Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.11

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 328-355).

CHAPITRE XI.

Influence des Amis des noirs dans l’assemblée nationale législative. — Décrets du 7 décembre 1791 et du 4 avril 1792. — Lettre du colon Cougnac Mion. — Décret du 22 juin — Nomination de Polvérel, Sonthonax et Ailhaud, commissaires nationaux civils. — Instructions du roi. — Décrets des 17, 22 et 25 août, 8 novembre et 10 décembre 1792.

L’assemblée constituante, dont la grande majorité n’avait été que trop favorable aux prétentions injustes des colons, après avoir émis le décret du 24 septembre 1791, avait fait place à la nouvelle assemblée nationale connue sous le nom de la législative. Brissot et tout le parti de la Gironde en étaient membres. Ces révolutionnaires éclairés, qui montrèrent des sentimens si généreux à l’égard de leur pays, s’inspirèrent de l’esprit du fondateur de la société des Amis des noirs et des bonnes dispositions que la ville de Bordeaux avait toujours montrées en faveur des mulâtres et des nègres libres, pour leur admission à l’égalité des droits politiques avec les blancs. Ils apportèrent au triomphe de cette cause le concours de leurs talens, et trouvèrent une généreuse assistance, soutenue par des lumières incontestables, dans Garran de Coulon qui n’était ni de la Gironde, ni des Amis des noirs. Julien Raymond et les autres hommes de couleur résidans en France prêtèrent à ces défenseurs de leurs droits tout l’appui qui résultait des renseignemens et des informations qu’ils recevaient de Saint-Domingue.

D’un autre côté, les membres du club Massiac, les anciens et les nouveaux commissaires des assemblées coloniales auprès de l’assemblée nationale, et tous les autres colons résidans en France, veillèrent plus que jamais au maintien du préjugé de la couleur et de l’esclavage. Ne se dissimulant pas que le progrès des idées révolutionnaires amènerait un changement dans la législation sur les colonies, ils disposèrent toutes leurs intrigues accoutumées pour capter les membres de la nouvelle assemblée, et les faire tomber dans les mêmes pièges qu’ils avaient tendus à ceux de la constituante. Ils redoublèrent d’activité pour publier des journaux et des pamphlets qui pussent égarer l’opinion publique et particulièrement celle des villes de commerce, afin de réagir sur celle de la législative. Mais Barnave, leur insidieux coryphée, n’en était pas membre. La première assemblée avait décidé qu’aucun de ses membres ne pourrait faire partie de la législative, et ce fut heureux pour les hommes de la race noire. Brissot, enfin, ce généreux défenseur de leur cause, introduisit par lui seul un nouvel esprit et des idées plus libérales dans la nouvelle assemblée, que celles qui avaient prévalu jusqu’alors.

Dans cet état de choses, dès le mois d’octobre où commencèrent les travaux de l’assemblée législative, la nouvelle de l’insurrection des esclaves dans le Nord, et bientôt après celle de l’insurrection des hommes de couleur dans l’Ouest parvinrent en France. Le premier sentiment qu’éprouva cette assemblée fut de décréter immédiatement, dans le mois de novembre, des secours considérables aux victimes des désastres produits par l’insurrection dans le Nord : ces secours devaient consister surtout dans les forces militaires qu’on enverrait à Saint-Domingue.

Mais, lorsqu’on s’occupa de rechercher les causes de ces insurrections, les membres de l’assemblée furent divisés d’opinions. Les partisans exclusifs des colons, voulant le maintien du décret du 24 septembre, attribuèrent ces événemens à celui du 15 mai qui, selon eux, avait augmenté les prétentions des hommes de couleur et fomenté tous les troubles. Leurs adversaires conclurent, au contraire, que tous les maux nés dans la colonie venaient de l’inexécution de ce dernier décret et de l’impolitique mesure prise par celui du 24 septembre. Ils firent valoir les concordats consentis par les colons eux-mêmes avec les hommes de couleur, pour prouver la nécessité de rapporter ce dernier décret ; ils demandèrent enfin la ratification des concordats, telle que l’avaient espérée les hommes de couleur, telle qu’avaient semblé y consentir les colons, lorsqu’ils soumirent celui du 23 octobre, fait sur l’habitation Damiens, à la sanction de l’assemblée nationale. Leur but, en cela, était d’empêcher que les secours militaires, votés par l’assemblée, ne fussent employés contre les hommes de couleur. Guadet en fît l’objet d’une motion expresse « en déclarant, dit Garran, que l’assemblée nationale serait responsable de tout le sang qui serait versé, si elle tardait plus longtemps à se prononcer sur cette question. »

Charles Tarbé, député de la Seine-Inférieure, chargé de faire un rapport sur les troubles de la colonie, et gagné par le club Massiac et les autres colons, conclut naturellement au maintien du décret du 24 septembre, qualifié de constitutionnel. Son rapport, en date du 10 décembre 1791, fut suivi d’un autre qu’il présenta le 10 janvier 1792.

Mais les membres de l’assemblée qui partageaient l’opinion contraire, avaient combattu cette proposition. Dans un discours prononcé le 7 décembre, Garran avait dit : « C’est l’injustice, l’oppression et la tyrannie qui soulèvent les hommes, qui leur mettent les armes à la main : c’est la reconnaissance de leurs droits, le respect pour la foi des traités qui assurent la paix publique et qui les désarment… C’est en reconnaissant aux hommes de couleur dans nos îles, les mêmes droits qu’aux colons blancs, que vous y rétablirez la paix et le règne des lois. Et qu’on ne vous dise pas que ce concordat est l’ouvrage de la force, qu’il a été dicté les à armes à la main. Citez-moi l’exemple d’un seul peuple opprimé qui ait recouvré ses droits autrement qu’en se ressaisissant de la force qui l’en dépouillait… Les hommes de couleur ont suivi votre exemple. Las de solliciter vainement une demi-justice, que la politique seule aurait dû leur obtenir, ils ont profité du besoin qu’on avait d’eux pour assurer leurs droits ; et, comme tous les opprimés, ils n’ont exigé par la force que ce que la raison et la justice les autorisaient à demander. »

Malgré la justesse de ces argumens, les intrigues des colons furent telles qu’ils réussirent à faire traîner cette affaire en longueur. Les efforts des hommes généreux qui plaidaient la cause des hommes de couleur, ne purent obtenir alors que le décret du 7 décembre, par lequel il était défendu d’employer les forces envoyées à Saint-Domingue contre cette classe ; mais c’était déjà un triomphe.

