G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 22-47).

ACTE DEUXIÈME


Au lever du rideau, la scène est vide. Orétès et Cydias entrent en causant.



Scène première


ORÉTÈS, CYDIAS.
Cydias, très joyeux.

Oui, compagnon, tandis que le lion rêvant
Secoue avec orgueil sa chevelure au vent,
Nous sommes les chasseurs, et nous tendons nos toiles.
Fils, nous pourrons lever nos fronts jusqu’aux étoiles,
Car le Perse n’est pas généreux à demi.

Orétès, serrant avec ravissement les mains de Cydias.

Cher Cydias ! — Quant au bossu, notre ennemi,
Nous le tenons.

Cydias

Nous le tenons. Ah ! C’en est fait d’Ésope ?

Orétès

Nous le tenons. Ah ! C’en est fait d’Ésope ? Il sombre
Nos esclaves hier ont pu le voir dans l’ombre
Maniant les tas d’or, joyeux et plein d’effroi.

Cydias

Cet Ésope volait effrontément le Roi.

Orétès

Et nous le confondrons avant peu, s’il ne cède
À nos raisons.

Cydias

À nos raisons. La peine à son bonheur succède.

Orétès

Il est temps !

Cydias

Il est temps ! Dès ce soir, nous prendrons un parti.

Orétès

Enfin !

Cydias

Enfin ! Depuis deux ans qu’Ésope était parti,
On le croyait, parmi ses diverses fortunes,
Mort, oublié, perdu comme les vieilles lunes.

Orétès

Pas du tout. Il revient de loin.

Cydias

Pas du tout. Il revient de loin. Toujours boudeur.

Orétès

Et le bon Roi, féru de son ambassadeur,
Poursuit déjà le cours de ses projets sinistres.

Cydias

Il en ferait l’égal de nous autres, ministres !
Et se réjouit trop à le voir de retour.

Orétès

Parlons bas. Justement c’est lui qui vient.

(Entre Ésope, embelli, transfiguré, magnifiquement vêtu. Il est plongé dans ses réflexions, et ne voit pas d’abord les ministres.)



Scène deuxième


ORÉTÉS, CYDIAS, ÉSOPE.
Orétès

Parlons bas. Justement c’est lui qui vient. Bonjour
Ésope.

Cydias, à Ésope.

Ésope. À cet habit somptueux qui te pare,
On voit que parmi nous ta gloire se prépare.

Orétès

Je te salue.

Cydias

Je te salue. Heureux le sein qui t’a conçu !

Orétès

Tu seras puissant.

Cydias

Tu seras puissant. Fier.

Orétès

Tu seras puissant. Fier. Magnifique.

Ésope

Tu seras puissant. Fier. Magnifique. Et bossu.

Cydias

La faveur des rois est comme une aube vermeille
Où le nuage rose avec l’éclair sommeille.

Orétès

Elle est parfois hiver glacé, tantôt printemps.

Ésope

Oui, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps.

Cydias

Elle est comme ces monts qu’un orage enveloppe
De nuit.

Orétès

De nuit. C’est égal, sois heureux.

Cydias

De nuit.C’est égal, sois heureux. Bonjour, Ésope.

(Les deux ministres sortent, en cachant à peine leurs rires ironiques. Ésope dédaigneux, ne les regarde même pas partir et se livre de nouveau à sa pensée).



Scène troisième


ÉSOPE

Mon malheur, justes Dieux, est-il assez profond ?
De ce palais en fête
Je revois au lointain les nuages qui font
Des ombres sur ma tête.

J’ai connu tout, l’exil effrayant loin du jour,
Les hontes, l’esclavage.
À présent, tu meurtris mon sein, cruel Amour,
Avec ta dent sauvage.

Cette Rhodope, orgueil du printemps souriant
Qui ravit le ciel même
Comme une blanche étoile au front de l’Orient,
Ô délire ! je l’aime !

Sur sa tête un rayon brille, mystérieux.
Blanche comme l’ivoire,
Elle soumet, avec ses yeux victorieux,
Un Roi couvert de gloire.

Et devant son beau front, par la lyre vanté,
Où la clarté se pose
Mon désir palpitant frissonne, épouvanté
De frôler cette rose.

Nuit, ô sombre Mort, douces toutes les deux,
Amantes éternelles,
Venez. Ayez pitié de l’esclave hideux,
Prenez-moi sous vos ailes.

(Voyant le Roi qui vient, avec Rhodope).

Pourvu que ma rougeur n’aille pas me trahir !
Ils viennent, lui, ce Roi que je ne puis haïr
Et là, tout près de lui, cette femme adorable
Que sans cesse poursuit mon rêve. — Ah ! misérable !

