Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/II/04
- I. My Diary in India in the year 1858-1859, by William Howard Russell, special correspondent of the Times. — II. Eight Months Campaign against the Bengal Sepoys, by colonel George Bourchier. — III. The Muting of the Bengal army, an historical narrative, by one who bas served under sir Charles Napier.
À deux heures de la nuit, les clairons sonnent, et l’armée anglaise s’éveille. Un étrange bruit occupe l’espace, jusque-là silencieux. On dirait des milliers de chevaux foulant de leurs sabots la terre dure et sonore. Sortez de votre tente, et au clair de lune vous verrez les khelassies (ouvriers du camp) frappant de leurs maillets de bois les innombrables piquets qui soutiennent les tentes : ébranlés ainsi et se maintenant à peine dans leurs trous élargis, les piquets laisseront tomber au moindre effort l’abri mobile. Sur le ciel clair et profond, semé d’innombrables étoiles, se détachent de tous côtés les blanches fumées qui s’envolent des feux du bivouac, et dont la lune argenté les orbes légers. Autour de ces feux s’agitent les noires silhouettes des camp-followers, ou parasites d’armée. Un vaste murmure de voix humaines, le craquement de milliers d’essieux, annoncent que la masse énorme se met en mouvement. Les bazars volans sont en route. Peu à peu le tumulte s’accroît d’une rumeur inexplicable, grognemens d’abord faibles et plaintifs, qui deviennent de plus en plus rudes et prennent l’accent de la fureur : ce sont les chameaux, éveillés plus tôt qu’ils ne voudraient, et qui protestent à leur manière contre les mauvais procédés passés et futurs dont ils ont gardé mémoire, dont ils prévoient le retour. Au moment où le dood-wallah (le cornac) tire la corde fixée au morceau, de bois fiché dans la cloison cartilagineuse qui sépare ses naseaux, le pauvre animal ouvre son immense bouche garnie de dents noirâtres qui se projettent, comme des chevaux de frise, en avant de ses lèvres retroussées, et du fond de ce merveilleux appareil hydraulique qui absorbe et retient si bien la rare boisson fournie par les puits du désert, partent des clameurs, des rugissemens à étourdir même une oreille habituée au canon. Tout en criant, il obéit pourtant aux secousses réitérées de sa longe ; il replie sous lui ses longues jambes et s’agenouille. Une corde qu’on passe autour de son cou et sous ses genoux l’empêche de se relever à l’improviste. Pendant qu’on empile sur son dos le fardeau qui l’effraie, il crie de plus belle, et crie encore longtemps après qu’il s’est relevé, mis en marche, et qu’il suit, attaché par le nez à la queue du chameau qui le précède, l’interminable file,dont ils font tous deux partie. Il s’en exhale d’abominables odeurs auxquelles ne s’habituent guère certains chevaux, volontiers rétifs quand on veut les faire marcher côte à côte de ces exotiques compagnons.
L’une après l’autre, les tentes tombent ; roulées autour de leurs piquets, elles vont prendre place sur le dos des chameaux. Les officiers qu’elles abritaient, restaurés par une tasse de thé, le cigare aux lèvres, cheminent déjà sur les flancs du long cortège. La route est large, mais le flot humain la déborde des deux côtés, et se fait, aux dépens des champs qu’elle traverse, deux autres chemins supplémentaires. Une poussière blanche, soulevée de tous côtés par les roues des chars et des caissons d’artillerie, emplit l’air de molécules calcaires ; elle forme une espèce de rideau très favorable aux petites excursions que les fourrageurs se permettent à droite et à gauche vers les villages en vue, d’où ils rapportent des fagots de bois sec pour le feu du soir, avec des feuilles vertes qui défraieront au souper l’appétit des doods et des hathees (les chameaux et les éléphans).
Après plusieurs heures de marche, on aperçoit, planant au-dessus des nuages de poussière, une multitude de milans et de vautours. Ces avides oiseaux sont d’un heureux présage ; au-dessous d’eux est le camp. En effet voici dans la plaine les tentes déjà dressées. L’étendard national, l’Union-Jack, planté devant celle du général, indique à chacun dans quelle direction il doit chercher son quartier. Les khelassies ont marqué avec des cordes et des piquets chaque grande division de la cité improvisée. Telle on a quitté sa tente le matin, telle on la retrouve ; le mobilier est en place, vos serviteurs, vêtus de blanc, les bras croisés, vous attendent respectueusement. Après quelques ablutions indispensables, vous vous rendez à la mess-tent, où le dîner est servi, suivant toutes les lois de l’étiquette, dans la porcelaine et l’argent. La chère est peut-être un peu moins délicate qu’au Bengal-Club, mais si le khansamah (l’intendant pourvoyeur) n’est pas un maladroit à fustiger et à destituer sur place, vous aurez le curry, les steaks, les côtelettes, l’ale, le porter, voire les vins de France ou de Portugal, absolument comme si vous étiez l’hôte bien venu et bien traité de la ménagère la plus entendue. De la table, après une causerie émaillée de cheroots, vous regagnez votre charpoy, où votre valet de chambre vous enferme soigneusement sous le moustiquaire impénétrable ; demain, bien avant l’aurore, les bugles vous éveilleront ; vous quitterez frissonnant vos couvertures ; aux pâles clartés d’une bougie, vous avalerez une tasse de thé, vous allumerez votre cigare, et en route jusqu’au soir, sous le soleil, en pleine poussière !
Pour distractions, çà et là, quelque alerte, quelque panique. Les grass-cutters[1] (chargés d’approvisionner de foin la cavalerie) se sont éparpillés un peu loin. La peur les prend tout à coup ; ils se rabattent à grand train vers la colonne. Les sycees (valets d’écurie), les gens du bazar s’effraient à leur tour ; grand reflux d’hommes, de chevaux, d’ânes et d’éléphans, confusion, désordre, cris d’alarme : on annonce l’ennemi. « . — Si c’est bien réellement l’ennemi, que faire ? demande, étonné, le voyageur que nous connaissons, M. Russell. Comment les distinguer de nos propres hommes ? — Ne vous inquiétez pas pour si peu, lui répond son ami Stewart. Tirez sur tout cavalier vêtu de blanc et armé d’un sabre ; vous ne risquez guère de vous tromper. » Par bonheur, cette fois il n’y eut pas à dégainer. Les sowars ennemis battaient, il est vrai, la campagne ; mais ils n’en étaient pas à ce point d’oser se jeter sur l’armée dont ils observaient la marche.
Ceci se passait le 1er mars 1858, entre Oonao, qu’on avait quitté le matin, et Buntheerah, où l’on fit halte. Le 2, au lever du jour, sir Colin Campbell, à la tête d’un détachement, devançait la colonne et allait choisir dans les environs de Lucknow l’assiette du camp où il voulait s’établir. On n’avait plus qu’une journée de marche pour se trouver enfin devant la ville promise. En effet, le 3, de bonne heure, la colonne défilait devant Jellalabad, petit fort aux murailles croulantes, occupé par une partie des défenseurs de l’Alumbagh. Plus d’une fois, les cipayes étaient venus de Lucknow attaquer cette extrémité de la ligne ennemie ; leurs échelles étaient encore renversées le long des fossés ; parmi les buissons, maint et maint squelette était resté sans sépulture. « Mais que fait là cet officier ? se demande M. Russell ; pourquoi pousse-t-il ainsi son cheval sur ces ossemens à demi recouverts par quelques rouges lambeaux de l’uniforme cipaye ? . Les vrais braves ne font point la guerre aux morts. »
Au-delà de Jellalabad apparaissent quelques bois, puis une vaste plaine inculte que bornent à gauche des bois encore et des plantations de cannes : une hauteur limite cet horizon. Derrière cette hauteur, quand on arrive au sommet, on trouve l’enceinte murée d’un vaste enclos planté d’arbres ; c’est là un des parcs royaux situés à l’est de Lucknow, et dans lesquels l’armée de siège va s’établir. Sir Colin Campbell y a déjà sa tente, et les khelassies sont à l’œuvre. L’endroit s’appelle Bibiapore ; il est en arrière et au sud de la Dilkoosha, autre parc bien plus vaste et plus découvert, d’où l’on a déjà chassé l’ennemi. L’enclos de La Martinière, qui confine à la Dilkoosha comme ce parc confine à Bibiapore, est encore occupé par les cipayes : « Mais le général n’a qu’à parler, dit à M. Russell l’honnête sergent qui le guide (vieille connaissance de Crimée), nous serions bientôt dans La Martinière ! »
Arrêtons un instant nos yeux sur l’ensemble du paysage, si nous voulons bien nous rendre compte des combats qui vont y être livrés.
De Cawnpore, la route remonte vers Lucknow dans la direction du nord-est. Cette route côtoie les murs de l’Alumbagh, et l’armée anglaise ne l’a point suivie jusque-là ; deux ou trois milles en-deçà, elle s’est rabattue par sa droite (autant vaut dire à l’est) jusqu’au fort de Jellalabad, qu’elle a tourné ; puis, se dirigeant à nouveau vers le nord, elle est venue se placer entre la Goumti, à laquelle elle s’adosse, et la face orientale de l’énorme cité qu’elle veut réduire. Lucknow, dont la circonférence n’a pas moins de trente milles (environ 53 kilomètres), présente un front redoutable. Au nord, la Goumti couvre la ville et lui sert de fossés. Un ancien canal qui se détache de cette rivière à l’endroit même où un méandre bien marqué ramène ses eaux dans la direction du midi protège la place à l’est et forme, en face de la Dilkoosha, de La Martinière, etc., sa première ligne de défense. Inclinant ensuite par une courbe dans la direction de l’ouest et enveloppant ainsi la capitale au midi, ce canal continue l’enceinte. On peut, comme Havelock, attaquer Lucknow par le sud, en forçant l’unique pont jeté sur ce canal, près du palais appelé le Charbagh ; mais alors on en est réduit, pour arriver jusqu’aux points fortifiés intérieurs (le Kaiserbagh, la Résidence, l’Imanbarra, le Begum’s Kothie), à traverser la ville dans presque toute son épaisseur. C’est là ce que ne veut pas sir Colin Campbell, instruit justement par cette fatale expérience, et qui se souvient du sang inutilement versé dans « la guerre de rues » que Havelock et Neill ont affrontée. Plus prudent, plus ménager de la vie de ses soldats, il entend renouveler l’attaque du 17 novembre 1857, qui, somme toute, lui a si bien réussi. C’est la ligne orientale des défenses ennemies qu’il veut forcer, et qu’il veut forcer à son extrémité nord, c’est-à-dire au point même où le Vieux-Canal se réunit à la Goumti. S ! il y parvient, il prend à revers toute cette première ligne, et, sans rien avoir à démêler avec la ville proprement dite, se trouve en face d’une seconde ligne de fortifications, parallèle à la première, mais beaucoup plus restreinte. Celle-ci part de la Goumti, passe devant le Kaiserbagh, et, se rapprochant de la première enceinte, vient envelopper le Begum-Kothie et l’Imanbarra. La troisième et dernière ligne de défense s’appuie aux murailles mêmes du Kaiserbagh ; elle couvre la Résidence, et s’étend jusqu’aux deux ponts (Iron bridge et Stone bridge) qui permettent seuls de passer la Goumti.
À défaut de plan qui parle aux yeux, et afin d’être mieux compris, nous supposerons la Seine coulant de l’ouest à l’est. Nous lui ferons contourner au nord les fortifications de Paris, d’Asnières, si l’on veut, jusqu’à Joinville-le-Pont. Le parc de la Dilkoosha devient le bois de Vincennes, compris dans la courbe que forme le fleuve. Belleville, Ménilmontant, la place de la Bastille, le Jardin des Plantes et les boulevards du midi marqueraient alors assez bien la ligne de retranchemens opposés à l’armée anglaise. Ce rapprochement n’est pas si singulier qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Lucknow a plus d’une fois rappelé Paris au correspondant du Times, qui, sur les terrasses de la Dilkoosha, songeait aux perspectives de Saint-Cloud. Lucknow seulement jette plus de feux que Paris. Ses coupoles dorées, ses dômes d’azur, ses minarets, ses palais, ses toits plats et brillans, miroitent sous l’ardent soleil de l’Inde. De hautes colonnes se détachent du sein des massifs de verdure et portent haut dans l’espace des sphères dorées qui ressemblent à des constellations. La rivière roule des flots d’acier liquide, d’où jaillissent des reflets diamantés. Un moment ébloui par cette vision splendide, M. Russell cherche pourtant à se reconnaître, et, familier avec l’usage des lunettes d’approche, il a bientôt saisi les traits distinctifs de ce vaste panorama.
Du haut de la Dilkoosha, édifice d’architecture italienne dans le style du XVIIIe siècle, son œil embrasse toute la partie nord de Lucknow. À sa droite, en dehors des retranchemens, est l’enclos de La Martinière, ainsi nommé d’un brave Français, Claude Martin, enrichi dans les guerres de l’Inde, et dont le magnifique mausolée est encore debout à côté du palais qu’il s’était donné[2]. Au premier coup d’œil jeté sur cette bizarre fabrique, on pousse un cri d’admiration ; le second provoque un éclat de rire. Rien de plus fantastique, en effet, que cette architecture incohérente, où des maçons dociles ont essayé de réaliser les rêves d’un millionnaire en délire. Colonnes, arceaux, piliers s’amalgament et s’agencent sans ombre de raison : ici un escalier qui ne mène à rien, là des fenêtres sans emploi possible ; en saillie, hors des murs, sans motif, sans symétrie, d’énormes têtes de lions grotesques. Une porte inutile sert de prétexte à deux pilastres incongrus. Des statues partout : au bord des perrons, au sommet des tourelles, à l’angle des terrasses, rangées, pressées l’une contre l’autre, et de là se répandant, comme la foule un jour de fête, dans le parc et jusque sur les murailles qui le bornent.
