Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 82-92).


VIII


Le lendemain soir, Octave partit du Conquet, et s’achemina vers le manoir de Marguerite.

Une partie de la journée s’était passée en conversation avec Horace, et aucune observation n’avait pu ébranler ses résolutions.

Octave partit plein d’espoir.

Toutefois, et bien qu’il eût une entière confiance dans l’amitié et le dévouement d’Horace, quelques mots jetés par ce dernier au milieu de leurs longs entretiens lui avaient inspiré de singuliers doutes.

Octave parlait de Marguerite, et il expliquait, pour la centième fois, comment il avait passé plus d’une heure près d’elle, et avec quelle lucidité elle avait répondu à toutes ses questions.

— C’est le miracle de l’amour qui commence, avait dit Horace d’un ton ironique.

— Vous raillez ? fit Octave.

— Je ne crois pas aux miracles.

— Avez-vous vu Marguerite ?

— Une fois.

— Et que pensez-vous de son état ?

Horace eut un singulier sourire à cette question ; il haussa les épaules et remua la tête :

— La médecine rend positif en diable, répondit-il, et je vous avouerai que j’hésite à me prononcer sur cette jeune fille.

— Comment cela ?

— Ah ! comment cela ! Mon ami, je n’en sais rien. On m’accorde généralement quelque mérite à la Faculté ; j’ai sauvé des malheureux que l’on avait déclarés incurables, et j’ai fait, dit-on, des miracles, moi, qui ne crois pas à ceux des autres ; eh bien ! à franchement parler, les quelques minutes que j’ai passées près de Marguerite m’ont amené à douter de moi-même et de la science.

— Expliquez-vous… dit Octave qui écoutait avec anxiété.

Horace parut se recueillir un moment, puis il reprit bientôt après :

— Voici, dit-il à voix lente et en pesant chacune de ses paroles ; la folie se manifeste d’ordinaire par des indices connus, que la médecine a classés, et que vous avez pu observer par vous-même ; tous les fous ont le sourire contracté, le regard vague et fixe, le geste heurté ; leur voix emprunte un accent guttural ; ils marchent d’une façon particulière ; ils écoutent sans entendre, ou ils entendent sans écouter ; tout le monde sait cela, et ces observations sont élémentaires. Eh bien ! chez Marguerite, je n’ai constaté aucun de ces indices.

— C’est vrai, interrompt Octave.

— Et cependant, poursuivit Horace, je la considérais bien plus en médecin curieux et indiscret, qu’en amoureux aveugle ; Marguerite regarde avec deux yeux clairs d’une transparence virginale ; son geste est gracieux et arrondi, sa voix douce et caressante ; elle écoute fort bien ce qu’on lui dit, et, chose surprenante par-dessus tout, je l’ai vue rougir quand je me suis approché d’elle !…

— Mais que concluez-vous de ces observations ? demanda Octave.

— Rougir ! continua Horace ; avez-vous jamais vu un fou rougir, vous ? Cela ne peut pas être, et si Marguerite est bien réellement folle, elle échappe à toutes les observations faites jusqu’à ce jour, et sa folie doit être incurable.

Tout en s’avançant vers la demeure de Marguerite, Octave repassait dans sa mémoire les moindres détails de cette conversation, et y puisait à chaque instant de nouveaux motifs d’espérer :

« Si Marguerite est bien réellement folle,  » avait dit Horace ; il était donc possible qu’elle ne le fut pas.

Et là-dessus, son esprit partait, pour ne s’arrêter qu’aux pieds de Marguerite rendue à la raison, à l’amour, au bonheur !

Quand il parvint à la demeure du père Tanneguy, la nuit était venue. Une vieille servante le reçut sur le seuil de la porte, et l’introduisit dans une salle basse donnant sur la cour d’entrée.

Marguerite ne tarda pas à paraître. Elle était seule au logis, et le père Tanneguy ne devait rentrer que fort tard.

Marguerite accourut souriante et joyeuse :

— C’est donc bien vous, Octave ? dit-elle au jeune homme en lui tendant les mains avec abandon ; ce n’était donc pas un rêve ? Oh ! je craignais déjà de ne plus vous revoir !

— Voilà bientôt deux années que je vous cherche, répondit Octave.

— Deux années ?

— Nul ne savait ce que vous étiez devenue.

