PRÉFACE



Ce drame a failli être joué. Il ne le sera pas. Ceux qui s’intéressent à la poésie au théâtre sont en droit de se demander pourquoi. C’est pour aller au-devant de leur question que j’écris ces lignes.

Commencée en décembre 1913, achevée en janvier 1914, l’œuvre n’était pas destinée au théâtre. Jamais, j’en prends à témoins les Dieux que j’ai fait parler, je n’eus même l’idée qu’elle pourrait être représentée un jour. Si la guerre n’avait pas éclaté, Éros et Psyché eût paru en octobre 1914, comme une suite à la Guirlande des Dieux et à la Frise empourprée.

Mais la guerre éclata et, comme je ne suis pas d’échine à subir une censure, quelle qu’elle soit, le drame ne fut pas publié. Seuls quelques amis en eurent connaissance. L’un d’eux le fit lire au directeur du théâtre du Parc et — c’est ici que le hasard se révèle comme un improvisateur ironique — le 19 avril 1918, je reçus la lettre suivante de M. Victor Reding, à qui les Allemands faisaient des loisirs :


Mon cher Giraud,


Vanzype m’a communiqué le manuscrit d’Éros et Psyché. C’est un morceau de choix d’un bel artiste. Je serais heureux — à l’heure où nous pourrons déployer le drapeau belge, — de présenter à l’admiration du public ce document national de théâtre d’art.

Est-ce scénique ? C’est la question qu’on m’a posée. Oui ! Avec de la musique — indispensable, — de beaux décors, des costumes neufs, de bons artistes, nombreux, car les Dieux qui ne sont pas bavards doivent avoir le silence majestueux, de belles filles, car n’est pas qui veut Vénus, Diane et Junon.

L’œuvre est très au-dessus de la mentalité même d’un public de choix, aussi doit-elle être soignée particulièrement et sa beauté ne s’accommoderait pas de médiocrité. La réalisation, telle que je l’entrevois, serait assez onéreuse. Je pense que demain, dans les circonstances exceptionnelles où nous nous trouverons, on pourrait obtenir le patronage nécessaire. J’en ai dit un mot à Vanzype. Nous en reparlerons.

Quel beau travail et quelles délicates soirées en perspective ! J’y pense avec émotion. Espérons !

Bien cordialement à toi.

Victor Riding.


Je fus tenté ! Le diable est fort et la chair est faible. Je succombai à la tentation et j’acceptai l’offre de M. Reding.

Quand les Allemands furent partis, le directeur du théâtre du Parc, désireux de célébrer la victoire des Alliés, annonça une grande saison belge, au programme de laquelle figurait Éros et Psyché. Conformément au désir de M. Reding, un jeune compositeur, M. Alphonse Van Neste, écrivit pour le drame un commentaire musical d’une forme nouvelle, dont certains fragments, exécutés en petit comité, intéressèrent vivement les connaisseurs. J’ajoute, sans insister sur ce détail, que M. Reding avait reçu les subsides qu’il désirait et que l’annonce de mon œuvre ne l’avait pas empêché d’obtenir.

Bref, tout semblait arrangé. Le théâtre du Parc rouvrit ses portes avec éclat. Il fut convenu que ma pièce succéderait à celles de MM. Vanzype et Spaak, lorsque, — première péripétie — un petit différend s’éleva entre M. Reding et moi. Il voulait confier le rôle d’Éros à un jeune premier ; je désirais qu’il fût confié à une femme. M. Reding, après avoir discuté quelque temps, s’inclina galamment. Mais aussitôt un nouveau différend surgit. M. Reding m’offrait, pour incarner Psyché, une jeune débutante fort jolie, douée d’une superbe chevelure et qui disait les vers comme on les dit quand on a une superbe chevelure, qu’on est jolie et que l’on sort du Conservatoire pour jouer sur le théâtre du Parc.

Éros et Psyché n’étant pas un drame capillaire, je déclinai l’offre et les semaines s’envolèrent d’une aile rapide. M. Reding déchantait visiblement. Il ne voulait pas de l’interprète que j’avais choisie pour créer le personnage d’Éros. Je ne voulais pas de celle qu’il me proposait pour créer le personnage de Psyché. Il commençait à redouter la musique, cette musique qu’il avait jugée indispensable. L’idée d’une orchestre qui jouerait pendant tout le drame l’effarait. Je lui fis observer que le cachet des musiciens, qu’ils fissent du bruit tout le temps ou seulement par intervalles, n’en serait ni augmenté ni diminué. M. Reding parut réconforté ; mais il retomba bientôt dans sa mélancolie. « Je n’ai pas de Mercure ! » soupirait-il d’un air tragique. « Et puis, vos autres Dieux et vos Déesses, ajoutait-il, je ne les ai pas ! »

Je ne les avais pas non plus, n’étant point le Jupiter de l’Olympe de la rue de la Loi. Et les semaines s’envolaient d’une aile de plus en plus rapide, lorsque, brusquement, M. Reding me proposa de « passer » dans la quinzaine, me réservant quelques soirées avant l’arrivée de la troupe de la Porte Saint-Martin, qui devait s’installer chez lui, en vertu d’un contrat, à jour fixe.

Je n’avais aucune envie de « passer ». La perspective d’être écrasé contre la Porte Saint-Martin ne me souriait qu’à demi. J’écrivis à M. Reding la lettre que voici :


Mon cher Reding,


J’ai mûrement réfléchi aux conditions dans lesquelles Éros et Psyché serait présenté au public si la pièce passait maintenant. Elles ne sont pas rassurantes. Pour être mise au point, l’œuvre, poème et musique, demanderait un nombre de représentations que la fin prochaine de la saison et tes engagements ne te permettent pas d’y consacrer.

