Ésope (Banville)/Acte 3
ACTE TROISIÈME
Scène première
Donc, celui que j’aimais déchire
Mon cœur en son délire !
Car le Roi resplendit comme un astre de feu,
Mais en tenant le sceptre honoré des cieux même
Le Roi n’a personne qui l’aime.
Il est seul et terrible et triste comme un dieu.
Le Roi jette au loin l’épouvante,
La Gloire est sa servante.
Il ne prend nul souci de ce qui dure peu.
Mais, enivré du vin triomphal et suprême,
Le Roi n’a personne qui l’aime.
Il est seul et terrible et triste comme un dieu.
Vous qui brillez sur les campagnes,
Vous êtes ses compagnes
Et vous le contemplez, étoiles du ciel bleu.
Quand vers lui vient la Mort, silencieuse et blême,
Le Roi n’a personne qui l’aime.
Il est seul et terrible et triste comme un dieu.
Scène deuxième
Ah ! c’est toi ! Je te vois enfin, rose fleurie,
Et je sens aussitôt ma tristesse guérie.
Ma Rhodope, j’ai cru que tu me fuyais !
Non pas. Mais je pleurais sur ton esclave.
Nous venons d’arrêter un espion, un Perse,
Fomentant parmi nous la trahison perverse.
Il semble que sa main puise dans un trésor ;
Moi-même, je l’ai vu distribuer de l’or.
Tout d’abord, il avait dessiné de fidèles
Images de nos monts et de nos citadelles,
Car il errait sous nos murailles, dès hier.
Et d’ailleurs, il n’a rien nié, car il est fier
Et ne désire pas que le Roi lui pardonne.
On a trouvé sur lui ces tablettes.
Les.
Ministres, Cydias, Orétès ! — cœurs hideux !
Cœurs vils ! Oui, comme des marchands font leur commerce
Ils ont vendu ma chair et mon sang à la Perse,
Et pour m’avoir livré, moi ! ces bouchers sanglants,
Vont recevoir chacun — c’est écrit — dix talents !
C’est là ! — Mais je ferai dévorer leurs mains viles
Par les chiens vagabonds qui passent dans mes villes !
Ainsi, les voilà pris dans leurs complots honteux.
Qui donc calomniait Ésope ? Ce sont eux,
Ces tigres affublés d’une figure humaine !
Mais, Roi, tu vois bien qu’il est innocent !
L’homme.
Ô destin farouche ! Ô douloureux ennuis !
Scène troisième
Quel est ton nom ?
L’espion. Oui, bientôt la foule inoccupée
Pourra sur quelque mur voir ma tête coupée
Et bientôt les corbeaux qui volent dans les cieux
Dévoreront ma bouche et mangeront mes yeux.
Donc, je n’ai plus besoin de porter un nom d’homme.
Pour toi, je suis Embûche et Ruse, et je me nomme
L’espion. Cydias sait pourquoi je venais.
Tout est dit.
Ton nom est Saroulkha. Lorsque je vins naguère
En ami, voir le roi Cyrus, avant la guerre,
Il n’était question que de toi dans sa cour,
Ton renom de héros grandissait chaque jour.
On avait pu te voir, dans les plaines du Xante,
Insultant le danger d’une voix méprisante,
Combattre sans faiblir, une blessure au flanc,
Jusqu’au soir, tout couvert de poussière et de sang.
Une invisible foudre, à frapper occupée,
Suivait les aveuglants éclairs de ton épée.
Surgissant tout à coup sur des corps entassés,
Tu ne disais jamais au combat : c’est assez !
Frappant sur l’ennemi de tes mains toujours sûres,
Tout poudreux, tu riais au massacre, aux blessures,
Choisissant le chemin par les traits obscurci,
Terrible ; et maintenant je te retrouve ici,
Déguisé, remuant de l’or pour le répandre
Dans le hideux bourbier des cœurs qui sont à vendre !
Et ce vil espion, ce corrupteur, c’est toi !
C’est moi, roi Crésus, mais j’obéis à mon Roi !
Il est le maître, il est le Roi des Rois, la gloire
Des cieux, et le brillant vainqueur de la nuit noire.