— Mon père l’a voulu ainsi. Il était fort irrité contre vous, et j’ai pleuré souvent en secret.

— Bonne Marguerite !

Octave considérait la jeune fille avec une attention profonde pour découvrir sur son visage quelques traces d’une folie récente ; mais ses investigations restèrent sans résultat. Rien ne troublait en ce moment la radieuse sérénité de Marguerite, et son limpide et beau regard ne s’abaissait pas même devant l’ardent regard de son amant.

Octave lui prit la main, et bien que la confiance commençât à renaître dans son cœur, il craignait à chaque instant que quelque révélation inattendue et terrible ne vînt la lui enlever. Ses tempes battirent, un nuage passa devant ses yeux.

— Marguerite, dit-il d’une voix émue, j’ai résolu hier d’aller trouver votre père ; je lui dirai que je vous aime, que je suis libre désormais de ma fortune et de mon nom, et que ma seule ambition au monde est de vous voir partager l’une et l’autre… Croyez-vous que Tanneguy me refuse ?

— Peut-être ! répondit Marguerite.

— Qu’a-t-il à craindre cependant ?

— Oh ! rien pour vous, Octave, mais pour moi.

— Comment !

— Le passé est un triste enseignement.

— Ne l’ai-je pas assez expié ?

— Sans doute.

— Et ces deux années qui viennent de s’écouler n’ont-elles pas été une assez longue épreuve ?

— C’est vrai !

— Vous me l’avez dit vous-même ; cette séparation vous a été douloureuse.

— Dites cruelle, Octave. Nous étions seuls, loin du monde, avec l’Océan et la grève déserte pour tout horizon… Ah ! je pourrais raconter jour par jour les tristesses de ces deux années.

— Est-ce possible ?

— Mon père ne voulait pas me laisser sortir ; il prenait mille précautions pour que je ne fusse vue de personne. Il redoutait votre présence… J’ai dépassé bien rarement les limites de notre verger.

Octave ne répondit pas de suite ; les dernières paroles de la jeune fille avaient éveillé de singuliers doutes dans son esprit ; il pressentait vaguement la vérité, mais il frémissait en songeant qu’il pouvait encore se tromper.

Il reprit :

— Ainsi, dit-il avec anxiété, personne n’a passé le seuil de votre demeure pendant ces deux années ?

— Personne.

— Et vous vous rappelez, jour par jour, et vos tristesses et vos ennuis ?

— Parfaitement.

— Il n’y a dans votre souvenir aucune lacune ?

— Aucune.

— C’est étrange !

— Qu’avez-vous ?

— On m’avait dit…

— Quoi donc ?

— Tenez, Marguerite, pardonnez-moi toutes ces questions ; mais je vous aime, voyez-vous, je vous aime comme au premier jour, et tant que je vivrai, cet amour restera pur et inaltérable dans mon cœur… Eh bien !…

— Parlez.

— On m’avait dit qu’en quittant Saint-Jean-du-Doigt une cruelle maladie… que sais-je ? le délire…

Octave n’osa pas achever, il trembla de réveiller par une parole imprudente toutes les souffrances passées de la jeune fille, et leva vers elle un regard craintif et troublé.

Marguerite souriait.

— Ce que vous me dites, Octave, répondit-elle, n’a pas lieu de m’étonner, et vous n’êtes pas la première personne qui me teniez un pareil langage.

— Dites-vous vrai ?

— À plusieurs reprises déjà ce propos m’est revenu, et l’on a même été jusqu’à prétendre que j’étais folle.

Octave frémit, et un frisson glacé passa sous ses cheveux.

— Folle ! répéta-t-il en serrant les mains de Marguerite dans les siennes.

L’attitude de Marguerite était douce, calme et reposée ; un beau sourire éclairait son visage, et ses deux yeux éclataient d’intelligence et de candeur.

— J’ignore, reprit-elle, dans quel intérêt ce bruit a été répandu ; l’espèce d’isolement dans lequel je vivais a pu jusqu’à un certain point l’autoriser, et je n’ai rien fait pour l’empêcher.

— Mais Tanneguy… fit Octave.

— Mon père ?

— Lui, du moins, aurait pu s’en préoccuper. À sa place, j’aurais pris des mesures…

Marguerite remua doucement la tête à ces paroles, et regarda autour d’elle comme si elle eût craint qu’on ne l’entendît.

