Hirt et Cie, Éditeurs (p. 125-139).

XI


Denise reprenait son aspect paisible, et si elle était agitée intérieurement, nul ne pouvait s’en apercevoir. Elle accomplissait son service avec une ponctualité élogieuse, et Mme Rougeard continuait à s’effrayer de cette perfection qui s’alliait à tant de politesse et de savoir-vivre.

Elle commençait à se persuader qu’elle avait exagéré en accordant à sa servante autant d’importance. Elle paraissait si peu compliquée.

Elle ne sortait plus du tout que pour les courses indispensables et Mme Rougeard en était assez étonnée sans le manifester. Elle ne lui posait plus de questions, suivant les conseils de son mari. Du moment que rien de grave ne survenait, il valait mieux laisser Marie en repos. De quel droit entrer dans la vie privée de cette femme qui essayait de satisfaire le ménage de son mieux ?

Alors que l’excellente dame s’apaisait à ce sujet, elle trouva dans la cuisine un papier plié en quatre. En femme d’ordre, elle le ramassa et comme il n’était ni sali, ni froissé, elle le déplia, croyant à une note égarée de fournisseur.

C’était le certificat délivré à Denise par Mme Pradon. Il y était écrit que Marie Podel était une domestique hors-ligne dont sa maîtresse n’avait eu qu’à se louer.

Mme Rougeard exultait. Enfin ! elle allait connaître quelqu’un qui saurait d’où venait cette mystérieuse Marie.

Elle alla droit dans le bureau où son mari lisait :

— Victoire ! Je sais où Marie était placée en dernier lieu !

— Ah ! elle commence à parler ?

— Que non… j’ai trouvé un certificat émanant d’une de ses patronnes.

— C’est très intéressant.

M. Rougeard prit connaissance du document et déclara :

— Cela vaudrait la peine que l’on se dérangeât pour s’informer…

— Tu redeviens juge ! s’exclama sa femme en riant.

— Je ne m’en cache pas… cette cause m’intrigue. Il fut entendu que Mme Rougeard irait chez cette Mme Pradon qui donnait son adresse.

Marie Podel avait eu l’intention de brûler ce papier avec quelques autres et il avait glissé tout simplement sans qu’elle s’en aperçût.

Mme Rougeard se rendit chez Mme Pradon. Ce fut Rose qui lui ouvrit, Rose qui attendait toujours des nouvelles de Marie et qui ne se douta pas que cette dame en apportait.

— Madame, je suis indiscrète en me présentant chez vous… mais je viens me renseigner au sujet de Marie Podel que vous avez eue à votre service.

Madame Pradon s’écria :

— Vous en êtes contente, n’est-ce pas ?

— Enchantée.

— Elle n’a pas sa pareille !

— Pourquoi n’est-elle pas restée chez vous ?

Mme Pradon resta prise de court. Elle balbutia :

— Elle ne s’accordait pas très bien avec la femme de chambre.

De la façon dont Mme Pradon avançait ce prétexte, Mme Rougeard devina qu’elle mentait. Elle dit doucement :

— Vous m’en voyez surprise… Cette jeune femme me paraît la douceur même.

Mme Pradon s’écria :

— Je préfère vous avouer toute la vérité.

Enfin, la femme du magistrat allait savoir quelque chose.

Mme Pradon dit, mi-sérieuse, mi-rieuse :

— J’avais peur de Marie !

— Peur ? s’exclama Mme Rougeard, confondue.

— Oui. Je dois vous dire que j’ai deux enfants ; or, Marie ne pensait qu’à rôder autour d’eux, à les embrasser, à les serrer dans ses bras. Elle voulait même les promener ! Oui, Madame, les promener… sans doute pour me les enlever.

— Que m’apprenez-vous là ?

— Je vous dis l’exacte vérité, que je puis vous faire confirmer par la nurse. Marie est une énigme et j’ai craint un danger pour mes enfants. Je ne vivais plus… alors, je l’ai renvoyée. Elle est partie sans une protestation.

Madame Rougeard sentait l’épouvante la gagner. Il lui revint que Marie avait un bébé. Qu’avait fait la malheureuse de cet enfant qu’elle n’allait plus jamais voir ?

