Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila/03
On dirait qu’il existe dans les masses populaires un instinct politique qui leur fait pressentir les catastrophes des sociétés, comme un instinct naturel annonce d’avance à tous les êtres l’approche des bouleversemens physiques. L’année 451 fut pour l’empire romain d’Occident une de ces époques fatales que tout le monde attend en frémissant, et qui apportent leurs calamités pour ainsi dire à jour fixe. Les prédictions, les prodiges, les signes extraordinaires, cortége en quelque sorte obligé des préoccupations générales, ne manquèrent point à cette année de malheur. L’histoire nous parle de commotions souterraines qui ébranlèrent en 450 la Gaule et une partie de l’Espagne : la lune s’éclipsa à son lever, ce qui était regardé comme un présage sinistre ; une comète d’une grandeur et d’une forme effrayantes parut à l’horizon du côté du soleil couchant, — et du côté du pôle, le ciel se revêtit pendant plusieurs jours de nuages de sang au milieu desquels des fantômes armés de lances de feu se livraient des combats, imaginaires. C’étaient là des prophéties pour le vulgaire superstitieux ; les ames pieuses en cherchaient d’autres dans la religion. L’évêque de Tongres, Servatius, alla consulter à Rome les apôtres Pierre et Paul sur leurs tombeaux, afin de savoir de quels maux la colère divine menaçait son pays et quel moyen il y avait de les conjurer ; il lui fut répondu que la Gaule serait livrée aux Huns et que toutes ses villes seraient détruites, mais que lui, pour prix de la foi qui l’avait amené, il mourrait sans avoir vu ces affreux spectacles. Quant aux esprits politiques, ils découvraient des signes de ruine plus infaillibles encore dans l’état d’ébranlement du monde occidental, tout près de se dissoudre, et qui semblait ne plus se soutenir que par l’épée d’Aëtius.
Si l’action directe des Huns s’était fait sentir moins violemment à l’empire d’Occident qu’à celui d’Orient, en revanche le premier avait plus souffert du contre-coup de leurs batailles. La seule présence de ces Barbares dans la vallée du Danube avait fait pleuvoir jusqu’au fond de l’Europe et jusqu’en Afrique les dévastations de la guerre. Les populations qu’ils déplaçaient et chassaient devant eux avaient presque toutes pris le chemin de la Gaule. Les Alains, les Vandales et les Suèves, entrés dans cette province en 406, la ravagèrent pendant quatre ans pour se reverser de là sur l’Espagne et sur les villes de l’Afrique. Trouvant la brèche faite sur le Rhin, les Burgondes envahirent l’Helvétie, puis la Savoie, et plusieurs des tribus frankes qui habitaient au nord de ce fleuve se transportèrent au midi, le long de la Meuse, dans une portion de la zone qu’on appelait la Rive, Ripa, et qui leur fit donner le nom de Franks-Ripuaires. Rome était contrainte d’accepter comme hôtes les envahisseurs qu’elle n’avait pas la force de repousser, et le nord des Gaules vit s’ajouter deux nouveaux peuples fédérés aux Franks Saliens, cantonnés dans la Toxanderie depuis cent ans. L’établissement du peuple visigoth en Aquitaine et l’existence d’un royaume barbare qui minait la Gaule intérieurement étaient encore un fruit de l’arrivée des Huns en Europe. Fugitifs devant Balamir, reçus par pitié en Pannonie, où ils s’étaient faits bientôt maîtres, les Visigoths avaient parcouru en dévastateurs la Grèce et l’Italie sous la conduite d’Alaric, puis, traversant les Alpes occidentales sous celle d’Ataülf, ils avaient arraché à la faiblesse du gouvernement romain un riche et fertile pays, où ils espéraient bien être pour jamais délivrés des fils des sorcières. Deux hordes de fédérés alains, restes de l’invasion de 406, en occupaient quelques cantons déserts : l’une aux environs de Valence, l’autre sur la rive gauche de la Loire, dont elle gardait les passages. Ces fils du Caucase y promenaient, la lance en main, leurs maisons roulantes et leurs troupeaux, continuant la vie des steppes de l’Asie dans les plaines de la Touraine et de l’Orléanais.