Par-delà ce singulier monument, à droite, au bord de la Goumti, commence le rempart élevé par les cipayes, et qui a dû coûter un travail énorme. Il ressemble de loin à ces longs remblais sur lesquels courent nos railways quand ils ont un vallon à traverser. On remarque ici une redoute accotée à ce rempart (moins solide en réalité qu’en apparence), plus loin une batterie, çà et là quelques canons en barbette. Justement en face du camp anglais, un ouvrage assez bien établi couvre un bâtiment à deux étages, le Bank’s Bungalow. À gauche de cet édifice s’élèvent le palais de la begum (Begum’s Kothie) ; en arrière, le petit Imanbarra (temple musulman) ; plus en arrière encore, et dans le même axe, le Kaiserbagh, groupe énorme de bâtimens aux coupoles étincelantes. Si le regard s’en détache et se détourne vers la droite (ou vers le nord), il rencontre la Résidence aux murailles démantelées et les trois ou quatre palais adjacens où Havelock s’était établi (Chuttur-Munzil, Motie-Mahal, etc.) ; s’il franchit la rivière, il aperçoit à l’autre bord le Badshahbagh, autre château de plaisance entouré d’un parc magnifique, puis de vastes plaines que traverse de l’ouest à l’est la route qui mène à Fyzabad, C’est par-delà cette route, et dans la même direction, qu’est le village de Chinhut, resté célèbre depuis l’échec subi par sir Henry Lawrence.
Au premier plan de ce vaste tableau, et pour ainsi dire au pied même de la Dilkoosha, M. Russell plongeait sur les tranchées en zigzag creusées sur la droite de La Martinière, et reliant à cette forteresse improvisée les fossés où se cachaient les tirailleurs cipayes, les rifle-pits, comme il les appelle.
« Tandis que nous regardions, dit-il, un grand mouvement se manifeste tout à coup dans ces voies profondes. Des murs du parc on voit ruisseler dans les tranchées comme un flot d’hommes vêtus de blanc. Une fusillade irrégulière s’établit le long de ces boyaux anguleux ; on dirait une traînée de poudre qui s’enflamme. Cette mousqueterie est à l’adresse de la Dilkoosha. Les balles passent dans l’air en frissonnant par-dessus nos têtes, ou viennent de temps en temps s’aplatir contre le toit ; mais la grande majorité des coups ne porte pas jusqu’à nous, on le voit de reste aux petites éruptions de poussière que les balles font jaillir du sol en avant du château. Grâce à Dieu, l’ennemi ne possède encore que « la brune Bess[3]. » Encore quelques années, et pas un de nous ne fût impunément resté sur cette terrasse, car nos bons amis des tranchées auraient été pourvus d’excellentes armes de précision, Enfield ou tout autres, bien rayées et portant à mille mètres. — Voyez donc, sergent… Faites tirer sur ces drôles, là-bas, autour de cet arbre ! — En effet, d’une tranchée pratiquée en travers de la route qui mène directement de la Dilkoosha vers le Bank’s Bungalow, venaient de sortir sept ou huit hommes, qui, s’abritant d’un gros arbre, s’amusaient à tirer sur nous. — Allons, Mac-Alister, dit le sergent, il me semble que vous pouvez calculer sur sept cents yards[4]. — Laissez-moi essayer à six cent cinquante. — Et la balle vibre dans l’air. Nos bons amis saluent et courent se réfugier dans la tranchée. Un d’eux, au moment de sauter dans cet asile sauveur, a levé ses deux bras en l’air. — M’est avis, dit Mac-Alister, bourrant une autre cartouche dans son fusil, m’est avis que cette fois je les ai pincés. »
Peu à peu la fusillade gagnait du terrain, les Anglais se faisant un point d’honneur de répondre au feu des tranchées. Leurs balles coniques écrêtaient le bord de ces fosses sablonneuses ; mais ni de part ni d’autre on ne se faisait grand mal. Tout à coup cependant, derrière un groupe d’arbres à la droite de La Martinière, un épais nuage de fumée s’envola, et un boulet passa sur la tourelle où le correspondant du Times s’était perché pour mieux voir. En même temps, une autre pièce placée devant le Bank’s Bungalow ouvrait aussi son feu, et, par trois ricochets successifs, le projectile qu’elle expédiait aux Anglais, arrivant jusqu’au seuil même de la Dilkoosha, mit en déroute un groupe de curieux. Bref, il devint évident qu’on était sous le feu de l’artillerie des rebelles. Aussi un officier vint-il faire taire les tirailleurs qui garnissaient les fenêtres inférieures du château ; leur feu ne servait à rien et attirait les boulets ennemis.
Sous ces boulets, et sans s’en inquiéter autrement, les chefs de l’armée anglaise, plans et cartes en main, délibéraient sur leurs attaques futures ou discutaient les rapports de leurs espions. Ceux-ci racontaient que les assiégés étaient loin d’être d’accord entre eux. Le principal agent de la résistance était toujours la begum Huzrut Mahul, mère du prétendu roi Brijeïs-Kuddr, femme énergique, passionnée, rompue aux intrigues du zenanah, mais gouvernée par un imbécile favori, nommé Mummoo-Khan[5]. À la tête de l’opposition, et prêchant plus haut que le gouvernement lui-même la résistance aux Anglais, était le fameux moulvie de Fyzabad, — celui qu’on a longtemps appelé le moulvie sans trop savoir de qui l’on parlait[6].
Le 5 mars au soir, après un excellent dîner fourni par la mess des ingénieurs, — le vin de Bordeaux et le vin de Champagne y avaient représenté la France très honorablement, — la causerie se prolongeait et les pipes allaient s’éteindre, quand un jeune officier d’artillerie, la mine assez piteuse, vint s’enquérir « de la route à suivre pour aller au pont. » Il avait des canons à y conduire, et ne savait quel chemin prendre. Cette simple question n’était rien moins qu’un grand secret divulgué, un secret caché, même à M. Russell, par la prudence du général en chef. Le pont en question ne pouvait être qu’un pont en construction. Il ne s’agissait donc que de savoir où on travaillait à l’établir, et là n’était pas le difficile. On n’avait qu’à suivre les pièces envoyées pour couvrir et protéger le travail des ingénieurs.
Les vastes prairies comprises dans le parc de Bibiapore descendent par une pente adoucie jusqu’au bord de la Goumti. Là, tout à fait à l’arrière du camp, un corps de sapeurs était à l’œuvre, aidé par des centaines de coolies, ils ajustaient, ils reliaient ensemble des barriques jadis pleines de porter, et qui allaient, disposées en radeau, former un pont mobile d’un bord à l’autre de la rivière, profondément encaissée en cet endroit et large de quarante yards. Cette opération, mystérieuse de sa nature, s’accomplissait à grand bruit. Les charretiers criaient, les roues gémissaient, et pour peu que l’ennemi eût mis en campagne des patrouilles vigilantes, ce tapage risquait fort de leur donner l’éveil. Or il eût suffi d’une centaine de fusiliers tapis dans les hautes herbes de la rive gauche pour gêner singulièrement les travaux entamés sur la rive droite. Pas un cipaye ne se montra. M. Russell put admirer tout à son aise l’adresse des pontonniers formés à Chatham et le talent de l’ingénieur Nicholson (le même, par parenthèse, qui, après la prise de Sébastopol, fut chargé de faire sauter les fameux docks) ; puis il s’alla paisiblement coucher et revint le lendemain, tout à loisir, s’informer des progrès qu’avait faits l’ouvrage. Un des deux radeaux destinés à soutenir le pont flottait déjà d’un bord à l’autre, et un détachement d’infanterie l’avait franchi pour protéger au besoin les ouvriers. Tandis que, télescope en main, il admirait la sérénité du paysage, l’opulence paisible des champs de blé, la fraîcheur veloutée des prairies, il entrevit tout à coup, parmi les arbres et au-dessus des épis, quelques blancheurs mobiles. Son œil exercé ne pouvait s’y tromper : c’était l’ennemi. Un corps de cavalerie effectivement ne tarda point à se montrer hors des bois qui avaient d’abord masqué ses approches. M. Russell discernait d’ailleurs derrière les chevaux quelques têtes de bœufs, ce qui annonçait de l’artillerie. Prédire les boulets en pareil cas n’est point le fait d’un nécroman très subtil. Les boulets arrivèrent au moment dit, pendant que la cavalerie déployée dans la plaine s’avançait en bon ordre avec toute sorte de triomphantes allures :
« En tête, dit M. Russell, galopait un swell[7], — c’est le surnom que lui donnèrent aussitôt nos soldats, — coiffé d’un turban vert, vêtu de châles jaunes, monté sur un bel étalon blanc, et suivi d’une sorte d’état-major. Ses sowars, habillés de blanc et marchant sur ; trois de front, le suivaient la lance haute. On les reconnut aussitôt pour avoir appartenu à l’un des régimens révoltés. — Coquins d’enfer ! grommelait près de moi un officier de l’armée indigène, ils ont tué leur colonel, et les infâmes poltrons ont échappé à la potence !… — Ils avançaient pourtant, déployaient leurs escouades, paradaient avec une sorte d’affectation, et furent bientôt sur notre droite à cinq ou six cents yards de l’endroit où nous nous tenions. C’était pour nos plus jeunes soldats une bravade un peu trop insolente… Au lieu d’attendre les sowars à trois ou quatre cents yards, le piquet de droite se leva tout d’un coup et leur envoya sa volée, au petit bonheur. Jamais changement à vue plus rapide que celui de ces vaillans paladins. Ils piaffaient, caracolaient, tranchaient du victorieux, brandissaient leurs sabres l’instant d’avant ; mais à peine la première balle vint-elle, égratignant le sol, soulever une traînée de poussière aux pieds du cheval monté par le capitaine, que celui-ci, laissant retomber son sabre et piquant des deux, se déroba par une volte rapide à un danger sur lequel il ne comptait pas. Il fut suivi de près par tout son essaim de cavaliers, et pas un d’entre eux ne parut songer à retenir sa monture avant d’être à un bon mille de nos tireurs. »
Les canons en revanche se mirent de la partie, la batterie anglaise établie en-deçà de la Goumti s’empressa de leur répondre, et le spirituel correspondant jugea qu’il était temps de déjeuner. Il revint au camp, suivi et parfois précédé de quelques boulets lancés à toute volée qui ne laissèrent pas de blesser et tuer quelques bœufs et quelques chameaux.
Ce siège ne rappelait en rien les sièges ordinaires. Il n’y avait ni tranchée ouverte, ni travaux de sape, ni sorties à repousser, ni batteries à faire taire, ni murs à battre en brèche. Les cipayes étaient mal pourvus d’artillerie. Mieux armés sous ce rapport, ils auraient rendu la Dilkoosha inhabitable. Un édifice pareil devant Sébastopol eût été jeté par terre en moins de douze heures ; c’est ce que se disait M. Russell, réduit à philosopher, n’ayant rien à voir, sur les droits incontestables de la begum, sa légitimité vainement mise en doute par les Anglais, son habileté opiniâtre, les motifs sérieux de sa haine contre la race ingrate qui avait détrôné, oublieuse des immenses services qu’elle leur devait, les souverains héréditaires du royaume d’Oude. Si de temps en temps il sortait de ces méditations profondes, c’était pour catéchiser les généraux et les harceler de ses innombrables questions. Sa curiosité satisfaite et ses dépêches quotidiennes une fois livrées à la poste, il n’avait plus d’autre ressource pour tuer le temps que la bonne chère ou la pêche à la ligne. Ce dernier plaisir, assez fade en lui-même, était relevé par la chance attrayante de servir de cible aux budmashes errans sur la rive gauche de la Goumti. On était fréquemment exposé à périr ainsi, victime d’un affût perfide. Un mot tout exprès avait été forgé pour ce genre de péril : c’était le verbe to pot. Poter quelqu’un voulait dire en 1858, devant Lucknow, le canarder à loisir sans qu’il pût vous apercevoir. Être potted ou empoté, c’était jouer le rôle de ces poupées de tir qu’on s’amuse à mettre en pièces. Nous laissons à de plus savans étymologistes que nous ne le sommes le soin de chercher et le plaisir de trouver une origine rationnelle à cette expression du langage militaire anglo-indien.
Pourtant, le 6 mars, une manœuvre importante avait éclairci les plans ultérieurs du général en chef, qui prit alors la peine de les expliquer, cartes en main, au correspondant du Times. Sur ce pont de bateaux jeté à l’arrière du camp, une division tout entière allait franchir la Goumti. S’élevant ensuite au nord jusqu’au viaduc de Kokraul, ou en d’autres termes jusqu’à la route de Lucknow à Fyzabad, elle se porterait par un à-gauche rapide sur la face nord de la ville assiégée. Côtoyant alors au plus près possible la rivière, dont elle remonterait ainsi le cours, elle devait établir ses batteries de manière à prendre en enfilade les ouvrages extérieurs construits sur la ligne du Vieux-Canal ; en avançant un peu plus à l’ouest, elle pourrait même les prendre à revers. L’extrémité septentrionale de la première ligne de défense, à la fois attaquée de front par sir Colin Campbell et balayée de côté ou même en arrière par les canons de la division détachée, ne pouvait tenir longtemps. Inutile d’ajouter qu’une manœuvre pareille eût été parfaitement insensée en face d’une garnison bien composée et bien commandée, et qu’en isolant de lui un tiers de sa petite armée, sir Colin Campbell se fût exposé à le voir écrasé sans pouvoir lui porter secours[8] ; mais son calcul avait pour base l’ignorance et la lâcheté des innombrables soldats entassés dans Lucknow, et ce calcul devait se trouver juste.
Pendant que sir Colin entrait dans ces intéressans détails, la colonne détachée que commandait sir James Outram défilait sur le pont-radeau sans que l’ennemi fît mine de mettre obstacle à son passage, qui dura plus de quatre heures ; elle emmenait trente canons, deux bataillons de rifles, deux régimens anglais, un régiment de fusiliers du Bengale, un régiment d’infanterie du Pendjab, un régiment de dragons, un de lanciers, trois régimens de cavaliers du Pendjab, sans parler de la multitude d’indigènes attachés à ces divers corps. Ceux-ci défilaient encore la nuit venue, et alors que la colonne elle-même avait disparu à l’horizon, derrière les bois qui en forment la limite.
