Éros et Psyché/Partie 3/Chapitre I

Éditions de l’Épi (p. 173-185).



TROISIÈME PARTIE

Deux Sexes


Une vue claire de ces grandes vérités ne peut manquer de remplir nos cœurs d’une terrible circonspection et d’une sainte terreur, qui sont les plus forts stimulants pour nous porter à la vertu et les meilleurs préservatifs du vice.
Berkeley, Les Principes de la Connaissance Humaine (Trad. Renouvier).



CHAPITRE PREMIER

Nature


L’air était pur et frais. La mousse offrait un siège commode et doux. Le lieu était solitaire, le feuillage épais. Le père Girofilée donna à Mme Maury sa bénédiction, et par une instruction vraiment féconde, mit le sceau aux opérations cachées de la Foi et de la Grâce.
Hébert (Le Père Puchesne), Vie privée de l’abbé Maury, pour joindre à son petit Carême.


Jean Dué se retrouva dans la rue mélancolique. Il constatait avec peine la chute de toutes ses éthiques dans des gouffres sans fond. En trois heures, son esprit avait mûri prodigieusement. Que d’illusions venaient en lui de disparaître sans espoir de retour…

D’abord l’orgueil familial, ensuite la pensée que les hommes font de leur mieux ici-bas pour établir la justice, enfin cette idée, à laquelle il lui coûtait de renoncer, que la volonté ou le mérite sont d’infaillibles moyens de réussite. En sus, le délicat et cuisant tourment, dont Lucienne était l’origine, greffait sur tout cela une sorte d’agaçante mélancolie. Il se disait que la morale enseignée est sans doute à l’usage exclusif des sots ou des enfants. Un homme mûr, il l’avait vérifié étrangement ce jour même, use d autres principes de conduite. Mais pourtant il lui en coûtait de situer de cette façon le problème de son avenir. Depuis trop longtemps la morale normale était cristallisée dans le cerveau des siens. Il souffrait donc de se sentir écartelé.

Son affection pour Lucienne était-elle coupable ? Non certes, et ses actes, même devers la jeune fille, avaient été innocents.

Il se parlait ainsi, mais un doute naissait aussitôt. La passion secrète escamotait le trouble souvenir des baisers donnés et reçus, avec le délicieux rappel de certaines visions impures et voluptueuses. Ensuite son esprit, qui veillait toujours, demandait : « As-tu vraiment le droit de te dire pur désormais ? »

Il ne se répondait pas à soi-même, gêné comme un amant surpris, en mauvaise posture ; comme une femme dévêtue qui se trouverait face à face avec un inconnu.

Mais de toutes les paroles de M. Dué, il résultait toutefois que le destin de Lucienne se présentait moins simplement qu’on n’avait cru. Les enfants s’imaginent que les seuls intéressés ont en toutes choses droit et force d’intervenir. Quelle illusion ! Nous sommes liés à l’humanité entière, et, en tout cas, il nous faut tenir compte de l’opinion même des indifférents.

Que pouvait-il désormais pour Lucienne ?

Le certain c’est qu’aimer consiste à accomplir pour l’objet aimé des actes qui n’ont de valeur qu’à ses yeux. Lesquels ?…

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Jean était parvenu sur les bords de la rivière. Il suivait lentement le trottoir et le parapet.

La lune se levait, face à sa marche, au-dessus d’une haie démesurée de peupliers serrés comme les lances d’une phalange. Il regarda confusément le bloc laiteux et difforme, d’une couleur d’orange moisie, régner peu à peu dans le ciel.

La lumière qu’il répandait fut d’abord aussi fluide et vague que si elle eût été d’origine humaine. Elle dessinait des ombres incertaines et fantomales. Mais, à mesure que l’astre gravissait la pente douce menant au zénith, tout s’éclairait avec précision. La rivière fourmillait de vaguelettes d’argent et de mercure. Les perspectives s’enfonçaient fortement dans les pénombres stratifiées. Le regard suivait, vers un lointain obscurément limpide, les mille reliefs marquant les distances. Un toit, là-bas, dont les ardoises luisaient. Plus loin, des cimes d’arbres dont les feuilles polies faisaient un buisson de lueurs tremblantes. Plus loin, encore, deux pans noirs incisés par une coupure grise : une route encaissée entre deux haies de tilleuls. À mesure que son regard plongeait à l’horizon, Jean saisissait de nouveaux repères. Cela illimitait la dimension sagittale bien mieux que le plein jour.

