Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila/04
Attila était-il vaincu ? Il prétendait bien que non, et, aux yeux de son peuple, il ne l’était point. Regagner ses foyers sain et sauf, en compagnie d’une partie de ses troupes et de ses chariots pleins de butin, ce n’était pas revenir vaincu, au moins d’après les idées que les peuples nomades se font de la guerre, et, afin d’ajouter au fait une démonstration qui parût sans réplique, Attila, dès le printemps suivant, entra en Italie avec une armée reposée et complétée.
Au reste, les Huns n’étaient pas les seuls à prétendre que leur roi n’avait point été vaincu ; les ennemis personnels d’Aëtius, les envieux, les flatteurs de la cour impériale, où la puissance du patrice était redoutée, le criaient encore plus haut. Ceux-là même qui reconnaissaient que le champ de bataille de Châlons était resté aux aigles romaines en attribuaient l’honneur à Théodoric et à ses Visigoths. Dans cette cour, réceptacle de toutes les lâchetés, on aimait mieux abaisser Rome devant des Barbares, alliés incertains et dangereux, que d’avouer qu’elle devait son salut au génie d’un grand général. La haine alla plus loin : elle peignit l’organisateur de la défense des Gaules, le vainqueur de Châlons, le tacticien habile qui aurait peut-être détruit les Huns jusqu’au dernier sans la désertion des Visigoths, comme un traître, coupable d’avoir laissé échapper Attila pour se rendre lui-même nécessaire. Qu’était-ce pour lui qu’Attila, répétait la tourbe des détracteurs, sinon l’instrument de sa fortune, l’épouvantail au moyen duquel il régnait sur l’empereur et sur l’empire, et leur faisait sentir perpétuellement le poids de son épée ? Et l’on ne manquait pas de rappeler les anciennes relations d’Aëtius avec la nation des Huns, l’amitié que lui portait le roi Roua, oncle d’Attila, et les troupes qu’il avait reçues de ce Barbare pour rentrer dans l’empire après son exil. On semblait en conclure qu’Aëtius rendait au neveu les services qu’il devait à l’oncle. Des calomnies de ce genre, et d’autres encore dont on retrouve la trace çà et là dans les écrivains de ce siècle et du siècle suivant, ébranlaient l’autorité morale du patrice au moment où cette autorité seule pouvait ranimer des esprits paralysés par la peur. Il faut le dire aussi, Aëtius prêtait le flanc aux attaques par son orgueil démesuré et par des prétentions qui s’élevaient presque jusqu’au trône, car il s’était mis en tête de marier son fils Gaudentius à la princesse Eudoxie, fille de Valentinien, et l’empereur entretint cette espérance tant qu’il eut besoin de lui : ce fut toute l’histoire de Stilicon, sa grandeur, son ambition et sa chute.
À l’issue de la campagne des Gaules, Aëtius avait ramené ses légions en Italie ; mais elles étaient loin de suffire pour cette nouvelle guerre, et maintenant qu’il s’agissait de protéger le siège même de l’empire, il n’avait autour de lui ni les auxiliaires barbares, ni les volontaires nationaux, ni cet élan patriotique qu’il rencontrait à l’ouest des Alpes. Nul ne songeait à résister : « La peur, dit tristement un contemporain, livrait l’Italie sans défense. » Cependant Attila approchait des Alpes Juliennes. Au milieu de cette terreur panique dont la cour de Ravenne donnait le premier exemple, Aëtius, pris au dépourvu, découragé, proposa, dit-on, à Valentinien de l’emmener hors de l’Italie, probablement dans les Gaules. Gardien de l’empereur et responsable de sa tête, il voulait mettre d’abord en sûreté ce terrible dépôt, afin de pourvoir avec plus de liberté aux nécessités d’une guerre qui commençait si mal. Peut-être espérait-il décider les Visigoths à le suivre en Italie, peut-être comptait-il sur les Burgondes. En tout cas, il avait envoyé à Constantinople solliciter de prompts secours près de l’empereur Marcien. Mais, quel que fût son plan, approprié à la fatale condition de sauver avant tout l’empereur, il y dut renoncer aussitôt. L’idée d’emmener le prince hors de l’Italie souleva un tel concert de clameurs, qu’Aëtius n’osa pas la soutenir : il se résigna à tenir la campagne comme il pourrait jusqu’à l’arrivée des secours qu’il demandait en Orient. À défaut de ce premier projet, qui était assurément le plus sage, voici celui qu’il adopta. Hors d’état de couvrir à la fois Ravenne et Rome, la résidence des Césars et la métropole historique du monde romain, et se souvenant qu’ Alaric n’avait eu si bon marché de celle-ci que par la nécessité où se trouvaient les légions de garder l’autre, il se décida à sacrifier Ravenne et transporta Valentinien à Rome, dont il fit réparer les murailles. En même temps il concentra ses forces en-deçà du Pô, à l’exception des garnisons de quelques villes importantes telles qu’Aquilée, abandonnant dès le début l’Italie Transpadane à ses propres ressources. C’était à peu près le plan qu’il avait suivi dans la campagne des Gaules : il plaçait sa ligne d’opérations au midi du Pô, comme il l’avait mise alors au midi de la Loire.
Pendant tous ces débats, Attila s’avançait à grandes journées. Parti de sa résidence en plein hiver, il prit le chemin le plus direct et le plus commode pour une armée, la route d’étapes des légions de Sirmium à Aquilée, ligne principale de communication entre Rome, et Constantinople. Cette route passait par les villes d’Émone et de Nauport, aujourd’hui Laybach et Ober-Laybach. Au midi de Nauport commençait l’ascension des Alpes Juliennes, que dominait le poste du Poirier, ainsi nommé de quelque poirier sauvage semé là par la nature au milieu des rocs et des tempêtes. Au pied de la descente, sur le versant italien, était établi un camp permanent, bordé par le torrent de Wipach, alors appelé la Rivière Froide : ce camp et le défilé du Poirier formaient la clôture des Alpes Juliennes. C’est là que, cinquante-sept ans auparavant, avait été livrée, par Eugène et Arbogaste, à Tliéodose arrivant d’Orient, la fameuse bataille qui décida du double triomphe du catholicisme et de la seconde maison flavienne dans tout l’empire. Maintenant ce camp était désert. Les Italiens, qui trouvaient encore des bras pour la guerre civile, n’en avaient plus contre l’invasion étrangère.
À vingt-deux milles du camp de la Rivière Froide coulait le torrent de l’Isonzo, alors nommé Soutins, qui, plus d’une fois, avait servi da barrière dans les guerres intestines de Rome : Attila le traversa sans coup férir. Du pont de l’Isonzo jusqu’aux murs d’Aquilée s’étendait une campagne ouverte, toute plantée d’arbres et de vignes, dont les longues files s’alignaient en berceaux. La fertilité de la Vénétie, la mollesse de son climat, la précocité de ses printemps, étaient célèbres chez les anciens : « Au premier souffle de l’été, dit un historien romain, on voyait tout ce pays se couronner de fleurs et de pampres comme pour une fête. » L’armée des Huns n’y laissa après elle que des débris et des cendres. Ce fut aux remparts d’Aquilée qu’Attila rencontra sa première résistance.