Braquant sa lunette sur la plaine qu’allait bientôt avoir à franchir la division de sir James Outram, M. Russell voyait ce vaste espace littéralement couvert de petits groupes armés, sortis de Lucknow par les deux ponts, et qui se répandaient en désordre le long de la route de Fyzabad, dans les champs, derrière les arbres, dans les chaumières éparses, chacun s’embusquant à sa guise. Çà et là, dans cette foule éparpillée, se traînait un canon tiré par des bœufs ; çà et là, dans son palanquin doré ou sur quelque éléphant, à l’ombre d’un immense parasol, se prélassait quelque chef, quelque haut fonctionnaire, allant en guerre avec toute la pompe, toutes les aises imaginables. Cavaliers et fantassins pêle-mêle marchaient ainsi au-devant des Feringhees. Alléchés par les promesses d’un pareil spectacle, les officiers de l’état-major se pressaient sur les terrasses de la Dilkoosha ; leurs yeux sondaient la profondeur des bois et guettaient le moment où la tête de la colonne anglaise se montrerait enfin aux rebelles.
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?… La ville cesse de vomir ses essaims de soldats, la poussière s’épaissit dans la plaine et semble se rapprocher de nous. À travers le tapage que font nos canons en batterie presque sous nos pieds, il me semble que j’entends comme un bruit lointain d’artillerie… Tenez, tenez !… les bois fourmillent de blancs soldats, qui cette fois rebroussent chemin vers Lucknow…Voyez plutôt ce torrent de cavalerie qui se précipite vers le pont du Kokraul ! . Que de poussière ! quelle course effrénée ! Outram est donc sur leurs talons ?… L’instant d’après, dans un désordre impardonnable, apparaît un escadron de nos bays, reconnaissables seulement à leurs vestes rouges, et courant le sabre haut sur les fugitifs, qui çà et là se retournent pour faire feu. La masse se jette dans ces terrains bouleversés, coupés de fossés, qui s’étendent entre le Kokraul et la rivière, terrains impraticables pour la cavalerie qui les poursuit. Une minute plus tard débouche une batterie d’artilleurs à cheval affamés de carnage. On détache les pièces, on les place. De ces points noirs jaillit un éclair, et dans le rayon que la mitraille a parcouru on voit la poussière monter plus épaisse… C’est en vain cependant que nos boulets cherchent la masse compacte des fuyards ; ils sont déjà trop loin pour être vus, pour être atteints, tant le bruit de nos canons et la charge impétueuse de nos cavaliers ont accéléré leur retraite ! Outram est maître du terrain et va poser son camp à l’issue même des bois qu’on prétendait lui disputer. »
Le lendemain (7 mars), les cipayes, qui, pendant la nuit, avaient incendié les hautes herbes des ravins, afin de mieux juger la position de ce nouveau camp, firent mine d’attaquer ses piquets et postes avancés : vain et ridicule effort après l’éclatant échec de la veille ! Outram était désormais inébranlable. Aussi lui fit-on passer immédiatement vingt-deux canons de 16, avec leurs attelages d’éléphans et tout le matériel que comportait l’active coopération qu’on espérait de cette grosse artillerie. Les assiégés cependant, convaincus que le dimanche, à certaine heure, l’armée chrétienne devait être absorbée en ses dévotions, voulurent essayer une surprise ; mais, bien qu’ils s’y reprissent à deux fois, ils purent s’apercevoir que l’office divin laissait beaucoup de bras disponibles, et que les soins du culte ne sont pas incompatibles avec la plus stricte observance des précautions militaires. Leur double tentative échoua misérablement. Trente-six heures se passèrent alors en préparatifs pour la journée décisive qui allait suivre. On brûlait force poudre de part et d’autre sans grands résultats, et de son observatoire élevé le correspondant du Times admirait le sang-froid de certains habitans de Lucknow qui, se livrant au passe-temps chéri des Hindous, lançaient leurs cerfs-volans dans l’azur par-delà les minarets dorés du Kaiserbagh. « Ces braves gens (se disait-il, moralisant toujours à sa manière), si nous tombions dans leurs mains, nous dépèceraient, nous Centreraient avec la même sérénité qu’ils mettent à ces jeux puérils. C’est leur nature, c’est celle de tous les Orientaux, participant à la fois du singe et du tigre. Et nous autres d’ailleurs, n’avons-nous pas traité les Juifs autrefois comme les Hindous et les mahométans traitent aujourd’hui les chrétiens ? Nos croisés de Palestine, ou du moins leurs farouches soldats, ne faisaient guère quartier, que je sache, à l’infidèle que leur livrait une victoire ; mais que dis-je ? nous-mêmes, nous accordons rarement la vie à nos ennemis. Et nos auxiliaires, ces farouches Pendjabees, renchériraient, s’ils l’osaient, sur les cruautés que nous reprochons aux Poorbeahs… »
Les préparatifs de l’attaque étaient achevés. Un fil télégraphique, installé par le lieutenant Stewart, mettait en communication instantanée les deux fractions de l’armée assiégeante, et le concert parfait de leurs opérations se trouvait ainsi assuré. Sir Colin Campbell et sir James Outram devaient ce jour-là (9 mars) pousser en même temps l’ennemi. La colonne jetée au-delà de la Goumti s’ébranla de bonne heure, et, marchant derrière son artillerie, s’avança vers Lucknow, dans la plaine labourée par ses boulets. Les canons ennemis ripostaient faiblement, et, successivement ramenés de position en position, se rabattaient dans la direction des deux ponts. Du reste, un immense rideau de poussière enveloppait les combattans, et du haut de la Dilkoosha on ne distinguait les progrès de sir James Outram qu’au bruit de la mousqueterie et de la canonnade, apporté par l’écho dans une direction toujours plus voisine de la place. De temps en temps, un message arrivait, annonçant que la marche en avant continuait de ce côté sans rencontrer de trop sérieux obstacles. L’ennemi, chassé par le canon de toutes ses embuscades, se rejetait du côté du Badshahbagh, ce palais qui fait presque face à la Résidence, sur l’autre bord de la Goumti ; il paraissait cependant vouloir défendre auparavant un autre palais baigné par la rivière, le Chuckerwallah-Kothie.
En même temps que ces nouvelles arrivaient au camp de la Dilkoosha, l’ordre y circulait, donné sans trop de bruit, de faire dîner les soldats à midi précis. On sait, en campagne, ce que présage une mesure de ce genre. Les officiers, entrevoyant du nouveau, questionnaient à l’envi l’impassible correspondant du Times, qu’on savait au courant de plus d’un mystère. Il était en effet prévenu qu’à deux heures on attaquerait La Martinière. Ceci lui gâtait le spectacle, et il se prenait à regretter la précision des ordres, les combinaisons trop méthodiques de la stratégie civilisée. Dans l’attaque préméditée, rien, d’imprévu, rien de livré au hasard. En termes aussi clairs, aussi froids qu’une démonstration géométrique, le général Mansfield assignait à chacun son poste, son rôle, et chacun devait à ces indications de l’état-major une obéissance mécanique. Moyennant cette stricte observance des ordres reçus, la position de l’ennemi, en un temps donné, devait être occupée par a plus b ; procédé merveilleux d’exactitude, de netteté, qui aboutit à épargner beaucoup d’hommes, mais laisse peu de place à la curiosité, à l’émotion du spectateur.
À droite et à gauche de la Dilkoosha, deux batteries, dont l’une était commandée par William Peel, redoublaient leur feu contre La Martinière ; elles y envoyaient une pluie d’obus, de boulets et de fusées. Les parapets s’ébréchaient, les murs croulaient, les statues de plâtre volaient en éclats : Pandy[9], malgré tout, tenait bon. Turbans blancs et faces noires fourmillaient encore dans ce palais en démolition. À couvert, et de loin, Pandy supporte le feu avec assez de constance. Cependant deux heures sonnent : à la minute même, au milieu des éclats de la canonnade, on entend de cour en cour passer le signal : en avant ! Massées derrière le château, qui les abritait jusque-là, les colonnes d’attaque se mettent en marche. Elles ont l’ordre de ne pas tirer ; c’est à la baïonnette que la position doit être enlevée. À peine les premiers pelotons de highlanders se sont-ils montrés, l’artillerie se tait tout à coup. C’en est assez pour que l’ennemi comprenne de quoi il s’agit. Du haut des terrasses, on voit les cipayes fuir de tous côtés dans les zigzags des tranchées et déserter à l’envi leurs fossés de tir ; on les voit se presser à toutes les issues et se précipiter de toutes parts vers La Martinière. Un bien petit nombre songe à faire feu pendant cette brusque retraite. Les highlanders se déploient ; les Sikhs se jettent pêle-mêle sur les flancs de la ligne formée par les highlanders. Tous prennent bientôt la course, c’est à qui rejoindra plus tôt l’ennemi. Cet élan rapide les met promptement à l’abri du feu de flanc que leur envoie, dès qu’ils sont à découvert, toute l’artillerie placée en écharpe sur la ligne du Vieux-Canal. Les boulets à leur adresse arrivent en plein sur les porte-brancards (dooly-bearers) qui marchent à l’arrière pour recueillir les blessés. Ces pauvres coolies tombent çà et là, victimes obscures auxquelles personne n’accorde même un regard. En revanche, sir Colin se fâche sérieusement contre « un imbécile » qui mène son régiment sous le feu en bon ordre et massé comme à la parade… « Allez !… courez lui dire d’éparpiller ses hommes… Peut-on commettre de pareilles bévues ?… » Quand il s’agit d’économiser le sang anglo-saxon, le général en chef est intraitable. Il peut d’ailleurs se rassurer. Arrivés aux tranchées que les cipayes viennent d’évacuer, les highlanders et les Sikhs s’y jettent à l’envi et gagnent ainsi, à l’abri des boulets, les murs de La Martinière. On voit bientôt les cipayes s’élancer sur les degrés du palais et fuir par les longs corridors. Quelques minutes plus tard, le général en chef interpelle le correspondant du Times : « Tenez, monsieur Russell, je vous fais mon aide-de-camp provisoire… Prenez cette lunette,… vos yeux valent mieux que les miens… Sous ces arbres, sur la droite de La Martinière, quels sont ces hommes que je distingue à peine ?… » C’étaient les highlanders et les Sikhs, déjà installés dans l’enceinte ennemie, où ils faisaient des progrès rapides au milieu d’une fusillade enragée. « Eh bien ! reprit tranquillement sir Colin, c’est le moment d’aller à La Martinière. » Les chevaux amenés, l’état-major partit pour aller prendre possession de la nouvelle conquête. Quelques boulets passèrent, en déchirant l’air, bien près de ces hardis cavaliers ; mais pas un d’entre eux ne fut atteint, et bientôt ils s’accoudaient aux balcons du palais de Claude Martin, ayant alors, sous les yeux, dans toute sa splendeur, le panorama de Lucknow, dont, sur les terrasses de la Dilkoosha, l’œil n’embrasse qu’une partie. On voyait de là sans obstacle les mouvemens de la division Outram, s’avançant en bon ordre vers le Chuckerwallah-Kothie et le Badshahbagh, tandis qu’une partie de ses canons, déjà mise en batterie sur la marge sablonneuse de la Goumti, commençait à prendre en flanc la première ligne de défense. Le plan de sir Colin se réalisait de point en point.
Cette première ligne du reste était déjà presque abandonnée. Les artilleurs cipayes n’avaient pas même attendu la complète occupation de La Martinière pour se rabattre en arrière sur le palais de la begum (Begum’s Kothie), l’Imanbarra et la ligne bastionnée qui partait de la rivière presque parallèlement au Badshahbagh. Pour renouveler la manœuvre qui venait de lui réussir si bien, le général Outram avait à s’emparer de tous les points encore défendus sur la rive gauche de la Goumti. Il continua donc avec vigueur son mouvement en avant, tandis que, satisfait d’avoir vu tomber la ligne du Vieux-Canal, sir Colin permettait simplement aux montagnards et aux Sikhs de s’établir dans les faubourgs situés entre cette ligne et la cité proprement dite.
