Scène VIII


(Le lendemain, à l’aube. Le sommet du mont Olympe. Les Dieux entrent l’un après l’autre dans la salle du festin, appelés du geste par Mercure, qui leur montre Éros dans la même attitude qu’au début du drame : accoudé à la terrasse, et regardant en bas, vers la terre.)

Junon

Te voici de retour dans le palais des deux.
Reprends ton arc oisif et tes flèches rouillées !

Vénus

Ses cheveux sont défaits et ses ailes mouillées ;
La poudre des chemins couvre ses pieds meurtris…
Raconte-moi, mon fils, ta joyeuse équipée !
Du plaisir de t’entendre en te voyant je ris !

Mercure

D’un songe inachevé sa tête est occupée…

Diane

Il ne nous répond pas…

 

Apollon

Il ne nous répond pasIl détourne les yeux…

Jupiter

Revenez prendre place à la table des Dieux !

Vénus

Éros ! Regarde-nous !…

Bacchus

Éros ! Regarde-nous ! Écoute-nous !

Mercure

Éros ! Regarde-nous ! Écoute-nous ! Il reste
Ainsi, les poings crispés, sans parole ni geste,
Et s on regard demeure à la terre attaché…

Junon

Viens boire l’ambroisie écumeuse…

Éros (plongé dans une rêverie douloureuse)

Viens boire l’ambroisie écumeusePsyché !

Vénus

Il a parlé…

Éros

Il a parléPsyché !

Vénus

Il a parlé Psyché ! Quel nom dit-il ?

Éros

Il a parlé Psyché ! Quel nom dit-il ? Psyché !

Mercure

Il pose pour Scopas ou bien pour Praxitèle !

Éros (les bras tendus vers la terre).

Psyché ! Regardez tous cette morte ! C’est elle !
Elle !

Vénus

Elle ! Je ne vois rien, rien qu’un brouillard lointain.

Junon

Rien qu’un troupeau mené par un pâtre enfantin
Et dont le bêlement se perd dans l’ombre grise…

Apollon

Les pieds d’or du soleil qui dansent dans la brise.

Eros

Regardez ! Elle est là, sur le bord du ruisseau,
Sous les saules courbés qui lui font un berceau…

Vénus

Ah ! je vois maintenant…

(On entend une musique funèbre.)

Mercure

Ah ! je vois maintenantCe n’est rien : une femme !

Eros

Mon frère le Trépas, en lui prenant son âme,
À son corps adorable a laissé la beauté.
Le sourire de fleur de ce matin d’été
La caresse et parmi les herbes écrasées
Ses beaux bras sont pareils à des ailes brisées…
Sa main rigide serre une lampe d’argent…
Des gens sont accourus qui vont s’interrogeant
Et le père et la mère ont reconnu la morte…
On l’étend sur un lit de branches… on l’emporte…

Derrière vont les siens en larmes… le berger
Qui l’aimait en secret suit avec ses ouailles…
Leur groupe disparaît dans le brouillard léger
Et voici retentir le chant des funérailles !

Jupiter

Il est temps, ô mon fils ! de cesser votre jeu
Et de vous rappeler que vous êtes un Dieu !

Éros (les yeux fixés sur l’abîme)

Ô vierge que j’avais entre toutes choisie !
Toi la plus tendre fleur du pays de clarté !
Ton doux cadavre exhale un parfum d’ambroisie
Qui sera respiré durant l’éternité !

Ton visage pensif, veiné d’azur aux tempes,
Hantera le cerveau des races à venir
Et les yeux de leurs fils verront ton souvenir
Renaître chaque soir de la flamme des lampes !

Jusqu’au dernier soleil de ce monde oublieux
Il suffira que l’homme entende ton nom frêle
Pour ouïr tout à coup dans l’air mélodieux
La palpitation invisible d’une aile !

Et moi j’écouterai monter jusqu’à mon front,
Comme un vent orageux plein de voix douloureuses,
La malédiction des âmes amoureuses ;
Vers le Dieu meurtrier tous les poings se tendront !

Les aèdes futurs et les joueurs de lyre,
De contrée en contrée errant sous le ciel bleu,
Devant le peuple ému chanteront son martyre
Et me reprocheront d’avoir tué par jeu !

(se tournant soudain vers les Immortels)

Par jeu ! Vous l’avez cru, vous le croyez encore,
Vous qui siégez ici, Dieux de l’ombre et du feu !…
Déesses de l’eau glauque et de la rose aurore,
Vous aussi vous croyez que j’ai tué par jeu !

