Hirt et Cie, Éditeurs (p. 140-151).

XII


Les contusions et le bras cassé eurent des conséquences plus graves qu’on ne le supposait.

Les docteurs ne jugèrent pas utile d’alarmer la jeune femme qu’ils savaient de santé fragile depuis quelques mois.

Paul Domanet avait eu une commotion sérieuse à la tête. Des troubles de la mémoire et de la vue se produisaient. Il parlait sans arrêt pendant ses accès de délire.

Denise l’entendait qui prononçait son nom et une angoisse l’étreignait chaque fois. Était-ce un appel, un remords ou encore de l’aversion ?

Les jours passèrent après les jours. La fièvre diminua, puis remonta. Le malade fut mieux et de nouveau plus mal. Son organisme luttait de toute sa forte vitalité.

La jeune femme assistait à ces phases avec une compassion véritable. Elle écoutait Paul qui jetait de temps à autre maintenant, des mots sans suite que l’on comprenait à peine. Elle guettait avec anxiété le réveil de l’intelligence.

Un soir enfin, il murmura une parole d’une voix lucide : pardon.

Denise la recueillit avec une sorte de religieuse angoisse. Que signifiait ce mot ?

Le docteur qui était penché sur lui à ce moment, crut que son malade s’excusait, en homme du monde, de la peine qu’on prenait pour le soigner.

Il répondit jovialement :

— Vous pardonner quoi… cher ami ?

Mais l’inconscience avait repris le blessé et ce ne furent plus que des phrases incohérentes qui sortirent de ses lèvres.

Denise voyait plus loin. De son âme éprise de justice, elle s’imagina que Paul se repentait et ce mot était, dans son manque de conscience, un réflexe de ce qui le tourmentait.

Un soulagement lui en était venu et elle remerciait le ciel d’avoir eu enfin pitié d’elle.

Cependant, malgré l’affreux souci de cette santé qui combattait contre le trépas, Denise vivait relativement heureuse. La vue de ses enfants qui ne la quittaient plus, leurs réflexions, leurs jolis sentiments la transportaient d’aise. Elle ne se lassait, ni de les entendre, ni de les contempler, et elle ne cessait d’élever son âme vers Dieu pour le louer de sa bonté.

Avec le docteur Pamadol, elle avait repris le sujet de son séjour chez M. Rougeard.

Elle n’avait pu s’empêcher de sourire au récit pittoresque que lui avait tracé le bon docteur.

— Alors, cette servante énigmatique, c’était vous ? Ah ! si je m’étais douté de cela ! Ma femme était dans une excitation en me racontant sa journée chez son amie ! et, comme j’étais absent, il a fallu qu’elle garde quelques jours au fond de son imagination, ce dramatique déjeuner. Et moi, qui vous croyais paisiblement dans un charmant séjour ! Je puis vous avouer cependant que ce départ subit m’avait surpris parce que vous m’aviez habitué à plus de confiance. Comme vous avez été courageuse de ne pas parler.

— Que j’ai eu de mal ! Quand j’ai entendu que vous étiez en Suisse près de mes enfants, j’étais comme une folle. Je me suis bien retenue pour ne pas questionner Mme Pamadol, mais je craignais tant l’avenir, que je devenais prudente. J’ai bien fait, puisque tout se dénoue sans aucune pression de ma part. Mais, guéri, Paul changera-t-il ?

Denise eut un soupir profond.

— Nous vous aiderons, ma chère enfant, maintenant que nous savons les choses, Rougeard et moi. Vous serez gardée à vue, mais pour votre bien… Votre mari, s’il est orgueilleux, est fort intelligent, et quand il verra que nous sommes des policiers attentifs, il sera moins dur. Votre crime, chère Madame, est de ne pas nous avoir éclairés plus tôt.

— Je ménageais la fierté de Paul. Et puis ne fallait-il pas que je gagne mon bonheur présent ? Je goûte davantage, s’il est possible, la douceur de vivre près de mes enfants après en avoir eu la cruelle privation.

— Vous êtes un ange.