Aquilée, la plus grande et la plus forte place de toute l’Italie, servait de boulevard à cette presqu’île sur le point le plus vulnérable, où la menaçaient tantôt les incursions subites des Barbares du Danube, tantôt les entreprises mieux calculées des empereurs de Constantinople. Le fleuve Natissa en baignait tout le côté oriental, et, versant une partie de ses eaux dans un large fossé circulaire, garantissait de toutes parts la haute muraille flanquée de tours et l’enveloppait comme d’une ceinture. Aquilée n’avait pas moins d’importance comme place de commerce que comme place de guerre ; ses habitans, tour à tour soldats, trafiquans et marins, concentraient dans leurs murs, depuis cinq cents ans, l’échange des exportations de l’Italie avec les importations de l’Illyrie, de la Pannonie et des pays barbares d’outre Danube : celui du vin, du blé, de l’huile et des objets fabriqués contre des esclaves, du bétail et des pelleteries. Son port, situé quatre lieues plus bas, à l’embouchure du fleuve, passait pour un des meilleurs de l’Adriatique ; du moins était-il, en temps ordinaire, le mieux gardé, car il servait de station à la flotte chargée de protéger cette mer et de réprimer la piraterie. Qu’était devenue cette flotte en 452 ? Avait-elle déjà péri dans la dissolution chaque jour croissante des forces romaines ? L’empereur, au contraire, l’avait-il rappelée pour la joindre à la flotte de Ravenne et couvrir plus sûrement le domicile des Césars ? On l’ignore ; mais elle ne joue aucun rôle dans les opérations de la guerre que nous racontons. Si forte en même temps par la nature et par l’art, Aquilée était considérée comme imprenable, lorsqu’elle voulait bien se défendre. Alaric avait échoué devant elle, et de mémoire d’homme on ne pouvait citer à son déshonneur qu’une surprise qui la fit tomber, en 361, au pouvoir des soldats de Julien. Aquilée, à cette époque, s’étant déclarée pour l’empereur Constance, une division de l’armée de Julien dut en faire le siège ; mais la ville résista vaillamment. À bout de science et de courage, les assiégeans eurent recours à un stratagème resté fameux dans l’histoire de la poliorcétique : ayant amarré ensemble trois grands navires qu’ils recouvrirent d’un plancher, ils construisirent dessus trois tours de la hauteur du rempart et munies de crampons de fer et de ponts-levis, puis ils lancèrent la machine flottante, à la dérive, sur le fleuve. Quand elle eut atteint le flanc de la muraille, les soldats qui la montaient jetèrent les crocs, baissèrent les ponts, et, se précipitant dans la ville, en ouvrirent les portes à coups de hache.
Si le roi des Huns comptait dans son armée des soldats assez hardis pour exécuter un pareil coup de main, il n’avait pas d’ingénieurs capables de le préparer ; en tout cas, il n’y songea point, mais il employa contre Aquilée les moyens ordinaires des sièges, les sapes, les béliers, les escalades, les mines, le tout sans nul succès. Bien secondée par les habitans, la garnison faisait face à tout, et une place qui avait résiste aux attaques méthodiques des légionnaires de Julien se riait de l’impéritie des Huns. Chaque jour, venait de la part d’Attila quelque tentative nouvelle que l’audace ou la ruse des assiégés changeait en désastre pour lui. Le jeu des machines, les sorties, les alertes nocturnes épuisaient et décimaient ses troupes. Trois grands mois s’écoulèrent dans ce travail impuissant ; les chaleurs se faisaient déjà sentir, et la campagne, livrée à une dévastation continuelle, ne fournit bientôt plus ni fourrages ni vivres. Cependant on apprenait que les secours demandés par Aëtius à l’empereur d’Orient venaient de débarquer dans le midi de l’Italie ; le bruit se répandit même que l’empereur Marcien, ne voulant pas borner là son assistance, préparait une descente en Pannonie et menaçait la retraite des Huns. Enclins au découragement quand il leur fallait se battre contre des murailles, les Barbares s’épouvantaient au souvenir des désastres qui avaient accompagné le siège d’Orléans, et, chose étonnante dans l’armée d’Attila, le camp retentissait de plaintes et de murmures. Celui-ci, impatient et blessé dans son orgueil, ne savait plus que résoudre. Poursuivre sa marche à travers l’Italie en laissant Aquilée derrière lui, c’était une imprudence qui pouvait le perdre ; s’avouer vaincu en se retirant sans avoir ni pillé ni combattu, c’était une honte qu’il n’osait pas affronter à tout prix, il lui fallait Aquilée. Un incident que tout autre eût négligé la lui livra en imprimant au courage des Huns un élan nouveau et en quelque sorte surnaturel.
Un jour qu’en proie à ses anxiétés il se promenait autour des murs en étudiant l’état de la ville, il vit des cigognes s’envoler avec leurs petits d’une tour en ruine, où elles avaient niché, et gagner au loin la campagne, portant les uns sur leur dos et guidant le vol des autres, qui les suivaient en hésitant. Attila s’arrêta quelques momens pour observer ce manége, puis, se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : « Regardez, dit-il, ces oiseaux blancs ; ils sentent ce qui doit arriver : habitans d’Aquilée, ils abandonnent une ville qui va périr ; ils désertent, dans la prévoyance du péril, des tours condamnées à tomber. Et ne croyez pas que ce présage soit vain ou incertain, ajouta-t-il ; la terreur d’un danger imminent change les habitudes des êtres qui ont le pressentiment de l’avenir. » Ces paroles, prononcées à dessein, furent bientôt répétées dans tout le camp. Attila avait frappé juste : l’espèce d’autorité surhumaine dont il savait se fortifier dans les grandes circonstances agit encore cette fois sur des esprits découragés. Aussitôt une nouvelle ardeur transporte les Huns ; ils construisent des machines, ils essaient tous les moyens de destruction, ils multiplient les escalades, et enlèvent enfin la ville, qu’ils pillent et dont ils se partagent les dépouilles. Leurs ravages furent si cruels, écrivait Jornandès un siècle après, qu’à peine reste-t-il aujourd’hui quelques vestiges de cette malheureuse cité comme pour indiquer la place qu’elle occupait. Le viol se mêla, dans cette horrible journée, à l’extermination et au pillage. L’histoire conserve le souvenir d’une jeune et belle femme appelée Dougna on Digna, qui, se voyant poursuivie par une troupe de ces brigands, s’enveloppa la tête de son voile, et, s’élançant du haut de sa maison, disparut dans la profondeur du fleuve.
