Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/0/7

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 69-82).

VII.


Dans ce but, nous allons faire encore des citations qui compléteront les précédentes ; mais nous les prendrons maintenant dans les écrits qui ont plaidé la cause des opprimés, au début de la révolution.

Le plus constant des Amis des noirs, Henri Grégoire, curé d’Embermenil, devenu évêque de Blois, en présentant en 1789, à l’assemblée nationale dont il était membre, un mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue, établissait ainsi les privations imposées à cette classe :


« Défense d’exercer certains métiers, comme l’orfévrerie.

» Défense d’exercer la médecine et la chirurgie.

» Défense de porter des noms européens, injonction de prendre des noms africains[1].

» Injonction aux curés, notaires et autres hommes publics, de consigner dans leurs actes les qualifications de mulâtres libres, quarterons libres, sang-mêlés, etc.

» Défense de manger avec les blancs.

» Défense de danser après 9 heures du soir.

» Défense d’user des mêmes étoffes que les blancs. Des archers de police furent commis à l’exécution de ce décret ; on les a vus sur les places publiques, aux portes même des églises, arracher les vêtemens à des personnes du sexe, qu’ils laissaient sans autre voile que la pudeur.

» Défense de passer en France.

» Exclusion de toutes charges et emplois publics, soit dans la judicature, soit dans le militaire ; ils ne peuvent plus aspirer aux grades d’officiers, quoiqu’en général on les reconnaisse pour gens très-courageux. On ne veut pas même que, dans les compagnies de milices, ils soient confondus avec les blancs. Quelles que soient leurs vertus, leurs richesses, ils ne sont point admis aux assemblées paroissiales. Dans les spectacles, ils sont à l’écart, le mépris les poursuit jusqu’à l’église, où la religion rapproche tous les hommes, qui ne doivent y trouver que leurs égaux. Des places distinctes leur sont assignées. »


Et quant aux nègres encore plus malheureux :


« Tel maître blanc était si bien connu par sa férocité, qu’on faisait trembler tous les esclaves désobéissans, en parlant de les vendre à ce tigre.

» Tel autre fut menacé par M. d’Ennery, gouverneur, d’être renvoyé en France, s’il continuait à fusiller ses nègres.

» Tel autre, non content d’accabler de travaux ses négresses, leur arrachait encore le honteux salaire d’un honteux libertinage.

» Tel autre faisait sans cesse retentir la plaine des hurlemens de ses esclaves, dont le sang ruisselait dans les plantations, où, comme celui d’Abel, il crie vengeance ; son plaisir était ensuite de se faire servir à table par ces malheureux dont les chairs tombaient en lambeaux.

» Tel autre cassait une jambe à tout nègre coupable de marronnage, et le laissait sur la place jusqu’à ce que la gangrène exigeât l’amputation. »


Dans un écrit publié en janvier 1791 par Julien Raymond[2] et portant pour titre : Observations sur l’origine et les progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de couleur, ce mulâtre confirme toutes les assertions du vénérable Grégoire.

Il fait remarquer que dans l’origine de l’établissement de la colonie de Saint-Domingue, les premiers colons (connus sous les dénominations de boucaniers, de flibustiers, d’engagés), gens de basse extraction sociale, ne pratiquaient pas ce préjugé de la couleur, parce que, dépourvus de femmes européennes ou agréant peu quelques-unes qu’on leur avait envoyées de la métropole, dont les vertus paraissaient plus que suspectes, ces hommes grossiers s’attachaient à des filles de couleur ou à des africaines qu’ils prirent pour compagnes de leurs plaisirs. Ces femmes prenaient soin d’eux, et partageaient leurs travaux et leur condition : de là l’attachement que ces premiers colons eurent pour les enfans mulâtres nés de cette cohabitation. Ce fut là l’origine, la cause, les motifs de l’édit de 1685 par lequel Louis XIV autorisa le mariage légitime entre les deux races : édit provoqué du reste par les administrateurs des colonies et les conseils supérieurs qui, à cette époque reculée, où l’on ne comptait qu’environ 500 affranchis, étaient favorables à cette classe.