Ainsi donc le morcellement de la Gaule entre cinq peuples fédérés, l’Espagne à moitié conquise, l’Afrique perdue, l’île de Bretagne séparée du gouvernement de l’Italie, voilà le tableau que présentait, en 451, l’empire romain occidental. Il faut joindre à ces morcellemens celui de la Bretagne armoricaine, qui, à l’exemple de la grande île du même nom, et par l’impulsion de Bretons fugitifs, s’était constituée en état indépendant sous des chefs nationaux. La guerre étrangère avait produit dans toutes ces contrées une misère inexprimable, et la misère à son tour avait produit la guerre civile. Des insurrections de paysans, auxquelles on donnait le nom de bagaudes, ne cessèrent pas de troubler la Gaule et l’Espagne depuis 435 jusqu’en 443, et, toute comprimée qu’elle était par la main vigoureuse d’Aëtius, la bagaudie ne semblait point éteinte. Ses chefs, dans les rangs desquels on comptait des mécontens de toutes les conditions et beaucoup de jeunes gens perdus de dettes, poursuivaient leurs projets dans l’ombre. On eût dit qu’ils attendaient aussi, pour combler la somme des malheurs publics, cette terrible année 451, objet de tant de frayeurs, et, pour ne se pas fier au seul hasard des événemens, un des principaux d’entre eux, le médecin Eudoxe, « homme d’une grande science, mais d’un esprit pervers, » nous disent les chroniques contemporaines, s’enfuit, en 448, chez les Huns. Là sans doute il ne manqua pas d’exciter Attila à porter la guerre en Gaule, lui promettant pour sa part l’appui des brigands, des esclaves et des paysans révoltés.
Deux événemens, l’un heureux, l’autre malheureux, augmentèrent le malaise des esprits, en ajoutant au trouble des maux prévus les chances imprévues d’une révolution de palais. Théodose mourut, le 28 juillet 450, d’une chute de cheval, et trois mois après ce fut le tour de Placidie, qui continuait à gouverner l’empire d’Occident pour son fils Valentinien III, alors âgé de trente et un ans. La mort de Théodose, suivie de l’exécution de Chrysaphius, fut un grand bien pour l’Orient ; mais celle de Placidie, en émancipant Valentinien, attira sur l’Occident des désastres sans remède. Suivant son habitude de faire marcher la politique avant les armes, Attila voulut sonder les nouveaux princes, et il commença par celui d’Orient. Comme il n’avait plus à demander la tête de Chrysaphius, que se disputait la populace de Constantinople, il réclama simplement le tribut consenti par Théodose ; mais le nouvel empereur, nommé Marcien, vieux soldat illyrien de la race énergique des Probus et des Claude, répondit qu’il avait de l’or pour ses amis, et du fer pour ses ennemis. Cette réponse, appuyée par des levées de troupes et par de bonnes mesures de défense, arrêta court Attila, qui tourna ses regards du côté de l’Occident.