Le Chuckerwallah-Kothie est ou plutôt était un grand édifice peint en jaune, situé sur le champ de courses, tout au bord de la rivière. Quelques vingtaines de cipayes s’y étaient enfermés, avec la ferme résolution de s’y défendre et la certitude, une fois cernés, de n’en pas sortir vivans. L’héroïsme de leur sacrifice aurait dû toucher les soldats d’Outram comme il a touché M. Russell :
« On les a traités d’insensés, de fanatiques, nous dit-il ; ce qu’ils firent était tout simplement digne d’être chanté par un Tyrtée de leur race. Ils combattirent jusqu’au bout, tuant ou blessant tout ce qui venait à eux. Leurs balles ayant frappé à mort un des officiers anglais qui commandaient les Sikhs, et gravement blessé deux ou trois autres, on retira les troupes d’assaut, et on ouvrit sur cette habitation une canonnade terrible. Quand les murs furent percés, abattus en vingt endroits par les boulets et les obus, quand on devait croire que pas un homme de la petite garnison n’était debout, un détachement de Sikhs se précipita dans ces ruines. Quelques cipayes y respiraient encore. On les acheva : c’était clémence ; mais par une raison ou par une autre, qu’on n’a jamais bien éclaircie, un de ces malheureux fut tiré par les jambes hors de ces décombres ; on le traîna sur le sable jusqu’à un endroit commode pour l’opération qui se préparait, et là, quelques-uns de ses bourreaux le tenant, d’autres lui lardaient la figure et tout le corps à coups de baïonnette, pendant que d’autres encore rassemblaient à grand-peine quelques fragmens de charpente dont ils formèrent une espèce de petit bûcher. Quand tout fut prêt, cet homme fut brûlé vif !…
« Plus d’un Anglais assistait à cette scène atroce, plus d’un officier en fut témoin ; pas un n’intervint. Un incident imprévu vint encore aggraver cette cruauté vraiment infernale. Ce fut la tentative que fit le malheureux, à moitié brûlé, pour se soustraire à la torture qu’on lui infligeait ainsi. Par un soudain effort, il bondit hors du brasier, et traînant après lui des lambeaux de chair fumans, il put encore fuir à quelques pas de là ; mais on le saisit de nouveau, de nouveau il fut couché sur son lit de flammes, où on le maintint à la pointe des baïonnettes jusqu’à ce que la mort fût venue l’y clouer. — Je n’oublierai jamais, me disait l’ami qui me racontait cette horrible scène, je n’oublierai jamais les hurlemens de cet homme, et la hideuse image de son supplice m’accompagnera jusqu’à ma dernière heure. — Et vous n’avez pas essayé d’intervenir ? — Je n’ai pas osé. Les Sikhs étaient enragés. Ils vengeaient la mort d’Anderson, et nos hommes, au lieu de les retenir, les encourageaient. Impossible de rien faire. »
Après la prise du Chuckerwallah-Kothie, le Badshahbagh ne fit pas très longue résistance. Dès le 9 au soir, maître de cette position importante, le général Outram put y établir trois batteries dont les feux convergens tombaient sur le Kaiserbagh, position centrale et dernier refuge de l’ennemi. Dans la soirée de ce jour, M. Russell alla rendre visite à William Peel, blessé grièvement, et qui, nonobstant des pronostics d’abord favorables, devait peu après mourir de sa blessure, aggravée par un accès de petite vérole. En le quittant, il s’assit à la même table que le major Hodson, officier encore plein de vie, d’ardeur, d’espérances guerrières ; Hodson, quarante-huit heures plus tard, allait être mortellement frappé[10]. Que de braves, que d’éminens soldats cette guerre d’esclaves aura coûtés à l’Angleterre ! Ils ne figurent pas au bilan de ses pertes tel que le donnent les statisticiens de la trésorerie.
La journée du 10 mars fut consacrée tout entière à s’établir dans les positions enlevées le 9, et à bombarder impitoyablement les points fortifiés où l’ennemi tenait encore. Sir Colin prodiguait les boulets pour économiser les hommes. Ses troupes, bien abritées dans les maisons et jardins clos compris entre le Vieux-Canal et le Begum’s Kothie, perçaient l’une après l’autre les murailles qui les séparaient de ce palais, transformé en forteresse. Les Anglais se dérobaient, en se frayant ainsi une espèce de chemin couvert, aux dangers d’un combat de rues qu’auraient rendu formidable les préparatifs de l’ennemi : des barricades dans toutes les rues, la plupart armées de canons, partout des fenêtres crénelées, partout des meurtrières pratiquées dans les murs, et derrière tous ces abris près de soixante mille cipayes, appuyés par environ soixante-dix mille nujeebs ou soldats volontaires, simples paysans armés il est vrai, mais qui se battaient plus énergiquement et avec plus d’enthousiasme que les anciens soldats de la compagnie.
Le lendemain, rien ne faisait prévoir de graves événemens. L’affaire importante de la journée était un durbar (assemblée solennelle) préparé en l’honneur de Jung-Bahadour, qui arrivait enfin, ouvrier de la dernière heure. Les troupes du maharajah, établies sur la gauche de l’armée anglaise, menaçaient l’angle sud-ouest de Lucknow, le pont du Charbagh et cette partie de la ville qui s’étend au-dessous du Bank’s Bungalow. Son altesse en personne s’était annoncée et avait fait demander, par l’entremise du colonel Mac-Gregor, un « salut royal. » Obligé de l’accorder, sir Colin se plaignait de l’extrême condescendance qu’on témoignait ainsi au souverain du Népaul. « Un officier d’artillerie, disait-il, proposer une telle dérogation à tous les usages !… Ne pouvait-il dire à ce Jung-Bahadour que pendant les sièges les salves de cérémonie sont interdites ?… »
La réception devait avoir lieu à quatre heures. Tous les officiers disponibles, en grande tenue, entouraient le général en chef, lui-même en grand uniforme. D’épais tapis couvraient le sol de la tente devant laquelle l’Union-Jack flottait déployé. Deux escadrons et deux canons étaient allés chercher l’altesse népaulaise, qui se faisait attendre. Vers quatre heures et demie, le bruit des canons qui grondaient sans relâche depuis le matin cessa tout à coup. L’écho n’apportait plus sous la tente que le crépitement sec de la mousqueterie. À ces signes certains, on pouvait reconnaître l’assaut du Begum’s Kothie. Décidément Jung-Bahadour prenait mal son temps, et les braves militaires condamnés à l’attendre rongeaient leur frein avec une impatience toujours croissante. Sir Colin lui-même avait l’air d’un chasseur qui prête l’oreille aux aboiemens significatifs de la meute lointaine.
« Justement alors, dit M. Russell, une certaine agitation dans la foule des camp-followers, et les « garde à vous[11] ! » lancés aux soldats qui formaient la haie nous avertirent que le maharajah se décidait enfin à paraître. Bien lui en prit. Un quart d’heure plus tard, il risquait fort de trouver la tente vide. Son altesse arrivait, se prélassant, à pas comptés et majestueux, accompagnée de ses frères et du capitaine Metcalfe, chargé du rôle d’introducteur et d’interprète. Un état-major ghoorka suivait à distance. Nos yeux étaient fixés sur le prince, mais au fond nous étions tout oreilles et ne pensions qu’à l’assaut.
« Sir Colin vint jusque sur le seuil de la tente à la rencontre du maharajah, lui prit la main et le fit entrer. Alors commença une série de révérences et de salaams, réitérés sans fin ni trêve, à mesure que le prince présentait au général en chef d’abord les altesses ses frères, puis, un à un, tous ses grands officiers. Il s’écoula quelque temps avant que le général eût pu s’établir sur son fauteuil, placé au fond de la tente. Le prince ghoorka était à sa droite, et avec lui tous les hôtes qu’il nous avait amenés. Les Anglais occupaient la gauche. Le durbar était ouvert ; il consistait en quelques discours fleuris que traduisait avec un sérieux parfait le capitaine Metcalfe, tandis que les Népaulais et les Anglais ne cessaient de s’examiner. Les premiers étaient en général d’assez gros hommes, à face de Kalmouk, hauts d’épaules, les jambes fortement arquées, richement vêtus d’une sorte d’uniforme d’ordre composite, mi-parti oriental et européen. Jung lui-même resplendissait comme une queue de paon étalée en plein soleil, et ses frères ne brillaient guère moins, il faut en convenir ; mais ce qui jetait plus de feux que toutes les joailleries du maharajah, c’était son œil, dont la prunelle phosphorescente émettait je ne sais quels froids rayons, insupportables à contempler. Dans ce regard de tigre, que de cruauté, que de subtilité, que de ruse ! Et comme il sondait, avide et brillant, toutes les profondeurs de la tente ! « Voilà bien, murmurait un de mes plus proches voisins, le drôle le mieux conditionné qu’on ait jamais acquitté ou pendu. »
« Le durbar durait encore lorsqu’arrive un des aides-de-camp chargés par le général Mansfield d’annoncer à sir Colin que le Begum’s Kothie est à nous. Nous avons peu de pertes à regretter. L’ennemi a laissé plus de cinq cents morts. Le hourrah qui s’arrête sur nos lèvres, chacun l’a poussé au fond du cœur. Jung essaie de paraître charmé de cette nouvelle, que sir Colin lui communique avec une certaine vivacité. Malgré tout, la conférence officielle avait duré trop longtemps, et quand les cornemuses écossaises se mirent de la partie, un vrai désespoir gagna l’assistance ; mais pas un de nous n’osait bouger. Enfin le général en chef et le maharajah se levèrent, et alors commença la présentation des officiers anglais à son altesse. Arrivant à moi : « Désirez-vous, me dit sir Colin, être présenté au prince ? — Excellence, je n’en ai pas la moindre envie. » J’échappai par cette simple réponse à la nécessité de presser une main qui a commis plus d’un meurtre. Son altesse et ses frères se hissèrent ensuite sur l’éléphant de cérémonie que le général avait mis à leur disposition, et dont j’admirais pour la première fois le howdah d’argent, le masque et la trompe, peints des plus vives couleurs, les formes massives qu’un harnachement somptueux semblait avoir incrustées d’or. Ce fut ainsi que, suivi de son cortège à cheval, Timur-Leng prit congé de nous ! »
Le Begum’s Kothie était pris, le petit Imanbarra fort menacé, le Kaiserbagh en échec et bombardé sur deux de ses faces. C’était assez pour une journée. Le général en chef s’attendait à une résistance encore énergique ; mais, le Kaiserbagh dût-il tenir bon, la résistance qu’il pouvait offrir n’était plus qu’une question de temps. « Or, quelque temps qu’il nous prenne, j’aime encore mieux cela que de voir mes soldats dans les rues, exposés au feu des maisons. » Ainsi parlait sir Colin Campbell dans sa prudence tout écossaise.
Pendant que, le 12 et le 13 mars, fidèle à son système, il faisait canonner la seconde ligne de défense et occuper un à un tous les postes d’où l’on délogeait les cipayes, M. Russell, avide d’informations, courait à cheval dans toutes les directions, visitant le Secunderbagh, le Shah-Nujeef, le Kuddom-Russoul, édifices épars le long de la Goumti (rive droite), et qui, lors de la première expédition de sir Colin (novembre 1857), avaient coûté de rudes combats. Cette fois l’ennemi les abandonnait sans coup férir. Un pont de bateaux jeté sur la rivière, non loin du Secunderbagh, lui permit d’aller rendre visite au général Outram. Le « Bayard de l’Inde, » — ainsi l’avait surnommé sir Charles Napier, — fit un excellent accueil au correspondant du Times, et, après l’avoir gardé toute une nuit sous sa tente, l’emmena, par mesure de bienvenue, dans une reconnaissance périlleuse qu’il allait faire du côté des deux ponts. À un moment donné, cette double issue pouvait être, pour les opérations à venir, d’une importance majeure. En attendant, les ponts, bien barricadés, étaient aux mains des rebelles, qui occupaient aussi en grand nombre les maisons les plus voisines. Dès que le général et ses compagnons se montrèrent dans une des rues que dominait le feu des cipayes, ils furent exposés à une véritable grêle de balles que le « Bédouin de la presse, » déjà fait au péril, affronta bravement, mais dont on s’aperçoit qu’il garda quelque rancune au Bayard de l’Inde. « Supposons, lui disait-il assez raisonnablement pendant que la mousqueterie sifflait autour d’eux, que vous succombiez ici, on dira, — et on dira vrai, — que votre mort est celle d’un soldat tombé en faisant son devoir et couvert de lauriers glorieux ; mais si le crâne de votre serviteur n’était pas de force à résister aux instances d’une de ces balles qui viendrait frapper à sa porte en lui demandant l’hospitalité, que dirait-on, je vous le demande ? Qu’il est mort en véritable imbécile, pour s’être fourré où il n’avait que faire, et qu’il s’en va couvert, non de lauriers, mais de ridicule. » La différence effectivement méritait d’être prise en considération.
Ce jeu fatal qu’on appelle la guerre a des chances tout à fait imprévues. Le programme du siège que nous racontons portait, à la date du 14, l’occupation du temple musulman (l’Imanbarra), vers lequel, depuis quarante-huit heures, les assiégeans se frayaient péniblement un chemin parallèle à la rue principale de Lucknow, — la Huzrutgung, — où Havelock avait fait jadis décimer sa colonne d’attaque, imprudemment engagée. L’assaut était annoncé pour le milieu du jour, on venait de déjeuner, et les officiers de l’état-major que la rédaction des ordres ne retenait pas à leur bureau fumaient tranquillement leurs cigares, quand une ordonnance parut qui arrivait au galop, tenant à la main un papier plié en quatre. Un aide-de-camp passait quelques secondes plus tard. Le correspondant du Times, toujours aux aguets, crut devoir l’interpeller. « Eh bien ! Norman ?… l’Imanbarra est à nous ?… — L’Imanbarra, mon cher ?… Plaisantez-vous ?… Nous sommes dans le Kaiserbagh !… »
Rien de plus imprévu, et pourtant rien de plus vrai. Deux officiers du génie (le lieutenant-colonel Harness et M. Napier) venaient d’annoncer que les défenses extérieures du palais impérial étaient tournées, et la vive fusillade qu’on entendait dans cette direction prouvait que les assiégeans avaient pénétré dans la place. À travers les jardins encombrés de soldats, parmi les doolies qui revenaient du combat et rapportaient les blessés, gravissant des brèches, se glissant d’issue en issue, M. Russell, à qui l’excitation du moment faisait oublier ses principes de prudence, parvint bientôt jusque dans l’Imanbarra, où sir Colin arrivait en même temps que lui, au milieu des immenses clameurs poussées par les troupes victorieuses. Le temple était jonché de débris. La joie farouche des soldats se donnait carrière, et pêle-mêle saccageait tout. Le pillage et les dévastations de Kertch revinrent à la mémoire de l’ancien « Criméen, » qui passa, haussant les épaules, et courut s’installer sur les terrasses de l’Imanbarra. Un certain nombre de pandies, postés sur les toits des environs, y envoyaient bien encore de temps en temps quelques balles perdues ; mais « ils étaient trop agités pour bien viser, » et notre observateur put examiner en détail le curieux tableau qu’il avait sous les yeux : devant lui, les dômes bombés, les clochers-coupoles, les toits pointus du Kaiserbagh, où on se battait encore, où « la poudre parlait » à mots pressés ; derrière la Goumti, sur la droite, les batteries d’Outram, tirant sans relâche, non pas sur le Kaiserbagh lui-même, mais sur l’espace compris entre le palais et les deux ponts, espace où s’entassaient les cipayes en retraite ; dans les cours de l’Imanbarra, aux pieds du spectateur, tout le désarroi d’une évacuation soudaine : vêtemens, armes de tout genre, tulwars, mousquets à mèche, boucliers, etc., sur lesquels couraient de tous côtés les highlanders et les Sikhs, fouillant partout, pillant partout, et de temps à autre ramenant du fond de quelque retraite obscure, avec d’horribles cris de joie, quelque malheureux cipaye, bientôt immolé.