Cependant par pitié pour Mme Pradon dont elle ne voulait pas exciter l’alarme maternelle, elle se tut et demanda :

— Vous savez d’où vient cette Marie ?

— C’est la boulangère du coin qui me l’a adressée, et je sais simplement que Rose, ma femme de chambre m’en dit toujours le plus grand bien au point que je regrette presque de l’avoir renvoyée. Voulez-vous que j’appelle Rose, entre domestiques, elle se font des confidences.

— Si cela ne vous dérange pas, Madame ?

— C’est facile.

Mme Pradon sonna la jeune fille.

— Rose, Madame que voici, désire que vous lui parliez de Marie Podel.

— Elle est chez Madame ? Madame a de la chance, c’eet une si douce personne et qui sait bien vous parler. Elle m’a fait aimer le bon Dieu, cette femme-là ! Je vais à la messe… et au patronage… elle n’était que pour les bonnes sorties, qui élevaient l’âme, disait-elle.

Mme Rougeard écoutait en hochant affirmativement la tête. Évidemment, ces paroles ne lui apprenaient rien.

Rose poursuivit :

— Aussi quand Vincente m’a dit qu’elle était partie subitement de chez Mme Dutoit où je l’avais fait entrer, j’en ai été bien surprise, cela m’a même peinée.

Mme Rougeard intervint vivement.

— Ah ! elle était placée chez cette dame avant de venir chez moi ?

— Oui. Je puis donner l’adresse à Madame. Je ne sais pas ce qui s’est passé, c’est un tour incompréhensible qu’elle a joué là, et cependant Vincente n’avait pas l’air trop fâchée.

— Quel tour ?

— Il paraît qu’elle est partie avant un dîner que Mme Dutoit donnait. C’est curieux… mais je ne suis pas plus renseignée. Dans tous les cas, je suis certaine qu’elle a agi dans une bonne intention.

Cette défense d’une humble fille était toute à la louange de Marie Podel.

Mme Rougeard dit encore :

— Elle ne vous a jamais rien raconté sur elle-même ?

— Jamais… J’ai compris qu’elle avait eu des malheurs et c’est tout.

— Je vois que je n’en saurai pas plus long. Je vous remercie bien, Rose.

La jeune fille sortit de la pièce.

Mme Rougeard poursuivit la conversation avec Mme Pradon :

— Cette Marie Podel, décidément, garde son auréole mystérieuse. Il faut se contenter de ce qu’elle veut bien nous laisser deviner.

— Je le crois.

Mme Rougeard prit congé de Mme Pradon et s’achemina d’abord chez Mme Dutoit en se proposant de terminer par la boulangère. Elle se piquait d’apprendre du nouveau, bien qu’elle en désespérât. Cela devenait une gageure.

La porte lui fut ouverte par Vincente.

— Que désire Madame ?

— Je suis envoyée par Rose pour vous parler de Marie Podel.

— Ah ! entrez donc, Madame. Elle va bien Marie Podel ? n’est-ce pas qu’elle est agréable ? Elle est placée chez vous ? J’aurais plutôt cru qu’elle ne se placerait plus, c’est si peu son genre.

Mme Rougeard était interdite, autant par le flux des paroles que par ce qu’elles signifiaient. Ainsi, cette servante avait su voir que Marie Podel était une nature supérieure aux gens simples, parmi lesquels elle évoluait.

L’excellente dame fut frappée par cette constatation.

Vincente continua :

— Je la regrette beaucoup, mais elle est partie sans qu’on puisse la retenir. A-t-elle eu peur de monsieur le père de Madame qui est malade ? je n’en sais rien. Dans tous les cas, nous avions du monde à dîner, et elle a filé sans crier gare. Cela m’a paru bizarre et je n’aurais pas été éloignée de me méfier. Mais j’ai eu tort. Rien n’a bougé dans la maison.

— C’est extraordinaire, prononça rêveusement Mme Rougeard, elle a l’air de fuir le monde, alors ?

— Je le suppose.

— Et vous ne l’avez plus revue ?

— Mais pardon ! elle est revenue le lendemain et m’a déclaré qu’elle ne resterait pas. Je l’ai priée, cherchant à lui faire dire pourquoi elle voulait s’en aller, mais je n’ai rien pu savoir… Avec fermeté elle a maintenu sa résolution.