(Le Roi s’assied. Ésope sans approcher et sans changer de place s’agenouille tourné vers lui).



Scène quatrième


CRÉSUS, RHODOPE, ÉSOPE
Ésope, s’agenouillant.

Mon Roi !

(Le Roi d’un geste ami lui fait signe d’approcher).
Crésus

Mon Roi ! Lève-toi. Viens. Que n’as-tu pas fait pour
Ton Roi ! Depuis un mois, te voilà de retour,
Et je me sens heureux de te retrouver, comme
Au premier jour. Tu fus en effet plus qu’un homme.
Tu restas loin de nous deux ans, oui seulement
Deux ans, et la Lydie, en proie à son tourment
Renaît heureuse, après de si pénibles veilles.
Cher Ésope, en si peu de temps, que de merveilles !
Érythres, Clazomène et la belle Nysa
Mouraient du mal qui, si longtemps, les épuisa ;

Mais voici que ta main puissante les relève !
Oui, cet enchantement est venu comme un rêve.
Les champs semblaient maudits par quelque dieu jaloux ;
On y voyait errer des chacals et des loups,
Et la pâle Misère, au laboureur avide
Tendait ses bras sans chair et sa mamelle vide.
Mais tu parus, et tout a changé. Maintenant,
On voit l’abeille d’or sur les fleurs butinant ;
Les chars sonnent au loin sur les routes ouvertes,
Et la montagne chante, et les plaines sont vertes.
Saluant le soleil de leurs yeux étonnés,
Les femmes, sur leurs seins, bercent les nouveau-nés ;
La Paix et le Travail ont des fêtes hautaines,
Et l’on entend gaîment soupirer les fontaines.

Ésope

Si les Dieux ont voulu ce miracle, en effet,
Ô Roi, maître de tout, c’est toi seul qui l’as fait,
Car on voit refleurir tout ce que ta main touche.
Quand je parlais, j’avais ton souffle sur ma bouche,
Et c’est grâce à toi seul que j’ai pu tout changer,
N’étant rien que ton ombre et que ton messager.
Oui, toi seul as guéri ton grand peuple qui saigne.
Moi, je suis revenu fidèle, et mon Roi daigne
Abaisser jusqu’à moi son regard adouci,
Et par un sort heureux, j’ai pu revoir ici
Rhodope !

Rhodope

Rhodope ! Oui, car j’y porte une solide entrave,
Je n’en pouvais partir, puisque j’y suis esclave.

Crésus

Que dis-tu !

Rhodope

Que dis-tu ! Je ne dis rien que la vérité.
Le destin contre moi si longtemps irrité,
A fait de moi, Rhodope, une esclave, une chose,
Sur laquelle ton pied victorieux se pose.
Dans mon regard captif, on ne voit pas d’éclair
Et le lit où je dors n’est pas à moi, ni l’air
Que je respire. Mais cependant, mon cœur vibre,
Et je t’admirerais, ô Roi, si j’étais libre.

Même, je m’intéresse à ton sort comme un chien
Qui veille encor, le cou blessé par un lien.
La Perse te menace et veut, comme naguère,
Te meurtrir ; nous verrons se réveiller la guerre
Et bientôt, frémissants comme un ardent réveil
D’aurore, et sur leurs pas versant un flot vermeil.
Tes citoyens armés pour les vaillantes luttes,
Marcheront, au son des cithares et des flûtes.
Va, guide-les, grandis la gloire de ton nom,
Et tu triompheras de tout.

Crésus, tristement.

Et tu triompheras de tout. Hélas ! mais non
De toi.

Rhodope

De toi. Qu’est-ce, pour toi, qu’une femme asservie
Et farouche ? Rien.

Crésus

Et farouche ? Rien. Non, rien. Pas plus que ma vie !
Pas plus, en vérité.

(À Ésope).

Pas plus, en vérité. Mais, cher Ésope, enfin
Il a fui, le fantôme horrible de la Faim,
Tu sus tout accomplir, imaginer, résoudre ;
Mais cette main, qui tient l’épée et tient la foudre,
T’élèvera plus haut qu’on ne peut le penser,
Et tu verras comment je sais récompenser.

(Le Roi sort.)



Scène cinquième


RHODOPE, ÉSOPE.
Rhodope, avec animation.

Oui, nous verrons des jours de triomphe, et les armes
De Crésus vaincront.

Ésope, très tristement.

De Crésus vaincront. Oui.

Rhodope, regardant attentivement Ésope.

De Crésus vaincront. Oui. Mais que vois-je ? Des larmes
Dans tes yeux ! Toi qui sus en tous temps dévorer
Tes douleurs, tu faiblis, et je te vois pleurer !