Ce ne fut qu’à la fin du mois de mars 1792, après une discussion solennelle dans l’assemblée législative, que, s’étayant des principes de la déclaration des droits et de ceux consignés dans le décret du 29 mai 1791, par lequel l’assemblée constituante avait exposé les motifs de celui du 15 dudit mois, les partisans des hommes de couleur réussirent à l’emporter sur leurs adversaires. Barnave lui-même, auteur des deux décrets du mois de mai, avait écrit ce qui suit, en parlant du décret du 28 mars 1790 qui reconnaissait implicitement les droits des hommes de couleur : — « qu’il ne dépendait pas de l’assemblée constituante de se refuser à rendre le décret du 28 mars ; qu’il ne dépendait pas d’elle d’en restreindre le sens, en portant atteinte aux droits essentiels des citoyens ; qu’elle ne pouvait accorder à une partie de l’empire la faculté d’exclure des droits de citoyens actifs, des hommes à qui des lois constitutionnelles assurent ces droits dans l’empire entier ; que les droits des citoyens sont antérieurs à la société, qu’ils lui servent de base ; que l’assemblée nationale n’a pu que les reconnaître et les déclarer, qu’elle est dans l’heureuse impuissance de les enfreindre. »

Les colons et leurs partisans se trouvaient donc pris, pour ainsi dire, dans leurs propres filets. Le trop coupable Barnave avait, sans s’en douter, préparé lui-même le triomphe des droits des hommes de couleur, en rédigeant le décret du 29 mai 1791. Celui du 24 septembre se trouvait frappé d’annulation par les principes mêmes énoncés dans le précédent.

En conséquence, le 28 mars 1792, l’assemblée législative rendit le décret suivant, qui fut sanctionné par le roi, le 4 avril.


L’assemblée nationale, considérant que les ennemis de la chose publique ont profité des germes de discorde qui se sont développés dans les colonie, pour les livrer au danger d’une subversion totale, en soulevant les ateliers, en désorganisant la force publique et en divisant les citoyens, dont les efforts réunis pouvaient seuls préserver leurs propriétés des horreurs du pillage et de l’incendie ;

Que cet odieux complot paraît lié aux projets de conspiration qu’on a formés contre la nation française, et qui devaient éclater à la fois dans les deux hémisphères ;

Considérant qu’elle a lieu d’espérer de l’amour de tous les colons pour leur patrie, qu’oubliant les causes de leur désunion et les torts respectifs qui en ont été la suite, ils se livreront sans réserve à la douceur d’une réunion franche et sincère, qui peut seule arrêter les troubles dont ils ont tous été également victimes, et les faire jouir des avantages d’une paix solide et durable ;

Décrète qu’il y a urgence.

L’assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent jouir, ainsi que les colons blancs, de l’égalité des droits politiques ;

Et après avoir décrété l’urgence, décrète ce qui suit :

Article 1er. Immédiatement après la publication du présent décret, il sera procédé dans chacune des colonies françaises des îles du vent et sous le vent, à la réélection des assemblées coloniales et des municipalités, dans les formes prescrites par le décret du 8 mars 1790, et l’instruction de l’assemblée nationale du 28 du même mois.

2. Les hommes de couleur et nègres libres seront admis à voter dans toutes les assemblées paroissiales, et seront éligibles à toutes les places, lorsqu’ils réuniront d’ailleurs les conditions prescrites par l’article 4 de l’instruction du 28 mars.

3. Il sera nommé par le roi, des commissaires civils au nombre de trois pour la colonie de Saint-Domingue, et de quatre pour les îles de la Martinique, de la Guadeloupe, de Sainte-Lucie, de Tabago et de Cayenne.

4. Ces commissaires sont autorisés à prononcer la suspension et même la dissolution des assemblées coloniales actuellement existantes, à prendre toutes les mesures nécessaires pour accélérer la convocation des assemblées paroissiales, et y entretenir l’union, l’ordre et la paix ; comme aussi à prononcer provisoirement, sauf le recours à l’assemblée nationale, sur toutes les questions qui pourront s’élever sur la régularité des convocations, la tenue des assemblées, la forme des élections et l’éligibilité des citoyens.

5. Ils sont également autorisés à prendre toutes les informations qu’ils pourront se procurer sur les auteurs des troubles de Saint-Domingue et leur continuation, si elle avait lieu, à s’assurer de la personne des coupables, à les mettre en état d’arrestation et à les faire traduire en France pour y être mis en état d’accusation, en vertu d’un décret du corps législatif, s’il y a lieu.

6. Les commissaires civils seront tenus à cet effet, d’adresser à l’assemblée nationale une expédition en forme, des procès-verbaux qu’ils auront dressés et des déclarations qu’ils auront reçues concernant les dits prévenus.

7. L’assemblée nationale autorise les commissaires civils à requérir la force publique toutes les fois qu’ils le jugeront convenable, soit pour leur propre sûreté, soit pour l’exécution des ordres qu’ils auront donnés, en vertu des précédens articles.

8. Le pouvoir exécutif est chargé de faire passer dans les colonies une force armée suffisante, composée en grande partie de gardes nationales.

9. Immédiatement après leur formation et leur installation, ces assemblées coloniales émettront, au nom de chaque colonie, leur vœu particulier sur la constitution, la législation et l’administration qui conviennent à sa prospérité et au bonheur de ses habitans, à la charge de se conformer aux principes généraux qui lient les colonies à la métropole, et qui assurent la conservation de leurs intérêts respectifs, conformément à ce qui est prescrit par le décret du 8 mars 1790, et l’instruction du 28 du même mois.

10. Aussitôt que les colonies auront émis leur vœu, elles le feront parvenir sans délai au corps législatif. Elles nommeront aussi les représentans qui se réuniront à l’assemblée nationale, suivant le nombre proportionnel qui sera incessamment déterminé par l’assemblée nationale, d’après les bases que son comité colonial est chargé de lui présenter.

11. Le comité colonial est également chargé de présenter incessamment à l’assemblée nationale un projet de loi pour assurer l’exécution des dispositions du présent décret dans les colonies asiatiques.


12. L’assemblée nationale, désirant venir au secours de la colonie de Saint-Domingue, met à la disposition du ministre de la marine, une somme de six millions, pour y faire parvenir des subsistances, des matériaux de constructions, des animaux et des instrumens aratoires.

13. Le ministre indiquera incessamment les moyens qu’il jugera les plus convenables, pour l’emploi et le recouvrement de ces fonds, afin d’en assurer le remboursement à la métropole.

14. Les comités de législation, de commerce et des colonies, réunis, s’occuperont incessamment de la rédaction d’un projet de loi, pour assurer aux créanciers l’exercice de l’hypothèque sur les biens de leurs débiteurs dans toutes nos colonies.

15. Les officiers généraux, administrateurs ou ordonnateurs, et les commissaires civils qui ont été ou seront nommés, pour cette fois seulement, pour le rétablissement de l’ordre dans les colonies des îles du vent et sous le vent, particulièrement pour l’exécution du présent décret, ne pourront être choisis parmi les citoyens ayant des propriétés dans les colonies d’Amérique.

16. Les décrets antérieurs, concernant les colonies, seront exécutés en tout ce qui n’est pas contraire aux dispositions du présent décret.


On va croire, sans doute, que les colons de Saint-Domingue, éclairés par les torches incendiaires qui avaient détruit leurs propriétés dans le Nord, par les massacres qui accompagnèrent ces affreux désastres, vont désormais se soumettre à l’empire des circonstances et à la volonté souveraine de la nouvelle assemblée nationale. Mais ce serait peu connaître ces hommes aveuglés par les préjugés nés de l’esclavage, dominés par l’injustice et la haine. L’un d’eux, Cougnac Mion, passa immédiatement en Angleterre pour préparer l’exécution de la trahison, conçue depuis longtemps, de livrer Saint-Domingue à la rivale de la France. Il écrivit de Londres, le 20 juillet 1792, la lettre suivante à l’assemblée coloniale :

Je vous remets ; Messieurs ; un décret de l’assemblée nationale, qui vous donnera le secret des opérations par les quelles ses commissaires doivent conduire les nègres à l’affranchissement général.