— Tout ce que vous me dites me paraît curieux.

— Madame a-t-elle à se plaindre d’elle ?

— Pas du tout, si ce n’est que je constate des bizarreries. Ne vous a-t-elle jamais parlé de sa vie ? de sa situation ?

— Jamais.

— A-t-elle été mariée ? a-t-elle des enfants ?

— Je n’ai rien deviné… mais je ne crois pas qu’elle soit mère de famille, je l’aurais sûrement compris. Une femme qui a des enfants ne peut pas s’empêcher d’en parler, surtout celle-là qui me paraissait avoir du cœur.

Mme Rougeard s’enfonçait de plus en plus dans l’énigme. N’était-elle pas persuadée cependant que Marie Podel avait un enfant ?

Vincente demanda :

— Madame désire-t-elle voir Madame ?

— Je craindrais d’être importune.

— Pas du tout… Madame sera contente de parler de cette Marie si peu pareille aux autres.

Vincente laissa Mme Rougeard seule dans un petit salon où elle l’avait fait entrer. Elle revint bientôt précédée de sa maîtresse.

Après les salutations obligées, Mme Dutoit dit vivement :

— Vous venez aux renseignements au sujet de Marie Podel ? Vous le savez déjà par Vincente, nous ignorons tout de cette personne. Naturellement, on sent que ce n’est pas une âme banale, et sans aller aussi loin que Vincente, je conviens qu’elle a des manières excellentes.

— Que dit donc Vincente ?

— Elle prétend que c’est une dame et qu’elle lui en imposait.

— Ma foi, je suis un peu de l’avis de votre domestique. Il y a des moments où je reconnais à Marie Podel une sorte de prestige qui me conduirait à la traiter en égale !

— Ah ! je suis contente ! s’écria Vincente, madame a cependant de l’expérience, et elle pense comme moi. Je vous dis que cette Marie a dû tenir un rang.

— Elle est simplement intelligente et pas vulgaire, de sorte qu’elle a pu s’assimiler rapidement des rudiments d’éducation.

Mme Rougeard sentait que la discussion pouvait être longue, sans apporter de lumière et elle brusqua l’entretien pour se retirer.

Elle n’était pas satisfaite. Elle pensait que son mari rirait quelque peu de ses démarches inutiles. Cependant, il lui restait encore la boulangère à questionner. Celle-là avait vu Marie en premier lieu et elle la connaissait peut-être de longue date. Elle allait bien voir !

Cependant ce qui ressortait de cette enquête, c’est que Mme Rougeard découvrait Marie sous un jour plus dramatique.

Si Mme Dutoit s’était inquiétée de cette fuite aussi soudaine qu’incompréhensible Mme Pradon, elle, avait eu nettement peur. Elle se montrait pourtant pleine de bon sens. Il fallait croire que Marie Podel l’avait bien épouvantée. L’habile servante faisait-elle partie de cette phalange horrible des ogresses ?

La pauvre Mme Rougeard était bien émue.

Elle arriva chez la boulangère et lui demanda :

— Vous avez employé une Marie Podel ?

— Oui, Madame.

— Pourriez-vous me renseigner sur elle ?

— Je puis vous garantir son honnêteté et son amabilité, c’est tout. D’où elle vient, je n’en sais rien, elle a acheté par hasard un pain chez moi et elle a entendu que j’avais besoin d’une vendeuse… Je ne l’ai gardée que trois semaines parce qu’elle remplaçait une mère de quatre enfants qui a repris son service. Mais il me manque quelqu’un et je la reprendrais bien.

— Elle est chez moi… et j’ai l’intention de la garder, j’en suis fort contente.

Mme Rougeard s’achemina vers le retour. Son mari l’attendait avec impatience. Il vit l’air grave de sa femme et la questionna sans tarder :

— Eh ! bien…

— Attends que Marie soit sortie pour une course.

— Tu m’intrigues.

Mme Rougeard dès qu’elle le put raconta ses démarches.

Le magistrat la laissait parler sans l’interrompre.

— Quelle drôle d’histoire !

— C’est une énigme, je te le disais bien.

— Mais personne ne sait d’où elle vient ?

— Personne.

— C’est bizarre… Heureusement que nous n’avons ni enfants ni petits-enfants, je ne serais pas tranquille.

