Scène III


(Un palais magique. À gauche, un banc de marbre. Par les fenêtres ouvertes on entrevoit un vallon plein d’arbres. Au fond, une porte. À droite, une vaste alcôve aux rideaux sombres. Le crépuscule tombe. Dans le ciel apparaissent des génies ailés escortant Éros, qui dépose sur le sol Psyché endormie. Il la baise au front, puis se cache dans l’alcôve.)

Psyché (revenant peu à peu à elle)

Me voici loin des lieux où j’étais exposée…
Comme il y faisait froid et comme je tremblais !
Sur le roc âpre et nu je gisais épuisée
Et j’attendais en vain la mort que j’appelais.
Un étrange sommeil accabla ma pensée.
Ai-je rêvé ma bouche en silence baisée
Et la douce aile blanche aux suaves reflets
Dans sa tiédeur d’oiseau sur ma gorge posée ?
Je m’élevais dans l’air caressant, je volais
D’un vol presqu’immobile et dont j’étais bercée…

Puis je suis descendue ici, dans ce palais.
Hélas ! À mon insu mon rêve se prolonge.
Si je touche les murs de ce palais de songe,
Ils s’évanouiront ainsi qu’une vapeur !
Quelle réalité va m’étreindre ?… J’ai peur !…

Non ! je ne rêve plus, je suis bien éveillée !
Dans le monde réel je marche émerveillée !
Je ne me trompe pas : je vois, je sens, j’entends.
Le clair miroir sourit aux bras que je lui tends !
Je contemple en son eau mon image me suivre !
Je respire, je vis, je suis sûre de vivre !

(regardant autour d’elle)

Ce palais taciturne est fait pour le bonheur…
Tout est calme… Je sens se ralentir mon cœur.
Le ciel vaste, fleuri de grands nuages roses,
Dans la paix du couchant semble un pays de roses.
Le soir a revêtu son manteau de clarté
Et seule sur ce banc, je n’ai jamais goûté
Aussi profondément la tendresse des choses !

(On entend une chanson de berger et un piétinement de troupeau.)

Là-bas dans le chemin s’attarde une chanson…
C’est un berger qui passe, un roseau vert aux lèvres.
Le cœur insoucieux, il va menant ses chèvres.
Je le connais…

(Elle s’assied sur le banc de marbre et regarde au loin.)

Je le connaisC’est l’heure où brunit l’horizon…
Mes parents, sur le seuil de leur blanche maison,
Dénombrent les bœufs roux mugissant vers l’étable…
Hier, j’étais auprès d’eux… C’est l’heure délectable

Où le champ labouré rend plus doux l’homme dur,
Et la première étoile émerge de l’azur !…

Mon père au front chenu, ma mère vénérable,
Les yeux rouges encor de ma fin misérable,
Sont là, n’osant parler de peur de me nommer.
Ah ! qu’un rêve nouveau, d’une aile secourable,
Sous leur toit familier daigne me ramener !
Dans l’ombre domestique une lampe palpite…
À côté de mes sœurs je suis toute petite !
Notre couche sent bon la lavande et le thym…
Nous dormirons toutes les trois jusqu’au matin !…
Hélas ! je ne dois plus revoir leur cher visage !…
Ô mon père au front blanc ! Certes vous fûtes sage,
Vous fûtes sage aussi, ma mère aux tendres yeux,
De faire en me livrant la volonté des Dieux !
Mais moi, sans attirer la foudre sur ma tête,
Agnelle expiatoire au sacrifice prête,
Je puis pleurer tout bas, loin du foyer quitté,
Sur ce qui pouvait être et n’aura pas été !…

La nuit tombe… C’est le moment…
(Elle se lève.)
La nuit tombe… C’est le momentÔ Dieux terribles !
Vous à qui nous donnons, pensant vous attendrir,
Le nom de notre crainte et de notre désir,

Maîtres au dur vouloir ! Puissances invisibles
Qui contemplez d’en haut l’homme vivre et mourir !
De vos desseins secrets je suis l’humble servante,
Un peu de chair qui souffre entre vos doigts sacrés !
Quel que soit le tourment que votre haine invente,
Salut ! Faites de moi tout ce que vous voudrez !

(Elle tombe à genoux dans l’attitude du patient qui attend le coup mortel.)

Je vis encor… J’entends mon cœur battre dans l’ombre.
Autour de moi la salle est de plus en plus sombre…
Un nuage a couvert la lune… rien ne luit.
Le silence anxieux emplit l’immense nuit !