Tel est le bref et sombre récit des historiens ; mais la tradition, comme toujours, s’est plu à enjoliver les événemens. Elle raconte qu’Attila, surpris par une troupe nombreuse d’Aquiléens dans une reconnaissance qu’il faisait seul pendant la nuit, leur tint tête longtemps, adossé contre un des murs de la ville, l’arc au poing, l’épée entre les dents, et ne leur échappa qu’en franchissant un monceau de cadavres : on le reconnut, dit le vieux conte populaire, aux flammes de ses prunelles qui jetaient un éclat sinistre. Les Vénitiens, assure-t-on, montrent encore son casque, resté sur le champ de bataille. Une autre tradition moins héroïque veut que les habitans d’Aquilée soient parvenus à se sauver dans leurs lagunes au moyen d’un de ces stratagèmes impossibles qui charment la crédulité des masses. Pour protéger leur retraite vers la mer et occuper l’attention des Huns pendant qu’ils transportaient sur des chariots leurs familles et leurs biens, ils placèrent, dit-on, sur le rempart, en guise de sentinelles, des statues armées de pied en cap, de sorte qu’ Attila, après avoir forcé la place, ne trouva plus que des maisons vides, gardées par des défenseurs de pierre et de bois. Ces historiettes s’accordent mal avec les faits. D’abord Attila ne risquait jamais sa vie sans nécessité ; puis les faibles restes de la population aquiléenne ne se réfugièrent pas à Venise, qui n’existait pas, mais à Grado ; enfin les Aquiléens ne furent point épargnés. Attila fit peser sur la ville qui l’avait osé braver une de ces ruines épouvantables dont l’exemple devait profiter à ses ennemis.
L’exemple profita, et ce fut dans toute la Vénétie un sauve-qui-peut général. Concordia, Altinum, Padoue elle-même, ouvrirent leurs portes : leurs habitans les avaient en partie désertés. De ces villes et des villes voisines, on- se sauvait dans les îlots du rivage, qui formaient à marée haute un archipel inaccessible, visité seulement par les oiseaux de mer et par quelques pêcheurs misérables. On dit que les Padouans se rendirent à Rivus-Altus, aujourd’hui Rialto, les émigrés de Concordia à Caprula, ceux d’Altinuin aux îles Torcellus et Maurianus ; Opitergium envoya les siens à Equilium, Alteste et Mons-Silicis à Philistine, Métamaucus et Clodia. D’autres invasions succédèrent à celle des Hans, d’autres ravages à ces ravages, et les fugitifs ne regagnèrent point la terre ferme ; ils restèrent citoyens des lagunes, sous la garde de la mer, qui savait du moins les protéger. Du sein de ces misères naquit la belle et heureuse ville de Venise, assise sur ses soixante-douze îles ; mais la reine de l’Adriatique ne sortit pas d’un seul jet de l’écume des flots, comme Vénus, à qui les poètes l’ont si souvent comparée. Un demi-siècle après le passage d’Attila, l’archipel vénitien ne présentait encore qu’une population faible, pauvre, mais industrieuse, de pêcheurs, de marins et de saulniers. Voici en quels termes Cassiodore, au nom de Théodoric-le-Grand, écrivait à ces ancêtres des doges pour leur ordonner de convoyer de l’huile et du vin des ports de l’Istrie à Ravenne ; ce curieux spécimen des circulaires ministérielles du Ve siècle est le plus ancien titre de noblesse des fiers patriciens de Venise :
« AUX TRIBUNS DES HABITANS DES LAGUNES.
« Nous aimons à nous représenter vos demeures qui touchent au midi Ravenne et les bouches du Pô, et qui jouissent à l’orient de l’agréable spectacle des rivages ioniens. La mer, par un mouvement alternatif, les entoure et les abandonne ; tantôt elle couvre la plage, et tantôt elle la découvre. Vos maisons ressemblent à des nids d’alcyons, vos villages à des écueils faits de main d’homme, car c’est vous qui les créez, ou du moins vous en exhaussez le sol au moyen de terres apportées du continent, et que vous retenez par des claies d’osier, ne mettant que ce frêle rempart entre vous et l’effort des eaux… Le poisson forme à peu près toute votre subsistance. En aucun lieu du monde, on ne voit la richesse et la pauvreté vivre sous une loi plus égale que parmi vous : même nourriture pour toutes les tables, même toit de chaume pour toutes les familles. Chez vous, le voisin ne jalouse pas les pénates du voisin, et, grace à la commune nature de vos biens, vous échappez à l’envie, qui est un des grands fléaux d’ici-bas. L’exploitation des salines fait votre travail principal ; le cylindre du saulnier remplace dans vos mains la charrue du laboureur et la faux du moissonneur, car le sel est votre culture et votre récolte… Or donc, radoubez sans perdre un instant ces navires que vous attachez aux, boucles de vos murs comme des animaux domestiques, et lorsque le très expérimenté Laurentius, que nous avons chargé de réunir en Istrie des provisions de vin et d’huile, vous avertira de partir, accourez tous à son appel. »
La Vénétie fut mise à feu et à sang, puis les Huns passèrent dans la Ligurie, qu’ils ne traitèrent pas plus doucement. L’histoire ne cite comme ayant été saccagées que deux villes de cette dernière province, Milan et Ticinum, à présent Pavie ; la tradition locale les cite presque toutes, et malheureusement elle a pour elle la vraisemblance. Ainsi on peut croire que Vérone, Mantoue, Brescia, Bergame, Crémone, n’échappèrent pas à la destruction ou du moins au ravage. Les villes situéees au midi du Pô eurent beaucoup moins à souffrir, attendu que différens corps de l’armée romaine y battaient le pays, et qu’Attila contenait par prudence la masse de ses troupes au nord du fleuve. Son séjour à Milan fut signalé par une aventure que l’histoire n’a pas dédaigné de recueillir, et où perce l’esprit moqueur et fier du roi des Huns. Il avait remarqué, en parcourant la ville, une de ces peintures murales dont les Romains aimaient à décorer leurs portiques, et s’arrêta pour l’examiner. Le tableau représentait deux empereurs majestueusement assis sur des trônes dorés, le manteau de pourpre sur les épaules et le diadème au front, tandis que des Scythes (l’historien ne dit pas si c’étaient des Huns ou des Goths), prosternés à leurs pieds comme après une défaite, semblaient leur demander merci. Attila ordonna d’effacer sur-le-champ cette insolente peinture, et de le représenter lui-même sur un trône, ayant en face de lui les empereurs romains, le dos chargé de sacs et répandant à ses pieds des flots d’or.