J. Raymond ajoute que : « Les colonies, un peu avant la guerre de 1744, avaient fixé davantage les yeux de la métropole, parce qu’elles produisaient déjà beaucoup. Il y passa beaucoup d’Européens ; les femmes même franchirent les mers en grand nombre, pour y chercher la fortune dont elles étaient dépourvues ; des mères y menèrent leurs filles pour les marier à de riches colons. Leurs vœux furent souvent trompés. Comme elles venaient sans fortune, bien des jeunes gens qui passaient dans les colonies pour y acquérir des richesses, préféraient d’épouser des filles de couleur qui leur portaient en dot des terres et des esclaves qu’ils faisaient valoir. Ces préférences commencèrent à donner de la jalousie aux femmes blanches. Inde iræ. Ces jalousies se changèrent en haine. On voyait alors beaucoup de jeunes gens de famille et un grand nombre de cadets de noblesse épouser des filles de couleur dont les parens étaient devenus riches, et se trouver, par ce moyen, aisés et à même d’augmenter leurs fortunes… Une partie des enfans de couleur qui résultèrent de ces mariages et associations était envoyée en France par leurs pères, soit pour les faire élever, soit pour leur faire apprendre des professions analogues aux facultés de leurs parens.

« La paix de 1749 attira dans les îles un grand nombre de familles blanches qui adoptèrent bientôt le ressentiment et le préjugé que les anciens blancs commençaient à manifester contre les gens de couleur, et que leurs fortunes croissantes ne faisaient qu’augmenter.

» La paix de 1763 lui donna de nouvelles forces. À cette époque, on vit revenir dans les colonies toute cette jeunesse de couleur qui avait reçu une bonne éducation, dont plusieurs avaient servi dans la maison du roi, et comme officiers dans différens régimens.

» Les talens, les qualités, les grâces, et les connaissances que la plupart de ces jeunes gens possédaient, et qui faisaient la censure des vices et de l’ignorance des blancs des îles, furent la cause même de l’avilissement où on les jeta. Les sots ne pardonnent pas l’esprit, ni les tyrans la vertu. Aux humiliations dont les blancs accablèrent cette jeunesse de couleur, ils cherchèrent à joindre des lois oppressives qui sanctionnassent ces opprobres, qui étouffassent tous les talens et l’industrie de cette classe.

» Il y avait, comme je l’ai dit, à Saint-Domingue, une grande quantité de blancs mariés à des personnes de couleur. On accabla ces blancs de si cruels mépris, qu’on arrêta subitement ces associations dictées par la nature des lieux, et qui auraient fait rapidement peupler et prospérer ces îles. Vous observerez combien une pareille marche a dû faire propager le concubinage, dont les blancs veulent faire rejaillir maintenant la peine sur les fruits innocens qui en sont provenus.

» Plusieurs blancs ayant eu des enfans avec des filles de couleur, voulant s’arracher, eux et leurs enfans, à ce mépris injuste, s’établirent en France avec elles, et par un nouveau mariage, ils légitimèrent leurs enfans. Qu’imagina la jalousie des blancs ? On surprit un arrêt du conseil qui défend ces mariages, même en France ; et depuis, on vit des curés, à Paris, refuser de marier ici des hommes de couleur avec des blanches. »


« Que dire de l’arrêt du conseil, du 5 avril 1778 (sous Louis XVI), par lequel — S. M. étant informée que quelques-uns des noirs de l’un et de l’autre sexe, qui se trouvaient en France avant l’édit du 9 août 1777 (sous le même roi), par lequel l’entrée du royaume leur est interdite, se proposaient de contracter mariage avec des blancs, ce qui serait contraire au bon ordre de tolérer, fait défense à tous ses sujets blancs, de l’un et de l’autre sexe, de contracter mariage avec les noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur[3].