De ce côté, il pouvait employer une arme terrible qu’il tenait en réserve depuis quinze années, attendant patiemment que l’occasion vînt de s’en servir, et après le décès de Placidie il crut cette occasion venue. Il y avait en effet quinze ou seize ans que la propre sœur de Valentinien III, Honoria, fille de Placidie et petite-fille du grand Théodose, dans un accès de folie romanesque ou de vengeance contre sa famille, qui la condamnait au célibat, avait envoyé un anneau de fiançailles au fils de Moundzoukh, monté récemment sur le trône des Huns. Attila, comme tous les Orientaux, n’aimait que les femmes retenues et modestes : il laissa la proposition d’Honoria sans réponse, mais il garda son anneau. Celle-ci, irritée de ce dédain ou peu constante dans ses goûts, ourdit avec son intendant Eugénius une intrigue plus sérieuse dont le scandale la perdit. Sa mère la fit enfermer d’abord à Constantinople, puis à Ravenne. Les années s’écoulèrent, et jamais le roi hun, dans ses relations fréquentes avec l’empire d’Occident, n’avait paru se souvenir qu’il y possédait une fiancée ; jamais il n’avait fait la moindre allusion à des droits sur Honoria ou sur sa dot, lorsque tout à coup Valentinien reçut de lui un message par lequel il réclamait l’une et l’autre. Il venait d’apprendre avec grande surprise, disait-il, que sa fiancée Honoria subissait à cause de lui des traitemens ignominieux, et qu’on la détenait même en prison. Ne voyant pas que le choix qu’elle avait fait eût rien de déshonorant pour l’empereur, il exigeait d’abord sa mise en liberté, puis la restitution de la part qui lui revenait dans l’héritage de son père. Cette part, suivant lui, c’était la moitié des biens personnels du dernier auguste Constancius et la moitié de l’empire d’Occident.
L’histoire gardant le silence sur les aventures de la princesse Honoria postérieurement à sa captivité, nous ignorons si on l’avait mariée alors pour couvrir son déshonneur, ou si on le fit seulement à la réception du message, afin d’opposer aux prétentions du roi hun une raison péremptoire : en tout cas, Honoria se trouva mariée, et Valentinien put répondre que « sa sœur ayant déjà un mari, il ne pouvait être question de l’épouser, attendu que la loi romaine n’admettait pas la polygamie, comme faisait la loi des Huns ; que d’ailleurs sa sœur, fût-elle libre, n’aurait rien à prétendre dans la succession de l’empire, attendu encore que, chez les Romains, les femmes ne régnaient pas, et que l’empire ne constituait point un patrimoine de famille. » Attila, qui ne discutait jamais les raisons par lesquelles on combattait sa volonté, persista purement et simplement dans sa double réclamation, et, afin de prouver à tous les yeux la sincérité de ses paroles, il envoya à Ravenne l’anneau qu’il tenait d’Honoria. On était dans la plus grande vivacité de ces débats, lorsque tout à coup Attila les rompit et parut les avoir totalement oubliés. Loin de montrer vis-à-vis de Valentinien ni aigreur ni souvenir pénible, il ne le traitait plus qu’avec une affection tout expansive. « L’empereur, à l’en croire, ne possédait pas d’ami plus sûr que lui, ni l’empire de serviteur plus dévoué ; son bras, ses armées, toute sa puissance, étaient au service des Romains, et il ne désirait rien plus qu’une occasion d’en fournir la preuve. » Cette subite chaleur d’amitié de la part d’Attila n’effraya guère moins la cour de Ravenne que ses derniers éclats de colère ; on sentit bien en effet que cette nouvelle politique révélait un nouveau danger.
Carthage et l’Afrique étaient alors sous la domination d’un homme comparable au roi des Huns par sa laideur et son génie, — Genséric, roides Vandales. Ce qu’Attila avait accompli avec tant de promptitude et de bonheur sur les Barbares de l’Europe non romaine, Genséric le tentait pour les Barbares cantonnés dans l’empire ; il avait entrepris de les réunir tous en un seul corps soumis à une même discipline politique, à une même communion religieuse, l’arianisme, et toujours prêt à soutenir, pour toute chose et en tout lieu, le drapeau barbare contre le drapeau romain. Pour la réussite de ce projet, il avait marié son fils Huneric à la fille de Théodoric, roi des Visigoths ; mais, ne rencontrant point dans cette alliance les avantages qu’il en avait espérés, il prit sa belle-fille en haine : un jour, sur le simple soupçon qu’elle avait voulu l’empoisonner, il lui fit couper les narines, et la renvoya, en Gaule, à son père, ainsi horriblement défigurée. Réfléchissant alors aux conséquences d’un pareil outrage et ne doutant point que, pour se venger, Théodoric ne formât contre lui quelque ligue avec les Romains, il rechercha l’alliance d’Attila. De riches présens le firent bien venir du roi des Huns. Comme deux éperviers qui accommodent leur vol pour fondre ensemble sur la même proie, ils se concertèrent pour assaillir l’empire romain à la fois par le nord et par le midi. Genséric projetait déjà sans doute cette descente en Italie qu’il exécuta quatre ans plus tard ; Attila se chargea des Visigoths et de la Gaule.