Ésope

Le plus fort se fatigue et succombe à la tâche,
Et lorsqu’on se croyait courageux, on est lâche !

Rhodope

Pas toi ! Mais quoi ! c’est en me regardant que tu
Pleurais, toi, le courage et la même vertu !

Ésope

Non.

Rhodope

Non. Je te connais bien. Âme que rien ne ploie,
Tu portes le malheur comme un autre la joie.
Les maux les plus amers, tu sais les mépriser
Et je n’en connais pas qui puissent te briser.
Vers ton but, la pensée invincible te mène.
Et comme tu ne crains nulle douleur humaine,
La seule arme qui soit assez cruelle pour
Te meurtrir, c’est la flèche affreuse de l’Amour !
Quand il en est blessé, le plus hardi frissonne,
Oui, c’est cela.

Ésope

Oui, c’est cela. Tais-toi. Non, je n’aime personne,
Je ne te cache rien, je n’ai pas de secrets.

Rhodope

Tu le dis. Cependant, chère âme, tu pleurais !
Et c’est quand j’ai parlé de ce Roi qui m’enchaîne
Et dont la passion m’inspire de la haine.

Ésope

Le crois-tu ? C’est un Roi. Moi, je suis un bossu.
Rhodope, si j’aimais, par un songe déçu,
Moi, nain, j’écraserais avec un poing d’Hercule
Ce cœur qui bat dans ma poitrine ridicule !

Et tu n’as pas eu tort de me parler du Roi.

Rhodope, comprenant tout à coup.

Ah ! folle que j’étais ! Je comprends tout. C’est moi
Qui t’ai fait supporter cette angoisse infinie,
Ces deuils, et c’est pour moi que tu souffres, génie !
Ô misère ! je fus aveugle jusqu’au bout.
Tu m’aimes ! À présent, ami, je comprends tout.
L’amour ! tu l’as connu par moi. J’eus cette gloire.
Ah ! le passé lointain renaît dans ma mémoire,
Avec son ennui sombre et ses tourments hideux.
Jadis, quand nous étions esclaves tous les deux,
Si jeunes alors, en Phrygie, à Dalylée,
N’attendant le repos que de l’ombre étoilée,
Quand tu passais, parmi les feux du jour vermeil,
Portant des fardeaux, las, brûlé par le soleil,
Tu me cherchais des yeux, dans ton angoisse amère,
Comme un petit enfant qui regarde sa mère !
Qui te disait alors que je ne t’eusse pas
Aimé ? Triste et pensif, tu marchais dans mes pas.
Et moi, qui te parlais bien des fois la première,
Je voyais tes regards comme un flot de lumière.
La laideur n’est plus rien dans la pure clarté.
D’ailleurs, qu’est-ce que la laideur ou la beauté,
Pour celle à qui les Dieux, en leur céleste ivresse
Avaient donné l’orgueil d’une jeune déesse ?
Tu pouvais avouer ta peine et tes ennuis.

Ésope

Rêve que tout cela ! Je n’aime rien. Je suis
Le triste avorton mal venu. Si, parfois, j’ose
Te contempler, c’est comme on admire une rose.
Mais je n’ai pas connu l’amour et ses tourments.
Non, je ne t’aime pas.

Rhodope, baisant Ésope au front et s’enfuyant.

Non, je ne t’aime pas. Je te dis que tu mens !



Scène sixième


ÉSOPE

Oh ! je n’ai pas rêvé. C’est bien elle. Sa bouche
De déesse a baisé mon front triste et farouche,
Sur ma tête brûlante elle vint se poser.
C’est bien vrai. J’ai senti la douceur du baiser !
Ô dieux ! mourir dans cet instant ! mourir !

(Ésope se retire dans un coin du théâtre et reste immobile, absorbé dans sa pensée. — Entre le Roi, parlant à Cydias et à Orétès qui le suivent).



Scène septième


ÉSOPE, CRÉSUS, CYDIAS, ORÉTÈS.
Crésus, aux ministres.

Ô dieux ! mourir dans cet instant ! mourir ! Que l’heure
Vous conseille ! Le temps, en fuyant, nous effleure,
Et change dans son vol nos destins. Vous étiez
Ma colère, devant les peuples châtiés,
Et vous étiez aussi ma force et ma clémence.
Tout émanait de vous dans cet empire immense,
Le bien, le mal, et dans le ciel échevelé,
La foudre se taisait, quand vous aviez parlé.
Vos mains tenaient le monde et n’étaient jamais lasses.
C’est de vous que tombaient les faveurs et les grâces
Et vous resplendissiez dans un éclat vermeil.
On se tournait vers vous comme vers le soleil.
Mais, à présent, c’est un jour nouveau qui va naître.
Tout est changé. Sachez que vous avez un maître.