On peut dire, comme on peut prouver par des actes officiels, que le gouvernement royal a aggravé la condition des affranchis, et par conséquent celle des esclaves ; car si l’on ne voulait pas favoriser les premiers, c’était pour pouvoir river encore plus les fers des autres. Mais, il est avéré aussi, d’après le témoignage d’Hilliard d’Auberteuil, que les créoles blancs résidans en France, y poursuivaient les hommes de couleur de leur haine et de leurs préjugés. Au commencement de la révolution, les colons n’ont que trop redoublé d’intrigues pour égarer l’opinion publique qui s’y montrait favorable à l’émancipation politique de cette classe. C’est donc à ces colons, créoles ou Européens, devenus riches et puissans, enorgueillis de leur position sociale dans ces contrées où la main de l’esclave faisait fructifier les terres, que l’Africain et ses descendans ont dû leur avilissement.

Que les colons français aient trouvé l’esclavage établi en fait à Saint-Domingue déjà colonisé par les Espagnols, c’est ce que personne ne révoque en doute. Qu’ils aient profité de ce fait accompli, qu’ils l’aient maintenu et empiré, étant guidés par l’intérêt et la cupidité, c’est, ce que personne ne peut non plus contester.

Moreau de Saint-Méry, qui, dans son précieux ouvrage sur Saint-Domingue, a compati plus d’une fois au sort des esclaves et des affranchis, et qui s’est plu à citer des faits honorables pour les uns et pour les autres, dit aussi :

« La première observation qu’inspire l’existence de cette classe (les affranchis), c’est que ce fut au sein de la France qu’on fit des lois pour le maintien de la servitude des Africains en Amérique ; que ce fut la France qui songea à s’approprier les produits du commerce de la traite des noirs qu’il est même interdit aux colonies de faire directement ; que le gain de ce privilège exclusif a été pour la France, et que les colons ne doivent qu’à eux seuls l’idée de l’affranchissement, de ce pacte heureux qui rétablit un esclave dans les droits de l’humanité, qui donne au maître le moyen de satisfaire sa justice ou un sentiment de générosité qui tourne au profit de l’esclave, et qui ajoute à la force politique des colonies, etc. »

Si les colons français ont trouvé l’esclavage déjà établi par les Espagnols, ils ont trouvé aussi l’affranchissement en cours d’exécution, un siècle avant leur établissement à Saint-Domingue. Ce n’est donc pas à eux que l’on peut attribuer l’initiative de cette mesure réparatrice, qui rétablit un esclave dans les droits de l’humanité, mais aux Espagnols.

Mais n’est-il pas vrai aussi que le code noir disait :

« Octroyons aux affranchis les mêmes droits, priviléges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons qu’ils méritent une liberté acquise, et qu’elle produise en eux, tant pour les personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets. Déclarons les affranchissemens faits dans nos îles leur tenir lieu de naissance dans nos îles ; et les esclaves affranchis n’avoir besoin de lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos autres sujets dans notre royaume, terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers. »

Ces dispositions libérales n’étaient autre chose que l’adoption par le monarque français, des dispositions des lois espagnoles du 15 avril 1540, 31 mars 1563, 26 octobre 1611.

Que voulait donc le code noir, dans cette partie si favorable à l’affranchissement des esclaves ? Évidemment, la fusion des deux races d’hommes qui habitaient les colonies françaises, par les avantages accordés à ceux qui parvenaient à la liberté. En cela, ce code développait les principes du christianisme qui enseigne aux hommes à se considérer comme des frères ; plusieurs de ses articles témoignent de cette louable préoccupation du législateur, notamment celui qui est relatif à l’observation des dimanches et des fêtes, où le maître ne pouvait, ou plutôt ne devait exiger aucun travail de ses esclaves, et celui qui prescrivait le mariage entre l’homme libre et la femme esclave dont il aurait eu des enfans.