D’autres raisons engageaient encore le roi hun à porter la guerre au midi du Rhin. Le chef d’une des principales tribus frankes établies sur la rive droite de ce fleuve, dans la contrée arrosée par le Necker, était mort en 446 ou 447, laissant deux fils qui se disputèrent son héritage, et divisèrent entre eux la nation. L’aîné ayant demandé l’assistance d’Attila, le second se mit sous la protection des Romains. Aëtius l’adopta comme son fils, suivant une pratique militaire alors en usage, et qui nous montre déjà au Ve siècle les premières lueurs de la chevalerie naissante ; puis il l’envoya, comblé de cadeaux, à Rome, vers l’empereur, pour y conclure un traité d’alliance. C’est là que Priscus le vit. « Aucun duvet, dit-il, n’ombrageait encore ses joues ; mais sa chevelure blonde flottait en masses épaisses sur ses épaules. » Aëtius, on peut le croire, parvint sans peine à installer son protégé sur le trône des Franks du Necker ; mais le frère banni ne cessa point d’aiguillonner l’ambition d’Attila, au succès de laquelle il attachait lui-même son triomphe. Ainsi tout concourait à pousser le roi des Huns vers la Gaule, et les exhortations de Genséric, et les instances du prince chevelu qui devait lui livrer le passage du Rhin, et jusqu’à celles du médecin Eudoxe, cet odieux chef de bagaudes qui lui promettait d’autres fureurs pour servir d’auxiliaires aux siennes. Sous l’empire de ces nouvelles préoccupations, il oublia pour la seconde fois sa fiancée, et prit vis-à-vis de l’empereur Valentinien ce langage doux et humble dont celui-ci craignait de savoir la cause.
Il ne tarda pas à la connaître. Attila l’informa par un nouveau message qu’il avait avec les Visigoths une querelle dont il l’invitait à ne se point mêler. « Les Visigoths, disait-il, étaient des sujets échappés à la domination des Huns, mais sur lesquels ceux-ci n’avaient point abandonné leurs droits. D’ailleurs n’étaient-ils pas aussi pour l’empire des ennemis dangereux ? Après avoir rempli l’Orient et l’Occident de leurs pillages, observaient-ils fidèlement leurs obligations dans les cantonnemens qu’ils tenaient de la munificence des Romains ? Loin de là, ils vivaient à leur égard dans un état de guerre perpétuelle. Attila se chargeait de les châtier au nom des Romains comme au sien. » Valentinien eut beau lui faire observer qu’il n’était point en guerre avec les Visigoths, et que, s’il y était, il ne chargerait personne de sa vengeance ; que les Visigoths vivant en Gaule sous l’abri de l’hospitalité romaine, vouloir les attaquer, c’était attaquer l’empire, et qu’enfin Attila n’arriverait point jusqu’à eux sans bouleverser de fond en comble les états d’un prince dont il se disait le serviteur. Le roi hun n’en fit pas moins à sa guise, et déclara qu’il allait partir ; mais, en même temps qu’il tâchait d’endormir Valentinien par des flatteries, il mandait à Théodoric de ne se point inquiéter, qu’il n’entrait en Gaule que pour briser le joug des Romains et partager le pays avec lui. Ces feintes assurances d’amitié parvinrent au roi goth en même temps qu’une lettre de la chancellerie impériale ainsi conçue : « Il est digne de votre prudence, ô le plus courageux des Barbares, de conspirer contre le tyran de l’univers, qui veut forcer le monde entier à plier sous lui, qui ne s’inquiète pas des motifs d’une guerre, mais regarde comme légitime tout ce qui lui plaît. C’est à la longueur de son bras qu’il mesure ses entreprises ; c’est par la licence qu’il