M. Russell ne resta pas longtemps au milieu de ce tumulte sans intérêt, et descendit dans la Huzrutgung, maintenant encombrée de troupes anglaises, qui, haletantes de chaleur, bouillonnant d’impatience, attendaient l’ordre de marcher en avant. « Savez-vous pourquoi on nous fait languir ainsi ? » lui demanda le lieutenant Ingram, dont l’impatience semblait au comble. Peu d’instans après, arrivait l’ordre attendu, et presque au seuil de ce palais fatal où s’élançait le jeune officier, animé d’une ardeur fiévreuse, il allait tomber, frappé à mort.
Le correspondant du Times, dans cette bagarre périlleuse, marchait escorté de son fidèle compagnon « Pat Stewart. » Ce fut avec lui qu’évitant une barricade incendiée, où deux canons peut-être chargés montraient leurs gueules noires au milieu des flammes, il parvint, le long d’un mur crénelé, à une grande porte murée, dans laquelle un détachement de sapeurs venait justement de faire brèche. Le porche était encore encombré de briques et de gravois, mais en somme le passage était praticable. Une fois franchi, on se trouvait dans une des cours du Kaiserbagh. Au fond de cette cour, sous une porte intérieure percée dans le même axe, les sapeurs, lancés à toute course, disparurent comme l’éclair. « Attention ! disait un officier qui venait de rejoindre nos deux promeneurs… Tous ces appartemens qui entourent la cour sont encore pleins de cipayes… Je les vois,… je les entends… » Il n’y avait pourtant pas à reculer. Les trois curieux s’élancèrent sur la trace des sapeurs. Vingt balles se croisèrent sur leurs têtes, vingt autres rasèrent le sol à leurs pieds ; mais « hors d’haleine et mourant de rire, » ils traversèrent sains et saufs l’espace ouvert. La seconde porte donnait accès dans une autre cour garnie de statues, plantée d’orangers et d’arbustes en fleurs, bordée de palais italiens, — petit paradis où l’enfer déchaîné prenait ses ébats. Un peloton de soldats en uniformes rouges, à peu près formé en bon ordre, envoyait ses volées à un ennemi invisible. Tout le reste était tumulte et chaos.
« Tableau plus étrange et plus navrant ne se voit guère, — continue M. Russell, — mais il avait quelque chose d’enivrant. Figurez-vous des cours aussi vastes que Temple-Gardens ; tout autour d’élégans pavillons revêtus de stuc et d’or, dont les fausses fenêtres sont çà et là décorées de peintures à fresques, tandis que de vertes jalousies et des tendelets à l’italienne protègent le double rang des croisées où l’air et le soleil peuvent pénétrer. Des statues, des candélabres, des fontaines, des massifs d’orangers, des aqueducs, des kiosques recouverts en métal bruni occupent ces riches squares. Là, de tous côtés, dans toutes les directions, courent au hasard, avec de grands cris, soldats d’Europe, soldats indigènes, tirant aux fenêtres, d’où partent de temps en temps quelques mousquetades, quelques balles isolées. Devant chaque porte se presse un groupe ardent et avide qui cherche à l’enfoncer, tantôt à coups de crosse, tantôt en faisant sauter la serrure d’un coup de fusil. Quelques-uns de ces palais à colonnades, résidences des grands officiers de la couronne, ont déjà livré passage aux assiégeans, qu’on voit courir le long des corridors ; on s’y fusille encore de chambre en chambre. Des cris sauvages, le bruit des glaces qu’on brise, parfois un jet de fumée à travers les treillis des jalousies, disent assez ce qui s’y passe. Parmi les orangers, dans les allées qu’ils abritent, gisent des cipayes morts ou mourans, et les blanches statues sont parfois teintes d’un rouge suspect. Un de nos soldats, adossé contre une Vénus de marbre, au sourire impassible, aspire péniblement l’air qui manque à ses poumons, et chaque aspiration lui coûte un flot de sang. Une balle lui a traversé le cou. Des officiers vont de çà, de là, courant après leurs soldats : promesses, menaces, rien n’y fait. La discipline n’existe plus. Par les portes enfoncées débouchent les pillards, chargés de butin, enivrés par la colère, altérés d’or. Châles, riches tapis, brocarts d’or et d’argent, écrins de pierreries, armes incrustées, vêtemens splendides, ils plient sous le faix. Quelques-uns, chargés de porcelaines ou de glaces magnifiques, les brisent de dépit sur la dalle, et retournent chercher un butin de meilleur aloi. D’autres s’occupent à détacher, des poignées d’épées, des canons de pistolets, des pommeaux de selles, des tuyaux de pipes, les pierreries qui les ornaient. Ceux- ci se traînent sous d’épais et lourds tissus, où, dans une trame de métal précieux, s’incrustent des arabesques de perles. Ceux-là, prenant tout ce qui se trouve sous leurs mains, arrivent chargés de vases en bronze ou en jade, de tableaux, de monstrueuses terres cuites.
« Sous les voûtes qu’on traverse pour passer d’une cour à l’autre, — toutes offrant à peu près le même spectacle, — une épouvantable odeur de grillé vous saisit parfois à la gorge. C’est quelque cipaye tué à bout portant, dont les vêtemens de cotonnade ont pris feu, et qui se consume lentement sous la flamme que son cadavre alimente.
« Nous voici dans un véritable cul-de-sac, une cour étroite, dont un côté est occupé par des hangars ouverts. Là sont entreposés toute sorte de voitures, calèches, coupés, broughams, — et des palanquins garnis de velours à franges d’or, — bref, un vrai magasin de carrosserie. De l’autre côté sont des entrepôts surmontés d’un étage de chambres, le tout bien clos et barricadé ; dans un recès passablement ombragé, une fontaine construite en pierre ; tout auprès, une porte donnant accès dans l’un des entrepôts dont il vient d’être question. Cette porte, enfoncée par quelques maraudeurs, est demeurée ouverte. Nous entrons : une montagne de caisses, pleines, à déborder, de porcelaines bien emballées et de vases énormes, de coupes, de gobelets, tous du plus beau jade. Quelques-unes ne renferment que des bouts de pipes, des cuillers, des tasses, des soucoupes, également en jade, et par conséquent d’un assez haut prix. Il y avait là, en fait de bric-à-brac et de curiosités, au moins une charge de chameau. Nous choisîmes, Stewart et moi, ainsi que deux ou trois autres officiers qui s’étaient joints à nous, quelques objets à notre convenance que nous mîmes de côté autour de la fontaine. Bien nous en prit, car tout aussitôt, dans l’hémicycle lumineux qui de l’arceau de la porte venait s’inscrire sur le pavé de la cour, l’ombre d’un homme s’allonge : une baïonnette se montre d’abord, évidemment à la hauteur de l’œil, puis l’extrémité d’une carabine Enfield, puis, ne se hasardant qu’à bon escient, la tête d’un soldat anglais. — Qui vive ?… amis ?… c’est entendu… Arrivez, vous autres !… — Et trois ou quatre bandits, appartenant à un régiment de sa majesté la reine, entrent en scène au pas de charge : faces noires de poudre, buffleteries rouges de sang, poches gonflées de toute espèce d’objets de prix. Le pillage s’organise alors sous nos yeux. La première porte attaquée résiste à toute sorte d’efforts, jusqu’au moment où on fusille la serrure à bout portant. Nos hommes se précipitent, on entend un cri de joie : ils reviennent, rapportant à brassées des coffrets de fer, des écrins, des caisses. Ce sont des joyaux, des armes incrustées, des parures. Un de ces gaillards, qui vient de faire sauter une charnière qu’on eût crue en plomb, — mais elle était en bel et bon argent, — tire de la boîte qu’elle fermait un bracelet d’émeraudes, diamans et perles, le tout de dimensions si extraordinaires, que je ne pouvais le prendre au sérieux. Ce devait être, pensai-je, quelque fragment de lustre à girandoles en pierres fausses. — Qu’en donne votre honneur ? me dit-il. Je le lâche pour cent roupies, vaille que vaille. — Malheur ! trois fois malheur ! je n’avais pas un penny dans mes poches, Stewart pas davantage, ni les autres officiers présens. C’est l’usage de l’Inde : le valet de chambre est chargé de la caisse. Le mien veillait avec un soin tout particulier sur mes poches, où il ne laissait jamais résider ni mohur d’or ni roupie d’argent. — Voyons, dis-je à mon brocanteur, vous aurez vos cent roupies ; mais je dois vous prévenir que si les pierres que voilà ne sont pas fausses, le bracelet vaut bien davantage. — Soit, soit,… et tant mieux pour votre honneur… Vraies ou fausses, je les lui laisse pour cent roupies… Prenez, voici. — Alors vous viendrez toucher ce soir à l’état-major,… ou bien donnez-moi votre nom et le numéro de votre compagnie ; je vous ferai passer cet argent. — Ah ! mais votre honneur plaisante… Est-ce que je sais où je serai ce soir ?… Peut-être à tous les diables, avec une bonne balle dans le coffre… Tenez, je me contenterai de deux mohurs[12] payés comptant, plus une bouteille de rhum fournie sur place… Ce n’est pas un jour, vous comprenez, à faire crédit. — L’axiome était incontestable, et toute discussion d’ailleurs tout à fait superflue. Le bijoutier improvisé remit dans leur écrin ces magnifiques émeraudes, dont le souvenir m’éblouit encore,… et ma fortune, du coup, se trouva manquée[13].
« En nous quittant, au reste, — comme s’il avait eu quelques remords de sa rigueur commerciale, — cet homme prit dans l’écrin deux colifichets qu’il nous offrit à titre de bon souvenir et à charge de revanche. Celui qui m’échut ainsi était un anneau de nez, orné de perles et de petits rubis. Stewart, plus heureux, fut gratifié d’un papillon, formant broche, dont les ailes étaient d’opale et de diamant.
« Mais ceci n’était qu’un épisode. Pendant que nous débattions notre marché, le pillage prenait des proportions fantastiques. Les soldats entassaient dans la cour des vêtemens brodés, de la vaisselle plate, des manteaux de brocart, des bannières, des tambours, des châles, des écharpes, des instrumens de musique, des miroirs, des tableaux, des livres, des fioles de médecines, des lances, des boucliers, que sais-je encore ? Un catalogue complet tiendrait vingt pages. Ivres de pillage, — jamais je n’ai mieux compris la valeur de ce mot, que j’avais entendu plus d’une fois, — ils brisaient les armes, pour ne garder que l’or et les pierreries des montures, et brûlaient les tissus d’or et d’argent dans un feu allumé tout exprès, afin de les réduire en lingots portatifs. Ils cassaient la porcelaine et le jade par pure fantaisie de destruction ; ils crevaient les tableaux et les lançaient par lambeaux sur l’ardent brasier. Les meubles servaient à l’alimenter. Peu à peu, une vingtaine de pillards se trouvèrent ensemble dans la cour envahie. La plupart étaient Anglais ; mais il y avait aussi quelques Sikhs. Plus d’une querelle s’élevait déjà, qui menaçait de mal finir. Les choses prenaient une physionomie de plus en plus sombre. Notre présence n’était d’aucune utilité, et comme un sapeur indigène vint justement à se montrer, nous nous emparâmes de lui pour faire transporter nos vases dans une autre cour. Tout s’y passait à peu près de même, mais elle était plus vaste, et dès lors on y courait moins de risques. »
Le Kaiserbagh était occupé, irrévocablement occupé ; mais on se battait encore dans les rues de Lucknow, et plusieurs points plus ou moins importans, sur la rive droite de la Goumti (le grand Imanbarra, la Muchie-Baoun, etc.), étaient encore occupés par les rebelles en force. Le, général Outram, établi dans le Badshahbagh, tenait fermé le pont de fer (le plus à l’est, le pont inférieur) ; mais le pont de pierre, situé à quelque cent mètres plus haut, était ouvert aux fuyards, qui s’y jetaient par milliers. Les batteries d’Outram leur envoyaient des boulets, et une fusillade bien nourrie se continuait dans cette direction ; encore eût-il fallu, pour rendre la journée plus décisive, enlever le pont de fer, passer la rivière, et se placer avec une partie de la division sur la route même des fugitifs, tandis que le reste, avançant à l’ouest, irait leur fermer le Stone bridge. Par cette manœuvre, que la situation des choses indiquait nettement, on aurait décimé ces masses désordonnées et découragées. Peut-être aussi, à vrai dire, les eût-on réduites au désespoir, et une fois acculés, peut-être les cipayes se fussent-ils décidés à combattre plus énergiquement. Quoi qu’il en soit, ce grand coup de filet ne fut pas même essayé. Sir Colin Campbell avait donné au général Outram des instructions positives : ce dernier ne devait traverser le pont de fer que si cela se pouvait « sans risquer la perte d’un seul homme. » Entre le général en chef et son vaillant collègue, il existait, sinon une mésintelligence absolue, du moins une certaine raideur qui ne permettait pas à sir James Outram de prendre sur lui une infraction formelle à des ordres si positifs. Il se sentait les mains liées, et laissa perdre, — au grand regret de sir Colin lui-même, — une occasion qui ne devait plus s’offrir, celle de frapper sur la masse des révoltés, qui allaient, une fois hors de Lucknow, se disperser en guérillas encore redoutables.