D’autre part, sans mettre en doute son talent, Mlle X…, de l’avis unanime de ceux qui connaissent le drame, n’est pas possible en Psyché. Nous n’avons pas de Mercure capable de mettre en relief la scène du vallon. Enfin, je ne puis pas admettre qu’ayant engagé pour d’autres pièces belges des artistes parisiens de grande réputation, tu confies le soin de jouer la mienne à des débutants de ton école de déclamation. Le public, qui n’est pas bête, en conclurait que tu joues mon drame pour l’amour de Dieu et qu’il est voué au sort des Racines.

Je te propose donc de remettre Éros et Psyché à l’hiver prochain. Assurément j’agis dans mon intérêt, mais j’agis aussi dans le tien, etc.


ALBERT GIRAUD.

Après quelques jours, je reçus de M. Victor Reding la missive diplomatique que voici :


Bruxelles, le 11 avril 1919.
Mon cher Giraud,


J’ai tardé à répondre à ta lettre du 30 mars parce que je ne savais vraiment pas quelle décision prendre. Finalement je me rends à ta demande, mais non à cause de l’interprétation des rôles principaux. Je ne t’ai jamais dit que je n’engagerais pas des interprètes à Paris. Ce fut même toujours mon intention et c’est toi qui, dès le début, m’as fait dévier de cette voie. Je t’ai toujours dit, au contraire, que l’entreprise était difficile et qu’il fallait ne rien épargner pour donner à ton œuvre le cadre qu’elle mérite.

Non, ce qui m’effraie, c’est la distribution très délicate des rôles secondaires. Impossible de faire venir des artistes pour dire un, deux ou quatre vers et cependant il y a des exigences de diction et de plastique qui ne permettent pas de recourir aux premiers venus ; il est indispensable d’avoir une troupe plus complète que celle dont je dispose en ce moment ; alors, il est possible d’imposer de petits rôles à ides artistes tenus par leur engagement à tout interpréter.

Remettons donc, comme tu le désires, à la saison prochaine, à condition, bien entendu, que le Comité du Cycle Belge consente encore à nous soutenir, ce dont je ne doute pas, car les frais, il n’y a pas à se le dissimuler, seront considérables si l’on veut faire ce qui est indispensable.

Je suis heureux de cet accord et je te serre bien cordialement la main.

Victor Riding.


Donc, M. Reding respira ; je respirai et je pensai à autre chose. Les vacances furent belles. À la rentrée, M. Reding annonça encore une saison belge, au programme de laquelle figurait Éros et Psyché et pour laquelle il obtint les subsides nécessaires.

Vers la fin du mois de septembre 1919, j’écrivis à M. Reding pour lui demander quand il comptait jouer mon œuvre. M. Reding ne me répondit pas ; mais j’eus le plaisir de le rencontrer, le 12 octobre, à l’inauguration du monument élevé à Max Waller. Il fendit les groupes pour venir à moi et me dit : « J’ai tardé à te répondre, parce que j’étais surmené ; mais — ajouta-t-il avec force — ça tient ! ça tient ! » Puis, sans préciser ce qui tenait, il eut un geste énergique et disparut dans la foule.

J’attendis.

M. Reding monta, pour honorer l’art belge, une comédie d’un débutant dont le nom m’échappe, à qui les communiqués directoriaux avaient prédit un succès triomphal et dont on avait beaucoup parlé avant la « première ». Le lendemain, on n’en parla plus. À cette comédie succéda une tragédie dont on ne parla pas longtemps.

J’attendais toujours, étant patient de ma nature et ne détestant pas l’ombrage des ormes, lorsqu’au mois de février 1920 je reçus cette lettre :


Mon cher Giraud,


Malgré ma bonne volonté, il ne m’est pas possible de représenter Éros et Psyché au cours de cette saison. J’aurais voulu faire coïncider ce spectacle avec les manifestations organisées en ton honneur ; je m’en suis préoccupé et je n’ai pu réunir les éléments d’interprétation indispensables. Il ne s’agit pas des deux principaux interprètes : je suis résolu à engager à Paris deux artistes réunissant les qualités indispensables. Mais les autres ? Je n’ai pas dans ma troupe actuelle de quoi peupler convenablement l’Olympe. J’avais espéré pouvoir recruter quelques dieux et quelques déesses au Conservatoire, mais je n’y ai rien trouvé de bien majestueux. Mieux que personne, tu sais que, s’il n’est très bien, ce tableau serait ridicule ; l’aventure serait désagréable pour toi et l’on m’en rendrait responsable avec raison.

Mais ne crois pas que je cherche à m’esquiver ; tu sais avec quelle spontanéité je me suis offert à tenter la réalisation scénique de ton beau poème et je m’efforcerai de réunir les éléments nécessaires au début de la campagne prochaine.

À toi cordialement.

Victor Riding.

Trouvant que M. Reding, s’il ne répétait point ma pièce, se répétait par trop lui-même, je lui écrivis pour le prier de ne pas jouer mon drame ou, comme j’aurais pu le dire si j’avais été ironique, de ne pas continuer à ne pas le jouer.

Cette fois, il me répondit tout de suite. Voici sa lettre :


Mon cher Giraud,


Je ne sais si je dois accueillir ta décision comme un soulagement ou la regretter. L’entreprise était délicate et d’autre part la tentative de réalisation si séduisante !

Si tu changeais d’avis, je serais toujours à ta disposition. Peut-être un jour les dieux nous seront-ils favorables !

Bien à toi.

Victor Riding.

Ainsi finit le rêve d’une nuit d’avril. M. Reding fut soulagé. Je le fus aussi, et je le remercie ici de ne pas m’avoir joué, je veux dire de ne pas avoir joué mon œuvre.

A. G.