— Octave, dit-elle alors à voix basse et mystérieuse, depuis deux années je porte un soupçon dans mon cœur ; voulez-vous que je vous le confie ?

— Dites ! oh ! dites.

—— Eh bien ! Mon père a été douloureusement frappé par l’événement de Saint-Jean-du-Doigt, il s’est vu contraint de vendre la ferme, de renoncer à ses habitudes, à ses amis ; de quitter enfin un pays où nous laissions la tombe de ma mère. Cette nécessité a aigri son caractère, peut-être troublé sa raison, et j’ai souvent pensé que, dans le but d’éloigner de nous les curieux et les indiscrets, il avait lui-même répandu le bruit de ma folie.

— Est-ce possible ?

— Mon père m’aimait tant, qu’il craignait de me perdre une seconde fois.

Comme ils en étaient là de leur entretien, un grand cri retentit tout à coup dans la ferme, et un épais tourbillon de fumée l’enveloppa tout entière.

La vieille servante accourut effarée auprès des deux amants.

— Que le bon Dieu nous protège ! s’écria-t-elle dès qu’elle aperçut la jeune fille, le feu est à la grange !

— Le feu ! dit Marguerite.

— Le feu ! répéta Octave.

Et tous les deux s’élancèrent au dehors pleins d’épouvante et d’anxiété.

En quelques minutes l’incendie avait fait de rapides progrès. Le feu avait trouvé dans la grange un aliment terrible, et maintenant les flammes grimpaient avec activité le long des murs, dévorant les solives, trouant le toit de chaume, lançant vers le ciel des flots de fumée et d’étincelles.

La nuit était épaisse et noire ; le vent soufflait avec force, venant de la côte, et les flammes traçaient alentour d’éclatants sillons.

Octave se multipliait sur tous les points ; Marguerite pleurait de désespoir, appelant son père absent : c’était un sombre et lugubre tableau.

Un incendie est toujours un événement redoutable ; mais à la campagne, loin de tout secours organisé, un pareil sinistre acquiert en peu de secondes des proportions considérables. On avait envoyé au Conquet pour demander des bras, et rien n’arrivait. Marguerite songeait à son père ; cette ferme était leur unique fortune, l’incendie menaçait de leur enlever leurs dernières ressources et de les réduire à la misère.

Toutefois, la grange que la flamme dévorait était assez éloignée de la ferme, et il y avait lieu d’espérer que l’incendie s’arrêterait bientôt faute d’aliment. Octave en fit l’observation à Marguerite, mais cet espoir ne devait pas être de longue durée, car au moment où le feu diminuait d’intensité du côté de la grange, la ferme s’éclaira à son tour des rouges et sanglantes lueurs de l’incendie.

Tous les assistants poussèrent à cette vue un cri de rage et de désespoir. Leurs efforts devenaient désormais inutiles : la malveillance avait allumé le feu, et elle l’entretenait avec une activité impie et cruelle.

Marguerite s’assit éplorée sur le seuil de la cour, et Octave, silencieux et morne, prit place à ses côtés.

Ils n’osaient se communiquer leurs pensées ; leur âme tout entière s’abandonnait sans partage à la douleur du moment.

Tout à coup Octave et Marguerite se retournèrent et frémirent.


Derrière eux venait se dessiner la silhouette du vieux Tanneguy.

Derrière eux venait de se dessiner la nerveuse silhouette du vieux Tanneguy, auquel la porte de la cour servait de cadre.

Il était pâle ; ses longs cheveux grisonnants tombaient, humides et roides, le long de ses tempes ; il s’appuyait sur son peu-bas et regardait.

Son œil était sec et brillait d’un feu sombre ; sa poitrine se soulevait péniblement ; il n’avait pas même aperçu sa fille.

Marguerite se pressait contre Octave muette d’épouvante et comme terrifiée ; elle n’osait faire un pas ni proférer une parole ; elle avait peur de ce sombre désespoir qui se peignait sur les traits décomposés du vieillard.

Enfin son amour filial l’emporta ; elle comprit que si son père avait jamais eu besoin de sympathie ardente et dévouée, c’était surtout à ce moment où les débris de son avoir allaient s’abîmer dans les derniers tourbillons de l’incendie ; elle domina l’épouvante qui la glaçait, et, quittant aussitôt les mains d’Octave, elle alla se jeter éperdue dans les bras de son père.

