ne fût pas adopté. Les habitans disaient alors : Nous aimons mieux tout perdre que de consentir à la liberté d’un seul nègre. Je voyais le mal qui se préparait ; je voulais le bien, et voulais l’opérer au péril de ma vie ; mais, monsieur, que d’entraves, que de résistances n’ai-je pas trouvées ! que d’orgueil, que de préjugés il fallait encore vaincre, malgré que la loi du 4 avril était promulguée[6]!…


Tel fut l’heureux résultat obtenu par l’insurrection des noirs dans le Sud, secondé, appuyé de l’influence morale et politique des hommes de couleur admis à l’égalité des droits avec les blancs. Le premier usage que font ces hommes des droits qui leur sont reconnus par la loi du 4 avril, c’est d’obtenir la consécration de la liberté, — dans l’Ouest, en faveur de cent quarante-quatre des principaux chefs parmi les noirs insurgés, — dans le Sud, en faveur de sept cents.

Dans la première de ces provinces, les nouveaux affranchis sont enrôlés dans la gendarmerie ; dans la seconde, ils sont également enrôlés en un corps de troupes destinées à maintenir l’ordre et le travail des ateliers. Bientôt on verra ces derniers former le noyau de la légion de l’égalité créée dans le Sud, à l’instar de la légion également formée au Port-au-Prince, par Polvérel et Sonthonax.

Le lecteur comprend mieux maintenant la cause de l’influence exercée par les hommes de couleur, mulâtres et nègres libres, sur les nègres encore esclaves, mais qui arrivèrent un an après à la liberté générale comme leurs frères, tant dans le Nord, dans l’Ouest que dans le Sud. Il comprend pourquoi les révoltes successives des nègres dans ces deux dernières provinces furent exemptes des ravages immenses qui signalèrent l’insurrection de ceux du Nord, occasionnée principalement par les intrigues des blancs contre-révolutionnaires, partisans du gouvernement royal, ne visant qu’au rétablissement de l’ancien régime colonial.

Dans le Nord, ce sont les passions des aristocrates européens qui arment le bras de l’esclave de la torche et du poignard, pour triompher de leurs adversaires, blancs comme eux-mêmes, et qui se ménagent dans ces excès un argument contre leurs instrumens, qu’ils ont l’intention de maintenir dans la servitude.

Dans l’Ouest et dans le Sud, ce sont les frères et les enfans de l’esclave qui le soulèvent pour arriver graduellement à la liberté, en conservant les propriétés, en maintenant l’ordre autant que possible, pour rendre ces nouveaux libres plus dignes de la conquête de leurs droits. Les hommes de couleur réparent ainsi la faute qu’ils ont commise à l’égard des suisses.

D’un côté domine le sentiment de l’orgueil, irrité des progrès de la révolution qu’il veut arrêter.

De l’autre domine le sentiment de la fraternité, qui profite de la marche ascendante de cette révolution, pour en assurer les heureux résultats au plus grand nombre.

Une autre observation à tirer des faits que signale la lettre d’André Rigaud, c’est que, dès le mois de septembre 1792, avant l’arrivée des nouveaux commissaires civils, ce révolutionnaire apparaît aux noirs du Sud comme le protecteur de leurs droits. De là l’influence particulière qu’il exerça personnellement sur eux ; de là l’attachement et le dévouement qu’ils lui montrèrent un jour, quand il eut à lutter contre Toussaint Louverture. En vain le général en chef de Saint-Domingue, devenu le trop facile instrument de la politique infernale des colons et du gouvernement de la métropole, essaya-t-il de persuader aux noirs du Sud que Rigaud lui faisait la guerre parce qu’il était noir : que Rigaud était l’ennemi des noirs : ils ne le crurent pas, ils combattirent pour Rigaud avec ardeur et fidélité.

Cette organisation que fait Rigaud, des noirs affranchis en compagnies, nous prouve encore la persévérance de ses idées à cet égard. On se rappelle qu’au concordat de la Croix-des-Rouquets, du 11 septembre 1791, il fut le premier à vouloir qu’un article spécial garantît l’affranchissement des noirs suisses, et qu’il s’ensuivit le projet de les enrôler dans la maréchaussée ou gendarmerie, pour n’obtenir leur liberté qu’au bout de huit années de service. On se rappelle aussi qu’il protesta contre la déportation de ces infortunés à la baie des Mosquitos.