Un matin, Paul sembla se réveiller de son assoupissement. Distinctement, on l’entendit prononcer :

— Denise !

C’était un appel. Denise s’approcha doucement, émue à un point extrême. Il la regarda, comme surpris, puis il referma les yeux, et s’endormit d’un sommeil paisible.

La jeune femme était fort agitée. Elle n’avait rien pu lire dans ce regard. Était-ce la paix définitive ?

Elle ne demandait ni prévenances, ni attentions, mais seulement vivre à côté de ses enfants, dût-elle être considérée comme une étrangère dans sa propre maison par le père de ses enfants.

Maintenant, elle ne quittait plus la chambre de Paul, guettant ses moindres mots.

Il se réveilla au bout de quelques heures, promena son regard autour de la pièce et dit de sa voix naturelle.

— J’ai eu de la chance d’en réchapper.

— Enfin, dit le docteur, vous voici de nouveau des nôtres.

— Il y a déjà quelque temps que je le suis, mais j’ai d’abord voulu me recueillir. Qui me soigne ?

— Deux infirmières.

Paul Domanet jeta un coup d’œil sur le docteur. Il y eut un silence, puis il reprit :

— Quelles infirmières ?

— D’abord, celle qui est de droit près de vous : Mme Domanet.

Le blessé ne répliqua pas un mot. Il ferma de nouveau les yeux et parut plongé dans une méditation ou peut-être une lassitude fort compréhensible.

On respecta son mutisme.

Denise, à l’écart, n’osait plus bouger et retenait son souffle.

Son mari dit soudain :

— Comment se portent mes enfants ?

— On peut vous les amener.

— Eh bien ! priez leur mère de me les amener.

Puis, il appela le docteur plus près de lui pour lui le questionner :

— Mon bras ?

— Votre bras, cher ami ? Sans doute restera-t-il un peu ankylosé, mais avec une rééducation rationnelle, vous pourrez vous en servir.

Paul Domanet ne répondit rien à ce sujet.

Il répéta :

— Que ma femme amène mes enfants.

Denise disparut silencieusement, le cœur en tumulte. Qu’allait-il advenir de cette entrevue ? Que pouvait-on déduire de l’attitude de Paul ?

Cette immobilité brusque le portait-elle à réfléchir et s’amenderait-il dans l’avenir ?

Elle courut jusqu’à la chambre des enfants et leur dit :

— Venez vite, votre papa veut vous voir.

— Il n’est donc plus malade ? s’écria Richard.

— Quel bonheur ! on va voir papa ! cria Rita, toujours papa m’achète de belles poupées.

Denise les prit par la main, et l’âme agitée par des sentiments multiples, elle les conduisit vers leur père.

Paul Domanet les vit s’avancer vers lui et il sembla que son visage eût une expression d’attendrissement.

Le docteur ne s’était pas éloigné. Il avait jugé qu’il valait mieux qu’il demeurât, quitte à passer pour un homme sans tact. Mais, du parti de Denise, il pensait que ce serait plus agréable à la jeune femme de le savoir là.

Richard s’écria :

— Tu n’es plus malade, papa ?

— Non, petit Richard, je vais me lever bientôt.

Puis, après avoir embrassé Rita, il adressa la parole à Denise :

— Je vous sais gré d’être venue… j’espère que votre santé vous permettra de ne plus nous quitter. Les enfants ont été réellement malheureux sans vous.

Denise écoutait ces paroles, ne sachant pas si elles étaient pensées sincèrement ou si elles étaient dites pour la personne tierce qui se trouvait là. Elle répondit comme si elles étaient l’expression de la vérité.

— Je souhaite aussi ne plus jamais quitter mon foyer.

Les premières paroles étaient échangées.

Le docteur partit, Denise, encore angoissée, resta près de son mari qui s’amusait à écouter le babillage des enfants.

Tout à coup, il dit :

— Denise, j’ai vu la mort de près, j’ai beaucoup réfléchi, mais j’avais aussi beaucoup réfléchi auparavant. Je vous ai fait bien du mal par mon intransigeance. Je n’en dis pas plus long, nous avons là des petites oreilles qui commencent à entendre.