Pendant toute la journée du 14 et une partie du 15 mars, Lucknow fut livré au pillage, malgré la résistance obstinée d’un grand nombre de retardataires qui défendaient ça et là certains quartiers, certaines rues, certains édifices d’où il fallut successivement les déloger. Quand on parvenait à cerner quelqu’une de ces garnisons éparpillées, — comme cela eut lieu à l’Engine-house, un peu au-dessous du Chuttur-Munzil, près de la Goumti, — on les mitraillait, on les fusillait en masse. Trois ou quatre cents d’entre eux périrent à l’Engine-house sans qu’on fît quartier à un seul. M. Russell, toujours aux avant-postes, prit part, le 16, à l’expédition envoyée contre la Résidence et le grand Imanbarra, défendus encore par des révoltés pourvus de canons et abrités derrière des barricades qu’il fallut enlever à la baïonnette. Plus d’une poignée de mitraille, plus d’une balle isolée passèrent à quelques pouces de l’intrépide observateur, qui n’en prenait pas moins ses notes, le cigare aux lèvres, sous un ciel embrasé, dans une atmosphère infectée par la décomposition des cadavres, qui de tous côtés gisaient au soleil. On ne faisait pas encore quartier, et certains exemples de férocité individuelle déshonorèrent la victoire aux yeux mêmes des vainqueurs. Les fusiliers du Bengale venaient d’occuper la porte du grand Imanbarra, donnant sur la place qui sépare ce temple du Hosseinabad. « Un enfant kaschmyrien arriva au poste, conduisant par la main un vieillard aveugle, et, se jetant aux pieds d’un officier, implora sa protection. L’officier, — je le tiens de ses camarades, — prit son revolver, et, le dirigeant vers la tête du suppliant, lâcha la détente : — Shame ! shame (honte ! honte !) criaient les soldats. Le coup ne partit pas. L’officier arma de nouveau son pistolet, dont la capsule refusa encore service. Une troisième fois la détente fut pressée, une troisième fois l’arme rata. À la quatrième seulement, — il avait eu, à trois reprises, l’occasion de se laisser fléchir, — le noble officier en vint à ses fins ! Le sang qui battait dans les veines de l’enfant ruissela aux pieds de son meurtrier, tandis que les assistans poussaient une clameur indignée[14]. »
On se battait encore le 18 mars 1858, mais le pillage était arrêté. Des postes établis aux extrémités des rues faisaient rendre gorge aux déprédateurs qui circulaient chargés de dépouilles ; la plupart étaient des valets de camp qui s’étaient abattus, comme des vautours, sur la grande cité presque morte. La begum, avec son fils Brijeis-Kuddr et le fameux moulvie de Fyzabad, était restée jusqu’alors à la tête de cinq ou six mille hommes campés autour du Moosabagh, vaste palais entouré de jardins et ceint de fortes murailles, situé à l’extrémité occidentale des faubourgs, bien au-delà du grand Imanbarra et du Hosseinabad. Sir Colin conçut un moment l’espoir de les enlever au moyen d’une triple expédition, qui, si elle était menée avec ensemble, devait tourner la position et fermer toute chance à la retraite de ces chefs de la révolte, soit qu’ils voulussent fuir à l’ouest, soit que, traversant la rivière, ils songeassent à se jeter vers le nord ; mais pour l’agilité, la dextérité des retraites, les cipayes en remontrent aux Anglais. Comme à travers les réseaux d’un filet mal tendu, la begum et ses adhérens se dérobèrent aux trois détachemens envoyés pour les envelopper. Les bays (cavalerie) que commandait le brigadier Campbell, et qui devaient fermer le côté sud du Moosabagh, ne mirent ni assez de promptitude dans leur marche, ni assez de décision dans leurs attaques. Le prétendu roi d’Oude, sa mère, et le prêtre fanatique qui, de tous les chefs de la révolte, a déployé le plus d’instinct militaire, s’échappèrent ensemble, et on sut bientôt qu’ils étaient dans le Rohilcund à la tête de plusieurs corps d’armée encore en état de tenir la campagne.
Lucknow pris, l’Oude n’était point rentré sous le joug ; les grands chefs féodaux se maintenaient dans leurs « forteresses de boue[15], » et attendaient pour se soumettre des indications précises sur le sort qui leur était réservé par l’Angleterre victorieuse. De tous côtés erraient des bandes armées, levant les impôts au nom de l’insurrection. La begum était à Bitowlee, sur la Gogra ; Koer-Singh battait le district d’Azimghur ; un ancien chuckledar de l’Oude, Mehndie-Hossein, rassemblait à l’ouest, dans le Goruckpore, des forces qu’on disait formidables. Nana-Sahib était du côté de Calpee. Aussi fallut-il bientôt rompre l’armée[16] en plusieurs colonnes volantes qui, sous les ordres de sir Hope Grant, du général Rose, etc., marchèrent de tous côtés pour balayer le pays. M. Russell, atteint d’une forte dyssenterie, resta au quartier-général de Lucknow jusqu’au jour où sir Colin Campbell quitta la capitale conquise après y avoir installé le commissioner Montgomery. On était alors à la moitié d’avril. Le général en chef revenait à Cawnpore, d’où il allait bientôt, à la tête de forces respectables, se porter vers Futtehghur. Là, le brigadier Walpole, — qui, soit dit en passant, avait essuyé un rude échec devant un de ces « forts de boue » si dédaignés[17], — vint le rejoindre avec sa colonne. Le 27 avril, les deux généraux passèrent ensemble le Gange et pénétrèrent dans le Rohilcund. Deux jours après, le correspondant du Times reçut à l’intérieur de la cuisse un coup de pied de cheval qui allait lui rendre fort pénible le reste de la campagne. Cet accident le réduisit bientôt à ne plus marcher qu’en doolie, et parfois, quand le doolie manquait, à monter dans le howdah de quelque éléphant, ressource extrême dont il parle avec une rancune amère. De plus, il dut être saigné plusieurs fois, couvert d’emplâtres, bref traité de telle sorte que sa constance à marcher en avant, son rôle d’informateur public, sa curiosité qui le maintenait toujours en tête du long cortège formé par les troupes, prennent vraiment des proportions héroïques.
Arrivé à Shahjehanpore, sur la route de Bareilly, le corps d’armée de sir Colin Campbell y fit halte le 1er mai. On venait d’apprendre le désastre du vieux général Penny, tombé dans une embuscade de nuit et tué par les rebelles dans les rangs desquels son cheval l’avait emporté[18]. Il fut en conséquence décidé que Shahjehanpore demeurerait occupé pendant qu’on marcherait en avant. Les colonels Hale et Percy Herbert y furent laissés avec quelques troupes, établies tant bien que mal dans la prison de la ville, le seul bâtiment propre à recevoir garnison que Nana-Sahib eût laissé debout dans cette place quittée par lui quelque temps auparavant. Le 2 mai, sir Colin Campbell se remit en route dès le matin. Il venait d’arriver à Tilhour (à douze milles de Shahjehanpore) quand le vent lui apporta un bruit de grosse artillerie. À peine avait-il perdu de vue Shahjehanpore que l’habile et obstiné moulvie de Fyzabad était accouru, menaçant la petite garnison dont nous avons parlé. Cette manœuvre si hardiment conçue et si adroitement exécutée fit froncer le sourcil du général en chef ; mais il comptait sur l’énergique résistance des vaillans soldats qu’il avait laissés derrière lui, et continua flegmatiquement à marcher sur les rebelles, qui, disait-on, voulaient lui disputer Bareilly. Les espions racontaient qu’il y avait là 30,000 fantassins, 6,000 cavaliers et quarante pièces de canon.
Cette affaire de Bareilly (5 mai 1858), où, faute d’informations suffisantes, sir Colin Campbell devait voir encore une fois lui échapper les rebelles alors qu’il se croyait certain de frapper un grand coup, un coup décisif, n’est pas en elle-même plus intéressante que vingt autres combats livrés à cette époque, ou dans les mois qui suivirent, aux sept ou huit principales fractions de l’armée insurgée qui parcouraient le pays dans toutes les directions. Les vaincre, si elles avaient voulu combattre en rase campagne, rien de plus facile ; mais les traquer, les surprendre, les acculer, telle était la mission des généraux anglais, et il faut convenir qu’elle n’était pas des plus simples. La connaissance imparfaite des localités, les divergences des rapports d’espions[19], les chaleurs excessives qui tuèrent plusieurs centaines de soldats européens, les terribles orages de l’Inde, ces tempêtes de sable, comme on les appelle, où le simoun balaie devant lui des montagnes d’une poussière qu’on dirait empoisonnée, voilà ce qui, mieux que leurs fusils et leurs canons, protégeait les cipayes, favorisés d’ailleurs par le concours tacite des populations indigènes. Il a fallu plusieurs mois consécutifs, et plus d’expéditions encore que de mois, pour arriver peu à peu à les refouler vers la frontière du nord, les chasser vers le Népaul, les fatiguer, les réduire en détail : œuvre complexe dont nous n’aborderons pas le récit.
Ce qui nous ramène à Bareilly, c’est le souvenir que nous a laissé le récit de cette bataille (ou de ce combat) tel qu’il se trouve dans le journal du courageux correspondant. Jamais M. Russell n’avait couru de telles chances ou vu la mort de si près. Ses impressions furent vives ; elles ont chaudement coloré la chronique de cette journée, mémorable à ses yeux. Nous nous permettons, tout en lui laissant la parole, d’abréger quelque peu sa vive et pittoresque narration.
« Nous marchions sur Bareilly par une chaussée élevée au-dessus du plat pays ; on l’a ainsi construite pour la mettre à l’abri des inondations. La plaine est coupée de nombreux nullahs (ravins), ce qui gêne en bien des endroits les évolutions des troupes régulières. Le colonel Jones, qui vient pour prendre la ville à revers, est, on le suppose, à une journée de marche. Bareilly se trouve donc bloqué sur deux faces ; mais il reste deux côtés par lesquels la plus grande partie des rebelles pourra s’échapper, attendu qu’ils ont une cavalerie bien plus nombreuse que la nôtre.
« J’ai dit ce matin à mon sycee qu’il eût à tenir mon cheval toujours à portée de la litière où je voyage. Alison et Baird[20] ont donné des instructions analogues à leurs serviteurs. L’ennemi a des milliers de sowars, nous avons seulement quelques centaines de cavaliers. Notre ligne de marche sera très longue, très imparfaitement protégée. Les indigènes aiment beaucoup les attaques de flanc et d’arrière-garde. Notre position spéciale nous expose particulièrement, car nos porteurs, en butte aux insultes des soldats qui encombrent la chaussée, s’écartent volontiers, et prennent à droite ou à gauche, à travers champs, sur les flancs de la colonne.
« Les mouches me persécutent, la poussière m’étouffe, la chaleur m’abat. Le sang qu’on m’a ôté, les récentes piqûres des sangsues, le vésicatoire posé récemment à l’intérieur de ma cuisse, viennent ajouter à mes souffrances. La belladone a perdu son influence calmante sur les douleurs du membre si rudement atteint. — Je ne vois, par l’interstice de mes rideaux, que les jambes des chameaux, des chevaux, des éléphans et des hommes, comme perdus dans un nuage de poussière. Pas d’arbres au bord de la route, un soleil de feu ! Mes sensations sont à peu près celles d’un homme qu’on étoufferait dans un bain de boue. Les haltes fréquentes de la colonne sont agaçantes au dernier point. Quelques coups de feu à l’avant-garde,… je m’informe : c’est une patrouille ou un piquet ennemi auquel on vient d’enlever un canon destiné à balayer la route. Un escadron ou deux de carabiniers sont dans les champs à ma gauche, et se dirigent vers des bois qui bordent la plaine richement cultivée. Un nuage de fumée s’élève à la base d’un bouquet d’arbres. Arrive un boulet de l’ennemi qui ricoche dans la direction de ma litière, au grand émoi des camp-followers occupés à récolter les champs de légumes. Second coup de canon. Les carabiniers se retirent au petit trot hors de la ligne du feu. Sir Colin passe, suivi d’un petit état-major et d’une pièce attelée. L’ennemi semble les prendre pour but. Tout à coup cependant son feu cesse. Je regarde, penché hors de mon doolie, et je vois notre infanterie qui se développe sur les côtés de la route. On aperçoit à travers les arbres quelques blanches maisons : — Bareilly hai, sahib ! me disent mes porteurs.
« Un officier passe près de moi et m’aperçoit dans le doolie : — Dites-moi, Russell, savez-vous où est Tod Brown[21] ?… Le chef (général en chef) demande du gros canon… L’ennemi est bien retranché, il paraît nombreux ; sir Colin, avant d’aller à lui, veut le régaler de quelques boulets… Il y a des masses de cavalerie sur nos deux flancs.
« J’avais vu Tod Brown une heure auparavant, cherchant à se frayer passage à travers les chariots et l’infanterie qui encombraient la route. Je le dis à mon questionneur, qui me quitta pour continuer ses recherches.
« La chaleur devenait de plus en plus écrasante. À chaque instant, des soldats européens se trouvaient mal, et je les voyais emporter. Le major Metcalfe m’avait donné le matin fort obligeamment deux bouteilles de vin de France ; j’en fais porter une tasse à un pauvre diable étendu près de ma litière. On lui ingurgite le vin non sans difficulté, car il avait déjà les dents serrées et la langue collée au palais. Il reprend quelque peu connaissance, me regarde et me dit : Dieu vous récompense ! puis il fait un effort pour se relever, aspire l’air avec peine, et retombe… mort.
« La route s’encombre de plus en plus. Ma litière subit de rudes chocs et menace de rouler en bas de la chaussée. J’aperçois sur notre gauche un petit bouquet d’arbres qui me semble à un petit quart de mille, et où nous serions à l’ombre. Tout autour, dans les champs, nos valets de camp continuent à piller les légumes, les salades, les grains de toute espèce qui semblent abonder en ce fertile pays. Ce bouquet de bois, si attrayant de loin, n’est en somme qu’un groupe de bambous et d’autres arbustes donnant peu d’ombrage. Nous nous y installons cependant, et nos porteurs se dispersent dans les bambous pour y bavarder et y dormir tout à leur aise.