assouvit son orgueil. Sans respect du droit ni de l’équité, il se conduit en ennemi de tout ce qui existe… Fort par les armes, écoutez vos propres ressentimens ; unissons en commun nos mains ; venez au secours d’une république dont vous possédez un des membres. » On dit qu’à la lecture de ces dépêches contradictoires Théodoric, vivement troublé, s’écria : « Romains, vos vœux sont donc accomplis ; vous avez donc fait d’Attila, pour nous aussi, un ennemi ! » Il donna aux messagers de Valentinien de vagues paroles d’assistance ; mais il se promit bien de laisser les Romains vider seuls cette querelle, et d’attendre dans son cantonnement qu’il plût aux Huns de l’y venir attaquer. Cependant Attila disposait en toute hâte ses troupes pour leur entrée en campagne. Il ne parlait toujours que des Visigoths, et les apparences semblaient démontrer qu’une invasion de la Gaule était son véritable but ; mais telles étaient l’idée qu’on se faisait de son astuce et la défiance qu’on avait de ses paroles, qu’Aëtius, incertain lui-même si cette démonstration ne cachait pas un piège, n’osa pas quitter l’Italie.
L’histoire nous a laissé le funèbre dénombrement de cette armée dont les masses encombraient non-seulement les abords du Danube, mais les campagnes environnantes. Jamais, depuis Xercès, l’Europe n’avait vu un tel rassemblement de nations connues ou inconnues ; on n’y comptait pas moins de cinq cent mille guerriers. L’Asie y figurait par ses plus hideux et plus féroces représentans : le Hun noir et l’Acatzire, munis de leurs longs carquois, l’Alain avec son énorme lance et sa cuirasse en lames de corne, le Neure, le Belionote, le Gélon, peint et tatoué, qui avait pour arme une faux, et pour parure une casaque de peau humaine. Des plaines sarmatiques étaient venues sur leurs chariots les tribus basternes, moitié slaves, moitié asiatiques, semblables aux Germains par l’armement, aux Scythes par les mœurs, et polygames comme les Huns. La Germanie avait fourni ses nations les plus reculées vers l’ouest et le nord : le Ruge des bords de l’Oder et de la Vistule, le Scyre et le Turcilinge, voisins du Niémen et de la Düna, noms alors obscurs, mais qui devaient bientôt cesser de l’être ; ils marchaient armés du bouclier rond et de la courte épée des Scandinaves. On voyait aussi Mérule, rapide à la course, invincible au combat, mais cruel et la terreur des autres Germains, qui finirent par l’exterminer. Ni l’Ostrogoth ni le Gépide ne manquaient à l’appel ; ils étaient là avec leur infanterie pesante, si redoutée des Romains. Le roi Ardaric commandait les Gépides ; trois frères du sang des Amales, Valamir, Théodemir et Vidémir, se montraient en tête des Ostrogoths. Quoique la royauté fût par élection dans les mains de Valamir l’aîné, il avait voulu la partager avec ses frères, qu’il aimait tendrement. Les chefs de cette fourmilière de tribus, tremblans devant Attila, se tenaient à distance, comme ses appariteurs ou ses gardes, le regard fixé sur lui, attentifs au moindre signe de sa tête, au moindre clignement de ses yeux : ils accouraient alors prendre ses ordres, qu’ils exécutaient sans hésitation et sans murmure. Il en était deux qu’Attila distinguait particulièrement au milieu de cette tourbe, et qu’il appelait à tous ses conseils : c’étaient les deux rois des Gépides et des Ostrogoths. Valamir apportait dans ses avis une franchise, une discrétion et une douceur de langage qui plaisaient au roi des Huns ; Ardaric, une rare