N’en doutez pas, Messieurs, j’en suis sûr, et je vous le jure, sur l’honneur, le travail est prêt à l’assemblée nationale, et il sera prononcé aussitôt que les commissaires se seront emparés de toutes les autorités. Le projet de cette assemblée est d’affranchir tous les nègres dans toutes les colonies françaises, de poursuivre l’affranchissement dans toutes les colonies étrangères avec les premiers affranchis, et de porter ainsi la révolte et successivement l’indépendance dans tout le Nouveau-Monde ; ce qui, selon elle, lui redonnerait encore la prépondérance sur toutes les puissances de l’Europe ; et ce plan atroce qui doit faire couler tant de sang sera exécuté, si vous ne mettez toute la célérité possible dans vos résolutions, le concert le plus parfait dans vos mesures, et l’intrépidité d’un peuple au désespoir dans votre résistance. Repoussez, Messieurs, repoussez ces tigres altérés de sang : étouffez dans le cœur de ces scélérats leurs projets barbares, et méritez l’amour de vos compatriotes, et bientôt les bénédictions de l’univers sauvé, par votre courage, des convulsions atroces de ces forcenés.


Les commissaires de l’assemblée coloniale, auprès de l’assemblée nationale écrivirent à celle-ci qu’ils considéraient leur mission comme absolument finie ; mais en même temps ils ne discontinuèrent pas leurs rapports avec Lacoste, ministre de la marine et des colonies, pour le porter à engager Louis XVI à refuser sa sanction au décret du 28 mars. Ce ministre était favorable à leurs vues. Heureusement que les autres ministres combattirent auprès du roi l’influence de ces intrigues. Le décret sanctionné fut contre-signé par Roland, l’un des Girondins.

Ces commissaires écrivirent dans la colonie et dénoncèrent Garran, Brissot, Pastoret et tous les députés de la Gironde, particulièrement Gensonné qui avait présenté le projet du décret adopté par l’assemblée législative. Ils les représentèrent comme les ennemis des colons, qui préparaient l’émancipation des nègres eux-mêmes. Pastoret, il est vrai, avait dit à l’assemblée : « Vos comités méditent les moyens de couper les dernières racines de l’esclavage. » Peut-être entendait-il parler de l’abolition de la traite, comme mesure essentielle à l’abolition de l’esclavage, et à laquelle les Amis des noirs songeaient depuis la formation de leur société. Peut-être faisait-il allusion à l’émancipation graduelle qu’ils avaient également conçue en faveur des esclaves, et qu’adoptèrent Ogé, J. Raymond et presque tous les hommes de couleur éclairés, comme mesure indispensable pour amener la liberté générale des nègres, sans secousses, sans commotion violente[1].

Quoi qu’il en soit, après la révolte des nègres dans le Nord, après le refus fait par l’assemblée coloniale, d’affranchir les principaux chefs qui offraient, moyennant cette faible concession politique, de faire rentrer les masses dans les liens de la servitude ; la guerre continuant à les tenir sur pied, n’était-il pas évident pour tous les hommes sensés, que les esclaves parviendraient à conquérir eux-mêmes leur liberté par la force des armes ? Et ces hommes justes qui faisaient admettre les mulâtres et les nègres libres à l’égalité politique avec les blancs, pouvaient-ils ne pas être aussi justes envers les malheureux qui, courbés depuis près de deux siècles sous le joug affreux et humiliant de l’esclavage, avaient fait la prospérité des colonies ? Du moment qu’on ne pouvait plus leur dénier la qualité d’hommes, n’avaient-ils pas autant de droits que leurs frères, nègres affranchis en vertu des lois coloniales, que leurs enfans mulâtres affranchis également ou nés de père et de mère libres, mais sortis de leur sein ? À partir du jour où une femme noire avait donné naissance à un enfant, produit par sa copulation avec un blanc, et que celui-ci avait rendu à la liberté naturelle la mère et l’enfant, l’esclavage était frappé dans sa base, l’affranchissement des noirs n’était plus qu’une affaire de temps.

Nous avons vu par quelles dérogations à l’édit de 1685, les rois de France, successivement, entravèrent l’affranchissement que cet édit favorisait ; nous avons prouvé que ce fut à la sollicitation des colons eux-mêmes que ces nouvelles dispositions furent édictées, alors que le préjugé de la couleur commençait dans les colonies. Aussi ces possesseurs d’esclaves devinrent-ils furieux contre les mulâtres, contre les nègres libres, dès que ceux-ci pétitionnèrent pour obtenir leur assimilation aux blancs. Ils virent clairement, que l’émancipation politique de la classe intermédiaire, née du régime colonial, amènerait inévitablement, tôt ou tard, celle des esclaves, tant par l’effet des mêmes principes, que par les liens qui attachaient les affranchis aux esclaves, et par les sentimens qui naissaient de ces liens de famille. Car, il était impossible, nous le répétons, que les mulâtres et nègres libres, quoique possesseurs d’esclaves eux-mêmes, il est vrai, n’éprouvassent pas pour ces derniers des sentimens au moins égaux à ceux qui avaient déterminé les colons blancs à affranchir les femmes noires et les enfans issus de leurs œuvres. C’eût été le comble de toutes les monstruosités, que de voir la classe intermédiaire moins généreuse, moins juste voulons-nous dire, envers leurs parens, que les Européens eux-mêmes. Quelle est la cause originelle de l’esclavage, si ce n’est l’intérêt ? Quelle est la cause du désir qu’éprouvaient les colons de perpétuer cet état de choses, si ce n’est l’égoïsme né de l’intérêt ? Et les mulâtres et les nègres libres auraient été plus intéressés, plus égoïstes que les blancs ! Lorsque des hommes justes et généreux parmi ces derniers, leur traçaient un si noble exemple de la sympathie qu’on doit à ses semblables, ils n’auraient voulu imiter que les colons !

Toutefois, remarquons ici que malgré cette sympathie éclairée des Girondins, la cause des mulâtres et des nègres libres n’eût pas triomphé au tribunal politique de la nation française, par la seule puissance de la raison et des principes, si les hommes de couleur n’avaient pas pris les armes, s’ils n’avaient pas combattu avantageusement les blancs dans la colonie pour assurer leurs droits, si la révolte des noirs, par ses désastres, n’était venue en aide à leurs succès. La force, ainsi que l’a dit Garran, la puissance des armes est donc toujours un auxiliaire utile, nécessaire, indispensable du droit.

Ainsi nous verrons le triomphe de la cause des noirs résulter, à son tour, de leur force, de leur nombre, de la puissance de leurs armes, et du concours que leur auront prêté les hommes de la classe intermédiaire, soit qu’ils se mêlent avec eux, comme dans le Nord, soit qu’ils les dirigent, comme dans l’Ouest et dans le Sud.