Ce qu’il veut est bien, puisqu’il le veut ; et quand il
A parlé, rien pour son service, n’est plus vil.
Je ne suis rien que boue et que terre fragile :
À son gré, de ses doigts, il pétrit cette argile,
Moi qui criais mon nom, de la Peur détesté,
Si je l’ai caché, c’est lorsque sa Majesté
L’ordonnait. J’ai marché sous une porte basse,
Mais je lève à présent mon front.
Va-t-en dire à Cyrus que je savais ton nom
Et que j’ai dédaigné de te punir.
Fais que mon sang versé de lumière s’enivre
Et ne m’inflige pas cette honte de vivre !
Oh ! non, pas cela. Vois la rougeur de mon front.
Par grâce !
C’est un guerrier. Loin qu’il se soit enfui loin d’elle,
La mort fut de tout temps sa compagne fidèle
Que sous le clair soleil il voulut épouser ;
Il a droit maintenant à son rouge baiser.
Oh ! que mêlant ainsi les pourpres de leurs bouches
La Mort vienne et l’endorme entre ses bras farouches !
Et qu’à jamais ton nom divin puisse fleurir !
Pardonne !
Exauce-moi !
Bien, soldat. Va mourir.
Scène quatrième
Sophion, fais ouvrir les portes. Qu’à cette heure
Quiconque voudra puisse entrer dans ma demeure,
Soyez les bienvenus, compagnons.
Te gardent !
De triomphe et d’orgueil divin se rassasie !
La Grèce te fournit des alliés.
Ô Roi, t’adore, tout entière à tes genoux.
Ta gloire est un soleil en flamme.
Encore un moment. Si le silence vous pèse,
Vous pourrez me parler tout à l’heure à votre aise.
Voici le coffre.
Des tas d’or, —
Il est fort léger.
Oui.
Tout à fait.
Je crois plutôt que dans ses flancs il enveloppe —
De riches diamants !
Oui.
Fais venir Ésope.
Scène cinquième
Te voilà regardé par tous ces yeux ardents,
Ésope !
Mais écoute : veux-tu savoir ce que je t’offre ?
On dit que tout mon or entassé dans ce coffre
T’accusera. S’il en est ainsi, je ne veux
Pas le savoir. Donc, pas d’inutiles aveux
Et si tu m’as trahi, puisque je t’aime encore,
Moi, ton maître, je veux l’ignorer, je l’ignore ;
Car je n’accable pas ceux que j’ai pu chérir.
On va donc emporter le coffre et, sans l’ouvrir,
Ésope, on le noiera dans les flots du Pactole.
Donc, si tu fis de l’or dérobé ton idole,
Ce mystère jamais ne peut être éclairci.
Ma clémence, dis-moi, te convient-elle ainsi ?
Oui, si tu le veux. Parle. Ordonne à ton esclave.
Je cède sans révolte à mon sort qui s’aggrave.
Car je te dois ma vie et je te dois, seigneur,
Même ce que je n’ose appeler : mon honneur.
Accusé devant toi, je n’ai pas le droit d’être
Justifié. Ton dur soupçon, mon noble maître,
M’a déjà retranché d’entre les innocents.
Fais porter le coffre au Pactole, j’y consens.
Pas moi. Je t’ai connu, je fus ton alliée
Jadis, quand j’étais une esclave humiliée,
Proie offerte au grand air, au soleil, à l’affront.
Alors que je portais des fardeaux sur mon front.
Un état n’est pas vil, quand tu le glorifies,
Et c’est pourquoi je veux que tu te justifies !
Je le veux. On verra que tu dédaignes l’or,
Toi, le pauvre homme, et qu’il peut exister encor
Quelque chose de pur, de sublime et de brave,
L’héroïque vertu dans une âme d’esclave !
Ah ! Tu te débattais dans un complot hideux,
Frère, mais ici, les esclaves c’est nous deux,
Et c’est pourquoi je veux te défendre, et la boue
Que l’on jette sur toi rejaillit sur ma joue !
Patience. On est sur la trace des larrons.