« De l’armée, plus de vestige ; elle a disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous elle. Nos troupes sont dans les ravins en avant de nous, et peut-être aussi dans la plaine à droite, dont la chaussée nous isole ; derrière nous, assez loin, l’arrière-garde et les bagages. Ça et là des nuages de poussière indiquent la marche d’un corps de cavalerie. Grâce à nos moissonneurs, le paysage a l’aspect paisible de ceux d’Angleterre au temps des récoltes ; mais le soleil nous avertit que nous ne sommes point dans le comté de Kent.
« Toutes mes plaies piquent ferme. J’ai, l’un après l’autre, dépouillé tous mes vêtemens, sauf ma chemise, et je demeure haletant au fond de mon doolie. Une demi-heure se passe ainsi dans une espèce de rêverie nuageuse et troublée. J’ai cessé de m’étonner de toutes ces lenteurs inexplicables. Un bruit de mousqueterie me réveille. Je regarde, penché à ma portière, et je vois une longue ligne de highlanders en avant de nous, qui, paisiblement, fermes à leur poste, les yeux fixés au loin, tiraillent isolément… sur quoi, je ne puis le deviner ; on entrevoit cependant quelques troupes indigènes défilant en avant d’eux dans le lointain. Le feu, soudainement ouvert, s’éteint tout à coup. — Qu’y a-t-il donc ? demandai-je à Baird. — Ah ! je n’en ai pas la moindre idée… on tire… voilà tout… Quelle damnée chaleur !… Je me sens mourir… Suit une longue pause. Je regarde une ou deux fois vers la route, cherchant des yeux quelques symptômes de marche en avant ; puis le sommeil me gagne… Quels rêves je fis, je ne m’en souviens guère ; mais le réveil… oh ! je me le rappelle bien…
« Une clameur, des cris étourdissans à mon oreille ; mon doolie brusquement soulevé retombe à terre : Sowar ! sowar ! criaient mes porteurs. Je les vois gagner pays tout effarés. Les camp-followers en grand désordre galopent tous vers la route ; hommes, animaux battent le sol de leurs pieds tumultueux ; les éléphans poussent des cris aigus, les chameaux, le cou tendu, allongent leur trot irrégulier. Chevaux, ânes, femmes, enfans, une véritable marée déferle, blanche et rapide, vers la chaussée en relief : bref, une panique monstre ; puis, ciel miséricordieux ! à quelques centaines de mètres, un grand flot de blancs sowars, le sabre haut et brillant au soleil ! L’air ébranlé s’emplit de leurs cris et de leur galop sonore ; sur leur passage, les camp-followers tombent la tête fendue, les bras sanglans, et l’aile gauche de cette cavalerie enragée arrive en droite ligne vers le bouquet d’arbres qui nous abrite !…
« Un clin d’œil suffit pour embrasser un tableau que la langue ou la plume serait une bonne heure à rendre incomplètement.
« En ce moment, mon fidèle sycee, — la sueur perlant sur sa face noire, — accourait vers la litière, et tirait après lui mon cheval, qui se défendait et se cabrait ; le brave homme poussait des gémissemens à fendre l’âme. À peine pouvais-je me mouvoir dans le doolie. Je ne sais donc comment je m’y pris, mais enfin je trouvai moyen, aidé par le pauvre Ramdeen, de me mettre en selle. Je crus enfourcher une plaque de fer rougi. La peau de ma cuisse, brûlée par les vésicatoires, se détacha et roula sur elle-même comme un parchemin qu’on approche du feu. Les piqûres de sangsue se remirent à couler. Le fer des étriers me paraissait du charbon incandescent. La mort semblerait douce auprès d’une torture pareille.
« Je n’avais sur moi, — je l’ai dit, — que ma chemise. Pieds et jambes nus, la tête découverte, escorté de Ramdeen, qui avait saisi la courroie d’un de mes étriers, et poussait le cheval autant par ses cris qu’avec la branche épineuse dont il lui labourait les flancs, je traversai la plaine sous cet effrayant soleil. Je me trouvai bientôt dans un tohu-bohu d’animaux empêtrés les uns avec les autres, et quand je vis une compagnie de sowars se ruer sur nous, je dis adieu à toute espérance. Ramdeen poussa un grand cri, et, jetant par-dessus son épaule un regard effrayé, lâcha tout à coup mon étrier, puis disparut. Je suivis la direction de son regard, et aperçus un grand coquin à barbe noire, accompagné de trois sowars, qui venait droit à moi. Je n’avais ni sabre, ni pistolets. Précisément alors un pauvre doodwallak[22], menant sa bête par l’anneau passé dans le nez, se jeta en travers de moi, et voyant le sowar si près, se coula sous le ventre du chameau. Prompt comme la pensée, le sowar fît passer son cheval autour de l’obstacle qu’on lui opposait ainsi, et au moment où l’homme baissé se redressait, je vis, comme on voit l’éclair, le tulwar levé fondre sur sa tête. La lame traversa les deux mains qu’il avait machinalement portées en l’air pour parer le coup, et avec un faible cri de Ram ! Ram ! qui s’éteignit au fond de sa gorge, le chamelier tomba tout à côté de moi, la tête fendue jusqu’au nez.
« Je compris que mon heure était arrivée. Mes talons nus ne produisaient aucun effet sur les flancs de mon cheval essoufflé. J’entrevis bien un nuage de poussière et un groupe d’hommes qui, de la route, venaient sur nous ; mais au même moment je sentis une douleur poignante, et il me sembla que deux éclairs jaillissaient de mes yeux. Cependant un sentiment net de la situation me restait encore : je compris que je venais d’être sabré ; je portai ma main à ma tête, et la retirai non ensanglantée. Alors me vint un rêve joyeux, qui tout à coup me transporta dans mon pays. J’étais en pleine chasse, la meute aboyait autour de mon cheval lancé au galop ; mais je ne pouvais plus me tenir en selle, un brouillard passait devant mes yeux, et tout ce qui me revient de mes sensations à cette minute même, c’est que je faisais un délicieux plongeon dans les fraîches eaux d’un lac, où j’enfonçais à des profondeurs inouïes ; puis les eaux pénétraient dans mes poumons avec ce bruit particulier qu’elles font à l’issue évasée d’un étroit conduit,… et je me sentis étouffé…
« En recouvrant mes sens, je me trouvai sur le bord de la route, couché dans un doolie. Tout ce qui m’était arrivé me faisait l’effet d’un rêve. Je voulus parler ; ma bouche était pleine de sang. De violens spasmes dans les poumons me firent expectorer, pendant une heure et plus, des mucosités sanguinolentes. Des médecins m’ont dit depuis, — ce que j’ignorai dans le moment, — qu’un de mes poumons ne fonctionnait déjà plus, et que, sans l’événement qui détermina cette évacuation abondante, je serais infailliblement mort, non d’un coup de sabre, mais d’un coup de soleil. »
À cette même journée de Bareilly, un incident caractéristique faillit priver l’armée anglaise de son général. Ce fut une charge de ces guerriers fanatiques qu’on appelle ghazies. Les ghazies sont liés par un serment religieux ; d’avance ils ont fait le sacrifice de leur vie quand ils marchent contre les infidèles. Ceux-ci, coiffés de turbans verts, ceints d’écharpes vertes, arrivèrent, le tulwar en main, la tête abritée sous le bouclier, ayant au doigt l’anneau d’argent sur lequel est gravée une sentence du Koran. Ils criaient : Deen ! deen ! et se livraient à des danses frénétiques. Leur charge inattendue fut si rapide que sir Colin Campbell eut à peine le temps de commander aux grenadiers de son escorte de recevoir ces gens à la baïonnette. Quelques soldats malheureusement perdirent la tête et firent feu. À la faveur du désordre, les ghazies pénétrèrent derrière les soldats du 62e jusqu’au groupe de l’état-major, et quelques officiers, arrachés de leurs chevaux, faillirent être mis en pièces. Des ghazies, un ou deux à peine échappèrent. Leur chef ou champion était arrivé, avec des cris de défi et à travers les balles, jusqu’à un mètre de la ligne formée par les soldats. L’un de ceux-ci fit un pas en avant, et, lui appuyant sa carabine entre les deux yeux, lui cassa la tête à bout portant.
Tout semblait fini quand le regard de sir Colin Campbell, errant sur cette scène de carnage, rencontra celui d’un ghazie étendu à terre et qui faisait le mort, mais dont la main serrait étroitement le manche de son sabre : « Un coup de baïonnette à cet homme-là ! » dit froidement le général. Un grenadier exécute l’ordre : la pointe de son arme s’engage sans pouvoir le percer dans l’épais tissu de coton maillé qui protégeait la poitrine du ghazie, et celui-ci se relève par un élan de bête fauve ; mais un Sikh qui se trouvait là par hasard, d’un revers de son sabre bien affilé, fait rouler aux pieds de sir Colin la tête de son féroce ennemi.
La chance avait définitivement tourné contre M. Russell, déjà malade et blessé deux fois. Après une dizaine de jours passés à Bareilly, — que les rebelles avaient évacué, — il rebroussa chemin avec l’état-major, et, non sans dangers nouveaux, non sans fatigues nouvelles, se retrouva le 24 mai à Futtehghur. De là seulement il put se mettre en route pour Simla, où les médecins l’envoyaient respirer l’air vivifiant des montagnes. Ce fut à cette occasion qu’il vint à Delhi et fut admis à contempler dans sa misérable déchéance le vieillard à peu près idiot en qui se sera éteinte la dynastie mogole. Il en partit le 10 juin, et trois jours après il était au bord de cette fraîche zone qui enveloppe au nord les plaines brûlantes de l’Hindoustan. Son séjour à Simla, interrompu par deux excursions dont le récit offre de curieux détails, dura jusqu’au 6 octobre. À cette époque, lord Clyde (sir Colin Campbell) préparait une nouvelle expédition contre ceux des grands feudataires de l’Oude qui n’avaient pas encore déposé les armes. M. Russell, bien rétabli et nullement rebuté par ses mésaventures de guerre, courut rejoindre l’état-major. Sur sa route se trouvaient Meerut, Agra, Mynpoorie, qu’il visita pour la première fois, et Cawnpore, qu’il revit avec de moins sombres préoccupations. D’Allahabad, où le 23 octobre il reprenait sa position quasi-officielle auprès de lord Clyde, il commençait le 1er novembre une seconde campagne qui dura deux mois.
Cette « chasse aux taloukdars, » — lui-même l’appelle ainsi, — fut un tissu de mécomptes quotidiens, de fausses manœuvres, d’avortemens stratégiques. L’ennemi était partout et n’était nulle part. Tantôt il offrait la bataille et disparaissait au moment où on croyait en venir aux mains, tantôt la forteresse où on pensait avoir cerné quelqu’un de ces chefs rebelles, — Bene-Madhoo, Mehndie-Hoosein, Tantia-Topee ou tout autre, — se trouvait évacuée de nuit par ces insaisissables fuyards. Cependant, au prix de marches et de fatigues énormes, on repoussait peu à peu les insurgés vers le nord, et les postes de police établis derrière l’armée dans chacun des districts qu’elle venait de balayer replaçaient le pays sous l’autorité britannique. Un moment vint où les corps insurgés furent rejetés derrière la Gogra. Les soumissions individuelles commencèrent dès le 18 novembre ; les fiers zemindars venaient, l’un après l’autre, faire leur traité de paix. La misère sévissait dans les rangs des rebelles. On savait par le rapport des espions que de graves dissensions s’étaient glissées parmi leurs chefs. Enfin, après un dernier combat (30 décembre 1858), le dernier corps qui restait en-deçà de la Raptie fut rejeté derrière ce cours d’eau et se trouva ainsi sur le territoire du Népaul. Allié plus fidèle et moins indécis, Jung-Bahadour n’aurait pas eu grand’peine à dissoudre ce qui survivait de ces bandes amoindries et désorganisées ; mais soit inertie, soit pour témoigner au gouvernement anglais qu’il ne se regardait pas comme assez largement payé de ses services passés, soit enfin, — ce qui est moins probable, — par un reste de compassion pour des hommes de même race et de même religion, le maharajah ne prit aucune mesure sérieuse contre les insurgés réfugiés chez lui. Pénétrer au-delà de la frontière anglaise était une mesure grave. Lord Clyde ne se croyait pas autorisé à la prendre sans consulter le gouverneur-général. Une chute de cheval était d’ailleurs venue tempérer son ardeur, et lui rendait le repos fort nécessaire. Aussi, dès la première quinzaine de janvier, après avoir reçu à merci plusieurs des principaux chefs rebelles, — mais sans s’être saisi du Nana, dont on avait presque constamment suivi la trace dans les derniers jours de l’expédition, — il reprenait la route de Lucknow, où M. Russell se sépara de lui définitivement le 18 janvier 1859. Sa mission était terminée, et, parti le 3 mars de Cawnpore, il courut à Calcutta s’embarquer pour le home, sweet home, après une année qui doit compter au moins double dans les états de service de « la plume de guerre[23]. »
L’impression générale que traduit son journal, et que, de retour en Angleterre, il paraît avoir conservée, est celle d’une surprise découragée. Bien évidemment, il ne s’attendait point à ce qu’il a vu. Bien évidemment aussi, ce qu’il a vu ne lui a point laissé sur l’avenir de l’empire anglo-indien des espérances trop flatteuses. Quelques vérités, bien constatées pour lui, attestent à ses yeux la fragilité de cette immense construction. La première est celle-ci : sans le concours des populations indigènes elles-mêmes, les Anglais ne pourraient pas se maintenir dans l’Inde. Supposez que les Sikhs et les Ghoorkas eussent refusé de marcher, la révolte des cipayes n’eût pu être domptée ; elle l’eût été difficilement, même avec l’aide des Sikhs et des Ghoorkas, sans les services actifs de quelques puissans rajahs[24] demeurés fidèles à une cause qui leur était étrangère. Ces misérables camp-followers eux-mêmes, ces valets de camp, porteurs d’eau, porteurs de litières, marchands de lait, faucheurs, chameliers, cornacs d’éléphans, que l’Anglais hautain et brutal injurie ou frappe à tort et à travers, sont les agens indispensables de sa puissance. — Sans eux, disait un sergent à M. Russell, nous ne tiendrions pas huit jours la campagne. — Par un simple acte de mauvaise volonté, purement passive, en protestant, selon la mode du pays, par cet abandon collectif de toute industrie, de toute activité, (dhurna) que se sont quelquefois imposé les habitans d’une ville ou d’un district tout entier, l’Inde se débarrasserait, sans coup férir, de ses maîtres. Ces maîtres, elle les hait sans les comprendre. Les deux races juxtaposées sont une énigme l’une pour l’autre. L’Anglais ne peut se faire à ce calme du fatalisme oriental qui laisse si peu d’essor à la volonté, à l’activité humaine. Lui, l’homme glouton du Nord, il méprise ce sensualisme subtil qui se nourrit de parfums, de rêverie, de paresse et de voluptés. Lui, l’aristocrate laborieux, armé, dompteur d’hommes et d’animaux, écuyer, boxeur, rameur, orateur, voyageur, il prend pitié de cet autre aristocrate bien autrement fier, qui de ses pieds sacrés dédaigne de toucher le sol immonde, pour qui tout travail est une œuvre servile, tout trafic une souillure, tout effort un supplice infamant. Diplomate courtois et rusé, dont les lèvres distillent le miel au moment même où sa main cherche, sous le cummerbund de soie, le khanjiar empoisonné dont il va vous frapper, l’Hindou, par sa duplicité, révolte, exaspère l’honnêteté farouche de John Bull, qui oublie, en s’indignant, de combien de promesses violées, de combien de traités menteurs, de combien d’attaques imprévues, de corruptions largement payées se compose le pouvoir qu’il est appelé à maintenir. Aux yeux de l’Hindou, qu’est-il donc ? Pas même un homme, une créature étrange, — un orang-outang si l’on veut, très perfectionné, — qui sait se battre, envoyer des boules de feu qui tuent de très loin, faire marcher des voitures avec de l’eau chaude, obtenir à coups de bâton la rentrée de l’impôt, du reste sans aucune notion de la vie civilisée. Ne mange-t-il pas du porc ? n’immole-t-il pas à son appétit insatiable le bœuf lui-même, animal sacré ? Ne mêle-t-il pas à ses goinfreries l’abus des liqueurs qui rendent fou ? Puis, les joues animées, la langue épaisse, après avoir hurlé on ne sait quels discours sauvages terminés par des cris de chien [toasts et hurrahs), ne le voit-on pas aller rejoindre ; dans le salon voisin, des mems (madams) éhontées qui, le visage nu, les bras nus, les épaules nues, se laissent prendre à bras-le-corps et dansent comme des nautch-girls (bayadères) ? Le domestique qui se tient debout, grave et vêtu de blanc, derrière chaque, convive anglais à la table du deputy commissioner, ne pense et ne peut pas penser autre chose de ces burra-sahibs inexplicables, pour lesquels il a toutes les génuflexions qu’ils voudront, mais pas d’autre respect que celui dont le nègre entoure le commandeur qui le fouaille. Grave malentendu que des siècles ne détruiraient pas ! Et l’Angleterre a-t-elle des siècles à rester maîtresse de cette colonie lointaine, coûteuse, énorme ? Au fond du cœur, qu’en pensent ses hommes d’état ? N’en est-il pas qui, s’ils osaient dire toute leur pensée, avoueraient qu’ils subissent l’Inde comme une succession acceptée, dont les charges passent les bénéfices ? Mais comment donner cours à cette opinion quand l’abandon de l’Inde est reconnu impossible ?