— Comment, toi aussi ? s’écria Mme Rougeard, effrayée… Tu as pourtant vu tant de choses.

— Oui, mais ceci est obscur, rampant, sournois… on se heurte à l’inconnu. Cette dame Pradon a des données pour accuser ainsi et cela m’ennuie d’avoir cette femme à la maison.

— Tu divagues, mon ami !

Mme Rougeard était toute surprise.

Si cette femme, continua le magistrat a quelque crime sur la conscience, mon devoir est de faire une enquête sur elle. Je vais m’en ouvrir à un de mes anciens collègues encore en fonctions et nous parviendrons à savoir la vérité.

— Elle faisait si bien mon affaire ! s’exclama Mme Rougeard fort ennuyée.

— Il est possible que cette enquête ne révèle rien de fâcheux, mais je ne puis, en qualité de magistrat, abriter un être soupçonné.

L’excellente dame regrettait presque sa curiosité.

Elle vivait heureuse avec cette Marie charmante et elle avait gâté son bonheur.

Marie Podel ne se doutait nullement du travail occulte que la destinée tramait contre elle.

Les jours lui paraissaient longs et elle devint triste. Ses chers petits lui manquaient atrocement et elle conjurait le ciel d’avoir pitié d’elle.

Un jour, alors que ses maîtres terminaient leur déjeuner, elle entendit le magistrat qui jetait un coup d’œil sur les nouvelles de son journal.

— Tiens, le grand industriel Domanet…

Denise qui desservait, se retourna brusquement et Mme Rougeard remarqua qu’elle était blême. Paisiblement, le magistrat continua sa lecture :

… A été victime d’un accident d’automobile… il est grièvement blessé.

Denise s’affaissa et le compotier qu’elle tenait se brisa.

Sa maîtresse qui ne l’avait pas quittée des yeux, s’écria :

— Décidément, cette malheureuse est malade !… il y a des accidents tous les jours, on ne perd pas connaissance pour une nouvelle aussi banale.

Elle s’était précipitée, de même que son mari, vers la servante inanimée qu’ils relevèrent. Ils constatèrent que son malaise était sérieux.

Au bout de quelques minutes de soins, Denise ouvrit les yeux. Elle vit Mme Rougeard penchée sur elle et murmura :

— Il faut que je parte.

L’excellente dame ne s’attendait nullement à cette parole et elle crut que sa servante délirait :

— Partir, et pourquoi ?

Denise la regarda et soudain, elle s’exclama :

— Mes enfants !… je veux voir mes enfants ! Parle-t-on d’eux dans cet accident ?

M. Rougeard qui s’était retiré dans la pièce voisine, accourut en entendant cet appel véhément et il regarda sa femme, se demandant ce que signifiait ce nouveau mystère.

Cette fois, Mme Rougeard ne douta plus qu’elle se trouvait en présence d’une personne à l’esprit dérangé. Sa domestique qui paraissait avoir abandonné son bébé malade, parlait maintenant de ses enfants. Que signifiait cet imbroglio ? Cette Marie Podel soulèverait-elle donc toutes les surprises ?

— Allons, calmez-vous, ma fille, monsieur va chercher un docteur.

— Je n’en ai pas besoin, dit Denise avec force en se redressant du divan où on l’avait étendue, il faut que je parte tout de suite.

— Restez bien tranquille, demain, vous pourrez reprendre vos occupations.

M. Rougeard commençait à être fort perplexe et il observait Marie Podel qui lui semblait fort saine d’esprit quoique bouleversée.

Il pressentait un drame et devinait qu’il allait se dénouer. Cependant, il ne songeait pas à établir un rapprochement avec ce qu’il avait lu tout haut.

Comme Mme Rougeard essayait encore de persuader Marie de rester allongée, la jeune femme se mit résolument debout et prononça d’une voix contenue :

— Je ne puis retarder mon départ, Paul Domanet est mon mari.

Un cataclysme, rasant devant eux une ville entière, n’aurait pas stupéfait davantage les deux époux, que d’entendre leur domestique affirmer cette nouvelle invraisemblable.

Ainsi, celle qui les servait, était la femme du richissime industriel, dont on vantait les réceptions, mais dont les salons étaient fermés depuis la maladie de Mme Domanet.