Ces deux causes étaient donc essentiellement liées ensemble ; et cette vérité irréfutable ressortira bien mieux encore, le jour où il faudra que tous les hommes de la race noire luttent ensemble contre les troupes aguerries que la France enverra à Saint-Domingue.


Pendant que les événemens révolutionnaires continuaient leur cours dans cette colonie, Mirbeck arrivait en France et éclairait l’assemblée législative sur l’esprit et les sentimens des colons, par son rapport du 26 mai. Saint-Léger, arrivé peu de jours après lui, confirma son rapport par celui qu’il présenta à l’assemblée, le 2 juin. Des lettres de Roume, resté dans la colonie, vinrent encore ajouter à toutes ces informations.

L’assemblée législative, convaincue de la mauvaise foi de tous les colons, contre-révolutionnaires ou non, de leurs méfaits, de leurs dispositions à faire rétrograder la révolution dans la colonie, ou à la rendre indépendante de la France, rendit son décret du 15 juin qui fut sanctionné par le roi le 22, par lequel elle étendit les pouvoirs des commissaires civils. Voici cette loi :


L’assemblée nationale, considérant qu’il importe au succès des différentes expéditions ordonnées pour les colonies, de les accélérer, et de déterminer avec précision les pouvoirs donnés aux commissaires civils chargés d’y ramener la paix, décrète qu’il y a urgence.

L’assemblée nationale, après avoir décrété l’urgence, décrète ce qui suit :

Article 1er. Les commissaires civils nommés pour la pacification des colonies, en vertu du décret du 28 mars, sont autorisés à suspendre et à dissoudre non-seulement les assemblées coloniales, mais encore les assemblées provinciales, les municipalités, ainsi que tous les corps administratifs ou autres, se disant populaires, sous quelque dénomination qu’ils soient établis.

2. Les commissaires civils sont également autorisés à suspendre provisoirement, et sauf le recours à l’assemblée nationale, l’exécution des arrêtés desdites assemblées ou corps, qu’ils jugeraient contraires à la souveraineté nationale, ou au rétablissement de la paix ; et généralement dans tous les conflits des pouvoirs, dans les doutes qui pourraient s’élever sur la nature ou l’étendue de ceux desdits commissaires civils, on sera tenu de déférer provisoirement à leurs réquisitions, sauf le recours à l’assemblée nationale.

3. Pourront les commissaires civils, en attendant l’organisation définitive de l’ordre judiciaire dans les colonies, rétablir et remettre provisoirement en activité les anciens tribunaux, tant de première instance que de dernier ressort, transférer les séances desdits tribunaux dans tels lieux que les circonstances exigeront. En cas d’absence, mort ou démission des ci-devant titulaires, les commissaires civils présenteront au gouverneur général un nombre de sujets ayant les qualités requises par la loi pour être juges, double de celui des places vacantes, et le gouverneur sera tenu de choisir entre les sujets présentés, et de leur donner des commissions provisoires.

4. Dans le cas où les commissaires éprouveront quelques difficultés pour débarquer dans les colonies, de la part des troupes de terre et de mer qui s’y trouveront, ils requerront par des avisos qu’ils enverront tant à terre qu’à bord des vaisseaux et frégates stationnés, les commandans généraux et particuliers, administrateurs civils, assemblées coloniales, provinciales, municipalités et autres corps administratifs, ainsi que les commandans desdits vaisseaux et frégates, de faire proclamer et reconnaître dans l’intérieur des colonies et à bord des vaisseaux et frégates, le caractère et l’autorité tant desdits commissaires civils que du gouverneur général nouvellement nommé par le roi, sur les copies de leurs commissions qu’ils enverront d’eux certifiés véritables, et d’obéir aux ordres qui leur seront donnés sur la réquisition desdits commissaires.

5. La désobéissance sera regardée comme crime de haute trahison, et ceux qui s’en rendront coupables seront envoyés en France avec les pièces qui constateront le délit, pour être poursuivis et jugés suivant la rigueur des lois.

6. Les commissaires civils porteront dans l’exercice de leurs fonctions un ruban tricolore passé en sautoir, auquel sera suspendue une médaille d’or portant d’un côté ces mots : la Nation, la Loi et le Roi, de l’autre, ceux-ci : Commissaires civils.


Ce nouveau décret, en étendant les pouvoirs des commissaires civils, obviait à une notable omission faite dans celui du 4 avril, qui ne leur donnait le droit de suspendre et de dissoudre que les assemblées coloniales. Ce dernier comprit aussi les assemblées provinciales et les municipalités et autres corps qualifiés populaires. C’eût été ne rien faire pour le rétablissement de l’ordre et de la paix, si la loi laissait ces dernières assemblées inattaquables : les luttes de Saint-Léger avec les assemblées du Port-au-Prince indiquaient cette nécessité. Mais aussi la confédération de la Croix-des-Bouquets, celle de Saint-Marc, devenaient soumises également à l’autorité des commissaires civils qui pouvaient les dissoudre. C’était juste.

Le jour même de la révolution du 10 août qui détrôna Louis XVI, l’assemblée nationale rendit un autre décret, qui fut sanctionné le 17 par le conseil exécutif provisoire. Ce décret confirma les pouvoirs des commissaires civils envoyés à Saint-Domingue, tandis qu’il révoquait ceux qui avaient été attribués aux commissaires envoyés dans les autres colonies. Cette exception honorable pour Polvérel, Sonthonax et Ailhaud, qui étaient déjà nommés et partis, devait ajouter à la considération dont ils avaient besoin pour triompher des factions qui troublaient la colonie. — Le décret du 17 août déclarait « traîtres à la patrie tout corps civil et militaire, et tout citoyen qui refuserait l’obéissance qui était due aux commissaires civils. » Cette dernière disposition complétait la dictature remise entre leurs mains. Il fallait ce pouvoir extraordinaire, en effet, pour assurer le succès de leur mission ; et nous verrons comment, malgré cela, ils eurent à lutter contre les colons, qui voulaient l’indépendance de la colonie, coalisés avec les contre-révolutionnaires mécontens et irrités du renversement de l’infortuné monarque qui régnait dans la mère-patrie.

La nomination des trois commissaires civils eut lieu sous le ministère de Roland.

Ailhaud, dont le caractère faible a décidé son départ de Saint-Domingue, peu de temps après son arrivée, n’y a joué qu’un rôle secondaire. Il n’en est pas de même de Polvérel et de Sonthonax.