Denise, éperdue, recueillait ces paroles auxquelles elle était loin de s’attendre. Elles entraient dans son cœur comme une compensation merveilleuse. Qui eût pu prévoir que l’orgueilleux Domanet en arriverait là ?

Dieu dénouait les nœuds comme ils devaient l’être. Tout arrivait à son heure pour le bien de tous.

Denise avait souffert mais elle oubliait ses souffrances devant le résultat. Elle était partie, devant la porte que Paul lui avait laissée ouverte, et bravement, elle avait affronté la vie.

Son mari reprit :

— Denise, je pense que vous me pardonnerez, nous essaierons de reprendre le fil des jours au mieux de nos natures. Je ne vous promets pas une douceur inaltérable, mais je vous laisserai plus d’initiative.

Il se tut, tandis que Denise murmurait :

— Mon ami, tout mauvais souvenir est effacé… soyez-en assuré. Les paroles que vous venez de prononcer sont pour moi la plus belle justice que vous pouviez me rendre. Je vous en remercie du fond de mon âme.

Le visage de Paul Domanet, un peu crispé, se détendit soudain. Il avança vers sa femme, d’un geste encore faible, la main qu’il avait de libre et elle y plaça la sienne. Leurs doigts se serrèrent silencieusement.

Les enfants réintégrèrent leur petit domaine afin de ne pas fatiguer leur père.

Quand il fut seul avec Denise, Paul garda d’abord un silence qu’elle n’osa pas rompre, croyant qu’il voulait se reposer.

Au bout de quelques minutes, il murmura :

— Et votre frère ?

Denise eut un tressaillement qu’elle ne put réprimer. Elle articula, pleine d’anxiété sur ce qui allait suivre :

— Mon frère est reparti.

— Vous l’avez revu ?

— Non… il a dû repartir presque tout de suite, me conseillant de ne plus le revoir puisque cela vous déplaisait.

— Je sais.

Paul Domanet garda le silence, puis au bout de quelques instants, il reprit :

— Votre frère vous a dit qu’il repartait, mais en réalité, son séjour s’est prolongé à Paris.

Denise ouvrait de grands yeux et faillit s’exclamer d’étonnement, tandis que son mari continuait.

— Il a eu une rechute d’épuisement, ayant compté davantage sur sa volonté que sur ses forces. À la veille de son départ, il a dû s’aliter.

— Je n’ai rien su ! s’écria Denise.

Paul, avec sa brusquerie retrouvée, dit :

— Savait-on où vous prendre ? Je vous ai cherchée moi-même vainement.

Ce fut là la punition de Denise pour avoir quitté son foyer, dans sa fierté indignée. Elle inclina le front.

— Votre frère va bien… poursuivit Paul.

— Dieu soit loué !

La jeune femme ne pensait même pas à s’étonner des détails que lui donnait son mari. Quand elle s’en avisa soudain, elle comprit qu’il n’avait pas cessé de s’occuper d’elle. Une douceur la pénétra.

Il continua :

— Votre frère n’est pas parti. C’est seulement la semaine prochaine qu’il se propose de quitter la France. Si donc vous voulez lui demander de passer quelques jours ici, je vous en donne toutes les facilités. Donnez-moi un calendrier, je pense ne pas me tromper. J’espère pouvoir me lever pour vous aider à le recevoir.

Denise ne savait pas si elle rêvait. Une telle joie l’inondait qu’elle ne pensait même pas à remercier son mari.

Il comprit sa surprise et il dit :

— La vie se charge de vous transformer en vous donnant quelques leçons.

Denise n’osait dire un mot. Elle était confuse de cet aveu venant d’un homme aussi despote.

— Savez-vous, poursuivit-il, en abordant un autre sujet, que la cousine Zode n’est plus… que Dieu ait son âme. Elle vous a fait du mal, mais je dois dire que je l’y ai poussée… Que cette confession rachète mon odieuse conduite. Un démon me conduisait, ma parole ! Vous me teniez tête et cela m’exaspérait. J’avait grandi si vite que je croyais que tout et tous devaient plier devant moi.