(Désignant de la main Ésope, toujours muet et immobile).

C’est Ésope. Il agit et décide pour moi.
Ce qu’il dit, je le dis. Ce qu’il veut, moi, le Roi,
Je le veux. Donc, tâchez d’éviter sa colère.
Efforcez-vous de le servir et de lui plaire
Et gardez vos regards sur les siens attachés.
C’est dans votre intérêt que je parle. Tâchez
De lui plaire.

(Crésus sort.)



Scène huitième


ÉSOPE, CYDIAS, ORÉTÈS.
Cydias, à Ésope.

De lui plaire. Ah ! crois-le, cet ordre nous enchante.

Orétès

Oui.

Cydias

Oui. Nous te servirons d’une façon touchante.

Orétès

Ardemment.

Cydias

Ardemment. Si le Roi t’élève et te chérit, —

Orétès

Il ne devait pas moins à ton subtil esprit, —

Cydias

À ta vertu, brillant toujours d’un nouveau lustre.

Orétès

Tu dois être, à coup sur, d’une naissance illustre !

Ésope

On dit que je suis fils d’un pauvre bûcheron,
Qui, tout près d’un torrent, noir comme l’Achéron,
S’endormait, las, dans sa cabane aux vents ouverte,
Et faisait des fagots, seul, dans la forêt verte.

Orétès

Oh ! quelle erreur !

Cydias

Oh ! quelle erreur ! Mais quoi ! Tu dis cela par jeu !

Orétès

Tu dois être plutôt le fils de quelque dieu
Qui, venu parmi nous, s’éprit d’une princesse,
Et qui, dans les cieux purs, veille sur toi, sans cesse,
Esprit dont, sur toi, la sagesse ruissela.

Cydias

C’est vrai.

Orétès

C’est vrai. Crois-le.

Ésope

C’est vrai. Crois-le. Mais je suis laid !

Orétès

C’est vrai. Crois-le. Mais je suis laid ! Qui dit cela ?

Cydias

Ton visage, au contraire, est noble.

Orétès

Ton visage, au contraire, est noble. Sur ta joue
Passe et brille un rayon frémissant qui se joue.

Ésope

Bon. Mais ne suis-je pas bossu ?

Orétès

Bon. Mais ne suis-je pas bossu ? Pas plus qu’un lys.

Cydias

Pas plus que ne l’était le chasseur Adonis

Caché dans les bois, près de sa divine amante.

Ésope

Et ma barbe n’est pas affreuse ?

Cydias

Et ma barbe n’est pas affreuse ? Elle est charmante.

Orétès

Et ce regard qui brille est comme un clair flambeau.

Ésope

Donc, je ne suis pas laid ?

Orétès

Donc, je ne suis pas laid ? Pas du tout.

Ésope

Donc, je ne suis pas laid ? Pas du tout. Je suis beau ?

Orétès

Comme Apollon venant éclairer nos misères.

Cydias

Oui, comme lui.

Ésope, avec une bonhomie ironique.

Oui, comme lui. Je vois que vous êtes sincères.

Orétès, modestement.

Vrais.

Ésope

Vrais. Un corbeau, perché sur un arbre très sec,
En hiver, tenait un fromage dans son bec.
Ce régal, un renard doucereux, mais avide,
En bas, le dévorait des yeux, mâchant à vide.
Il dit : Je le salue et je t’aime, corbeau !
Dieux ! que ton noir plumage est lisse et ton corps beau !
Ami, ta seule vue est une enchanteresse,
Un délice ; mais si tu chantais, que serait-ce ?
Les tigres, les lions adoucis, les rochers
T’écouteraient, auprès de ton arbre penchés.
Tous diraient : L’oiseau chante, il faut qu’on applaudisse.
C’est quelque Orphée ayant perdu son Eurydice
Et qui, pour la reprendre, après les maux soufferts,
Ira charmer les Dieux effrayants des enfers.

Ainsi le renard fauve, en son hypocrisie,
Mêlait le fiel amer à des flots d’ambroisie,
Par un art familier chez les empoisonneurs.

Orétès

Et le corbeau ?

Cydias

Et le corbeau ? Que fit le corbeau ?

Ésope

Et le corbeau ? Que fit le corbeau ? Chers seigneurs,
Je ne sais. Il était plus sérieux qu’un mage.
S’il ouvrit son bec d’or et lâcha le fromage,
Il est probable, on peut imaginer déjà
Que le fin renard s’en saisit et le mangea.
Quant à moi, pour qui tout parleur est l’adversaire,
Entre mes fortes dents, comme un étau je serre
Un fromage dont nul ne fera son repas,
Et des griffes de fer ne l’en ôteraient pas.

