Épitres
Traduction par Collectif dont C.-L.-F. Panckoucke.
Texte établi par Charles-Louis-Fleury PanckouckeC.L.F. Panckoucke (2p. 209-217).

LIVRE PREMIER.

ÉPITRE I. A MÉCÈNE.

Ô vous, à qui j’ai consacré les premiers et les derniers accents de ma muse, vous voulez donc, cher Mécène, ramener de nouveau dans la carrière un vieil athlète qui, depuis longtemps déjà, a reçu son congé ? Mes goûts ont changé avec l'âge. Du moment où Vejanius a suspendu ses armes aux portes du temple d'Hercule, il vit retiré à la campagne, et ne s'expose plus à l'affront d'implorer, au bout du Cirque, la pitié des spectateurs. Une voix secrète ne cesse de me répéter à l'oreille :

Malheureux ! laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène [1]

  
   Adieu donc les vers ! adieu les vains amusements de ce genre ! L'étude et la recherche du vrai, du beau, voilà désormais toute mon occupation, voilà les trésors que j'amasse pour les trouver au besoin. Et ne me demandez pas sous quelles enseignes je marche, quelle secte j'embrasse de préférence : bien résolu à ne jurer sur la foi d'aucun maître, je m'abandonne au caprice des vents, et j'aborde où ils me poussent. Tantôt ami du mouvement, mais défenseur toujours intrépide de la vertu et de la vérité, je me précipite dans le tourbillon des affaires publiques ; tantôt j'en reviens insensiblement au système d'Aristippe, et je m'efforce de maîtriser les circonstances, au lieu de m'en laisser subjuguer.

Comme la nuit semble longue au jeune amant trompé dans son rendez-vous ; la journée au mercenaire qui en doit le travail ; l'année, enfin, au pupille que gêne l'importune surveillance d'une mère : ainsi je vois s'écouler avec une pénible lenteur les moments qui reculent pour moi le projet et l'espoir de faire avec ardeur ce qui est utile au pauvre comme au riche, ce que jeunes et vieux se repentiront également d'avoir négligé. Il ne me reste qu’à me conduire et à me consoler d'après ces principes. Tu n’auras jamais la vue perçante d'un Lyncée ?... hé bien est-ce une raison pour ne pas soigner tes yeux malades ? Jamais la vigueur musculaire de l'invincible Glycon ?... faut-il pour cela ne rien faire pour prévenir la goutte ? Faisons du moins quelques pas, s'il ne nous est pas permis d'aller plus loin. Ton cœur est-il tourmenté par l'avarice, brûlé par de violents désirs ? il est des paroles efficaces, des maximes salutaires, qui peuvent calmer et guérir en partie ton mal. L'ambition te dévore-t-elle ? je vais t'enseigner un remède infaillible : lis trois fois avec l'attention requise des passages de certain petit livre. Serais-tu par hasard envieux, colère, paresseux, et par trop ami du vin et des femmes ? crois-moi : il n'est pas de naturel, si farouche, qu'on le suppose, qui ne finisse par s'apprivoiser, pour peu qu'il se prête docilement aux leçons. C'est une vertu déjà, que de s'éloigner du vice, et l'on commence d'être sage, du moment où l'on cesse d'être tout à fait fou. Que de peines de corps et d'esprit pour éviter ce que l'on regarde comme le plus grand des maux, une fortune bornée et la honte d'un refus ! Tu cours, avide marchand, jusqu'aux extrémités du monde ; tu braves, pour fuir la pauvreté, les flots, les rochers, l'incendie, sans aucun égard pour le sage conseil qui te crie d'attacher moins de prix aux vains objets que tu poursuis. Quel est l’athlète ambulant qui ne préférât l'honneur de la palme olympique à ses triomphes de carrefours, s'il était sûr de l'obtenir sans combats ? L’argent vaut moins que l'or, et l'or vaut encore moins que la vertu. On ne vous en criera pas moins : « Citoyens ! citoyens ! l’or, l’or avant tout : la vertu après les écus. » Voilà ce dont retentit d’un bout à l'autre la place de Janus ; voilà ce que répètent, le registre sous le bras et la bourse à la main, les jeunes et les vieux. Vous avez du courage, des mœurs, du talent pour la parole, de la probité ; mais il vous manque six ou sept mille sesterces pour compléter les quatre cent mille ; vous n'êtes plus que l'homme-peuple. Écoutez cependant les enfants dans les jeux : Fais bien, disent-ils, tu seras roi. N'avoir rien à se reprocher, voilà donc le mur d'airain derrière lequel l'honnête homme se doit retrancher. Lequel, je vous le demande, vous semble préférable, ou de la loi Roscia, ou de la chanson des enfants qui donne la royauté à qui fait bien et qui fut chantée probablement par les Curius et les Camilles ? L'un vous conseille d'amasser du bien honnêtement, si cela se peut ; sans quoi, par tous les moyens possibles, et le tout pour avoir une meilleure place aux drames larmoyants de Puppius. L’autre vous dit et vous rend capable d'opposer un front libre et indépendant aux caprices de la fortune : lequel de ces deux conseils est le meilleur ?