Ceyx, Lichas, ouvrez le coffre, et nous verrons
Tout ce qu’il contient, car c’est l’épreuve suprême !
Oui, faites.
Et je vais vous le montrer moi-même !
Ces haillons noirs, lavés par l’eau du ciel, brûlés
Par les soleils, avec leurs crins échevelés,
Ces chaussures de poil et cette peau de chèvre,
Comme le faune, ayant une flûte à sa lèvre,
En porte une sur sa poitrine, dans les bois,
Poursuivi par les cris d’une meute aux abois ;
Ces guenilles que l’eau du ciel tourmente et lave,
Regardez-les ! ce sont mes vêtements d’esclave !
Enfin, voilà les fers qui m’ont meurtri, les fers
Dont la sinistre voix parle des maux soufferts.
À présent, je suis libre et joyeux sous les chênes :
Mais j’ai subi ces fers et j’ai porté ces chaînes.
Oh ! tout mon dur passé que la douleur voila,
Mes fers, mes vêtements d’esclave, les voilà !
Et ce lac de lumière où passe le ciel ivre,
Lydiens, regardez, c’est un miroir de cuivre.
Ô Roi, lorsque rentré le soir dans ma maison
Sentant la flatterie égarer ma raison,
Je rêve, tourmenté par des vapeurs étranges,
Pour avoir longtemps bu le poison des louanges,
Seul, je dépouille alors, pour n’être plus troublé
La pourpre et les joyaux dont tu m’as affublé,
Et je revêts, pour qu’ils me rendent l’énergie,
Ces haillons vils que j’ai rapportés de Phrygie.
Alors, disgracieux, hideux, horrible à voir,
Je me regarde au cuivre étonné du miroir,
Et je dis : Favori du Roi que nul ne brave,
C’est toi ce gueux sinistre et c’est toi cet esclave.
Adoré dans le faste et l’éblouissement,
Sache bien que ta pourpre est un déguisement.
Oui, me regardant au miroir brillant et sombre,
C’est ainsi que je parle à mon reflet dans l’ombre.
Souviens-toi que tu fus triste, seul, opprimé,
Traînant ainsi qu’un loup ta maigreur, affamé,
Las, sordide, oublié par les Dieux secourables,
Et tâche d’être bon pour tous les misérables !
Qu’en dites-vous ?
Tu m’avais pris. J’ai dû rester fidèle, humain,
Doux pour les petits, et je veux, quoique je fasse,
Que la Vérité m’aide et me regarde en face !
Voilà mes crimes.
Tout n’est pas fini. Dieux ? Qui l’eût pensé jamais ?
Peuple, tu frémiras. Ce que tu vas entendre
Est sombre. Il s’est trouvé deux traîtres pour te vendre
Ainsi qu’un vil bétail, et de même que toi,
Ils ont livré la chair et le sang de ton Roi,
Deux hommes ont vendu la Lydie et moi-même
À la Perse.
C’est toi. C’est aussi toi, Cydias, qui pâlis !
Oui, la terreur est là sur vos fronts avilis ;
Le crime est écrit sur vos faces violettes.
Mensonge !
Calomnie !
Les reconnaissez-vous ? Malheureux, c’est écrit
De votre main. Car vous aviez perdu l’esprit.
Dans notre sang, par vous promis, votre pied glisse,
Bandits, marqués déjà par l’ongle du supplice !
Ésope, c’est toi, cœur sans fiel et sans remord.
Qui diras comment ils doivent mourir.
Poursuit d’un pas égal ses redoutables tâches
Et, juste en son dégoût, ne veut pas de ces lâches.
Oui, tu dis bien. Que sous les grands cieux infinis
Ils s’en aillent, hideux, vils, tremblants, impunis !
Que le vieillard, pensif et doux, chargé d’années
Les écarte, en passant de ses mains décharnées !
Que l’enfant, baissant vers la terre ses doux yeux,
Les regarde avec un effroi mystérieux.
Vrai sage, puisque c’est cela que tu décides,
Que l’onde et que le vent les nomment : Parricides !
Que le soleil, par qui les hommes sont nourris,
Les brûle, comme s’ils étaient déjà pourris !