Polvérel était un avocat distingué avant la révolution de 89, tant au parlement de Bordeaux qu’à celui de Paris, où il s’attira quelques persécutions par son zèle à défendre les libertés nationales[2]. Il fut membre des États généraux de la Navarre qui le chargèrent d’une mission près l’assemblée constituante, siégeant alors à Versailles. Il remplit ensuite diverses fonctions à Paris, dont la plus relevée était celle de membre du conseil général de cette commune : c’est là qu’il fut pris pour être envoyé à Saint-Domingue, en qualité de commissaire civil. Durant les premiers temps de la révolution, il fit beaucoup d’écrits en faveur de ce grand mouvement national. Sa réputation porta divers colons, membres de l’assemblée de Saint-Marc, à s’adresser à lui, en 1790, pour défendre les actes de cette assemblée : c’étaient Valentin de Cullion, Borel, Bacon La Chevalerie et Thomas Millet qui, tous, y jouèrent un si grand rôle. Son refus de se charger de leur défense, la condamnation qu’il eut la franchise de porter, au contraire, contre les prétentions de l’assemblée de Saint-Marc, le mirent en suspicion dans l’esprit des colons en général, dès qu’ils apprirent sa nomination, due à l’influence des Girondins et des Amis des noirs. Dans l’un de ses écrits intitulé : Tableau des révolutions du xviiie siècle, il avait posé ce principe : « La nature a fait l’homme pour la liberté, pour l’égalité, pour la société. Nul homme n’a reçu de la nature le droit de commander à d’autres hommes, ni de disposer d’eux. »

Quant à Sonthonax, il exerçait également la profession d’avocat au parlement de Paris, et au tribunal de cassation. Il avait chaudement embrassé la cause de la révolution, et était l’un des collaborateurs du journal des Révolutions de Paris. Esprit non moins distingué que son collègue, il était d’un caractère plus ardent et même fougueux, plus porté que Polvérel aux mesures extra-révolutionnaires. Tous deux avaient été admis membres de la société des Amis de la Constitution, plus connue sous le nom de Club des Jacobins, au premier temps de sa formation, alors que ses principes portaient des hommes recommandables à en faire partie. Sonthonax dut aussi sa nomination à l’influence des Girondins et des Amis des noirs.

Les lumières réunies de ces deux hommes, la fermeté de leur caractère, la fougue révolutionnaire de Sonthonax, tempérée souvent par la modération de Polvérel, les rendirent influens sur les destinées de Saint-Domingue. À leurs noms, célèbres dans ce pays, se sont rattachés des actes importans qui ont décidé du sort des deux classes d’hommes de la race noire, — les mulâtres et les nègres libres dont ils étaient chargés, par leur mission, d’assurer les droits politiques décrétés par la loi du 4 avril, — et les esclaves des deux couleurs dont ils ont proclamé l’affranchissement général.

Julien Raymond, dont les conseils pacifiques aux hommes de couleur étaient connus, avait été proposé par plusieurs des Girondins et par Brissot en particulier, pour être l’un des commissaires civils ; mais les intrigues des colons réussirent auprès du ministre de la marine à le faire écarter. Ce projet, connu d’avance, avait porté Charles Tarbé à proposer l’article 15 de la loi du 4 avril, qui excluait de la commission civile, comme des emplois d’officiers généraux, d’administrateurs ou ordonnateurs, tous citoyens ayant des propriétés dans les colonies. On ne peut nier que ce fut une disposition convenable, dans l’état de division où étaient les partis à Saint-Domingue. Il ne fallait pas qu’un seul de ces agens de la métropole pût être soupçonné de se laisser influencer dans ses actes par esprit de parti.

Le ministre Lacoste s’opposa particulièrement à la nomination de Sonthonax ; mais son opinion dans le conseil fut combattue par les autres ministres, surtout par Servan, ministre de la guerre. Quoique Lacoste fût tout à fait dévoué aux intérêts des colons, il rédigea assez convenablement les instructions qui devaient servir de règle de conduite aux commissaires civils. Quelle que soit la longueur de cet acte, nous ne pouvons nous dispenser de l’insérer ici, à cause de l’exposé qu’il fait de la situation des partis dans la colonie, et de l’influence qu’il a pu exercer sur la conduite de Polvérel et Sonthonax. Le voici :


La colonie de Saint-Domingue, objet de la jalousie de toutes les nations de l’Europe, par l’étendue de son territoire et par la richesse de ses produits, n’offre plus à l’œil consterné qu’un vaste champ de désordres, de pillages, d’incendie, de carnage, de crimes, de désolation. Un préjugé fatal à ceux qui se sont armés pour le combattre, comme à ceux qui prétendent le maintenir, a fait également le malheur de tous. De premiers germes de divisions en ont successivement développé de nouveaux. Chaque parti s’est divisé et subdivisé en différens partis qui, se croisant et se choquant dans tous les sens, semblent ne s’accorder que pour précipiter à l’envi cette belle et florissante contrée vers sa destruction, avec une rapidité d’autant plus effrayante que l’exemple du désordre a entraîné une grande partie des ateliers de noirs au soulèvement et à tous les excès du brigandage le plus effréné. Les hommes de couleur libres ont revendiqué les droits de l’égalité politique, ils se sont prévalus contre les blancs, et les blancs se sont prévalus contre eux à leur tour, du quelques lois dont ils s’opposent mutuellement les dispositions diverses. Des camps se sont formés, des concordats locaux ont été passés, violée, et ensuite renouvelés ; des coalitions de blancs et d’hommes de couleur se sont établies dans les campagnes, contre d’autres coalitions de citoyens blancs, dans les villes ; le sang a coulé des deux parts avec profusion, à la honte de l’humanité, et à celle des vainqueurs ainsi que des vaincus. Toute la plaine de l’Est et du Nord a été brûlée, dévasté ; on y est en guerre continuelle contre les noirs révoltés et contre les brigands qui les dirigent. Les mêmes fléaux se sont plus ou moins étendus sur toutes les parties de la colonie. L’anarchie y est à son comble, les tribunaux y sont réduits au silence ; l’autorité y est sans force ; les lois y sont sans vigueur ; les moyens de subsistance y sont rares, difficiles et précaires. Les maladies emportent ceux que le fer et la faim avaient épargnés ; l’industrie reste sans action, les cultures sont interrompues ; le commerce national et étranger se retire de ces plages désolées ; le propriétaire, le gérant désertent leurs propres foyers : les contributions locales ont cessé d’y être perçues, et le faix des dépenses énormes que nécessite un état de choses si déplorable pèse en entier aujourd’hui sur la métropole qui n’en supportait ci-devant qu’une légère portion. De toutes parts Saint-Domingue pousse des cris gémissans vers la France, en la conjurant de lui faire passer des secours, des forces et de l’argent.

Tel est en abrégé le tableau malheureusement trop fidèle de la situation présente du pays où les sieurs Polvérel, Sonthonax et Ailhaud, commissaires nommés par le roi pour l’exécution de la loi du 4 avril dernier, vont travailler au retour de la paix, de l’ordre et de la prospérité publiques. Fut-il jamais de mission plus grande plus importante et plus auguste ! Sans doute elle est environnée d’écueils. Sa Majesté n’entend point dissimuler aux sieurs commissaires les obstacles qu’ils auront à surmonter ; on ne doit rien cacher au véritable courage : mais elle compte sur leur patriotisme et sur leur zèle. Elle s’associera elle-même à leurs efforts en leur procurant tous les moyens qui seront en son pouvoir, pour qu’ils soutiennent dignement l’honneur de son choix, et pour qu’ils remplissent avec succès l’attente et les vœux de la nation française. Elle va, dans cet esprit, leur développer ses intentions sur la conduite qu’ils auront à tenir pour faire triompher la loi et la volonté nationales de toutes les résistances qu’elles pourront encore rencontrer à Saint-Domingue, de la part de quelque réfractaire que ce soit.