Par suite de quelles circonstances, de quelles épreuves et de quelle erreur tragique, avait-elle échoué chez eux comme une pauvresse et une abandonnée ?

Ils n’opposaient aucun doute à sa parole. Mais avant que la lumière fût faite complètement, ils comprenaient maintenant toute la délicatesse qui caractérisait leur servante. Ils n’étaient pas sans avoir entendu parler de son charme, non plus que de sa correction impeccable.

Ils la contemplaient avec une pitié pleine de respect, devinant des malheurs immérités dans son destin.

Elle devina ce que leur silence désirait, et en hâte, à mots rapides, hâchés par une émotion croissante, elle raconta sa vie, la dureté de son mari, son caractère intransigeant, ses enfants arrachés à ses bras, sa détresse et sa bonne étoile qui l’avait conduite chez eux. Elle s’accusa aussi, disant qu’elle n’aurait pas dû aller contre la volonté de Paul Domanet, mais son affection fraternelle n’avait pu se résoudre à une telle défection. Elle dit aussi qu’elle n’aurait pas dû quitter son foyer, mais elle ne pouvait plus supporter cette existence atroce.

— Vous en avez été sévèrement punie, prononça le magistrat gravement.

— J’aurais agi comme vous ! s’écria Mme Rougeard, indignée.

— La Providence m’a dicté cette conduite. Sans doute, n’ai-je pas apprécié suffisamment mon bien-être… je devais le gagner.

Tout en parlant, Denise se hâtait dans ses préparatifs de départ, secondée par l’excellente dame.

M. Rougeard s’offrit à l’accompagner. Il connaissait l’adresse de l’industriel par le journal. C’était dans un quartier opposé au précédent.

Mme Rougeard vit partir Denise avec autant de regrets que si elle assistait au départ d’une fille chérie, pour un lointain voyage. Elle s’était tellement attachée à la jeune femme que ces circonstances révélées avaient changé ce penchant en une solide affection.

Mais comme elle n’aurait pu rester, ni seule, ni muette après un tel événement, elle ne perdit pas de temps, de son côté, pour aller voir Mme Pamadol. Ce fut une véritable fête que de lui narrer les détails surprenants de cette aventure.

Quant à Denise, elle ne se rapprochait pas sans une certaine épouvante de la demeure de son mari. Son cœur était partagé par deux sentiments contraires : l’effroi de voir Paul Domanet dans un état inquiétant, lui faisait trouver le trajet d’une lenteur insupportable.

D’autre part, une émotion joyeuse qu’elle ne pouvait contenir, contrebalançait l’anxiété qui la harcelait : elle allait revoir ses enfants et serrer dans ses bras les deux trésors de son âme.

Elle entendait à peine M. Rougeard qui lui disait :

— Votre retour sera on ne peut plus naturel… vous revenez de la maison de repos où vous étiez en train de vous soigner. Chacun connaît cette explication, que certainement, votre mari n’aura pas démentie. Si quelques initiés sont au courant, on l’aura vite oubliée et dans quelques semaines, ils traiteront eux-mêmes votre histoire de légende.

Enfin, Denise entra dans l’hôtel où les visages assombris du personnel renouvelé, prouvaient que la surprise de l’accident les possédait encore.

La jeune femme demanda qu’on la conduisît près de son mari. Les serviteurs bien stylés n’eurent aucune hésitation devant cette requête.

Ils savaient qu’une Madame Domanet existait et qu’elle séjournait dans une maison de repos.

Leurs coups d’œil infaillibles estimèrent qu’elle était très simplement vêtue, mais le manteau qui la recouvrait était de bonne coupe et les circonstances ne prêtaient pas à une élégance exagérée.

Ce fut l’angoisse au cœur que Denise pénétra dans la chambre du blessé.

Elle aperçut Paul Domanet étendu, le visage d’une pâleur rigide. Il lui sembla vieilli, mais elle pensa que le choc de l’accident occasionnait ce changement.

Près de lui, le docteur Pamadol, assisté de deux autres médecins, l’examinaient.

— Ne vous effrayez pas, Madame, dit le docteur de la famille, nous ne pensons à rien d’irrémédiable, mais il faut attendre la réaction. Il y a évidemment profonde secousse, mais un bras seul, est sérieusement atteint. Nous ne supposons pas que les contusions internes donnent lieu à des complications.