Qu’ils sentent, sous leur chair déchirée et meurtrie,
Se soulever le sol en feu de la patrie !
Qu’ils s’en aillent, livrés à des regrets affreux
Entendant comme un pas menaçant derrière eux !
Chassés par la caverne et par le hallier sombre
Qu’ils ne puissent, tremblants, se reposer dans l’ombre
Du chemin, devant la maison du paysan
Et qu’ils errent, sacrés pour tous !
Allez-vous en !
Scène sixième
Pour la dernière fois, souffre ma voix hardie.
C’en est fait, je te quitte enfin, roi de Lydie,
Car, n’est-ce pas ? j’ai bien gagné ma liberté.
Dans un fauve désert, par la roche abrité,
Je marcherai buvant l’eau des froides citernes
Et me reposant, pour dormir, dans les cavernes.
Je trouverai, suivant toujours d’âpres chemins
Quelque mont chevelu, vierge de pas humains,
Où, la griffe en éveil, les bêtes règnent seules
Et tiennent une chair sanglante dans leurs gueules.
J’y serai caressé par la ronce et le houx ;
J’ai vu les gens de cour et j’aime mieux les loups.
J’ai senti sur mon dos leurs griffes de chimère ;
Ils m’ont flatté, j’en sens encor ma bouche amère
Et je veux quitter leur vague chant murmurant
Pour le rugissement sauvage du torrent.
Adieu.
Est passé. Ta voix est ma force et mon courage.
Que les courtisans soient à des tigres pareils,
Je le veux bien. Mais j’ai besoin de tes conseils.
Reste avec moi. Devant la foule épouvantée,
Je rendrai son orgueil à ta pourpre insultée.
Oui, tu pourras, gardant ta place jusqu’au bout,
T’asseoir à mes pieds, quand les rois seront debout.
Je te fais l’égal des plus grands. Je te délivre.
Tout ce que tu voudras enfin pour ne pas vivre
Au désert, à côté de la ronce et du loup,
Je te le donnerai.
Roi, car tout ce que veut Ésope, c’est moi-même !
Il m’aime, il m’a toujours aimée.
Et toi ?
Je l’aime !
Ah ! tu l’aimes !
Oui.
Qu’il tremble donc !
mort
Ne saurait effrayer l’esclave sans remord.
Il a depuis longtemps affronté cette chienne.
Donc, s’il te plait ainsi, prends sa vie et la mienne
Et l’heure de mourir sera douce pour nous.
C’est bien.
Laisse moi lui répondre
À tes genoux.
Rhodope, tu n’as pas su lire dans ton âme
Le zèle qui, pour moi, te courrouce et t’enflamme
Et qui s’éveillait pour l’esclave châtié
N’était pas de l’amour, c’était de la pitié.
Mon visage où le ciel a marqué sa colère,
C’est ton illusion divine qui l’éclaire.
Si nous partions d’ici librement tous les deux,
Un jour, tu me verrais tel que je suis, hideux,
Fait pour être caché dans l’obscurité noire,
Et ce que ta fierté d’esclave n’a pu croire,
Le maître glorieux qui tend vers toi ses bras,
Tu l’aimes, ou plutôt libre tu l’aimeras,
En voyant sa grandeur à tes pieds asservie.
Si vraiment tu pensas un jour, ô chère vie,
Que je t’appartiendrais comme un fauve dompté,
Obéis moi, Rhodope, et fais ma volonté.
Je pars. À ton front pur il faut une couronne.
Donc, pour que la splendeur suprême t’environne,
Permets que réfrénant sa honte et son effroi,
Ce triste esclave ait pu te donner à ce Roi.
Tu pars, toi le vainqueur de nos luttes passées,
Qui fis monter si haut le vol de tes pensées,
N’ayant pas achevé tout ce que tu rêvas,
Et nous laissant, à nous, le bonheur !
N’ayant que la douleur muette pour hôtesse,
Avec l’inconsolable et profonde tristesse,
Avec la solitude au souffle insidieux,
Avec la nuit, avec l’horreur.
Avec les Dieux !