Le temps s’écoulait cependant, on était au commencement de juillet, et les grandes chaleurs développèrent des maladies dans l’armée des Huns, affaiblie par tous les excès, et qui d’ailleurs, gorgée de dépouilles, ne souhaitait plus que de les voir en sûreté. Le climat, ce fidèle auxiliaire des Italiens contre les invasions du Nord, combattait libéralement pour eux et justifiait bien la prévoyance d’Aëtius. Les Hans se consumaient eux-mêmes ; leurs excès avaient amené la famine en même temps que la peste, et déjà la Transpadane ne pouvait plus les nourrir. Dans cette situation, Attila dut prendre un parti : passer le Pô, marcher sur Rome hardiment, forcer le passage des Apennins, et livrer à Aëtius la bataille que celui-ci semblait fuir, c’était le parti qui convenait le mieux à son orgueil, mais que son armée désapprouvait. Chefs et soldats désiraient tous que la campagne finit là cette année, sauf à recommencer l’année suivante, car elle leur avait été fructueuse ; ils y avaient ramassé, sans fatigue, des richesses immenses, et leurs chariots étaient combles de butin. À cette considération très puissante sur des troupes qui ne faisaient la guerre que pour piller, il s’en joignait une autre d’un ordre différent, mais presque aussi forte que la première. L’idée de voir Attila marcher sur Rome les remplissait d’une crainte superstitieuse. Quoique l’inviolabilité de la métropole du monde romain eût disparu depuis un demi-siècle devant l’attentat d’Alaric, et que sa puissance, si souvent abaissée, ne fût plus qu’un mot, ce mot remuait toujours les cœurs, et l’ombre de la ville des Césars restait debout, environnée de la majesté des tombeaux. Lever l’épée sur elle semblait un arrêt de mort contre le profanateur. Alaric lui-même en fournissait une preuve incontestable pour des esprits crédules, lui dont la mort avait suivi si promptement la fatale victoire. En même temps donc qu’Attila, excité par ses instincts superbes, rêvait pour home une humiliation qui eût dépassé toutes les autres, ses compagnons cherchaient à l’en dissuader ; « ils craignaient, dit Jornandès, qu’il n’éprouvât le sort du roi des Visigoths, qui avait à peine survécu au sac de Rome, et s’était vu presque aussitôt enlevé du monde. » Le cœur du fils de Moundzoukh n’était pas inaccessible aux appréhensions superstitieuses ; il venait en outre d’apprendre que l’armée envoyée par l’empereur Marcien se dirigeait sur la Pannonie dans l’intention de l’attaquer au débouché des Alpes et de lui couper la retraite ; pourtant, malgré sa prudence ordinaire, le désir de frapper un coup éclatant balançait en lui les anxiétés de la crainte et les calculs de la raison. Il donna ordre à ses troupes de se concentrer au-dessous de Mantoue, près du confluent du Pô et du Mincio, sur la grande voie qui conduisait à Rome par les Apennins : lui-même arriva au rendez-vous, encore incertain de ce qu’il déciderait.
Le projet d’Attila, confirmé par le mouvement de l’armée hunnique, répandit l’épouvante dans Rome, qui ne se savait pas elle-même si redoutable. L’empereur, le sénat et le peuple, qui fut consulté pour cette fois, s’accordèrent dans la pensée qu’il fallait s’humilier devant le conquérant barbare, et obtenir à tout prix qu’il ne marchât pas sur la ville supplications, présens, offre d’un tribut pour l’avenir, on résolut de tout employer plutôt que de courir la chance d’un siége. Rome jadis refusa de traiter lorsque l’ennemi était à ses portes : aujourd’hui elle se hâtait de le faire avant que l’ennemi s’y présentât. « Dans tous les conseils du prince, du sénat et du peuple romain, dit avec une amère raillerie le chroniqueur Prosper d’Aquitaine, témoin des événemens, rien ne parut plus salutaire que d’implorer la paix de ce roi féroce. « Le silence de l’histoire justifie du moins Aëtius de toute participation à un acte aussi honteux. À la tête de son armée et méditant, selon toute apparence, le plan de défense des Apennins, le patrice s’occupait de sauver Rome : elle ne le consulta pas pour se livrer. Cependant, afin de couvrir autant que possible l’ignominie de la négociation par l’éminence du négociateur, on choisit pour chef de l’ambassade le successeur même de saint Pierre, le pape Léon, auquel furent adjoints deux sénateurs illustres, dont l’un, nommé Gennadius Aviénus, prétendait descendre de Valérius Corvinus, et, suivant l’expression de Sidoine Apollinaire, « était prince après le prince qui portait la pourpre. »
Léon, que l’église romaine a surnommé le Grand, et l’église grecque le Sage, occupait alors le siége apostolique avec un éclat de talent et une autorité de caractère qui imposaient même aux païens. Les gens lettrés le proclamaient, par un singulier abus de langage, le Cicéron de la chaire catholique, l’Homère de la théologie et l’Aristote de la foi ; les gens du monde appréciaient en lui ce parfait accord des qualités intellectuelles que son biographe appelle, avec un assez grand bonheur d’expression, « la santé de l’esprit, » savoir : une intelligence ferme, simple et toujours droite, et une rare finesse de vue, unie au don de persuader. Ces qualités avaient fait de Léon un négociateur utile dans les choses du siècle, en même temps qu’un pasteur éminent dans l’église. Il n’était encore que diacre, lorsqu’en 440 il plut à la régente Placidie de l’envoyer dans les Gaules pour apaiser, entre Aëtius et un des grands fonctionnaires de cette préfecture nommé Albinus, une querelle naissante, qui pouvait conduire à la guerre civile et embraser tout l’Occident. Léon, arrivé avec la seule recommandation de sa personne, parvint à réconcilier deux rivaux qui passaient à bon droit pour peu traitables, et pendant ce temps-là le peuple et le clergé de Rome, à qui appartenait l’élection des papes, l’élevaient à la chaire pontificale, quoiqu’il ne fût pas encore prêtre, tant ses vertus, dans l’estime publique, marchaient de pair avec ses talons. Depuis lors, il n’avait fait que grandir en expérience et en savoir par la pratique des affaires de l’église, qui embrassaient un grand nombre d’intérêts séculiers. L’histoire nous le peint comme un vieillard d’une haute taille et d’une physionomie noble que sa longue chevelure blanche rendait encore plus vénérable. C’était sur lui que l’empereur et le sénat comptaient principalement pour arrêter le terrible Attila. Il n’y avait pas jusqu’à son nom de Leo, lion, qui ne semblât d’un favorable augure pour cette négociation difficile, et le peuple lui appliquait comme une prophétie le verset suivant des proverbes de Salomon : « Le juste est un lion qui ne connaît ni l’hésitation ni la crainte. »
Les ambassadeurs voyagèrent à grandes journées, afin de joindre Attila avant qu’il eût passé le Pô ; ils le rencontrèrent un peu au-dessous de Mantoue, dans le lieu appelé Champ Ambulée, où se trouvait un des gués du Mincio. Ce fut un moment grave dans l’existence de la ville de Rome que celui où deux de ses enfans les plus illustres, un représentant des vieilles races latines qui avaient conquis le monde par l’épée, et le chef des races nouvelles qui le conquéraient par la religion, venaient mettre aux pieds d’un roi barbare la rançon du Capitole. Ce fut un moment non moins grave dans la vie d’Attila. Les récits qui précèdent nous ont fait voir le roi clos Huas dominé surtout par l’orgueil, et, si avare qu’il fût, plus altéré encore d’honneurs que d’argent. L’idée d’avoir à ses genoux Rome suppliante, attendant de sa bouche avec tremblement un arrêt de vie ou de mort, abaissant la toge des Valérius et la tiare des successeurs de Pierre devant celui qu’elle avait traité si long-temps comme un barbare misérable, employant en un mot pour le fléchir tout ce qu’elle possédait de grandeurs au ciel et sur la terre cette idée le remplit d’une joie qu’il ne savait pas cacher. Se faire reconnaître vainqueur et maître, c’était à ses yeux autant que l’être en effet ; d’ailleurs il humiliait Aëtius, dont il brisait l’épée d’un seul mot. Sa vanité et celle de son peuple se trouvaient satisfaites, et il pouvait repartir sans honte. Sous l’influence de ces pensées, il ordonna qu’on lui amenât les ambassadeurs romains, et il les reçut avec toute l’affabilité dont Attila était capable.