(L’obscurité est complète.)

Je suis vivante encore…
Je suis vivante encoreAh ! je ne suis plus seule !
Le monstre ! un corps velu… des griffes… une gueule…
Un regard est sur moi…
Un regard est sur moiQuelqu’un est là, caché !…
L’horreur glace mon sang qui se fige !…

Éros (caché dans l’alcôve)

L’horreur glace mon sang qui se fige ! Psyché !

Psyché

Une voix m’a parlé… Qu’elle est douce !…

Éros

Une voix m’a parlé… Qu’elle est doucePsyché !

Psyché

La voix me parle encor… Qu’elle est jeune !…

Éros

La voix me parle encor… Qu’elle est jeune ! Psyché !
Ne tremble pas ainsi… Je suis quelqu’un qui t’aime.
Je ne fonds pas sur toi comme un loup ravisseur ;
Je t’aime !… Ma seule arme est ma jeune douceur…
Je t’aime ! Je ne veux te devoir qu’à toi-même
Et je m’adresse à toi comme un frère à sa sœur !

Psyché

Inconnu ! Dans vos mains me voici sans défense.

Éros

Psyché ! Je te connais, et depuis ton enfance !
Je te connais depuis le jour de ta naissance.
Sur ton berceau rieur souvent je me penchais,
Sans jamais révéler ma muette présence,
Et comme cette nuit, Psyché ! je me cachais !
J’étais auprès de toi quand ton âme ravie
Ainsi qu’un jeune oiseau s’essayait à la vie
Et d’une aile étonnée et joyeuse volait
Vers tout ce qui sonnait et tout ce qui brillait !…

Psyché

(se rapprochant lentement de l’alcôve)

Quel charme étrange rive en cette nuit farouche
Par une chaîne d’or mon oreille à sa bouche !

Éros

Et lorsque tu dansais par les soirs orageux
Avec d’autres enfants à l’ombre des vieux chênes,
Et que l’obscur frisson des voluptés prochaines
De son trouble ignorant alanguissait vos jeux,
J’étais là…

Psyché

J’étais làCette voix ineffable et fervente
Semble dans l’ombre chaude une lyre vivante.

Éros (debout devant l’alcôve)

J’étais auprès de toi sous les blancs peupliers,
Lorsque, par le chemin que mouille la fontaine,
D’un pas agile et sûr, avec ses lévriers,
Le beau chasseur voisin descendait dans la plaine…
Et ton cœur soupirait de plaisir et de peine…
J’étais auprès de toi sous les blancs peupliers,
Quand l’amour se levait dans ton âme incertaine !

Psyché

Je suis comme une plume au gré de votre haleine
Et je mourrais de vous, si vous le désiriez !

Éros

J’étais auprès de toi par les nuits enflammées
Où Vénus amoureuse embrase l’horizon…
J’étais auprès de toi dans ta calme maison :
Du calice des fleurs dans le jardin pâmées
Vers ton sommeil fiévreux s’évadaient à foison
Des songes qui laissaient en frôlant ta chair nue
À ton corps innocent, à ta lèvre ingénue
Le geste de l’étreinte et le pli du baiser !…

Psyché (près d’Éros dans l’ombre)

Si vous avez versé dans ma tête légère
Ces songes dont mon cœur battait à se briser,
Pourquoi me rappeler leur douceur passagère
Si votre volonté ne peut l’éterniser ?

Éros

Psyché ! Si j’ai versé dans ta tête légère
Ces songes dont ton cœur battait à se briser,

C’est pour te rappeler leur douceur passagère
Lorsque ma volonté pourrait l’éterniser !

Psyché

Quoi ! ces songes versés dans ma tête légère
Et dont mon faible cœur battait à se briser,
Si vous me rappelez leur douceur passagère,

Éros

C’est que je viens ici pour les réaliser !

Psyché

Si vous me connaissez, j’ignore qui vous êtes !

Éros

Celui que l’on attend est toujours inconnu !
Les plus belles amours sont les amours secrètes
Et tu sais maintenant pourquoi je suis venu.

Psyché

Oh ! dites-moi tout bas le nom dont on vous nomme !

Éros

Qui je suis, à Psyché ! Je suis… Je suis un homme
Né d’un homme, que rien ne distingue d’un homme,
Qui rêve d’oublier le nom dont on le nomme
Et porte en sa poitrine un pauvre cœur humain !

Psyché

Oh ! dites-moi tout bas le nom dont on vous nomme !