Il s’accouda à une pierre haute. À ses pieds un tapis herbeux descendait vers l’eau lourde et huileuse. Le silence était complet. Derrière le jeune homme, la ville s’endormait dans les lacs lumineux de ses réverbères. Sur la rive, en face, une légère vapeur flottait. Un clapotis infinitésimal dessinait son arabesque légère sur la mutité universelle. Partout les arbres faisaient des taches noires et déchiquetées. Au sud, les prairies, fort loin étendues, formaient une lente déclivité, jusqu’à certaine colline presque transparente, au sommet de laquelle on percevait, fondues dans la liquide lumière, les dernières tourelles subsistantes d’un antique château-fort.

Pas une touffe de vent ne frôlait le front de l’adolescent. Combien de nuits pareilles ont été transmises par les poètes anciens en termes saisissants et harmonieux. Il articula le début d’un vers de Virgile : Nox erat

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Jean Dué songea soudain que cette solitude signait le caractère anormal de son aventure.

En effet, la ville comptait de nombreux jeunes gens comme lui. Comment se faisait-il qu’il fût seul à rêver en ce moment en tel lieu fait pour le rêve ?

Jean se connut alors bien pauvre et bien petit devant le poids d’une réalité, inédite peut-être, et dont il devrait seul inventer et imposer les solutions. Pauvre Lucienne ! Sans doute se faisait-elle en ce moment les mêmes réflexions. Et le jeune homme, comme un vrai poète romantique, se sentit prêt d’admettre que son amour fût unique ici-bas.

L’orgueil lui vint.

Cette fois il avait un principe d’action.

Qu’est-il en effet besoin de se tourmenter des morales courantes lorsqu’on aime, et de telle sorte que cet amour échappe aux règles admises. Les éthiques sont-elles valables pour César et Napoléon ? L’amour est comme la guerre, il met l’homme au-dessus des lois…

Il pensa : « Je suis seul juge de mes actes… »

Mais aussitôt, douchant cette orgueilleuse certitude, une voix profonde dit en lui : « Tu n’as même pas osé, l’autre jour, embrasser toi-même ta cousine. »

Une colère lui vint. C’était la vérité ! Ainsi son esprit restait un mélange de velléités et de réflexions magnifiques, mais dont il ne portait pas la réalisation dans sa volonté.

De se sentir double et partagé entre un désir démesuré et des énergies trop déficientes, une grande envie le prit de pleurer. Il vint, au bord même de l’eau, s’asseoir sur l’herbe et se mit mécaniquement à arracher le gazon mouillé.

Il lui parut qu’il accomplissait un rite très beau et très ancien en jetant ces molles tigelles au fil de l’eau sombre. Il eût voulu en tresser des couronnes qu’il offrirait aux oréades, et son âme rajeunie lui fit regretter le temps où l’on pouvait parler avec les divinités charmantes et subtiles des arbres et du flot.

Tous les mots qui désignent comme des êtres, dans la vieille langue latine, les fleurs, la lumière, les étoiles, le gazon, les rivières et le ciel lui revinrent à l’esprit. Il entendit dactyles et spondées, sonner leurs rythmes mythologiques. Et cela lui fit ressouvenir que le poète des Métamorphoses, amant né des belles Romaines, fut un jour exilé vers la mer Noire où il mourut. L’Amour, à ce rappel, devint devant ses yeux une divinité tragique et redoutée. Il pousse — Jean venait de s’en apercevoir — l’individu humain à violer toutes les lois morales. Et alors…

Eh bien soit ! Il violerait ces lois. Il sacrifierait toutes les félicités sociales pour la joie éperdue de tenir embrassé le corps de sa cousine. L’amour seul infinise les minutes. Le reste ressemble à cette heure insaisissable dont parle Perse :


Fugit hora, hoc quod loquor inde est.


L’heure que je parle est déjà disparue, et aussi l’heure que je pense, et aussi celle que je consacre aux actions dont la seule valeur est celle de l’opinion des foules. Une seule heure ne fuit pas, c’est celle du baiser.

Il se releva. La lueur lunaire paraissait lui parler. Il connaissait ce paysage médiocre dont jamais de jour la beauté ne lui était apparue ainsi. Et maintenant il suffisait d’une lumière vaporeuse et d’un état d’âme pour le transformer, le rendre si attendrissant et si émouvant que le jeune homme se sentait vraiment à cette minute le cœur d’un pasteur de Longus.