Après l’entrée de Roume et de Blahchelande au Port-au-Prince, l’affranchissement donné à cent quarante-quatre esclaves entraîne leur incorporation dans la gendarmerie. Dans le Sud, après le départ de Blanchelande des Cayes, Rigaud fait encore prévaloir cette idée. Ce génie d’organisation qui le distingue fait découvrir en lui l’homme qui est devenu ensuite la personnification militaire de la classe des hommes de couleur. Il a conquis cette position, à l’exclusion de Bauvais, du moment qu’il eut créé, suivant le témoignage de Pamphile de Lacroix, « le système élémentaire de petite guerre qui a fini par apprendre aux esclaves armés de Saint-Domingue qu’ils étaient des hommes et des soldats[7]. »

En terminant ce chapitre, nous devons faire remarquer une vérité historique importante.

Si l’ancienne province du Sud a offert souvent le spectacle des agitations politiques, des mouvemens révolutionnaires (nous l’avons dit dans l’introduction), du moins les hommes qui composent sa population peuvent réclamer avec orgueil, que c’est de leur sein que jaillirent les premières étincelles de la liberté. En 1789, c’est parmi les esclaves noirs de cette province que se révéla d’abord le désir des masses de parvenir à la jouissance de ce droit sacré de l’humanité : il y eut des mouvemens séditieux parmi eux. En 1790, si les hommes de couleur du Nord se levèrent à la voix d’Ogé et de Chavanne pour combattre les colons, ce sont encore ceux du Sud qui, sous les ordres de Rigaud, remportèrent la première victoire contre leurs communs ennemis. En 1792, c’est également dans le Sud que sept cents esclaves noirs, parvenus à leur affranchissement par leur propre énergie et sous l’égide de Rigaud, annoncent en quelque sorte à cinq cent mille autres de leurs frères que la liberté ne peut tarder à les émanciper comme eux-mêmes.

Il y a donc dans l’esprit du Sud une puissance d’initiative incontestable. Notre devoir, comme historien, est de la signaler. Notre sentiment personnel, comme natif du Sud, nous porte à revendiquer aussi cet honneur. Mais, comme membre de l’État, de la grande famille haïtienne, nos vœux les plus ardents et les plus sincères sont : que le Sud apprenne à modérer sa vivacité et ses idées, afin de pouvoir contribuer au maintien de l’État dans l’union, dans son unité politique.



RÉSUMÉ DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE.


Parvenu à la fin de cette première époque de l’histoire de notre pays, résumons-la.

Dans l’introduction à cet ouvrage, nous avons fait connaître la composition de la société coloniale en 1789 ; les mœurs et la position des diverses classes d’hommes qui la formaient ; l’organisation despotique du gouvernement de Saint-Domingue et ses abus ; les justes plaintes de toutes les classes contre cet ordre de choses ; le désir qu’elles éprouvaient d’un changement dans le régime colonial, chacune au point de vue de leurs intérêts respectifs. Nous avons exposé la situation particulière des trois provinces de la colonie, sous le rapport physique, agricole, commercial, moral et politique.

Nous avons ainsi préparé le lecteur à saisir les causes des diverses révolutions et des guerres qui ont surgi à Saint-Domingue, à comprendre pourquoi la révolution française a si puissamment influé sur ce pays.

Cette première époque nous montre la classe des blancs divisée dans ses vues comme elle l’était déjà dans ses intérêts divers ; mais toujours unie dès qu’il s’agit de contenir les hommes de la race noire, et de maintenir les uns dans la dégradation du préjugé de la couleur, les autres dans l’humiliation et les rigueurs de l’esclavage. Elle nous fait connaître les moyens affreux qu’employèrent ces privilégiés de la peau à l’égard de leurs victimes, les crimes qu’ils commirent contre elles, les atrocités de toute nature dont ils donnèrent le coupable et honteux exemple.

Mais cette époque sanglante nous montre aussi les efforts incessans de la classe des affranchis, pour parvenir à l’égalité civile et politique avec les dominateurs de la colonie ; les tentatives infructueuses de quelques-uns ; l’organisation intelligente des autres ; leur levée de boucliers ; leurs succès sur le champ de bataille ; leurs succès non moins grands dans le champ de la politique ; leurs fautes, leur inexpérience compromettant ces succès ; leur habileté à réparer leurs torts ; et enfin, les crimes dont se souillèrent une partie d’entre eux dans leur lutte désespérée.

Ensuite, nous voyons également les esclaves manifester sur divers points de la colonie leur désir de secouer le joug qui les opprime. Nous les voyons se lever enfin, le poignard d’une main, la torche de l’autre, frappant impitoyablement leurs maîtres ; embrasant leurs somptueuses demeures et leurs riches plantations, afin de les contraindre, par ces dévastations, à être justes, à leur accorder la liberté naturelle, objet de tous leurs vœux, ou tout au moins quelques jours de repos dans la culture de cette terre qu’ils arrosent de leur sueur et de leur sang depuis deux siècles.