Denise fut soulagée. Bien que son mari l’eût martyrisée en son cœur, elle appréhendait de se présenter là pour une issue fatale. Elle voulait goûter en toute plénitude la joie de revoir ses enfants, sans que cette joie fût voilée par une ombre d’épouvante.

— Je vous remercie, cher docteur, répondit-elle d’une voix basse pour ne pas troubler le malade.

Mais il était sans conscience et Denise s’approcha de lui et contempla une minute cette tête immobile et ces yeux clos.

Des larmes s’échappèrent de ses paupières. Pleurait-elle ses affreuses années de déception, ou plaignait-elle celui qui venait d’être frappé en pleine vie ?

Elle s’agenouilla devant ce corps sans mouvement et pria avec ferveur pour le rétablissement de Paul Domanet qui l’avait tant fait souffrir. Pardonnez-lui, Seigneur, et sauvez-le !

Bouleversée, elle sortit de la pièce et rejoignit M. Rougeard qui l’attendait :

— Les jours de mon mari ne sont pas en danger, lui dit-elle. On espère que sa constitution supportera bien cette commotion et qu’aucune conséquence fâcheuse ne surviendra.

Le magistrat ne put que serrer les mains de la jeune femme.

— Maintenant, continua-t-elle, je me sens plus à l’aise pour embrasser mes chers petits. Je suppose qu’ils sont là. J’ai retenu mon cœur de mère pour ne pas m’inquiéter de leur présence tout de suite en entrant.

— Vous êtes admirable, murmura le magistrat en s’inclinant.

— N’était-ce pas mon devoir de m’assurer, avant tout de l’état de santé de Paul ?

Comme M. Rougeard voulait se retirer, elle le retint en lui disant :

— Non… non… restez… je veux que vous les connaissiez… Vous comprendrez alors combien mon cœur était déchiré en voyant les enfants des autres.

Une femme de chambre conduisit l’heureuse mère vers la pièce où une nurse gardait les deux petits.

Doucement Denise s’approcha de la porte, en renvoyant celle qui l’avait accompagnée. Par l’entrebâillement, elle contempla le tableau que lui offraient Richard et Rita.

Penchés tous deux sur un album d’images, le petit garçon expliquait à sa petite sœur le sens des gravures. Denise reconnut les paroles qu’elle avait employées pour rendre le texte compréhensible à son jeune élève.

Elle murmura : Richard… Rita…

Les deux enfants tournèrent la tête, tandis que la nurse se levait, surprise.

Puis Richard cria : Maman ! D’un bond, il fut dans les bras de sa mère, tandis que Rita pleurait en criant : Maman… ma petite maman, tu ne t’en iras plus ?

M. Rougeard réalisa tout ce que cette mère avait pu souffrir, quand il la vit serrer sur sa poitrine ses chéris tant aimés. Elle les embrassait sans se lasser et les appuyait sur son cœur sans pouvoir les en détacher.

— Mes chéris… mes chéris…

— Tu sais, posa Richard, maintenant, c’est fini, je ne te laisserai plus jamais repartir… puis d’abord, il faut que tu soignes papa… continua-t-il, sachant que cet argument serait sans réplique.

— Je veux que ma petite maman ne s’en aille plus jamais… jamais… renchérit Rita au milieu de ses larmes.

— Papa nous avait dit que tu ne reviendrais qu’au jour de l’an… c’était long. Tu as bien fait de n’avoir pas attendu.

— Oui, papa nous a demandé quels jouets nous voulions et nous avons répondu : nous voulons maman, rien que maman. N’est-ce pas, Richard ?

La petite Rita racontait ces choses dans son langage et cela n’en était que plus émouvant.

Denise vivait des minutes inoubliables et elle murmura :

— Je ne vous quitterai jamais plus.

Elle se retourna vers M. Rougeard qui contemplait cette scène avec une émotion qu’il contenait mal.

— Vous raconterez ce revoir à Mme Rougeard et vous serez convaincus tous deux de mon martyre. Mes enfants m’appelaient et j’étais écartée d’eux. Comment ai-je pu y résister.

Elle passa la main sur ses yeux.

— Souhaitons que le cauchemar soit terminé.