Denise maintenant, pleurait doucement.

Sa nature était trop bonne pour s’enorgueillir de l’humilité de son mari. Elle trouvait tant de beauté et tant de mélancolie tout ensemble à cette faiblesse d’un homme dur et cruel qu’elle ne savait que répondre. Elle put enfin articuler :

— Je suis peinée de la mort si rapide de votre cousine. Elle a été trop zélée, mais j’avoue que je n’aurais pas dû donner raison à cet espionnage. Cependant, je ne pouvais laisser mon frère sans preuve d’affection. Combien je vous remercie de bien vouloir qu’il séjourne ici. Que je serai heureuse de lui faire connaître Richard et Rita.

Denise était transfigurée.

— Laissez-moi me reposer, dit Paul.

Elle sortit légèrement de la chambre, pensant que sa vie commençait seulement.

Elle serra sur son cœur plein d’espoir, ses jolis enfants, puis tout de suite, elle écrivit à son frère pour lui raconter que son temps d’épreuves lui paraissait terminé.

Elle eut une prière pour la cousine Zode. Le mal qu’elle lui avait fait tombait dans le passé. Toutes ces ombres s’évanouissaient devant une aurore éblouissante.

Denise, alors, qui se sentait plus libre, écrivit aussi à Rose en lui disant : Venez me voir, petite Rose. Il y a dans l’hôtel où je suis, une place de femme de chambre à prendre, et si vous le voulez, nous ne nous quitterons plus. Je ne vous ai pas oubliée.

Rose fut là le lendemain.

Mme Domanet avait prévenu ses domestiques : Si une jeune fille vient demander Madame Marie Podel, amenez-la moi.

Rose fut devant Denise :

— Bonjour Marie, s’écria-t-elle, comme je suis contente de vous retrouver ! Vous êtes cuisinière ici ? La maison est bonne ? Les maîtres ne sont pas rosses ? Je voudrais tant vivre un peu tranquille. Vous souriez… vous avez l’air changée… que se passe-t-il ?

Denise répondit avec un rire affectueux en prenant la main de Rose, sa petite compagne des mauvais jours.

— Mon cœur n’a pas changé, petite Rose, mais il est temps que je vous raconte ma vie. M. Domanet est mon mari et voici mes enfants.

— Quoi, vous avez trouvé à vous marier avec un riche monsieur ?

— Mais oui, gentille Rose, mais il y a longtemps de cela. J’étais déjà Madame Domanet quand je faisais la cuisine chez Mme Pradon.

La pauvre Rose ne savait plus que penser devant une semblable révélation. Elle recula de deux pas, toute rouge d’avoir traité Mme Domanet aussi familièrement.

— C’est triste, dit-elle, de m’avoir trompée. Je croyais avoir trouvé une bonne place près de vous et c’est… c’est fini…

La jeune fille éclata en pleurs désespérés.

— Ma petite Rose, ne soyez pas désolée, vous resterez près de moi toujours, vous serez à mon service, une vie douce va commencer pour vous.

— Est-ce vrai ? vous voulez bien me garder ? Que je suis heureuse !

Le rire de Rose remplaça ses larmes

— J’ai dit au revoir à Mme Pradon, mais j’irai chez elle pour lui parler de vous. Je serai bien contente de lui annoncer qui vous êtes, elle qui croyait que vous vouliez faire du mal à ses enfants !

— Laissez cela, petite Rose… la vérité éclatera de soi-même.

— Non… je veux avoir le plaisir d’étonner mon ancienne patronne.

Gaiement, Rose prit son service, mais elle remplaça son ton familier par une déférence pleine d’affection. Elle admirait sa maîtresse qui avait supporté tant d’infortune avec une aussi grande noblesse. Elle sut voir, plus profondément encore, de quelle valeur était l’âme de celle qui lui avait toujours été indulgente.