Les sieurs commissaires savent qu’ils succèdent à de précédents commissaires dont l’envoi avait été décrété le 11 février 1791 ; ces derniers n’ont réussi qu’imparfaitement dans l’objet de leur délégation. Le roi ne leur rend pas moins la justice qui leur est due. Les circonstances ne leur ont pas permis d’opérer le bien qu’il était réservé à de meilleures mesures de produire. Placés entre des lois contraires relativement aux droits politiques des hommes de couleur libres, ils ont dû se renfermer dans les dispositions de la plus récente, qui mettait le sort de cette classe d’hommes à la discrétion de l’assemblée coloniale. Ils n’ont pu qu’inviter les représentans de la colonie à prononcer promptement et favorablement sur des droits jusqu’alors méconnus, qu’il importait de fixer. Ils avaient d’autant plus lieu d’espérer cet acte de justice et de convenance, que déjà l’assemblée elle-même avait annoncé des dispositions satisfaisantes sur ce point. Il est malheureux que ces dispositions aient été tout à coup refroidies par l’impatience et la prise d’armes des gens de couleur, par des concordats cimentés dans des camps, et enfin, par des révoltes d’ateliers, des meurtres, des incendies simultanés. Cette affligeante époque est devenue le signal d’une défiance, d’un aveuglement réciproque, et de torts respectifs. Dans ce conflit, les commissaires civils ont interposé la médiation la plus active ; mais les partis étaient trop échauffés, les esprits trop aigris ; néanmoins, elle avait eu quelque effet sur les mulâtres de la partie de l’Ouest. L’assemblée coloniale a persisté à exiger leur désarmement : elle a improuvé la conduite des commissaires civils ; elle s’est refusée à leurs réquisitions ; elle a décliné leur autorité, mis leurs pouvoirs en discussion : en un mot, elle les a forcés, par une rupture ouverte, à abandonner la suite de leur mission, et à repasser en Europe. Au surplus, leurs fonctions eussent bientôt cessé de droit par les dispositions de la loi du 4 avril dernier, quand même elles n’avaient pas cessé de fait, par la réunion des conjonctures dont on vient de parler. Le roi ne les retrace ici sommairement que pour faire observer aux sieurs commissaires actuels combien leur situation à Saint-Domingue sera différente de celle des commissaires qui les ont précédés.

Les premiers avaient fait exécuter la loi du 24 septembre 1791, qui soumettait les hommes de couleur libres à l’assemblé coloniale ; les seconds sont chargés de mettre à exécution la loi du 4 avril, qui prononce l’égalité des droits politiques entre cette classe et celle des blancs.

Les premiers avaient à concilier la rigueur de la loi avec les conseils et les sollicitations de l’équité, entre deux partis irrités : les seconds sont forts d’une loi nouvelle, qui ne permet plus ni aux uns d’exiger, ni aux autres de refuser ou de temporiser.

Les premiers n’avaient, au défaut de persuasion, dans des garnisons épuisées et peu nombreuses, que de faibles moyens à requérir et à employer, soit pour imposer aux factieux, soit pour faire rentrer les ateliers révoltés dans le devoir et la soumission : les seconds trouveront à leur arrivée cinq à six mille hommes de troupes réglées, en sus de la force armée qui existait déjà dans la colonie ; et la même expédition qui les y porte, augmentera ce nombre de quatre mille volontaires de la garde nationale, ainsi que de deux mille soldats de ligne, indépendamment des garnisons et des équipages des bâtiments de l’État, qui sont stationnés aux îles sous le vent. Sa Majesté a pensé que cette masse de forces de treize à quatorze mille hommes, pourvus de toutes les munitions nécessaires, serait plus que suffisante pour remplir le vœu particulier de l’article 8 de la loi du 4 avril, et pour assurer en général l’exécution parfaite de toutes les dispositions qu’elle contient[3]. Jamais le roi ne pourra révoquer en doute le respect d’un Français pour les commandemens de la loi : mais, si la supposition d’une résistance répugne autant à son cœur qu’au caractère national, il est néanmoins dans les plans de la sagesse de prévoir jusques à l’impossible, afin d’étouffer jusques aux murmures de l’obéissance. Or, si les deux partis principaux se balançaient avant l’envoi de forces successives et nouvelles à Saint-Domingue, ne doit-on pas croire que l’un de ces partis, accru d’un renfort de près de quatorze mille hommes, constituera l’autre dans l’heureuse impuissance de méconnaître la loi et la voix de ses organes ? L’appareil seul des moyens de réduction qui investira les sieurs commissaires, les dispensera donc inévitablement d’en faire aucun usage. Le roi se repose, dans cet espoir consolant, de la nécessité où il est de diriger vers Saint-Domingue une partie de la force publique. Les sieurs commissaires ne sont pas moins pénétrés du devoir privilégié de mettre tout en œuvre, avant que d’en venir à des voies, même à des menaces de rigueur. Si cependant ils avaient épuisé en vain les ressources de la raison, du patriotisme, de la persuasion, de l’honneur, leur marche ultérieure est tracée dans l’article 7 de la loi du 4 avril. Sa Majesté leur enjoint de s’y conformer, quoi qu’il doive leur en coûter ; mais, même en s’y conformant, elle ne peut trop leur recommander les ménagemens que l’on doit à des frères, tout en les punissant pour l’intérêt et le salut de la patrie.

Ce serait négliger la plus puissante de toutes les armes que de ne pas mettre dans une évidence palpable les motifs de la loi commise aux soins des sieurs commissaires. En conséquence, ils feront sentir aux hommes de couleur libres, la grandeur du bienfait qui les rétablit dans l’exercice de tous les droits de la liberté et de l’égalité. Ils les rappelleront par la reconnaissance, à la conservation des propriétés, au rétablissement de l’ordre moral et social, au respect qu’ils ne doivent jamais perdre envers ceux qui les ont tirés de l’état de servitude. Ils persuaderont aux habitans blancs l’intérêt réel qu’ils ont à élever les hommes de couleur libres à la même hauteur qu’eux, pour la garantie mutuelle de leurs possessions, de leur sûreté intérieure et extérieure, ainsi que pour la répression des mouvemens séditieux de leurs ateliers. Ils n’oublieront pas de leur représenter que cette classe d’hommes leur est presque toute unie par les liens de la nature et du sang ; pourquoi chercheraient-ils à dégrader leur propre ouvrage[4] ? Il ne sera vraisemblablement pas difficile aux sieurs commissaires de convaincre les uns et les autres par les pertes de toute espèce qu’ils ont éprouvées, qu’il n’est plus pour eux qu’une ressource, et qu’elle n’existe que dans une réunion franche, sincère et inaltérable. L’intérêt le commande, la patrie l’ordonne, la loi, la nation et le roi la veulent impérieusement : déjà les esprits doivent y être disposés par la publication de la loi du 4 avril, dont le gouverneur général a été chargé, avec ordre de s’y conformer et de la faire exécuter, en tout ce qui n’est pas textuellement réservé à l’action directe des sieurs commissaires. Si Sa Majesté eût retardé cette publication jusqu’à l’époque de leur arrivée dans la colonie, il eût été très-dangereux de donner occasion à de nouveaux excès, dans un intervalle de temps où d’un côté l’on aurait abusé de la loi du 24 septembre pour accabler les hommes de couleur libres, si on l’avait pu, et de l’autre on se serait prévalu de la notoriété de la nouvelle loi, quoique non officielle, pour se maintenir dans les prétentions par la flamme et le glaive.