— Mon père ! mon père ! s’écria-t-elle en pleurant et en présentant son front brûlant aux baisers du vieillard.

— Marguerite ! balbutia ce dernier d’une voix chevrotante, voilà la dernière et suprême épreuve… Dieu veuille qu’il nous reste la force de la supporter !

— Je travaillerai, mon père, fit Marguerite avec un filial entraînement.

Tanneguy la considéra un moment avec amour, et posa ses lèvres sur son front ; deux larmes coulèrent en même temps le long de ses joues maigres et creuses, et il la serra quelques secondes contre sa poitrine sans pouvoir prononcer une parole.

— Pauvre chère ! dit-il bientôt après, tu avais été cependant assez éprouvée. Ce nouveau malheur te tuera, s’il ne m’emporte pas moi-même avant toi… Ah ! pourquoi faut-il que nous ayons abandonné le sol où repose ta mère ?

Tanneguy revenait à un autre ordre d’idées, quand son regard s’arrêta sur Octave.

Ce fut comme un coup de foudre.

Ses sourcils se rapprochèrent, un mouvement de violence nerveuse contracta ses lèvres ; un gémissement étouffé sortit de sa poitrine :

— Vous ici, Monsieur le comte ? dit-il avec une amertume sanglante ; et de quel droit avez-vous osé pénétrer dans cette ferme, quand je vous avais défendu d’en passer jamais le seuil ?

Octave voulut parler, Tanneguy lui imposa silence avec autorité.

— Taisez-vous, monsieur, dit-il d’une voix qui tremblait d’une colère mal contenue, car c’est peut-être aujourd’hui le jour de la justice… Je ne vous avais rien fait, moi, et du moment où vous êtes entré dans ma demeure, la honte, le désespoir, le malheur y ont pénétré à votre suite !… Taisez-vous, vous dis-je, car si je n’écoutais que la colère qui gronde dans ma poitrine, peut-être y aurait-il tout à l’heure en Bretagne un comte de moins et un criminel de plus.

Et comme en parlant ainsi il tourmentait d’une façon terrible le peu-bas retenu à son bras par une lanière de cuir, comme ses yeux s’injectaient de sang, et qu’un malheur allait peut-être arriver, Marguerite se jeta à son cou une seconde fois, et chercha à l’éloigner du lieu de cette scène.

— Laissez-moi ! dit le vieillard en repoussant rudement sa fille ; si les miens se font aujourd’hui les complices de nos ennemis les plus acharnés, je saurai bien défendre et venger seul l’honneur du nom que je porte… Or ça, monsieur le comte, répondez-moi et de suite et sans détour : Qu’êtes-vous venu faire dans cette ferme à cette heure ?

Octave s’était approché du vieillard ; il était ému, mais son cœur ne tremblait pas.

— Tanneguy, répondit-il d’une voix ferme, j’ai peut-être été la cause des malheurs qui vous ont frappé pendant les deux années qui viennent de s’écouler ; j’aimais Marguerite, et je ne pensais pas alors qu’aucun obstacle humain pût jamais s’opposer à notre union… Si vous saviez quelles douleurs ont été les miennes !… J’ai souffert sans accuser personne ; j’espérais toujours que, sûr de la sincérité de mon amour, vous me rappelleriez à vous, que vous me rendriez Marguerite !… Il n’en a rien été ; et aujourd’hui même, aujourd’hui que votre colère devrait s’être apaisée, je vous retrouve aussi irrité, aussi cruel que par le passé !… Tanneguy, mon amour ne s’est cependant pas démenti une seconde pendant ce temps d’épreuve, et maintenant, comme alors, je viens avec la même sincérité et la même confiance, vous demander la main de Marguerite.

— Sa main ? fit Tanneguy d’un ton ironique.

— Marguerite m’aime, et je suis libre.

— Que dites-vous ?

— Je dis, Tanneguy, que madame la comtesse de Kerhor, ma mère, est morte, et que je n’ai pas d’autre ambition que de devenir l’époux de Marguerite.

Comme Octave achevait de parler, Horace accourait du Conquet avec des bras suffisants pour se rendre maître de l’incendie : ce secours arrivait un peu tard, car quelques minutes après la ferme du père Tanneguy s’abîmait dans un tourbillon de flamme et de fumée.