Cydias

Certes, la flatterie, aux sirènes pareille,
Te dirait un chant trop grossier pour ton oreille,
Et ne troublerait pas ton cœur mystérieux.
Mais parlons, maintenant, et soyons sérieux.

Orétès

Tu trouveras en nous des frères.

Cydias

Tu trouveras en nous des frères. Des modèles
D’honnêteté.

Orétès

D’honnêteté. De bons associés fidèles.

Cydias

Sois tranquille.

Orétès

Sois tranquille. Et d’abord comme point de départ,
Nous t’offrons la plus grosse et la meilleure part.

Ésope

De quoi ?

Orétès

De quoi ? De tout.

Cydias

De quoi ? De tout. Malgré certains regards obliques,
Où puisons-nous l’or ?

Orétès

Où puisons-nous l’or ? C’est dans les caisses publiques.

Ésope

Assez ! Taisez-vous.

Cydias

Assez ! Taisez-vous. Bah ! — Pourquoi donc ?

Ésope

Assez ! Taisez-vous. Bah ! — Pourquoi donc ? Taisez-vous !

Orétès

Pourquoi nous taire ? Avoir de l’argent est fort doux.

Cydias

Et rien n’est meilleur.

Orétès

Et rien n’est meilleur. Tu verras comme on gouverne.

Cydias

Tu feras comme nous.

Ésope, à part.

Tu feras comme nous. Quelle est cette caverne !

(Haut).

Adieu, seigneurs.

Cydias

Adieu, seigneurs. Comment ?

Ésope

Adieu, seigneurs. Comment ? Je porte ailleurs mes pas.
J’étouffe et j’ai besoin d’air.

Cydias, bas à Orétès.

J’étouffe et j’ai besoin d’air. Il ne comprend pas !

Orétès, bas à Cydias.

En effet !

Cydias, à Ésope.

En effet ! Tu nous prends pour des âmes étroites.

Orétès

Allons donc !

Cydias

Allons donc ! Nos façons de vivre sont adroites.

Orétès

Notre seul intérêt peut nous mettre en émoi,
Et nous sommes des gens comme toi.

Ésope, indigné.

Et nous sommes des gens comme toi. Comme moi !

Orétès

Sans doute.

Ésope

Sans doute. Ah ! pas un mot de plus.

Orétès

Sans doute. Ah ! pas un mot de plus. À quoi bon feindre ?
Nous savons tout.

Ésope

Nous savons tout. Quoi ?

Cydias

Nous savons tout. Quoi ? Tout.

Orétès

Nous savons tout. Quoi ? Tout. Cesse de te contraindre.
Que le Pactole pleure et chante sous les joncs,
Et puisque cet empire est à nous, partageons !

Cydias

Nos lyres sont d’avance à la tienne accordées.
Nous t’obéirons.

Orétès

Nous t’obéirons. Nous entrons dans tes idées.

Cydias

C’est pourquoi, ne sois pas sauvage comme un loup.

Ésope, ironiquement.

Parlez donc ! Vos discours m’intéressent beaucoup.

(À part.)

Ô clarté du soleil, que cette fange est noire !

Orétès, à Ésope.

Ami, Crésus est beau sur son trône d’ivoire ;
Mais ce Roi, meurtri par la mort du jeune Atys,
Est très songeur, depuis qu’il a perdu son fils.

Cydias

Oui, ce victorieux est mûr pour la défaite.

Orétès

Si tu veux, tu vivras une éternelle fête,
Où, superbe, et vêtu de glorieux habits,
Tu boiras des vins dans les coupes de rubis.

Cydias

Autour de toi, le long des murailles fleuries,
Des femmes aux beaux seins ornés de pierreries,
Au bruit des instruments chanteurs, balanceront
De légers éventails de plumes sur ton front.

Orétès

Et tu verras leurs corps aux gracieuses poses,
Ondoyer sous les clairs filets de perles roses.

Cydias

Sois très joyeux.

Orétès

Sois très joyeux. Et s’il te faut de l’or, prends-en
Partout.

Cydias

Partout. Chez le seigneur et chez le paysan.

Orétès

Si tu veux quelque femme ou quelque jeune fille,
Prends-la, sans nul souci du père de famille.
Ami, triomphe sans partage et sans rival I

Cydias

Tu peux, si tu le veux, pousser ton noir cheval
À travers les épis d’or et les champs de roses,
Puisque tout s’offre à toi, les hommes et les choses,

Et la belle moisson de pourpre du printemps.

Ésope

Et vous faites ainsi, je pense ?

Cydias

Et vous faites ainsi, je pense ? Tout le temps.