Pour cette entrevue solennelle, les négociateurs avaient pris les insignes de leur plus haute dignité ; l’histoire nous dit que Léon s’était revêtu de ses habits pontificaux, et une révélation de la tombe nous a fait connaître en quoi ce vêtement consistait. Léon portait une mitre de soie brochée d’or, arrondie à la manière orientale, et, par-dessus sa dalmatique, un long pallium de pourpre brune orné d’une petite croix rouge sur l’épaule droite et d’une autre plus grande au côté gauche de la poitrine[2]. Sitôt qu’il parut, il devint l’objet de l’attention et des prévenances du roi des Huns. Ce fut lui qui exposa les propositions de l’empereur, du sénat et du peuple romain. En quels termes le fit-il ? comment parvint-il à déguiser sous la dignité du langage ce qu’avait de honteux une demande de paix sans combat ? comment conserva-t-il encore à sa ville quelque grandeur en la montrant à genoux ? Par quelle inspiration merveilleuse sut-il contenir dans les bornes du respect ce -barbare enflé d’orgueil, qui faisait payer si cher sa clémence par la moquerie et le dédain ? S’il évoqua la puissance des saints apôtres pour protéger la cité gardienne de leurs tombeaux, s’il rappela le conquérant aux sentimens de sa propre fragilité par l’exemple de la fragilité des nations, nous ne pouvons que le supposer : l’histoire, qui nous voile si souvent ses secrets, a voulu nous dérober celui-là. Un chroniqueur contemporain, Prosper d’Aquitaine, qui fut secrétaire de Léon ou du moins son collaborateur dans plusieurs ouvrages, nous dit seulement « qu’il s’en remit à l’assistance de Dieu, qui ne fait jamais défaut aux efforts des justes, et que le succès couronna sa foi. » Attila lui accorda ce qu’il était venu chercher, la paix moyennant un tribut annuel, et promit de quitter l’Italie. L’accord fut conclu le 6 juillet, jour de l’octave des apôtres saint Pierre et saint Paul.
Il ne paraît pas qu’Attila, dans le cours de ses explications avec le pape et les deux consulaires, ait rien dit de sa fiancée Honoria et de sa volonté de l’avoir pour femme, car Léon lui aurait facilement fait comprendre que, d’après les lois romaine et chrétienne, Honoria, épouse d’un autre, ne pouvait plus être à lui. Cependant, par bizarrerie ou par calcul, afin de se conserver toujours un prétexte de guerre, il déclara en partant qu’il voulait qu’Honoria lui fût envoyée avec ses trésors en Hunnie, faute de quoi il la viendrait chercher à la tête d’une autre armée au printemps suivant. Tel fut le souvenir dérisoire adressé par le roi des Huns à la sœur de l’empereur, à la petite-fille du grand Théodose dernier témoignage de son mépris pour cette coupable folle, dans laquelle il ne vit jamais qu’un vil instrument aussi indigne de ses désirs que de son respect.
Pour retourner chez lui, il ne prit pas, comme en venant, la route des Alpes Juliennes, de peur de rencontrer, au débouché des montagnes, l’armée que Marcien venait d’envoyer en Pannonie : remontant le cours de l’Adige, il suivit celle des Alpes Noriques, et ses soldats, malgré la conclusion de la paix, pillèrent la ville d’Augusta, Ausbourg, qui se trouvait sur leur chemin. Au passage de la rivière de Lech, qui coule près de cette ville et se perd dans le Danube, un incident singulier jeta parmi les Huns une sorte d’inquiétude superstitieuse. À l’instant où le cheval du roi entrait dans l’eau, une femme d’une figure étrange et d’un accoutrement misérable, telle qu’on pourrait se peindre les sorcières de la Pannonie ou les druidesses de la Gaule, se précipita au-devant de lui, et, le saisissant à la bride, s’écria par trois fois d’un ton de voix solennel : « Arrière, arrière, Attila ! » comme pour signifier que quelque grand danger attendait le roi des Huns au but de son voyage. Au reste, les soldats jugeaient assez diversement l’issue de la guerre qui venait de finir. Ils n’avaient pas vu sans quelque surprise un prêtre romain obtenir de leur roi ce que celui-ci avait obstinément refusé aux remontrances de ses capitaines, et, se rappelant qu’il avait empêché le pillage de Troyes l’année précédente à la prière de l’évêque Lupus, saint Loup, ils disaient dans leurs grossières plaisanteries qu’Attila, invincible vis-à-vis des hommes, se laissait dompter par les bêtes.
L’armée romaine orientale occupait déjà la Mésie, toute prête à attaquer le pays des Huns ; mais, lorsqu’elle apprit que la paix avait été définitivement conclue entre Attila et l’empire d’Occident, elle s’abstint de toute hostilité : Toutefois Attila fit prévenir Marcien qu’il irait le trouver au printemps prochain, dans son palais de Constantinople, si le tribut convenu autrefois par Théodose II n’était pas immédiatement payé. Marcien, qui n’était pas homme à céder comme Valentinien, répondit aux menaces par des menaces contraires, aux levées de troupes par des préparatifs de défense. Quelques batailles livrées aux Alains du Caucase, qui s’étaient révoltés en son absence, terminèrent pour Attila cette année 452. Jornandès, par une singulière confusion que semble produire dans son esprit la similitude des noms, transforme la guerre dont je viens de parler contre les tribus alaniques de l’Asie en une seconde campagne des Gaules, dirigée contre Sangiban et les Alains de la Loire, et même contre les Visigoths. L’erreur est trop manifeste pour avoir ici besoin d’une réfutation. L’ensemble des documens historiques atteste qu’Attila passa tranquillement l’hiver sur les bords du Danube, faisant de grands apprêts pour l’année 453 ; mais, dans les desseins de la Providence, cette année ne lui appartenait déjà plus.