À la fin de 1792, Saint-Domingue ne présente plus qu’une colonie ruinée en grande partie, marchant chaque jour vers son anéantissement total. Trois années sont à peine écoulées depuis le commencement de sa terrible révolution, que déjà les victimes dans toutes les classes d’hommes se comptent par milliers. Le sang humain coule abondamment sur les échafauds et dans les combats ; l’instinct abominable de la destruction semble seul animer toute cette population, naguères si paisible, si laborieuse, si industrieuse.

Sur qui doit retomber la responsabilité de cet affreux état des choses ? Qui doit répondre devant Dieu, père commun de tous les hommes, qu’il a créés pour s’aimer et se secourir les uns les autres dans les peines inévitables de la vie ; qui doit répondre de tout le sang qui a été répandu, de toutes les horreurs qui souillent ce beau et fertile pays ?

Sont-ce les opprimés qui souffraient depuis deux siècles, de toutes les injustices connues dans l’état social, qui réclamaient les droits qu’ils tiennent de la nature ?

Ne sont-ce pas plutôt leurs cruels oppresseurs qui ajoutaient à leurs injustices séculaires la haine qu’enfantent la cupidité, l’avarice et toutes les viles passions nées de l’intérêt ?

Ne sont-ce pas encore les premiers législateurs de la France révolutionnaire, et son gouvernement si longtemps habitué à décréter des ordonnances pour river les fers des opprimés ?

Oui, sans doute, c’est à l’assemblée nationale constituante de France, c’est au gouvernement royal, mais c’est surtout aux colons de Saint-Domingue qui les ont constamment circonvenus, égarés ; c’est à eux de répondre devant Dieu, de tous les désastres qui ont désolé cette colonie.

Heureusement qu’une nouvelle assemblée nationale survient dans la métropole. Elle compte dans son sein des hommes aussi généreux, aussi justes que quelques membres de la constituante qui se firent les ardens défenseurs de la race noire ; mais plus favorisés que ceux-ci par les progrès de la révolution, ils influent plus puissamment sur les résolutions de la législative ; ils entraînent dans les voies de la justice le trop infortuné monarque dont le règne va bientôt cesser.

La justice est donc rendue à une notable portion des classes opprimées. L’égalité civile et politique, proclamée en faveur des affranchis, prépare l’affranchissement général de tous les hommes de la race noire : bientôt tous seront rendus à leur dignité originelle. Déjà, quelques-uns des malheureux esclaves sont appelés régulièrement à la liberté : le sort de ces élus fait pressentir aux autres que bientôt leur tour viendra.


Tels sont les résultats que nous présente la première époque de l’histoire que nous étudions.

Une nouvelle ère, pour ainsi dire, s’est ouverte pour Saint-Domingue. Elle a préparé la noble mission confiée à Polvérel et à Sonthonax.

Hâtons-nous de passer à la seconde époque.


FIN DU TOME PREMIER.
  1. Rapport de Roume, page 13.
  2. Rapport de Garran, t. 3, pages 36 et 37.
  3. En 1814, aussitôt l’arrivée à Kingston du colonel Dauxion-Lavaysse, principal agent de la mission d’espionnage envoyée à Haïti par Malouet, il y parut un livre où la population d’Haïti était divisée en six classes. Le sort des mulâtres et des nègres éclairés, y était-il dit, était d’être transporté ou déporté à l’île de Ratan, dans la baie de Honduras. Cet ouvrage fut publié sous l’influence de Dauxion-Lavaysse, ainsi que l’a dit Pétion, dans sa lettre du 6 octobre 1816 aux commissaires français envoyés alors près de lui, puisque les mêmes catégories étaient insérées dans les instructions secrètes trouvées par H. Christophe sur Franco de Médina, l’un de ces espions.
  4. C’est le même Fontanges qui vint en 1816, en qualité de commissaire de Louis XVIII. Guyambois, nègre libre, était dès lors très-influent dans l’Artibonite. Nous en parlerons plus tard.
  5. Beaulieu fut fusillé au Port-au-Prince avec Cameau, son beau-père, dans les premiers momens de la guerre civile entre Toussaint Louverture et Rigaud.
  6. Pièces justificatives annexées au Rapport de Roume, p. 63.
  7. Mémoires, etc., tome 1er, page 293.