« Puisqu’il en est ainsi, disent certains politiques, convertissons, moralisons notre conquête. » Convertir et moraliser cent cinquante millions d’hommes, petite difficulté ! Comment s’y prendre ? — Comme s’y prenaient les lieutenans de Mahomet : le crucifix ou le sabre. — À merveille ! Mais ce n’était pas le crucifix que l’on imposait en février 1857 aux cipayes de Berhampore : on leur demandait de porter à leurs lèvres un morceau de papier où pouvait se trouver l’arrière-trace de quelque substance réputée impure. De cette exigence, bien innocente à coup sûr, qu’est-il résulté ? Nous ne savons trop ce que valent, comme engin de guerre, les cartouches Enfield ; mais nous savons, en revanche, qu’elles coûtent présentement à l’Angleterre, qui liquide les frais de l’insurrection, plus d’un milliard de francs. À ce prix-là, que représente la conversion de l’Inde, chiffrée en livres sterling ?
Sur tous ces sujets, réforme religieuse, réforme morale, réforme militaire, réforme administrative de l’empire anglo-indien, les livres abondent[25]. Il faut les parcourir pour se faire une idée juste de l’incohérence qui règne dans les vues, les déductions, les raisonnemens de tous ces réformateurs. Tout vient, selon l’un, de ce qu’on a laissé « déshonorer le Christ. » Cela veut dire qu’il fallait abolir l’idolâtrie des Hindous et forcer les mahométans à ne plus haïr Jésus. Encore une fois, détruire trois cent trente-trois millions de dieux, — c’est le chiffre du panthéon hindou, — adorés par deux cent millions d’êtres humains, cela n’est point une œuvre légère. Hunooman, le singe à face noire[26], Indra, Doorga, Shiva, Yuma, Gunesha, Puvuna et Brahma, ainsi que les animaux qu’ils montent, éléphant, lion, taureau, buffle, rat, daim, chèvre, etc., ont autant d’adorateurs que les saints de notre calendrier, et, — il faut bien le dire, — des adorateurs plus convaincus, plus fervens, plus exacts à pratiquer leur culte. Presque tous ces dieux ont une biographie romanesque, qui terrifie et réjouit l’imagination des croyans. L’Évangile leur paraît bien pâle quand ils le comparent aux incarnations de Wishnou, lequel eut deux femmes légitimes et en séduisit une foule d’autres : Rhada, par exemple, sa maîtresse favorite, dont l’image figure sans cesse, dans les cortèges solennels, à côté de celle du dieu, tandis que les épouses légitimes y brillent par leur absence. Que de gaieté dans les querelles de Shiva et de sa femme Parvutee, jalouse et fière comme Junon, et qui reproche à son Jupiter de courtiser « des filles de basse caste ! » Indra, le roi du ciel, a violé la femme de son guide spirituel ; Yuma, le Pluton hindou, a frappé sa mère d’un coup de pied ; Doorga épouse deux fois son mari Shiva, sous un nom d’abord, puis sous un autre (Suttee et Parvutee) ; Kali (c’est encore Doorga), pour avoir bu le sang des géans vaincus par elle, a sur la poitrine un éternel ruisseau de sang. C’est Kali qu’invoquent de préférence les voleurs et les courtisanes, dévots et dévotes étranges, mais sincères, et qui ne manquent jamais de prier soit pour le succès d’une embuscade, soit pour la rencontre d’un riche amoureux.
Nous voilà un peu loin du christianisme ; serions-nous par hasard plus près de la grande charte et du régime constitutionnel ? Il est permis d’en douter, et d’admettre, au moins comme solution provisoire, celle qu’ont adoptée les maîtres de l’Inde, à savoir qu’il faut laisser subsister, comme instrument nécessaire, le pouvoir féodal des grands propriétaires terriens, les confirmer dans leurs privilèges, les avoir pour intermédiaires entre les foules assujetties et la poignée de conquérans qui vient leur dicter des lois. Quant au mécanisme administratif à l’usage de ceux-ci, la conclusion le plus généralement acceptée à l’heure présente est qu’il faut le simplifier autant que possible, en donnant l’autorité la plus absolue, la plus arbitraire, aux représentans supérieurs du gouvernement britannique, tout en les maintenant sous un contrôle sévère, et en laissant peser sur eux de tout son poids la responsabilité de leurs erreurs ou de leurs crimes. C’est ce qu’on appelle le système du Pendjab. Mais tous ces changemens, toutes ces réformes seront vainement essayés, si le niveau moral de la race conquérante ne s’élève pas à la hauteur de sa tâche. Depuis les soldats anglais que M. Russell nous montre crevant les barils d’or placés sous leur escorte[27] jusqu’aux officiers et employés supérieurs qui, de leur propre aveu, « ne resteraient pas vingt-quatre heures dans l’Inde sans les roupies qu’on y récolte, » nous ne rencontrons que des hommes poussés par un mobile unique, l’amour du gain. C’est là, nous le savons de reste, la grande préoccupation des temps actuels, c’est le grand ressort de l’activité des nations. Cependant, pour résoudre un problème comme celui que l’Inde pose à l’Angleterre, il faut d’autres pensées, des vues plus hautes, un désintéressement, une abnégation dont quelques-uns de ses plus grands hommes d’état et de guerre lui ont, en divers temps, donné le glorieux exemple. Une immense part lui a été faite dans la tutelle du monde. L’Angleterre s’en est montrée digne à certains égards, ce n’est pas nous qui le contesterons jamais. La Providence semble lui demander plus encore, et certes la révolte de 1857 est une injonction solennelle s’il en fut jamais. Le moment est donc venu de ceindre ses reins, non pas comme le mineur rapace qui va creuser son filon dans la roche obscure, mais comme le pasteur d’hommes qui mène dans la bonne voie son troupeau docile. Le rôle de cette île riche et puissante lui interdit le repos. Pour elle, ne pas grandir est déchoir ; s’arrêter, c’est ne plus vivre. Heureuse, après tout, la nation à qui Dieu dit : « Sois héroïque ou meurs ! » Il ne peut parler ainsi qu’à celles qu’il a mises au premier rang.
E.-D. FORGUES.
- ↑ Ils coupent l’herbe jusqu’à la racine avec un outil semblable au tranchet de nos cordonniers.
- ↑ Ce palais, à l’époque de l’insurrection, était une grande et riche institution, une sorte d’université anglo-indienne. Voyez, sur Claude Martin et son rôle à Lucknow, l’étude de M. le major Fridolin sur les Grandes Villes de l’Inde, Revue du 15 mars 1857.
- ↑ Brown-Bess (Élisabeth-la-Brune), nom donné à l’ancienne carabine de munition, dont le canon était bruni.
- ↑ Le yard est à peu de chose près le mètre français.
- ↑ Le même dont les dépêches de l’Inde reçues en avril 1860 annoncent le procès et l’exécution.
- ↑ Les moulvies sont des prêtres mahométans.
- ↑ Élégant de bas étage, qui fait montre de beaux habits, de bijoux, etc.
- ↑ C’est ce qui eût pu arriver devant Toulouse à l’une des divisions de l’armée anglaise, que la Garonne, grossie tout à coup, isola pendant deux jours de lord Wellington. Le maréchal Soult a été vivement blâmé par les historiens militaires de n’avoir pas mis cette occasion à profit.
- ↑ Surnom générique donné aux cipayes.
- ↑ Voyez, sur ce brillant militaire, la Revue du 1er mai 1859.
- ↑ Stand to your arms !…
- ↑ Le mohur vaut 32 shillings, soit 40 francs.
- ↑ M. Russell a ouï dire que les pierres de ce bracelet, arrivées dans les mains d’un officier, ont été revendues par lui à un joaillier 7,500 livres sterling (187,500 francs).
- ↑ My Diary in India, tome Ier, page 348.
- ↑ Mud-forts. Cette expression revient à chaque instant sous la plume de M. Russell.
- ↑ Avant cette dislocation, en avril 1858, l’armée de sir Colin Campbell se composait (d’après les états officiels que cite M. Russell dans l’appendice de son Diary) de 18,278 hommes de toutes armes, dont 1,745 soldats ou officiers d’artillerie, 865 du génie, 3,169 sabres et 12,498 baïonnettes.
- ↑ Roya ou Royea, défendu par Nerput-Singh, un des chefs rebelles. Un des plus brillans officiers de l’armée anglaise, le jeune Adrian Hope, périt misérablement devant cette bicoque, imprudemment attaquée de front.
- ↑ Cette affaire eut lieu près d’Oosaite, sur la route du Budaon, dans un endroit nommé le Kukrowlee. La colonne du général Penny était de 1,550 hommes, dont 553 Anglais, un bataillon de Beloutchies, quelques fantassins du Pendjab, et 250 cavaliers du Moultan. Il menait avec lui six pièces de campagne. Plusieurs officiers furent grièvement blessés dans ce combat, qui eut tous les caractères d’une surprise.
- ↑ La veille de la bataille de Bareilly, par exemple, plusieurs rapports signalaient la présence à Furreedpore de plusieurs corps ennemis bien pourvus de canons. Un voyageur qui arrivait de cette ville déclara qu’il n’y avait laissé ni un soldat ni une pièce d’artillerie. Le mensonge parut flagrant, et le quartier-maître général fit raser les sourcils, la barbe et les cheveux de l’imposteur, à qui ou administra ce que les Anglo-Indiens appellent « un backshish de bambou, » savoir une forte bastonnade. Le lendemain, il fut constaté que lui seul avait dit vrai. (My Diary, t. Ier, p. 407.)
- ↑ Les deux premiers aides-de-camp de sir Colin Campbell, tous les deux malades, le dernier de la petite vérole.
- ↑ Officier d’état-major attaché à l’artillerie.
- ↑ Dood, chameau ; dood-wallah, conducteur de chameaux.
- ↑ Pen-of-War ; c’est le surnom populaire qu’on a donné à M. William Russell.
- ↑ Le rajah de Puttiala, celui de Jheend, etc.
- ↑ England and India, an Essay on the duties of Englishmen towards the Hindoos, by Baptist Wriothesley Noël ; 500 pages (London, Nisbet, 1859). — Topics for Indian Statesmen, by John Bruce Norton, barrister at law, Madras, 400 pages (London, Richardson brothers, 1858), etc.
- ↑ Fils de Puvuna et d’une guenon.
- ↑ Il ajoute, — et ceci est une honte pour l’Angleterre, — qu’on en était venu à ne plus faire voyager les caisses publiques autrement que sous la garde des soldats indigènes !