Ainsi l’amour agit et change toutes les valeurs humaines. Que viennent faire ici la morale avec ses règles et les ordres sociaux codifiés pour le bon ordre des familles et la transmission des richesses ?

L’homme n’est point fait pour obéir à d’autres voix que celles inscrites en lui par le désir et l’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean revint à la ville avec lenteur. Une émotion complète et sans arrière-pensée gonflait son cœur amoureux.

Il croyait connaître dorénavant la loi souveraine du monde, cette loi que ses camarades ignoreraient longtemps encore, parce que, jamais, durant une belle nuit de printemps ils n’allèrent rêver dans la solitude, entre une rivière lente et sa campagne parfumée.

Se sentant possédé d’un orgueil vaste comme la nuit, il suivait silencieusement le parapet, au bord de la déclivité gazonnée, lorsqu’il entendit deux voix.

Il y avait, étendu sur l’herbe, un couple heureux qui mêlait de tendres paroles à ses enlacements.

Fasciné par cette rencontre, qui pesait de tout son poids de réalité sur ses théoriques songeries, Jean cessa de bouger et écouta. En temps normaux, il eût trouvé cette curiosité bien indiscrète et discourtoise. Maintenant, non ! Il se retint même de ne pas leur crier son enthousiasme et qu’ils avaient en lui un admirateur et un fervent…

La femme disait :

— Je t’aime.

L’affirmation s’attestait à la fois languide et forte. Elle ne comportait aucun démenti possible, et contenait à la fois une victoire et un irrésistible abandon.

L’homme dit :

— Oui.

Un silence suivit, puis la femme reprit d’une voix pâmée :

— Quelle belle nuit. Elle est faite pour nous. Je me sens d’accord avec des choses souveraines qui planent partout.

— Peut-être !

— Je voudrais qu’il y eût d’autres amoureux que nous pour la goûter comme je fais. Le bonheur égoïste est triste.

L’homme dit durement :

— Peu d’êtres sont faits pour le bonheur. C’est une grâce et une prédestination.

— Tant pis ! dit la femme.

Jean s’éloigna avec lenteur et prudence. Cette félicité l’irritait maintenant. Il se vit triste à nouveau. Ainsi, tous les hommes croient être seuls à penser, et beaucoup seuls à jouir. Ils tirent donc orgueil du sentiment fallacieux d’apparaître exceptionnels. Pure ignorance… En fait ils se suivent comme sautaient à la mer les moutons de Panurge. Toutefois ils entourent leurs actes d’un tel mystère que l’illusion persiste en eux. Peut-être, même en ce moment, la moitié de la cité courait-elle le guilledou ou se vautrait-elle en amour parmi les buissons, dans les prés et sur les bords de cette paisible rivière. On n’est jamais seul…

Jean ne se formulait toutes ces hypothèses que d’une façon vague et en somme puérile. Intelligent, il suivait seulement les pentes logiques de l’esprit. Mais les données stables manquaient à ses raisons. Il le sentait et cela le poussait maintenant à un plus grand dégoût des idées qu’on lui avait enseignées.

Il se trouva en ville. La paix n’était certes point en lui. Et sur tant de rêves complexes et divinatoires, l’image de Lucienne passait sans répit.

Que faisait-elle en ce moment ? Il l’imagina contemplant comme lui la lune.

Mais d’avoir vu le couple amoureux, il en vint soudain à imaginer que Lucienne pût penser sur une autre voie… à un autre homme… Son cœur en éclat brusquement… Il voulut se raisonner. L’amour ne comporte-t-il pas une sorte de magnétisme qui force la réciprocité ?

Il se trouvait, sans s’en apercevoir, au centre douloureux de l’immense passion qui ruisselle depuis des siècles dans les âmes. L’impérialisme sexuel cherchait en lui à se formuler. Qui aime doit être aimé. Cela lui semblait aveuglant.

Et désespérément il se demanda encore à quoi Lucienne pouvait songer…

Comme, près de sa demeure il tournait dans une large voie ornée sous les arbres d’innombrables bancs — orgueil de la municipalité et désespoir des moralistes — il vit un autre couple enlacé. Aucune éloquence ne l’animait, mais une fièvre incontestablement amoureuse.

Jean se dit que pour n’avoir jamais vu ces choses jusqu’ici il fallait qu’il eût été étrangement borné… Et il devina que l’amour n’est pas seulement un plaisir, mais encore et surtout une compréhension du monde, une fenêtre de l’intelligence, par laquelle on commence à deviner les secrets du destin.