— J’en suis certain, répliqua M. Rougeard.

Il prit congé d’elle, heureux de penser que le dénouement serait ce qu’il devait être.

Tout de suite, Denise reprit ses habitudes. Elle constata, non sans étonnement, que son mari avait respecté tous les meubles, et elle retrouva sa chambre disposée de la même manière que dans l’immeuble précédent.

Paul Domanet tenait donc au passé.

Denise retourna près du malade et s’offrit comme garde aux médecins. Mais une infirmière était déjà requise pour veiller le blessé.

Denise se promit de l’assister une partie de la nuit.

Le docteur Pamadol qui la vit seule un instant, lui demanda :

— Expliquez-moi donc le mystère qui vous est survenu. Tout à coup, j’ai été appelé en Suisse par votre mari… vous n’étiez pas là… J’ai appris que vous séjourniez dans une maison de repos.

Denise, forte maintenant, sourit et répondit :

— Vous demanderez des éclaircissements à votre femme.

— Ma femme ?… vous la connaissez ?…

— L’espace d’un déjeuner… Vous en saurez tous les détails quand vous rentrerez chez vous.

— On n’entend plus parler que par énigmes… on ne sent plus que mystères… Ma femme m’a raconté aussi une histoire invraisemblable que je vous narrerai plus tard.

— Elle vous instruira également de la mienne.

Le docteur Pamadol quitta Denise pour se réunir à ses confrères, tandis qu’elle retournait près de ses enfants. Elle passa près d’eux une soirée merveilleuse, s’occupant de leur toilette de nuit, les berçant dans ses bras et les endormant.

Elle n’osait pas croire encore à son bonheur. Puis, seule, dans sa chambre, elle réfléchit. Enfoncée dans un fauteuil, elle savait qu’il lui serait impossible de trouver le sommeil.

Elle était chez elle… Le miracle s’était accompli de façon imprévue. Elle avait imaginé toutes les solutions, et celle qu’elle ne prévoyait pas, l’avait conduite dans son foyer en quelques minutes.

Paul Domanet s’adoucirait-il ? Recommencerait-elle la lutte ?

Pour le moment, elle reprenait sa place, celle qu’elle devait garder de droit, au chevet de son mari malade.

Elle se promettait de jouir en paix de ce calme retrouvé. Si ce n’était qu’une accalmie, c’est que Dieu considérait qu’elle la méritait et il ne fallait pas l’assombrir par des appréhensions anticipées.

C’est méconnaître la bonté divine que de ne pas profiter des heures de répit qu’elle nous octroie. Si le corps doit se reposer de son travail le septième jour, l’esprit ne doit-il pas aussi se libérer de ses inquiétudes inhérentes à l’existence ? Ne faut-il pas laisser l’espoir rayonner, puisque l’espoir existe pour nous soutenir et nous apaiser l’âme.

Denise voulait oublier les jours malheureux. Sa pensée se reporta vers le blessé. Dans son cœur généreux, elle ressentait pour lui une immense pitié de le voir ainsi jugulé par la fatalité. Elle n’osait évoquer le mot de châtiment, ne se croyant pas autorisée à juger, mais elle estimait que ce moyen choisi par Dieu, était le plus propre à concilier les choses.

Paul était amoindri dans sa supériorité. Sa femme aujourd’hui, le dominait parce qu’elle était là, agissante. Il ne pouvait parler pour l’humilier. Chacun, sans hésitation, donnait à Denise la place qui lui revenait, la maison ayant besoin d’un maître.

Denise pria pour que Paul se rétablît, et elle invoqua le Seigneur pour que, s’il ne se remettait pas il eût la contrition de ses fautes.

Elle alla dans la chambre du blessé pour prendre son poste de veille.

Paul n’avait pas bougé, mais les docteurs n’étaient pas inquiets. C’était une prostration naturelle au choc et ils pensaient qu’elle devait se prolonger quelques heures.

Denise se dissimula derrière un paravent, ne voulant pas, si le malade ouvrait les yeux, qu’il la reconnût et s’agitât.

Silencieusement, elle veilla, attentive au moindre mouvement du blessé.

Paul Domanet ne bougea qu’au petit jour, alors que Denise, recrue de fatigue, se reposait dans sa chambre, renvoyée par le docteur et la garde.