Elle fut vite à l’aise dans l’hôtel et devint une aide précieuse pour les enfants auxquels elle se dévoua. Denise, dans l’avenir, ne put que se féliciter de l’avoir prise à son service.

Les parents de Rose, touchés par la grande épreuve de Mme Domanet, s’améliorèrent. Le mari s’abstint de boire et la femme devint plus soigneuse, de sorte qu’encouragé, la ménage s’éleva.

Mme Pradon fut très décontenancée quand elle apprit les circonstances surprenantes de l’existence de sa cuisinière passagère. Elle s’estima bien sotte de ne pas l’avoir conservée chez elle et se repentit de sa méfiance exagérée. Elle comprit combien la vue de ses propres enfants devait susciter de regrets et de douleur dans le cœur de cette pauvre mère qu’elle plaignit profondément.

— Vous jugez, Madame, acheva Rose, combien Mme Domanet était malheureuse. La seule joie de ses jours était de parler à vos enfants et de les embrasser.

Mme Pradon eut alors conscience de sa cruauté involontaire.

Elle fit présenter ses excuses à la jeune femme.

Naturellement, le cœur si riche de Denise ne lui garda pas rancune. Elle savait combien elle pouvait paraître équivoque aux uns et aux autres. Vincente, elle, ne fut nullement surprise de la nouvelle que lui annonça Rose, triomphante.

— Je l’ai dit à Madame, s’écria-t-elle, que c’était une dame ! Je l’avais deviné ! Elle avait une façon de faire que n’ont pas les domestiques ordinaires. Madame va voir que j’ai eu raison. Mais ce qui me surprend, c’est qu’elle soit mère.

— Et quelle mère ! interrompit Rose.

— Dire qu’elle a eu le courage de ne jamais parler de ses enfants !

— Tous les courages, elle les a eus ! déclara Rose avec énergie.

— Mais… et ce dîner pour lequel elle n’a pas voulu rester ? que s’est-il passé ? vous le savez ?

— Si je le sais ! riposta Rose, fière de raconter tant de choses, si je le sais ! Eh ! bien, M. et Mme Cassil sont de ses amis ! Elle avait peur qu’on ne la reconnût !… et vous voyez la catastrophe ! Tiens, c’est vous Denise ! » Cela aurait été gênant pour tout le monde. Le dîner aurait été manqué, votre Madame n’aurait plus osé commander une cuisinière que Mme Cassil appelait par son prénom. Vous sentez tout le côté ennuyeux de la situation ? Aussi, Marie Podel a-t-elle préféré tout, laisser en plan, c’était beaucoup moins compliqué que de rester.

Vincente écoutait bouche bée ces explications données avec enthousiasme par la jeune Rose enchantée.

Elle hochait la tête d’un air approbateur en murmurant :

— Je comprends… je comprends…

Quant à M.  et Mme Rougeard, ils devinrent ainsi que le docteur Pamadol et sa femme des familiers de la maison.

Adouci dans l’ensemble, Paul Domanet était méconnaissable. La vie l’avait touché, la mort l’avait frôlé et son caractère subissait l’empreinte des cruelles expériences.

Il eut encore des mouvements de colère, des éclats brusques, mais il s’efforçait de les racheter et ne s’entêtait plus dans ses idées dominatrices.

Le jour où il se leva, il exigea de Denise qu’elle lui racontât le détail des jours qu’elle avait vécus. Elle y répugnait, craignant de blesser son amour-propre, mais il insista. Le front dans sa main, il écouta Denise qui égrenait les heures poignantes de sa lutte pour vivre.

Quand elle eut terminé ce récit, elle entendit Paul qui murmurait : Pourrai-je me pardonner ?

Le lendemain du jour où Domanet s’était levé pour la première fois, arriva le missionnaire.

Denise le reçut avec émotion :

— Mon frère si cher.

— Tu vois, petite sœur que le Ciel nous a exaucés. Nous nous voyons librement et cela double le prix de notre réunion. Notre conscience est tranquille et c’est là l’essentiel de la vie.

— Je n’ai pas de mots pour exprimer mon bonheur, murmura Denise.