Nous transporterons maintenant nos lecteurs dans la bourgade royale des Huns et dans ce palais de planches où nous les avons déjà introduits à la suite de Maximin et de Priscus, de Vigilas et d’Édécon. Une grande fête s’y préparait, et la salle des festins voyait circuler plus activement que jamais les échansons et les coupes. Les poètes huns et les scaldes goths s’étaient remis à l’œuvre, la voix des jeunes filles marchant par bandes sous les voiles blancs faisait encore retentir l’air du chant des hymnes[3] ; mais cette fois c’étaient des hymnes d’amour, car Attila se mariait. La nouvelle femme qu’il ajoutait à son troupeau d’épouses n’était point la fille des Césars, sa fiancée Honoria, qu’il avait eu soin de laisser en Italie : celle-ci, d’une grande jeunesse et d’une admirable beauté, dit l’histoire, se nommait Ildico. Ce nom, que Jornandès emprunte aux récits de Priscus, présente, malgré l’altération que lui a fait subir l’orthographe des Grecs, une physionomie germanique incontestable, et la tradition du Nord nous le reproduit sous une forme plus pure dans celui de Hilt-gund ou Hildegonde. Qu’était-ce qu’Ildico ? La tradition germaine en fait une fille de roi, tantôt d’un roi des Franks d’outre-Rhin, tantôt d’un roi des Burgondes ; la tradition hongroise, qui l’appelle Mikoltsz, lui donne pour père un prince des Bactriens, et ce qui semble confirmer historiquement les indications de la poésie traditionnelle, c’est la solennité même de cette noce, célébrée avec tant de pompe, et si différente du mariage presque clandestin qu’Attila contractait en 449 avec la fille d’Eslam. La tradition germanique ajoute qu’Attila avait tué jadis, pour s’emparer de leurs trésors, les parens de cette jeune fille qu’il appelait maintenant dans son lit. Ces sortes de mariages, où la politique se mêlait à la licence des mœurs, n’étaient pas rares chez les Huns, non plus que chez les Mongols, leurs frères. À côté du cruel droit de la guerre qui mettait entre leurs mains la vie de leurs ennemis, existait la nécessité de se concilier les vaincus, et le vainqueur d’une tribu épousait fréquemment la veuve ou la fille du chef qu’il avait assassiné. C’était une des causes de la multiplication des mariages chez les conquérans asiatiques : Tchinghiz-Khan et ses successeurs comptèrent parmi leurs nombreuses épouses plusieurs de ces doubles victimes de la politique et de la guerre, et celles-ci se résignaient à leur sort assez volontiers ; mais des mœurs si farouches, étrangères à la race germanique, chez laquelle les femmes jouissaient d’une grande autorité morale dérivant des vieilles croyances religieuses, ne devaient pas rencontrer de leur part la même docilité que de la part des femmes de l’Asie, presque réduites à l’esclavage. Quoi qu’il en soit, cette seconde donnée de la tradition ne doit pas être négligée : elle jette un trait lumineux sur les mystères de ces noces sanglantes.
La rare beauté d’Ildico avait été au cœur d’Attila, et pendant les fêtes du mariage, nous dit Jornandès, le roi des Huns se livra à une joie extrême. La coupe de bois où versait l’échanson royal se remplit et se vida plus que de coutume, et lorsque, de la salle du festin, Attila passa dans la chambre nuptiale, sa tête, suivant l’expression du même historien, était chargée de vin et de sommeil. Le lendemain matin, on ne le vit point paraître, et une grande partie du jour s’écoula sans qu’aucun bruit, aucun mouvement se fît dans sa chambre, dont les portes restaient fermées en dedans. Les officiers du palais commencèrent à s’inquiéter : ils appellent, rien ne répond à leur voix ; brisant alors les portes, ils aperçoivent Attila étendu sur sa couche, au milieu d’une mare de sang, et sa jeune épouse assise près du lit, la tête baissée et baignée de larmes sous son long voile. Un cri terrible, poussé par tous ces hommes à la fois, fait aussitôt retentir le palais ; saisis d’une douleur furieuse et comme frénétiques, les uns coupent leur chevelure en signe de deuil, les autres se creusent le visage avec la pointe de leurs poignards, car, dit l’écrivain que nous avons déjà cité, « ce n’étaient pas des larmes de femme, mais du sang d’homme, qu’il fallait pour pleurer une telle mort. » De l’enceinte du palais, la nouvelle se répandit avec la rapidité de l’éclair dans la bourgade royale, puis dans tout l’empire des Huns, et la nation entière, des bords du Danube aux monts Ourals, fut bientôt en proie à tous les transports d’un regret inexprimable.
Que s’était-il passé durant cette fatale nuit ? Les bruits qui circulèrent là-dessus hors du palais furent divers et contradictoires ; mais le soin même que mirent les chefs des Huns à prouver que la mort de leur roi avait été naturelle accrédita une version plus sinistre. On prétendit qu’Ildico avait frappé d’un coup de couteau son mari endormi ; quelques-uns ajoutèrent qu’un écuyer du roi l’avait aidée dans la perpétration de son crime, et que l’attentat avait été commis à l’instigation d’Aëtius. Les documens latins qui nous fournissent cette dernière indication donnent lieu de supposer un complot domestique du genre de celui qu’avait tramé quatre ans auparavant le premier ministre de Théodose, mais plus perfide et mieux ourdi. La tradition germanique attribue pour unique mobile à la jeune femme le sentiment de la vengeance et une profonde haine pour l’homme qui, après avoir tué et dépouillé sa famille, venait abuser de sa beauté. La version convenue parmi les Huns, version destinée sans doute à prévenir des accusations, des recherches dangereuses pour la paix, et peut-être une dissolution : immédiate de l’empire, fut que le roi était mort d’apoplexie ; que, sujet à des saignemens de nez, il avait été surpris par une hémorrhagie couché sur le dos, et que le sang, ne trouvant pas son passage habituel au dehors, s’était amassé dans sa gorge et l’avait étouffé. Voici ce que les enfans d’Attila, les chefs et les grands de la cour répandirent en tout lieu par prudence, par politique, par orgueil, et ce qui devint le récit avoué et officiel de sa fin.