Orétès

Que chaque jour apporte une heureuse trouvaille.
C’est au mieux !

Ésope

C’est au mieux ! Et que dit le peuple, qui travaille
Lorsque vous lui prenez tout et son dernier bien !

Orétès

Que dirait-il ?

Cydias

Que dirait-il ? Rien.

Orétès

Que dirait-il ? Rien. Car le peuple, ce n’est rien.
Il est né pour souffrir et labourer. Qu’il souffre,
Dès que s’éveille l’aube, en son voile de soufre !
Qu’importe son destin, pourvu que nous ayons
Tous les amours, tous les bonheurs, tous les rayons !

Cydias

Ce peuple qui soupire avec sa voix éteinte,
Et dont nous entendons si vaguement la plainte
Affaiblie, à travers les chants mélodieux,
C’est la bête qu’on fouaille et nous sommes les Dieux.

Ésope

Mais quand fondra sur vous la sanglante folie
De la guerre, comment la Lydie avilie
Saura-t-elle braver les Mèdes chevelus ?
Et comment saurez-vous mourir ?

Cydias

Et comment saurez-vous mourir ? On ne meurt plus.

Ésope

J’entends. Être un héros, ce n’est plus à la mode.
Et tous, vous aimez mieux vivre. C’est plus commode.

Cydias

Notre Lydie, ainsi qu’à son riche matin,
Excelle à marier les ors avec l’étain,
Elle tisse, pour ses amoureuses paresses
Des étoffes ayant la douceur des caresses.
Voilà tout.

Orétès

Voilà tout. Nous savons que les guerriers de fer
Viendront avec leurs cris dont s’étonne l’enfer.
Eh bien ! nous subirons des fortunes diverses
Et tôt ou tard, s’il faut que nous devenions Perses.
Nous le deviendrons.

Cydias

Nous le deviendrons. Moi, je n’y vois aucun mal.

Orétès

Rien ne sera changé sous le ciel aromal
Et nous vivrons très bien notre vie ordinaire.

Cydias

Très bien.

Ésope, d’une voix terrible.

Très bien. Que fais-tu donc là-haut, sombre tonnerre,
Puisque tu ne dis rien dans les cieux interdits,
Et puisque tu n’as pas foudroyé ces bandits ?

(Aux ministres.)

Certes, ô lâches cœurs, votre impudence est forte,
Ô Dieux ! une figure échevelée et morte
Est là, gisante, et c’est la Lydie au beau front,
Qui, jadis, rayonnait, vierge de tout affront,
Et qui régnait, de fleurs et de joyaux chargée.
Ô parricides ! c’est votre mère égorgée,
Ayant ses bras charmants blessés par des liens,
Et vous vous disputez sa chair, comme des chiens !
On voit traîner, sur vos mâchoires pantelantes
Quelque lambeau hideux entre vos dents sanglantes,
Et, monstres cruels, par le meurtre extasiés,
Vous paradez, repus, souillés, rassasiés,
Contents de vous, traînant vos barbes dans la fange,
Et vous me dites : Viens t’asseoir avec nous. Mange.

Accours. Voici la part. Fais comme nous, enfin. —
Merci ! Régalez-vous sans moi. Je n’ai pas faim !

(Ésope sort).



Scène neuvième


CYDIAS, ORÉTÈS
Cydias

Il faut perdre ce triste avorton.

Orétès

Il faut perdre ce triste avorton. Ce difforme.

Cydias

Qu’il se brise le front dans une chute énorme !

Orétès

Ah ! s’il a vraiment fait ce que nous avons su,
La chose nous sera facile, et ce bossu,
Qui sur nous, vomissait l’insulte en son délire,
Avant qu’il soit longtemps, aura fini de rire.

Cydias

Il faisait l’honnête homme et l’homme de valeur,
Mais il ne vaut pas mieux que nous.

Orétès

Mais il ne vaut pas mieux que nous. C’est un voleur !

Cydias

Il volait Crésus. Bon. Nous l’aurions laissé faire.

Orétès

Mais il nous a bravés. Cela change l’affaire.

Cydias

Puis, songeons à ce roi stupide aux lourds colliers,
Qui nous a sottement, naguère, humiliés.
Car l’envoyé secret de Cyrus, — j’en soupire ! —
Nous offre assez d’or pour acheter un empire.
Oui, Saroulkha, — tel est son nom — pour tout régler,
A parfaitement su comme il faut nous parler.

Orétès

Il parle très bien.

Cydias

Il parle très bien. Que notre savoir s’exerce —

Orétès

Et nous palperons l’or, le bon or de la Perse.

Cydias

L’or, c’est la vertu même et le premier des biens.