Éros

Ô chère âme, là-bas, dans le pays lointain
Où mes yeux enfantins apprirent la lumière,
Dans le parler charmant dont elle est coutumière,
Ma mère au front riant m’appelait son Désir.

Psyché

Désir !

Éros

Désir ! Appelle-moi ton Désir, ô chère âme !

Psyché

Cher Désir !…

Éros

Cher Désir ! C’est un nom facile à retenir,
Doux comme la musique et vif comme la flamme !
Désir ! ô ma chère âme ! Appelle-moi Désir !

Psyché

Désir ! Vous venez donc d’une terre étrangère ?

Éros

Où mon père était roi… mais on l’a détrôné…
Victime d’une intrigue impie et mensongère,
En attendant le jour de la justice, j’erre
Loin des miens et du clair pays où je suis né !…

Psyché

Désir ! ô cher Désir ! Dites-moi votre vie…

Éros

Pauvre, je vis de peu, sans besoins, sans envie…
D’ailleurs, j’ai mon métier…

Psyché

D’ailleurs, j’ai mon métierLequel ?

Éros

D’ailleurs, j’ai mon métier Lequel ? Je suis archer
Et très habile… Aucun de vies traits ne dévie !
Tu sais tout maintenant. Réduit à me cacher
Je dois tromper les chiens qu’on lance sur ma trace,
Jusqu’au jour bienheureux où, vengeur de ma race,
Et tenant par la main celle qui m’a choisi,
Je rentrerai, le sceptre au poing, dans mon empire !

Psyché

Vous êtes malheureux et je vous aime ainsi…
Car, ô mon cher Désir ! le seul trône où j’aspire
C’est le sommeil d’amour dans les bras de l’époux.
Je vous aime, ô Désir ! et je suis toute à vous !

Éros

Ô toi qui m’as choisi comme je t’ai choisie !
Semblables à des Dieux qui boivent l’ambroisie,
Chère âme, enivrons-nous l’un de l’autre ! Aimons-nous !
Ce palais est désert. Personne n’y pénètre.
Seul, un pâtre parfois, menant ses brebis paître,
Vers son fronton sculpté lève un regard distrait.
Sans que mes ennemis puissent me reconnaître,

Je viendrai, tous les soirs, t’y rejoindre en secret.
Mais nul ne doit me voir, nulle lampe indiscrète
N’ouvrira son œil d’or sous nos rideaux joyeux,
Nul ne découvrira notre obscure retraite
Et l’amour se rira de la terre et des cieux !…

Psyché

Seigneur ! Je subirai votre loi sans murmure.
Je suis votre servante et votre créature.
Je vous obéirai…

Éros

Je vous obéiraiJure-le !

Psyché

Je vous obéirai Jure-le ! Je le jure.

Éros

Par le Styx !

Psyché

Par le Styx ! Par le Styx !

Éros

Par le Styx ! Par le Styx ! Je reçois ton serment !
Et maintenant, Psyché ! Permets à ton amant
D’aspirer, sans la voir, la rose de ta bouche !…

Ah ! s’ils pouvaient savoir quelle ivresse farouche
Naît de la lampe morte et des flambeaux éteints,
Les amants enlacés chasseraient de leur couche
La lumière importune à leurs jeux clandestins !

Sous les rideaux tirés Vénus est plus lascive :
Elle inspire à la chair un rêve illimité ;
Sur un lit ténébreux la volupté pensive
Donne au baiser qui passe un goût d’éternité !

Oublie, ô ma Psyché ! le monde qui t’oublie !
L’ombre nous renouvelle et sans cesse relie
L’extase qui commence à celle qui finit.
Au-dehors comme ici, tout se tait, rien ne luit.
Le berger dans le val dort auprès de ses chèvres ;
Et tandis que ma bouche, en proie aux douces fièvres,
Sur ton corps dévoilé cherche partout des lèvres,
Écoute le silence et contemple la nuit !

(Il attire Psyché dans ses bras.)

Ah ! prolongeons l’instant que l’homme vil abrège !
Que ton trouble s’apaise entre mes bras bercé !
Ta tunique à tes pieds tombe comme une neige…
Ta ceinture s’abat comme un oiseau blessé…

Psyché

Me voici contre vous, de mes cheveux vêtue…
Ô mon maître ! J’ai peur, car votre voix s’est tue…
Votre souffle me brûle et vous riez tout bas…
Désir ! je ne veux pas… Non ! non ! Je ne veux pas !…

(Ils tombent enlacés dans l’alcôve, dont les rideaux se referment.)