Mais, si les premiers administrateurs des colonies se montrèrent disposés à seconder les vues du gouvernement royal à cet égard, leurs successeurs ne furent que trop empressés à adopter les préjugés nés dans ces pays lointains, par l’effet de cette corruption morale que l’esclavage engendre. La plupart d’entre eux, partageant les idées matérialistes qui ont signalé le siècle de Louis XV, étant grevés de dettes ou officiers sans fortune, avaient un intérêt puissant à favoriser les injustices des colons. On peut même dire qu’à mesure que les sentimens religieux perdaient de leur empire dans la nation française, tous les vices qui résultent de l’égoïsme, de la cupidité, de l’avarice, gagnaient les cœurs des dominateurs des colonies. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les colonies françaises à celles de l’Espagne, où les hommes de la race africaine ont toujours été mieux traités, par l’influence de la religion[4]. Et de nos jours, n’est-ce pas à l’esprit religieux que la Grande-Bretagne a dû l’honneur d’être entrée si franchement, si libéralement dans la voie de l’émancipation de cette race ? La commission française, formée en 1840, a démontré cette vérité d’une manière incontestable, dans son lumineux rapport de 1843. Mais, si les prêtres catholiques eux-mêmes, à Saint-Domingue, oublièrent leur mission sur la terre pour devenir possesseurs d’esclaves, pour pratiquer tous les vices qui régnaient dans cette colonie, il n’est pas étonnant que les gouverneurs, les intendans, les magistrats aient subi l’influence de l’atmosphère corruptrice où ils vivaient.


Lorsqu’on lit les réflexions judicieuses de Moreau de Saint-Méry, sur les actes qui honorent les hommes de la race noire, qu’il reconnaît susceptibles de sentimens élevés, en qui il démontre l’intelligence qu’on leur déniait[5], lorsqu’on lit les passages où cet esprit éclairé proclame l’utilité de ces hommes pour la prospérité matérielle des colonies, leur dévouement à la métropole et à Saint-Domingue même, on ne peut que déplorer l’aveuglement du préjugé de la couleur (qui dégrade encore plus ceux qui s’en font une sorte de religion politique que ceux qui en sont l’objet), en apprenant qu’il n’a pas montré dans sa conduite, en France, cette sensibilité dont il a fait preuve dans son ouvrage.

En effet, Moreau de Saint-Méry s’est réuni aux autres colons du club Massiac, à Paris, et aux membres de la députation coloniale, pour s’opposer aux démarches que faisaient, auprès de l’assemblée nationale constituante, les commissaires des affranchis, dans le but d’obtenir leur assimilation aux blancs, comme le voulait le code noir. Dans le bureau de la députation particulière de Saint-Domingue, en 1789, il a protesté contre l’imputation qui lui avait été faite, de s’être montré favorable à l’abolition de la traite et à l’affranchissement des esclaves, en faisant remarquer qu’il n’avait pas fait la motion, même pour améliorer leur sort. Il s’est fait ensuite un mérite d’avoir réfuté le plaidoyer de l’abbé Grégoire en faveur de l’admission des gens de couleur à l’assemblée nationale ; il a encore publiée des écrits contre la société des Amis des noirs, dans le même but.

Eh bien ! que prouve cette conduite indigne d’un homme éclairé ?

C’est que les colons, créoles ou Européens, comme nous l’avons dit, ont toujours été les persécuteurs de la race noire, les provocateurs des actes de la métropole par lesquels la condition malheureuse de cette race s’est de plus en plus aggravée.

Moreau de Saint-Méry était créole et député de la Martinique, membre du conseil supérieur de Saint-Domingue, propriétaire dans ces deux îles, par conséquent colon, l’un de ces privilégiés de la peau[6] qui, malgré leurs lumières, subissaient l’influence du préjugé qu’il dénonçait lui-même à la raison, étant intéressé au maintien de la condition servile des opprimés : il n’admettait aucune transaction avec le siècle éclairé qui appelait tous les hommes à une complète régénération.

Moreau de Saint-Méry, enfin, était de la classe des Cocherel[7], des Boursel, des Hilliard d’Auberteuil, des Gouy d’Arcy, des Page, des Brulley, des Dillon, des Pons, etc… etc. Ce dernier disait, dans une brochure qu’il a publiée en 1790 :

« Les efforts de la société des Amis des noirs, dont l’enthousiasme mal entendu trouvait dans les principes de l’assemblée nationale, les moyens de propager sa doctrine, ajoutaient encore aux dangers auxquels nous étions exposés. Les colonies ne peuvent exister sans la traite ; l’expérience a démontré que leur destruction totale serait la suite de l’affranchissement des noirs… »

C’était le règne des principes que redoutaient les colons ! Aussi ont-ils mis tout en œuvre pour faire comprendre à l’assemblée nationale constituante que la déclaration des droits de l’homme ne pouvait être invoquée ni à Saint-Domingue ni dans les autres colonies françaises, sans les perdre à jamais. De même qu’ils importunaient de leurs cris, de leurs clameurs, l’autorité royale dans l’ancien régime, de même ils ont intrigué auprès des législateurs de la France, pour entraver les généreuses dispositions que beaucoup d’entre eux montraient en faveur des opprimés.