Que si le peuple romain vient à me demander pourquoi je ne partage pas ses opinions comme ses promenades publiques, pourquoi mes goûts ne sont pas les siens, je lui ferai la réponse du fin matois de renard au lion malade : « C'est que je suis épouvanté de voir force traces de ceux qui entrent chez toi, et de n'en voir aucune de ceux qui en sortent. — Tu es, peuple romain, le monstre à cent têtes. Eh bien, quel parti prendre ? quel guide suivre ? Ceux-ci briguent une part dans les fermes générales ; ceux-là amorcent les veuves intéressées en flattant leur goût pour les friandises : les uns tendent leurs filets au crédule vieillard pour le retrouver au besoin ; les autres grossissent leurs revenus à la faveur d'une usure clandestine. Passe encore que chacun ait des goûts et des inclinations différentes ; mais que le même homme en change de quart d'heure en quart d'heure ! « Non, il n'est pas de site au monde plus agréable que celui de Baïes ! » se dit le riche, et déjà le lac Lucrin et la mer voisine se ressentent de sa prédilection. Mais un nouveau caprice a changé son idée : « Allons vite, ouvriers ! que vos outils soient demain à Téanum. » Marié, il ne trouve point de vie préférable à celle du célibataire ; célibataire, il ne voit de bonheur que dans le mariage. De quels nœuds me servir pour enchaîner un aussi mobile Protée ? Et le pauvre, du moins ?... le pauvre, il change de taudis, de meubles, de bains et de barbier : il bâille dans sa petite barque de louage comme le riche dans la trirème qui lui appartient. Vous vous moquez de moi, si je me présente par hasard devant vous, les cheveux bizarrement taillés, si je porte du linge usé sous une tunique neuve, si les pans de ma toge retombent inégaux ; et quand je ne suis pas un seul moment d'accord avec moi-même, quand je quitte au plus vite ce que j'ai recherché avec le plus d'empressement, pour rechercher ce que j'ai d'abord méprisé ; quand ma vie entière n'est qu'un flux et un reflux perpétuel de contradictions, quand vous me voyez démolir, bâtir, faire rond ce qui était carré, vous ne riez point ! Non ; vous ne voyez là qu'un accès de la folie commune, et vous ne croyez pas que j'aie besoin pour cela de médecin ni de tuteur. Voilà donc ce que vous pensez, vous, mon unique appui, vous qui ne pardonnez pas un ongle mal fait à l'ami qui ne vit, que pour vous et que par vous !

Conclusion: Le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui : il est riche, libre, beau, comblé d'honneurs, le roi des rois enfin, et jouissant surtout d'une santé parfaite... quand, la pituite ne le tourmente pas.

  1. Boileau