Puis en hésitant, elle dit.

— Cependant ce bonheur n’est pas complet…

— Qu’y manque-t-il encore ?

— Paul ne me semble pas avoir changé au point de vue religieux. Il ne m’interdit plus, comme autrefois, d’aller à la messe en semaine, mais je doute qu’il m’accompagne à celle du dimanche. — Patience, petite sœur. Il ne faut pas trop demander. Crois-tu que mes sauvages là-bas, se rendent tout de suite à mes paroles ? Je suis obligé d’employer bien des phrases pour les amener à comprendre ce qu’ils perdent en ne m’écoutant pas. Constatons le mieux du caractère de ton mari et remercions-en déjà le ciel… qui sait si le bon grain ne germe déjà pas en lui.

En face de Paul Domanet, le missionnaire conserva sa nature modeste et prévenante. Il sut parler à Paul de ses affaires et il conta, non sans esprit, divers épisodes de ses voyages.

Bien qu’il ne se mît pas en avant, on dut se rendre compte de l’abnégation qu’il lui fallait, du dévouement et de l’héroïsme qu’il devait déployer à chacun des jours de sa vie d’apostolat.

Paul Domanet se trouvait forcé de l’admirer. Cependant son sens pratique lui fit s’écrier un soir :

— Quelle perte d’intelligence et de temps, que d’évangéliser des sauvages ! Vous auriez réussi admirablement dans les affaires. Si vous aviez été mon collaborateur, vous seriez comme moi, plusieurs fois millionnaire.

— Mon cher beau-frère, répliqua paisiblement le missionnaire, il y a deux genres d’affaires, celles de l’âme et celles du corps. À vous, Dieu a dévolu la science des dernières. Vous transformez en or tout ce qui est susceptible d’y être transformé. Par vous, les échanges se font, l’industrie prospère et le commerce prend de l’essor. Le confort s’accroît, la civilisation se raffine, le progrès bondit.

— Bien parlé… interrompit Paul.

— À moi, poursuivit le missionnaire, le Seigneur a donné la tâche de développer les sentiments chrétiens, de semer la parole de justice, de prêcher l’humilité et le dédain des richesses, afin que dans votre confort gagné de haute lutte, vous ne fussiez pas la proie des envieux. Nous essayons de tout notre pouvoir, de modérer les appétits, afin que les laborieux comme vous, puissent jouir en paix de ce qu’ils ont amassé. Nous tentons de réveiller les bons sentiments pour que les méchants deviennent humains.

— C’est une charge écrasante, murmura Domanet.

— Elle nous écrase souvent, en effet, et c’est notre cruelle douleur de voir nos efforts stériles et une âme perdue pour le ciel. Dieu demande si peu pour ouvrir une éternité bienheureuse.

Le missionnaire s’arrêta quelques secondes pour reprendre.

— Notre intelligence nous sert aussi à réconforter les déshérités qui sont dédaignés par les forts, et nous leur montrons le paradis où ils seront les égaux de tous les puissants. Qu’auraient les pauvres et les malheureux sans l’espoir ?

Denise murmura :

— L’espoir a été ma force.

Paul Domanet ne disait rien. Il resta rêveur durant quelques minutes, puis il posa son regard sur son bras encore inerte. Sans doute pensait-il à ceux qui ne possèdent pas la plénitude de leurs membres.

Il mesurait leur détresse et se disait qu’en effet leur douceur était de songer qu’un Dieu de miséricorde ne les oubliait pas.

Il releva la tête :

— Je comprends mieux votre rôle et j’admire votre tâche. J’ai parlé étourdiment. Ne m’en veuillez pas. J’ai dû vous paraître d’un matérialisme bien téméraire, mais en sachant que toute chose qui vieillit se spiritualise, acceptons l’augure qu’il en soit de même pour moi.

Le missionnaire échangea un regard avec sa sœur. Ce regard voulait signifier que le bon grain germait.

Il avait raison.

Ce fut entre son père et sa mère que Richard reçut pour la première fois, la sainte communion.

FIN