Les funérailles de ce potentat du monde barbare furent célébrées avec une pompe sauvage digne de sa vie. Une tente de soie dressée dans une grande plaine, aux portes de la bourgade royale, reçut son cadavre, qui fut déposé sur un lit magnifique, et des cavaliers d’élite, choisis avec soin dans toute la nation, formèrent alentour des courses et des jeux comparables aux combats simulés des cirques romains. En même temps les poètes et les guerriers entonnèrent dans la langue des lions un chant funèbre que la tradition gothique conservait encore au temps de Jornandès, et que nous reproduirons tel que cet historien nous l’a laissé. « Le plus grand roi des Huns, y était-il dit, Attila, fils de Moundzoukh, souverain des plus vaillans peuples, posséda seul, par l’effet d’une puissance inouie avant lui, les royaumes de Scythie et de Germanie. Il épouvanta par la prise de nombreuses cités l’un et l’autre empire de la ville de Rome : comme on redoutait qu’il n’ajoutât le reste à sa proie, il se laissa apaiser par les prières et reçut un tribut annuel. Et après avoir fait toutes ces choses, par une singulière faveur de la fortune, il mourut, non sous les coups de l’ennemi ni par la trahison des siens, mais dans la joie des fêtes, au sein de sa nation intacte, sans éprouver la moindre douleur. Qui donc racontera cette mort, pour laquelle personne ne trouve de vengeance ? » L’armée, rangée en cercle autour de la tente, répétait ce chœur avec des hurlemens lamentables. Aux marques de douleur succéda ce que les Huns appelaient une strava, c’est-à-dire un repas funèbre où l’on but et mangea avec excès, car c’était la coutume de ce peuple de mêler la débauche à la tristesse des funérailles. On s’occupa ensuite d’ensevelir le roi. Son cadavre fut enfermé successivement dans trois cercueils : le premier d’or, le second d’argent, et le troisième de fer, pour signifier que ce puissant monarque avait tout possédé : le fer, par lequel il domptait les autres nations ; l’or et l’argent, par lesquels il avait enrichi la sienne. On choisit l’obscurité de la nuit pour le couher à la terre, et l’on plaça à ses côtés des armes prises sur un ennemi mort, des carquois couverts de pierreries et des meubles précieux dignes d’un pareil roi ; puis, afin de dérober tant de trésors à l’avidité ou à la curiosité humaine, les Huns égorgèrent les ouvriers qu’ils avaient employés à creuser la fosse ou à la combler. Les signes prophétiques et les prodiges ne firent pas défaut à un si grand événement que la mort d’Attila. On raconta que, la nuit même de la catastrophe, l’empereur Marcien avait vu en rêve un arc brisé : cet arc, c’était la puissance des Huns.
En effet, la puissance des Huns fut brisée avec la vie d’Attila. La succession de ce conquérant, qui avait fondé en peu d’années un empire au moins égal à l’empire d’Alexandre, ressembla à celle du Macédonien.
J’ai dit, en répétant le mot de Jornandès, que les fils d’Attila, nés, en divers lieux, de mères différentes et à peu près étrangers les uns aux autres, formaient presque un peuple ; la tradition en compte plus de cinquante, et l’histoire en nomme sept arrivés à l’âge d’homme : Ellakh, Denghizikh, Emnedzar, Uzindur, Uto, Iscalm et Hernakh, le plus jeune de tous et l’enfant de prédilection. Ellakh, l’aîné de ceux qu’il avait eus de son épouse favorite Kerka, était seul capable de maintenir les conquêtes de son père. Attila le pensait, et plusieurs fois il avait désigné Ellakh comme devant être son successeur et le chef futur de la famille ; mais les autres fils n’y consentirent point. Leur père était à peine au cercueil, que leurs rivalités éclatèrent avec violence Ellakh dut se résigner à faire entre eux tous un partage égal de l’empire. Chez les peuples sédentaires, les partages de conquêtes, si orageux qu’ils soient toujours, offrent pourtant de bien moindres difficultés que chez les peuples nomades. Chez les premiers, la terre offre des limites certaines : un fleuve, une montagne trace la frontière naturelle de deux provinces ; chez les seconds, la terre est l’élément incertain ; la province, c’est la horde avec ses guerriers, ses femmes, ses troupeaux et ses habitations mobiles : le gouvernement des hommes s’y règle par tête comme un lot de bétail. Ce procédé, conforme aux mœurs de l’Asie septentrionale, n’avait rien de blessant pour les vassaux asiatiques ou demi-asiatiques des Huns ; mais il révolta l’orgueil des Germains, qui consentaient à être sous les rois huns des sujets et non pas des choses. Alors arriva la seconde phase de dissolution qui menaçait l’empire d’Attila.
Ce fut le roi des Gépides, Ardaric, ce sage et fidèle conseiller du conquérant, qui donna le signal de l’insurrection contre ses fils. « Indigné de voir traiter tant de braves nations comme des bandes d’esclaves, » dit Jornandès, il fit appel aux enfans de la Germanie pour reconquérir leur liberté ; les Ostrogoths y répondirent et probablement aussi les Hérules et les Suèves ; le reste, avec les tribus sarmates et les Alains, se rangea du côté des Huns. Comme si la rive gauche du Danube n’eût pu leur offrir un champ de bataille suffisant, ils passèrent en Pannonie. Ce fut pour les Romains un spectacle terrible que de voir tous ces peuples animés à leur perte : Huns blancs et Huns noirs, Goths, Alains, Gépides, Hérules, Ruges, Scyres, Turcilinges, Sarmates, Suèves, Quades, Marcomans, se heurtant, s’étreignant, se détruisant les uns les autres avec une rage féroce. Jornandès les compare aux membres d’un corps dont on a enlevé la tête, et qui, n’avant plus de direction commune, se livrent une guerre insensée. Une bataille décisive donna la victoire aux Gépides : trente mille Huns et vassaux fidèles aux Huns jonchèrent la place ; Ellakh y perdit la vie après avoir fait des prodiges de courage.
Tous ces peuples alors se dispersèrent : Denghizikh, avec le plus grand nombre des enfans d’Attila, gagna les bords du Palus-Méotide et du Dniester, où il continua quelque temps l’empire hunnique dans ses régions orientales. Hernakh, suivi de quatre de ses frères, pénétra dans les provinces romaines de la Dacie Ripuaire et de la petite Scythie, s’y soumit à l’empereur d’Orient, et reçut des terres où se cantonnèrent, outre les Huns, des Alains, des Scyres et d’autres tribus de races diverses qui s’attachèrent à sa fortune. Ardaric établit ses Gépides sur les bords de la Théiss et du Danube, au centre des états d’Attila et dans le lieu où il résidait. Les Huns dépossédés durent fuir à leur tour : il en resta pourtant quelques débris que protégèrent les hautes vallées des Carpathes. On trouve encore aujourd’hui, dans un canton de la Transylvanie, un petit peuple qui ne se confond avec aucun autre, et prétend descendre de ces antiques restes des Huns d’Attila, le petit peuple des Sekel. L’opinion de sa descendance hunnique est ancienne en Hongrie ; elle avait déjà cours au XIIIe siècle, et en effet c’est vers ce pays que durent se retrancher ceux des Huns qui, refusant la protection romaine, cherchèrent pourtant un refuge contre les attaques des Germains. Quant à ceux-ci, ils restèrent pour la plupart dans la Pannonie et l’Illyrie, qu’ils se divisèrent par lambeaux. Les trois Amales, rois des Ostrogoths, occupèrent la Pannonie : Valamir dans sa partie orientale, Théodemir aux environs du lac Pelsod, aujourd’hui Neusiedel, sur les frontières de l’Autriche, et Vidémir dans la région intermédiaire. Ils y vivaient redoutés, caressés et grassement payés par l’empire, dont ils se proclamaient les hôtes et les fédérés ; mais de temps en temps, impatiens du repos, ils tiraient au sort pour savoir lequel d’entre eux saisirait l’épée, et irait piller soit l’Orient soit l’Occident. Les autres Barbares faisaient le même métier avec plus de turbulence encore. Les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, pénétrèrent jusqu’au versant méridional des Alpes, et furent admis par troupes nombreuses en Italie. Ils y reçurent des armes et des drapeaux, et on les qualifia d’armée romaine ; ce fut même bientôt la seule force organisée de l’empire d’Occident. Ainsi la Romanie disparaissait pied à pied sous des conquêtes partielles et successives qui l’envahissaient par une marche sûre et irrésistible, comme la marée montante envahit la plage.