Orétès

Cet Ésope, ce fou ! qui nous appelait : chiens !
Et nous traitait déjà comme des bêtes mortes.
Fort bien. Mais nous allons voir.

(Apercevant le Roi, Orétès et Cydias se retirent à l’écart, dans un coin de la scène. — Entrent Crésus, Rhodope et Ésope, couvert d’un très riche manteau, suivis de loin par Ceyx, qui demeure au fond du théâtre.)



Scène dixième


ORÉTÈS, CYDIAS, CRÉSUS, RHODOPE, ÉSOPE, CEYX, LICHAS, puis des lydiens, seigneurs, citoyens, femmes, vieillards, enfants.
Crésus, à Ceyx.

Fort bien. Mais nous allons voir. Fais ouvrir les portes
De ce palais, où la Force et moi, nous régnons,
Et que tout citoyen puisse entrer.

(Entrent les Lydiens).

Et que tout citoyen puisse entrer. Compagnons,
Ô vous que j’ai guidés vers les belles victoires
Et qui m’avez conquis tous mes grands territoires,
Et toi de qui je fus le fidèle gardien,
Ô peuple industrieux du pays Lydien,
Vous, forgerons de l’or qui se métamorphose,
Et vous, savants tisseurs des étoffes de rose,

Vous vivez en repos, sous mon règne absolu.
Écoutez maintenant ce que j’ai résolu.
Un homme s’est trouvé qui, né dans la Phrygie
A reçu des dieux la sagesse et l’énergie.
Combattant la misère, abattant le gibet,
Il a sauvé l’État, qui déjà succombait.
Je lui donne pouvoir sur toutes les provinces,
Il dominera les gouverneurs et les princes.
Vous le voyez vêtu de pourpre comme moi,
Et je me suis dit son obligé, moi, le Roi !

(Montrant Ésope).

C’est Ésope. Il était caché dans l’ombre noire.
Mais je l’ai mis dans la lumière et dans la gloire.
Je veux l’asseoir sous les victorieux piliers
Du trône, près de mes grands lions familiers,
Et plus tard, j’ai tant de royaumes ! — qui sait ? même
Attacher sur son front loyal un diadème !
Car, voulant choisir un héros, j’ai réussi.
Donc, son nom vénéré doit resplendir, et si
Quelqu’un se souvenait, dans un jour de folie,
De ce que fut Ésope autrefois, qu’il l’oublie !

Ésope, s’agenouillant aux pieds de Crésus qui, d’un geste ami, le relève.

Ô mon Roi !

Orétès, s’avançant, à Crésus.

Ô mon Roi ! Je suis la poussière que le vent,
Avec sa fraîche haleine, éparpille devant
Tes pieds divins. Pourtant, comme c’est mon envie,
Je le parlerai, fût-ce aux dépens de ma vie.
Un monstre est le jouet de ses lâches amours,
Et comme Ésope était esclave, il l’est toujours.
Oui, chacun l’a pu voir esclave en cette ville,
Et rien n’est transformé dans son âme servile.

(À Ésope).

Ésope, c’est en vain que tu dissimulas.

Crésus, à Orétès.

Quoi ! C’est toi que j’entends, Orétès ? Es-tu las
De vivre ?

Orétès

De vivre ? Ayant au loin pourchassé des fantômes,
Après avoir si vite exploré tes royaumes,
Ésope refusa de vivre en ce palais,
Près de toi, souviens-t’en, comme tu le voulais.
Tu le sais, il habite assez loin de la ville,
Dans un lieu très désert, une maison tranquille.
Et là, seul, frémissant, et par l’ombre voilé,
Quand resplendit la nuit dans l’azur étoile,
Il veille !

Cydias

Il veille ! Ésope est un madré voleur. Il triche.
Aux dépens du trésor il est devenu riche.
L’or que tu lui donnas, en tes vaines terreurs,
Pour aller soulager au loin les laboureurs,
Il l’a volé, gardé pour lui, mis dans un coffre.
Il l’aime, il le caresse, il le couve, il se l’offre.
Et, fier de son éclat si farouche et si beau,
Les nuits, à la lueur tremblante d’un flambeau,
Il y plonge ses mains d’esclave, triomphantes.

Orétès

Hier, nos serviteurs l’ont pu voir par les fentes
De sa porte, y plongeant son visage et ses bras.
Dis qu’on aille chercher le coffre, et tu verras
Alors, si nous avons menti.

Cydias

Alors, si nous avons menti. Dis qu’on apporte
Le coffre ! — On l’a vu par les fentes de la porte.
Quoi ! n’est-ce rien, mentir, voler, trahir son Roi !
Et voilà ce qu’a fait ce grand homme !

Crésus, à Ésope, avec une profonde tristesse.