Par jeu ! comme Bellone et Mars dans la mêlée
Bondissent de l’Olympe en jetant de grands cris !
Comme Pluton rendit Eurydice volée,
Comme Vénus la blonde aima le blond Paris !

Comme vous, Jupiter ! quand Junon vous ennuie,
Vous imitez le cygne et l’aigle tour à tour
Et que vous consentez à vous changer en pluie
Pour surprendre une fille insensible à l’amour !

Non ! méprisant le jeu dont votre âme est ravie,
Je voulais ressentir l’ardeur que j’inspirais
Et dans mon propre cœur plongeant un de mes traits,
Sur des lèvres d’enfant baiser toute la vie !

Non ! je voulais aimer comme un homme ignoré,
Rejeter loin de moi ma divine nature
Et partageant enfin le délire sacré,
Souffrir de mon amour comme une créature !

Je voulais… Mais en vain ! Je suis resté le Dieu,
Auteur et spectateur du drame qu’il se joue !
À la honte d’Éros l’action se dénoue :
Malgré moi, comme vous je n’ai créé qu’un jeu !

En vain !… Ô ma Psyché ! j’ai leurré ta tendresse,
J’ai possédé ton corps haletant et pâmé
Et j’ai grisé tes sens du vin de ma jeunesse,
Mais malgré ton plaisir l’Amour n’a pas aimé !

Dites-nous maintenant, rapsodes et poètes,
Folle engeance par qui l’Olympe est blasphémé,
Pour complaire à la plèbe aux millions de têtes,
Assez sur l’âme humaine avez-vous déclamé ?


Mais nul ne te comprend et nul ne te devine,
Fille d’un ciel amer sous ses riches couleurs,
Ô grande délaissée ! ô pauvre âme divine !
Nul aède inspiré n’a chanté tes douleurs !

Comme l’homme est heureux ! Il aime, il hait, il vibre !
Les âpres passions lui dilatent le cœur ;
Il porte en son cerveau le songe d’être libre,
L’illusion puissante et la féconde erreur !

Éphémère ignorant ! Combien je vous envie !
Dans vos veines le sang circule fier et fort
Et pour doubler encor la saveur de la vie,
Bienfaiteurs méconnus, nous vous donnons la mort !

Mais nous, tyrans chétifs d’un pays dérisoire,
Gardés par le Destin dans son cercle de fer,
Condamnés à porter le deuil de notre gloire,
Nous trônons sans jouir dans le splendide éther !

D’avance tout est su ; rien n’émeut, tout arrive !
Pour nous point de passé ; pour nous point d’avenir ;
Que nous importe à nous que l’homme meure ou vive,
Puisque nous ne pouvons ni vivre ni mourir !


Ô Mort ! Toi dont le nom véritable est Clémence !
À qui l’homme devrait élever des autels,
Sur les Dieux à genoux ouvre ton aile immense !
N’auras-tu donc jamais pitié des Immortels ?

Lance contre eux un fils de la race indomptée !
Arme quelque Titan ou quelque demi-Dieu
Et que nous recevions d’un nouveau Prométhée
Le repos éternel en échange du feu !

À nos yeux exaucés qu’il surgisse du gouffre !
Qu’il frappe et que la flamme, accourue après lui,
Jetant sur ce palais sa tunique de soufre,
En fasse pour toujours du rêve et de la nuit !

Jupiter

Ô mon fils bien aimé ! Votre clameur est vaine
Et tombe sans écho dans l’abîme azuré !
Tous nous avons couru votre aventure humaine ;
Tous les Dieux ont cherché le bonheur ignoré,
Et quand ils sont rentrés dans leur Maison sereine,
Leur cœur, comme le vôtre, était désespéré.
Mais depuis, renonçant à vouloir l’impossible,

Ils ont repris leur place à la table impassible
Et nul n’a plus rompu le silence sacré !

(Éros s’incline devant Jupiter. Il se dirige vers son son siège à pas lents.)

Éros

Ô vierge que j’avais entre toutes choisie !
Doux cadavre exhalant un parfum d’ambroisie !
Ô la plus tendre fleur de la divine Hellas !

(Au moment où il reprend sa place, Saturne fait un mouvement. Les Dieux baissent la tête.)

Saturne

Le seul mot que les Dieux devraient dire est :
Le seul mot que les Dieux devraient dire est« Hélas ! »