Les colons n’y ont que trop bien réussi pour leur malheur. Contre leur gré, aveugles et passionnés, ils sont devenus les instrumens de la Providence qui veillait au salut de ses créatures. Le triomphe de la race noire a été le résultat de la longue injustice du régime colonial. On l’a contrainte de recourir aux armes, et les colons, leurs propriétés et leurs richesses ont disparu de cette terre si longtemps abreuvée de larmes et de sang.

Tout y a disparu, même l’autorité, la souveraineté de la France !

Et à qui la faute ?…

Mais, n’anticipons pas sur les événemens. Les faits viendront en leur lieu démontrer les torts de l’entreprise qui a provoqué l’énergique résolution de rendre Saint-Domingue indépendant de la France ; et alors, loin de regretter qu’un méprisant défi ait été jeté ainsi à toute la race africaine jugée indigne de la liberté, nous applaudirons à cette pensée d’un Génie extraordinaire, irrésistiblement amené à faciliter l’accomplissement des desseins de la divine Providence sur cette race. Car, qui peut ne pas voir la volonté de Dieu dans les étonnantes mesures employées à cette époque ? D’ailleurs, est-il un seul peuple dans le monde qui soit parvenu à se régénérer, sans passer par des vicissitudes effroyables[8] ?

  1. Cependant, les colons donnaient des noms romains ou grecs à leurs esclaves venus d’Afrique : aussi prodiguaient-ils le nom des Sylla, des Scipion, des César, des Socrate, des Caton, des Pompée, des Saturne, des Mentor, des Télémaque, etc., etc.
  2. Julien Raymond, homme de couleur, avait été envoyé en France, où il reçut une brillante éducation. De retour à Saint-Domingue, il fut en butte à des vexations de la part de quelques blancs qui, moins instruits que lui et jaloux de son mérite, se plurent à lui faire sentir le poids du préjugé de la couleur. M. de Bellecombe était alors gouverneur général : cet homme juste et généreux, qui venait de garantir aux nègres fugitifs établis dans la montagne de Bahoruco, une liberté acquise par leur courage, engagea J. Raymond à retourner en France pour y plaider la cause de sa classe. Riche propriétaire, il se dévoua à cette œuvre et se rendit à Paris, en 1784 ; et bientôt M. de Bellecombe, relevé de ses fonctions à Saint-Domingue, y fut aussi. Ce général le présenta au maréchal de Castries, alors ministre de la marine et des colonies, à qui J. Raymond remit un mémoire où il exposait la condition avilissante de la classe des affranchis. La révolution étant survenue, il se joignit à Vincent Ogé et aux autres hommes de couleur et aux Amis des noirs, à Brissot surtout, pour faire admettre les réclamations des affranchis à l’assemblée nationale : il fit beaucoup d’écrits à cette époque, dans le but qu’il poursuivait. C’était néanmoins un esprit systématique, ne connaissant que les formes légales, recommandant sans cesse aux affranchis de prendre patience et de tout attendre de la justice et de la générosité de l’assemblée nationale, ne comprenant peut-être pas la portée de la révolution qui s’opérait à Saint-Domingue. Il a joué un rôle politique, et nous en parlerons encore.
  3. M. Lepelletier de Saint-Rémy, tome 1er, page 107, extrait du tome 5 des Lois et constitutions des colonies, page 821. Cet édit, ou déclaration du août 1777, fait connaître qui a provoqué de l’autorité royale la défense faite aux noirs et aux mulâtres d’entrer en France. Dans ses considérans, il est dit : « Il nous a donc paru qu’il était de notre sagesse de déférer aux sollicitations des habitans de nos colonies, en défendant l’entrée de notre royaume à tous les noirs, etc.
  4. « Il est bien constant que les Espagnols n’ont jamais connu les distinctions de couleur ; car, dans les possessions espagnoles, les blancs, les hommes de couleur et les noirs libres parviennent indistinctement aux emplois civils, militaires, et même ecclésiastiques ; car il y a des noirs revêtus de l’épiscopat dans leurs possessions de l’Amérique du Sud. » (Paroles de Sonthonax aux Débats, t. 2, p. 112.)
  5. « Des hommes, dit-il, tels que Lasneau (mulâtre) accusent de rigueur un préjugé qui ne leur permet jamais, ni à leur descendance, l’espoir de se confondre avec ceux dont une noble et généreuse hospitalité, et une conduite que tout le monde estime, les rapprochent sans cesse. » (Description de Saint-Domingue, t.2. p. 794.)
  6. Dans l’avertissement mis en tête d’une adresse de la société des Amis des noirs à l’assemblée nationale, en date du 4 avril 1791, Clavière, membre de cette société, dit :