Après avoir appliqué aux sieurs commissaires les faits principaux dont il était nécessaire de les instruire, leur avoir développé les intentions générales du législateur, leur avoir exposé les principes fondamentaux sur lesquels ils doivent régler leurs opérations à Saint-Domingue, il faut descendre dans les détails de la loi même du 4 avril, et prévoir les difficultés d’exécution qu’ils pourraient y rencontrer.

L’article 1er ordonne la réélection immédiate des assemblées coloniales et des municipalités, aussitôt après la publication de la loi ; cependant l’article 4 autorise les sieurs commissaires à prononcer la suspension et même la dissolution des assemblées actuellement existantes.

Ces deux dispositions pourraient présenter une sorte de contrariété entre elles, en ce que l’une est impérative et l’autre facultative seulement ; et encore en ce que la première suppose une exécution subite, la seconde une exécution retardée jusqu’à la présence des commissaires civils. Il faut les concilier, en observant qu’on aura dû procéder sur-le-champ aux réélections prescrites selon les formes des lois des 8 et 28 mars 1790, mais que dans l’espace de temps nécessaire pour y parvenir, les assemblées coloniales et autres auront continué leur activité ; de manière que si les sieurs commissaires les trouvent encore existantes et les réélections non achevées, ils auront le pouvoir de suspendre ou de dissoudre ces assemblées : ils accéléreront la convocation des assemblées paroissiales, si elle n’avait pas été faite ; ils y feront régner l’ordre et la paix ; ils jugeront provisoirement, sauf le recours à l’assemblée nationale, toutes les questions qui pourraient s’élever sur la régularité des convocations, la tenue des assemblées, la forme des élections, et l’éligibilité des citoyens.

Il y a toute apparence qu’à leur arrivée, il n’y aura encore rien d’entamé sur cette partie d’exécution ; ce sera à eux de la mettre en mouvement avec les précautions que la prudence leur dictera. Ils auront attention de ne pas compromettre la sûreté et la police intérieure par des mesures précipitées dont l’effet serait de détruire brusquement sans avoir de quoi remplacer : c’est ici qu’ils appliqueront le pouvoir facultatif qui leur est conféré, de suspendre ou de dissoudre l’assemblée coloniale, sans attendre la formation de l’assemblée nouvelle ; ils pèseront les motifs pour et contre, d’après les dispositions que l’assemblée actuelle aura manifestées : si l’on juge de l’avenir par le passé, ces dispositions seront peu conciliantes ; ainsi il y a lieu de prévoir que les sieurs commissaires ne tarderont pas à la dissoudre ; il sera néanmoins indispensable qu’ils s’en soient fait reconnaître auparavant, ainsi que de tous les corps administratifs, des tribunaux et des dépositaires de la force publique : ils s’adresseront à cet effet au sieur de Blanchelande ou à celui qui le représenterait dans les fonctions de gouverneur par intérim de la colonie de Saint-Domingue. Quoique cet officier général ait obtenu son rappel, ses fonctions ne cesseront que lorsqu’il aura satisfait à ce devoir, et qu’il aura procédé ensuite à l’installation du sieur d’Esparbès, lieutenant général des armées, dans l’exercice de la place de gouverneur général des îles sous le vent.

Il serait douloureux de penser que les sieurs commissaires et le sieur d’Esparbès pussent se voir exposés à éprouver de la résistance à cet égard ; si ce malheur arrivait, alors la coaction suppléerait à l’obéissance ; on passerait à un enregistrement d’autorité. Un malheur plus grand, et tout à la fois plus invraisemblable encore, est aussi dans l’ordre des choses possibles ; c’est celui du refus que ferait le Cap, de l’admission des sieurs commissaires, du nouveau gouvernement, et même de la force armée qui les accompagne. Il leur sera aisé de s’apercevoir, avant que de s’engager dans la passe, si on leur prépare une réception amicale ou hostile : dans le premier cas, ils mouilleront et débarqueront sans difficulté ; dans le second cas, ils se tiendront hors de la portée des forts, et enverront en parlementaire à l’assemblée coloniale, au gouverneur et à la place, une réquisition de les recevoir, libellée au nom de la loi, de la nation et du roi. Si elle ne produit aucun effet, ils se transporteront avec le convoi, soit à Saint-Marc, soit au Port-au-Prince, soit à Léogane ; selon la détermination qu’ils prendront d’après les avis qui leur seront donnés sur la côte, et principalement par des bâtimens de l’État, dont les commandans seront tenus, sur la réquisition des sieurs commissaires, de protéger et d’assurer la marche et le débarquement qu’il conviendra de préférer. Ce que les sieurs commissaires auraient fait au Cap, de même que le gouverneur, pour la reconnaissance de leurs pouvoirs et caractères, ils le feront dans le lieu où ils aborderont, près des corps administratifs, des tribunaux et des garnisons locales, en l’étendant de suite par des proclamations à toute la colonie.

Le même tact de circonstances décidera les sieurs commissaires sur le choix de l’endroit où la nouvelle assemblée coloniale devra être convoquée pour y tenir ses séances.

En ordonnant la tenue des assemblées paroissiales pour les réélections des municipalités et assemblées coloniales, ils rappelleront la disposition impérative de la loi du 4 avril dernier, qui veut que les hommes de couleur et nègres libres soient admis à voter, et soient éligibles à toutes les places, pourvu qu’ils réunissent d’ailleurs les conditions prescrites par l’article 4 des instructions du 28 mars 1790 ; ils énonceront ces conditions ; ils instruiront le peuple des formes prescrites par la loi du 8 du même mois ; ces deux lois sont connues aux sieurs commissaires ; elles ont été publiées dans la colonie ; ils les y trouveront, et en emporteront encore d’ici des exemplaires. Pour que le vœu de ces lois ne soit pas éludé par le fait, ils emploieront tous les moyens qui pourront assurer plus efficacement le libre accès, tant des blancs que des hommes de couleur, aux assemblées primaires et autres : ils aplaniront par des décisions promptes et provisoires toutes les contestations qui viendront à s’élever dans les assemblées ; ils y feront observer les règles de l’égalité et de la liberté des délibérations : la loi du 4 avril ne faisant aucune exception de couleur et de personnes, ils ne se permettront ni préférences ni partialité.