La mort d’Attila, en même temps qu’elle jetait dans l’empire d’Occident une foule de peuples déplacés et sans patrie, devint pour lui comme le signal d’une dissolution intérieure. J’ai dit plus haut que l’Occident ébranlé, disloqué, ne se maintenait plus que par le génie d’Aëtius ; Aëtius lui-même tirait sa force et sa nécessité d’Attila, suspendu vingt ans comme un épouvantail sur le monde romain. Quand cette menace cessa, l’empire et l’empereur respirèrent, et Valentinien n’eut plus qu’un désir, celui d’être délivré aussi d’Aëtius. D’ailleurs la dernière campagne avait bien diminué l’importance du patrice Rome savait maintenant par expérience qu’elle n’avait pas besoin de l’épée pour se sauver, et que la bassesse suffisait.
Les ennemis d’Aëtius se remirent donc à l’œuvre avec plus d’ensemble que jamais : on tourna contre lui les cruelles nécessités de la guerre qui venait de finir, la ruine d’Aquilée et l’abandon de la Transpadane ; on lui imputa à crime l’inaction forcée dans laquelle il s’était trouvé ; on nia ses talens, on répéta de toutes parts ce que nous lisons dans Prosper d’Aquitaine, savoir, que le patrice n’avait plus montré en Italie l’habileté militaire dont il avait fait preuve en Gaule. — Ainsi le refroidissement public conspirait contre ce grand homme, le dernier des Romains, avec les sourdes machinations des eunuques du palais et la haine mal cachée de Valentinien ; lui, toujours aveugle et confiant, ne voyait rien ou ne voulait rien voir. Valentinien lui avait promis autrefois de lier leurs deux familles par le mariage d’Eudoxie et de Gaudentius : quand le patrice vint réclamer l’exécution de cet engagement, l’empereur se moqua de lui et le promena de délai en délai. Aëtius se plaignit avec hauteur. Un jour qu’on avait écarté à dessein ses plus fidèles amis, on le fit tomber dans un guet-apens infâme, et Valentinien se donna le plaisir de le frapper lui-même de son épée. Ce crime eut lieu en 454 ; en 455, Valentinien périt à son tour, victime de sa perfidie et de ses débauches ; trois mois après, Genséric mettait Rome au pillage.
On peut dire que, depuis la mort d’Aëtius, il n’y eut plus d’empereurs d’Occident ; les Césars éphémères qui endossèrent encore la pourpre ne furent que des lieutenans de patrices barbares, qui les élevaient, les déposaient, les tuaient suivant leur caprice. Les Barbares étaient partout en Occident, individuellement ou en masse ; ils avaient le gouvernement ; il leur fallut bientôt la terre.
La cour d’Attila avait été une pépinière d’aventuriers mêlés à ses entreprises de politique ou de guerre : gens actifs, énergiques, avides d’argent et de jouissances, ils prirent presque tous parti dans les troubles de la seconde moitié du Ve siècle, apportant en Italie, soit comme ennemis soit comme amis des Romains, les facultés et les appétits qu’ils avaient puisés près de l’empereur de la Barbarie. Ainsi nous voyons ce même Oreste qui a figuré dans nos récits devenir maître des milices de l’empereur Népos, puis le déposer et proclamer auguste son propre fils encore dans l’enfance, Romulus, qu’on appela le petit Auguste, Augustule. Les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, somment alors ce secrétaire d’Attila de leur partager l’Italie, et, sur son refus, Odoacre s’en charge. Le tiers du territoire italien est distribué aux anciens soldats d’Attila ; la dignité d’empereur est supprimée comme une fiction inutile, et Odoacre prend le titre de roi d’Italie. L’histoire nous montre ensuite derrière lui, comme son meurtrier et son successeur, le grand Théodoric, fils du roi ostrogoth Théodémir, un des capitaines du roi des Huns : le nom d’Attila plane sur toute cette transformation de l’Italie.
Dans l’Europe orientale, son esprit anime encore les tronçons de l’empire des Huns ; plusieurs de ses fils se montrent vaillans hommes, et sa gloire ouvre aux derniers bans des nations hunniques un chemin facile vers le Danube. Elles s’y succèdent pendant trois siècles, presque d’année en année, sous les noms d’Outourgours, Koutrigours, Avares, Bulgares, Khazars, jusqu’à ce qu’enfin les Hunnugares ou Oungri, les Hongrois de nos jours, fondent, vers le milieu du VIIIe siècle, dans l’ancienne Hunnie, un noble et puissant état qui a pris une place glorieuse dans la société européenne.
Tel est l’Attila de l’histoire. J’ose me flatter d’avoir épuisé ici, pour en esquisser le portrait, tous les documens réellement historiques qui concernent ce Barbare, le plus grand de ceux qui apparurent au déclin de l’empire romain ; mais, par cela même qu’il fut grand et qu’il laissa une trace profonde dans les événemens de son siècle, ce Barbare a occupé long-temps après lui l’imagination des peuples. Barbares et Romains se sont complu à le poétiser sous des aspects différens, et le roi des Huns s’est trouvé dans le moyen-âge l’objet d’autant de traditions et de contes qu’Alexandre et César, le héros d’autant de poèmes que Charlemagne. Il est curieux de comparer ces traditions entre elles, soit qu’elles viennent des pays romains, soit qu’elles appartiennent aux nations germaniques, soit qu’elles découlent des souvenirs domestiques de la race magyare ; il est intéressant surtout de les rapprocher des données positives de l’histoire. J’offrirai prochainement aux lecteurs de la Revue le résultat d’un pareil travail.
AMDEE THIERRY.
- ↑ Voyez la livraison du 1er février, celle des 15 février et 1er mars.
- ↑ « Erat indutus pontificalibus indumentis scilicet planeta sive casula, lata more antiquo, ex purpura coloris castanei… Super humero dextro crux parva rubri coloris ; quae erat pallii pontificalis, et aliam crucem paulo longiorem suprà pectus… » Telle est la description des vêtemens pontificaux avec lesquels saint Léon fut enseveli et qu’on trouva dans sa tombe lors de la translation de ses reliques. On en peut voir tout le détail dans les Bollandistes, à la date du 11 avril. Nous devons à ce procès-verbal de translation d’avoir pu décrire le costume que portait saint Léon à l’audience d’Attila, puisque c’étaient là ses habits pontificaux, et que son biographe nous dit qu’il aborda le roi des Huns en costume pontifical, augustiore habitu.
- ↑ Voir le détail des fêtes de la cour d’Attila dans la Revue des Deux Mondes, no du 15 février.