Et voilà ce qu’a fait ce grand homme ! Ô Dieux ! toi,
Ésope !

(À Ceyx et à Lichas).

Ésope ! Mais déjà la nuit tombe et dévore
Le jour. Dès que naîtra demain, l’ardente aurore,

Ceyx et toi Lichas, tous les deux, vous irez
Chez lui chercher le coffre, et vous l’apporterez
Ici.

(À Ésope).

Ici. Tu resteras prisonnier, jusqu’à l’heure
Venue, en ce palais. Ah ! ma loyauté pleure,
Et pourtant j’avais cru ton cœur digne du mien.
Que me diras-tu pour te justifier ?

Ésope

Que me diras-tu pour te justifier ? Rien.
Que pourrais-je dire ? Un esclave est-il un homme ?
Il est moins qu’un chien, moins qu’une bête de somme.
Est-il né d’une femme et nourri de son lait ?
Non pas. Il est né dans la fange, puisqu’il est
Esclave. Ô citoyens, se peut-il qu’il se lave
D’une accusation ? Non pas. Il est esclave.
On a commis un crime, un vol ? Deuil éternel !
C’est lui le voleur et le pâle criminel,
Et tout crapaud vil peut le salir de sa bave.
Il ment, il fraude, il n’est pas homme. Il est esclave.
Qu’il soit courageux, fier, et d’un esprit subtil,
Et vaillant devant tous les dangers. Qu’importe ? Il
Est esclave. Et pourtant, ô profondeurs sacrées,
Il vous voit, gouffre obscur des voûtes azurées !

Crésus

Donc, tu n’as rien à dire. Et j’avais fait de toi
Hélas ! le premier du royaume après le Roi.
Je t’avais confié tous mes trésors et toute
Ma puissance, et tout mon espoir.

Ésope

Ma puissance, et tout mon espoir. À tort, sans doute,
Puisqu’on a pu devant toi, d’un cœur affermi,
Outrager celui dont tu faisais ton ami.
Ô Roi, tu vantais ma sagesse et mon génie,
Et me voilà tombé dans cette ignominie.

(Aux Lydiens).

Pourtant, quand je subis le céleste courroux,
Ô Lydiens ! s’il en est un seul parmi vous

Qui, voyant ce que la misère nous enseigne,
Veuille prendre en pitié mon triste cœur qui saigne,
Et me tendre la main, dans mon abjection,
Il fera, je le jure, une bonne action.

(Tous les seigneurs et les citoyens s’éloignent, évitant les regards d’Ésope, et lui refusant leurs mains).
Crésus, à Ésope.

Ô comble de malheur ! Tu n’as ému personne.
C’en est fait. Chacun te renie et t’abandonne.
Tu le vois, tous te croient coupable.

Rhodope, allant à Ésope et lui prenant les mains.

Tu le vois, tous te croient coupable. Excepté moi !
Certes, je toucherai sa main fidèle.

(À Crésus).

Certes, je toucherai sa main fidèle. Ô Roi,
Moi qui suis devant toi comme le frêle arbuste,
Je te dis, maintenant, que cet homme est un juste !

Ésope, à Rhodope.

Ô Rhodope, est-ce que, du jour où je suis né,
Les dieux ne m’avaient pas, d’avance, condamné ?
Ma farouche laideur, affreusement vivante,
Excite le rire, ou fait naître l’épouvante ;
Mon aspect fait fuir la riante illusion,
Et d’avance marqué pour la dérision.
Dans la source où nous tous, les mortels, nous puisâmes,
Je n’ai trouvé qu’un noir limon.

Rhodope

Je n’ai trouvé qu’un noir limon. Je vois les âmes !

(Regardant Orétès et Cydias).

Oui, je vois ici des seigneurs jeunes et beaux
Dont l’âme, proie immonde, offerte aux noirs corbeaux,
Qui dès le crépuscule en feront leur pâture,
N’est qu’une pestilence et qu’une pourriture.
Mais toi, lutteur plein de bravoure, exempt de fiel,
Toi que regardent les étoiles dans le ciel
Et que poursuit la haine, atroce meurtrière,
Ton âme, Ésope, est comme une vierge guerrière

Qui, de ses yeux d’azur, regardant les cieux clairs,
Tient dans sa main la chaste épée aux fiers éclairs.
Tu songes à nos maux, pendant la nuit obscure,
Et comme un rayon dans la source toujours pure.
La sainte vérité dans tes yeux resplendit.
Voilà ce que je vois.

(Rhodope sort, en jetant à Esope un regard d’encouragement et de consolation).
Crésus, à Ceyx et à Lichas.

Voilà ce que je vois. Faites ce que j’ai dit.