Ils s’occuperont essentiellement, et dès le premier instant de leur débarquement, soit avec les corps administratifs subsistants, soit avec ceux qui leur succéderont, des dispositions à faire pour rétablir la tranquillité, la confiance, la confraternité, la sûreté domestique, le travail et la soumission des ateliers ; ils se concerteront avec ces mêmes corps et avec le gouverneur général pour faire disparaître les camps, les rassemblemens hostiles, les dépôts privés d’armes offensives ou défensives, en un mot, pour effacer, s’il est possible, jusqu’aux traces de la guerre intestine qui a si souvent ensanglanté ce malheureux sol : ils rassureront le colon justement effrayé, et le ramèneront à des foyers d’où la crainte de la mort l’avait exilé ; ils le mettront sous la sauvegarde de la loi et des bras armés par la mère-patrie, pour voler à son secours ; ils lui montreront dans chaque soldat de ligne, dans chaque volontaire des bataillons nationaux, autant d’amis, autant de frères ; ils feront vivre en bonne intelligence ces militaires avec eux et entre eux-mêmes ; nul motif de concorde et de consolation ne sera oublié, et les sieurs commissaires prodigueront, à des cœurs aigris par l’infortune, tous les adoucissemens que la raison, la persuasion, l’humanité compatissante sauront leur inspirer ; ce sera le plus constant des devoirs qu’ils auront à acquitter ; il leur sera doux de le remplir ; mais en même temps ils ne perdront pas de vue qu’ils sont chargés d’un autre ministère plus pénible, plus rigoureux, et non moins salutaire, celui de la recherche des coupables auteurs des troubles de Saint-Domingue : cette tâche leur est imposée par les articles 5 et 6 de la loi du 4 avril ; ils devront non-seulement la fournir avec inflexibilité, mais encore se conformer en ce point au genre d’instruction que le corps législatif a jugé à propos de leur prescrire.

L’assemblée coloniale une fois formée sur les élémens des lois des 8 et 28 mars 1790, et ceux de la loi du 4 avril, il faudra que les sieurs commissaires la sollicitent sans relâche pour l’émission de son vœu sur la constitution, la législation et l’administration la plus favorable à la colonie : c’était là le plus grand objet que les assemblées coloniales devaient avoir en vue ; et c’est la chose dont elles se sont la moins occupées jusqu’à présent. Il importe de les rattacher à ce travail par leur propre intérêt, le retour à l’ordre en dépend ; et cette considération présentée avec force par les sieurs commissaires ne pourra manquer de produire l’effet que l’on est en droit d’en attendre : ils savent qu’ils n’ont sur cela que les voies de l’excitation ; ils n’ont point d’ailleurs à concourir activement avec l’assemblée délibérante ; mais Sa Majesté ne doute point qu’ils ne soient souvent consultés, et qu’ils ne s’empressent alors à communiquer le résultat de leurs sages conseils et de leurs lumières acquises. S’il arrivait que l’assemblée se permît de prendre des arrêtés qui fussent contraires aux principes fondamentaux de la constitution et de la législation française, ou aux lois décrétées particulièrement pour les colonies, les sieurs commissaires ne pourraient les passer sous silence ; ils en requerraient la rectification ; ils s’opposeraient dans la même forme à la sanction provisoire du gouverneur, et à l’exécution de ces actes illégaux d’une autorité usurpée ; ils iraient même, sous leur responsabilité, jusqu’à suspendre cette exécution par des proclamations clairement libellées, et ils en rendraient compte sur-le-champ au ministre de la marine et des colonies, qui prendrait les ordres de l’assemblée nationale et du roi : enfin, ils se diront sans cesse que le salut public et la tranquillité de Saint-Domingue sont commis à leurs soins. La force armée, le gouverneur général, les tribunaux, les corps administratifs, tout est soumis à l’empire de leur réquisition, pour qu’ils puissent parvenir sans obstacle au but que la nation et le roi se sont proposé dans leur mission : ils répondront de l’emploi qu’ils auront fait d’une aussi grande autorité…

Sa Majesté laisse à leur prudence de se diviser, lorsqu’à la pluralité des voix ils auront jugé utile de le faire pour opérer plus de bien en même temps et en divers points ; mais ils commenceront par se tenir réunis, afin de se tracer une marche certaine, et ils finiront de même par se recueillir sur l’ensemble de leurs opérations.


En cas de partage d’avis entre eux, l’opinion du plus ancien d’âge prévaudra. Si les deux ne croyaient pas devoir attendre le suffrage du troisième absent, et dans le cas où l’un des trois commissaires ne sera pas de l’avis de la majorité il pourra consigner et motiver son opinion sur les registres de la commission, mais sans pouvoir lui donner aucune publicité…


Telles furent les instructions émanées du roi. Nous avons supprimé quelques dispositions de détail concernant les mesures purement administratives et financières. Ces instructions, dont nous avons souligné à dessein certains passages, supposaient, pour l’avenir, beaucoup plus de sagesse de la part des colons, qu’ils n’en avaient montré dans le passé ; car elles établissent fort bien leurs torts à cet égard. Mais l’avenir répondit au passé, et nous verrons pourquoi les commissaires civils durent supprimer totalement l’assemblée coloniale et les assemblées provinciales, afin d’user de la dictature remise entre leurs mains.

En renversant le trône des Bourbons dans la journée du 10 août 1792, l’assemblée législative avait décrété la formation d’une convention nationale pour juger Louis XVI.

Le 22 août, il fut décrété que des députés des colonies françaises siégeraient dans cette convention. Le 25 du même mois, un nouveau décret détermina les fonctions des gouverneurs de ces colonies, et un autre fut rendu sur les biens qu’y possédaient les émigrés, qui durent être saisis et vendus au profit du trésor public, sauf les droits des tiers et des familles non émigrées.

Le 8 novembre, la convention nationale rendit un décret qui, en prononçant le rappel des commissaires civils envoyés dans les autres colonies, pour les remplacer par d’autres, confirma la mission de ceux nommés pour Saint-Domingue, dont le patriotisme est reconnu, dit ce décret.

Le 10 décembre, elle en rendit un nouveau, par lequel elle approuva les mesures prises à Saint-Domingue par ces commissaires, et que nous ferons connaître.

Nous nous bornons, pour le moment, à la mention de ces actes émis dans le cours de l’année 1792, nous réservant de parler de ceux qui furent rendus plus tard.

  1. Voyez une lettre curieuse de Page lui-même à ce sujet, dans le 2e volume des Débats, pages 223 et 224, et ce qu’il dit encore à la page 225. Ce colon haineux avait fini, alors, par adopter l’idée de l’affranchissement graduel. Dans un autre endroit, il émit l’opinion d’une indemnité à donner aux maîtres dépossédés de leurs esclaves. On ne peut que regretter qu’un homme aussi éclairé n’ait pas été animé de meilleurs sentimens.
  2. Nous avons ouï dire, qu’interdit pour quelques mois par le parlement de Paris, Polvérel fit cette fière réponse après la lecture de l’arrêt : « Et moi, plus puissant que la cour, je m’interdis pour toujours. »
  3. Six à sept mille hommes avaient été effectivement envoyés dans la colonie avant l’arrivée des commissaires civils. Il en vint six mille avec eux. (Débats, tome 6, page 211.)
  4. Les temps étaient bien changés ! la révolution française avait porté ses fruits.