    « Nous dévoilerons complétement ce colon (Moreau de Saint-Méry) dont les traits du visage et la couleur de la peau font soupçonner une double trahison : celle des droits de l’homme et de ses frères proprement dits… » Et en note : « Si le sang africain ne coule pas dans les veines de M. Moreau, ce qui est problématique, etc. »

  7. Brissot, adressant une lettre à Barnave, en novembre 1790, y dit :

    « Il est tel député des îles à l’assemblée nationale (MM. Moreau de Saint-Méry et Cocherel, par exemple), qu’il est impossible de distinguer des mulâtres. On m’assure que dans les assemblées coloniales, et dans les places les plus distinguées, il existe de vrais sang-mêlé, mais qui ont su déguiser leur origine. Croirait-on que ces frères des mulâtres sont les plus ardents et les plus hautains de leurs ennemis ?… »

    Cela se conçoit fort bien, parce que, déguisant leur origine, ils se montraient plus acharnés, pour que l’on ne pût pas les soupçonner : calcul infâme, mais logique !

  8. « J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du Consulat. C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint… » L’Empereur avait d’autant plus à se reprocher cette faute, disait-il, qu’il l’avait vue, et qu’elle était contre son inclination. Il n’avait fait que céder à l’opinion du Conseil d’État et à celle de ses ministres, entraînés par les criailleries des colons, qui formaient à Paris un gros parti, et qui, de plus, ajoutait-il, étaient presque tous royalistes et vendus à la faction anglaise. » (Mémorial de Sainte-Hélène.)

    « Une des plus grandes folies que j’aie faites, a continué l’Empereur, a été d’envoyer cette armée à Saint-Domingue. J’aurais dû ôter pour toujours la possibilité d’y parvenir. Je commis une grande erreur, une grande faute, en ne déclarant pas Saint-Domingue libre, en ne reconnaissant pas le gouvernement des hommes de couleur… Si je l’eusse fait, j’aurais agi d’une manière plus conforme aux principes de ma politique… L’indépendance de Saint-Domingue une fois reconnue, je n’aurais pu y envoyer une armée pendant la paix ; mais lorsque la paix fut signée, les anciens colons, les marchands et les spéculateurs m’aissiégèrent continuellement de leurs demandes ; en un mot, la nation avait la rage de recouvrer Saint-Domingue, et je fus forcé d’y céder. Mais si avant la paix j’eusse reconnu les noirs, je me serais trouvé autorisé par là à refuser de faire aucune tentative pour reprendre cette colonie, puisqu’en cherchant à la recouvrer j’agissais contre mon propre jugement. » (O’Méara, Napoléon dans l’exil.)

    Ces aveux honorent la mémoire de l’Empereur Napoléon 1er : ils font savoir que les colons furent toujours les provocateurs des rigueurs employées contre la race noire.

    De notre côté, nous prouverons que le régime de fer établi par Toussaint Louverture dès la fin de l’année 1800, sous l’inspiration des colons, contribua beaucoup à la conception de l’expédition de 1802.