prudence et une fidélité à toute épreuve. Telle était cette armée, qui semblait avoir épuisé le monde barbare, et qui cependant n’était pas encore complète. Le déplacement de tant de peuples fit comme une révolution dans la grande plaine du nord de l’Europe ; la race slave descendit vers la mer Noire pour y reprendre les campagnes abandonnées par les Ostrogoths, et qu’elle avait jadis possédées ; l’arrière-ban des Huns noirs et l’avant-garde des Huns blancs, Avares, Bulgares, Hungares, Turks, firent un pas de plus vers l’Europe. Les dévastateurs de tout rang, les futurs maîtres de l’Italie, les remplaçans des césars d’Occident, se trouvaient là pêle-mêle, chefs et peuples, amis et ennemis. Oreste put y rencontrer Odoacre, simple soldat turcilinge, et le père du grand Théodoric, l’Ostrogoth Théodemir, était un des capitaines d’Attila : toutes les ruines du monde civilisé, toutes les grandeurs prédestinées du monde barbare semblaient faire cortége au génie de la destruction.
Pour arriver sur les bords du Rhin, comme il le fit, dans les premiers jours de mars, Attila dut se mettre en marche dès le mois de janvier. Il divisa son armée en deux corps, dont l’un suivit, sur la rive droite du Danube, la route militaire qui desservait les forts et châteaux romains, et les rasa tous à son passage, tandis que l’autre, remontant la rive gauche, s’incorporait, chemin faisant, ce qu’il restait de Quades et de Marcomans dans les Carpathes occidentales, et de Suèves dans la Montagne Noire. Réunies près des sources du Danube, les deux colonnes s’arrêtèrent à proximité de vastes forêts qui pouvaient leur fournir tous les matériaux nécessaires à leur transport en Gaule. Les Franks des bords du Necker, à l’approche d’Attila, chassèrent probablement ou tuèrent le jeune roi qu’ils tenaient des Romains, pour prendre l’autre prince chevelu qui leur arrivait sous un patronage si respectable ; mais ce ne fut pas tout, ils se rangèrent avec lui sous les étendards des Huns. Les tribus de la Thuringe en firent autant ; les Burgondes trans-rhénans eux-mêmes, oubliant leurs anciens griefs contre le roi Octar, devinrent soldats d’Attila. Tout en se recrutant ainsi de nouveaux auxiliaires, l’armée hunnique faisait ses préparatifs pour franchir le Rhin. La vieille forêt hercynienne, qui avait vu César et Julien, devint le chantier d’Attila ; ses chênes séculaires et ses aulnes tombés par milliers sous la hache, fabriqués en barques grossières, allèrent relier les deux rives du fleuve par des ponts mobiles. Tout indique qu’Attila fit jeter plusieurs de ces ponts et opérer le passage sur plusieurs points en même temps, soit afin d’éviter l’encombrement, soit pour que le pays pût nourrir les hommes et les chevaux, une fois passé. La division la plus orientale traversa le Rhin près d’Augusta, Augst, métropole des Rauraques, et prit ensuite la route d’étape des légions entre le fleuve et le pied des montagnes des Vosges. Attila, autant qu’on peut l’induire des circonstances de sa marche, choisit, un peu au-dessous du confluent de la Moselle, le lieu de passage ordinaire des armées romaines ; puis, suivant avec ses troupes la chaussée qui conduisait du port de débarquement à Trèves, il s’installa dans l’ancienne métropole des Gaules, au milieu des horreurs d’un sac.
Malgré le caractère très significatif de ce début, Attila, fidèle au plan qu’il s’était tracé, fit proclamer dans toute la Gaule qu’il venait en ami des Romains, et seulement pour châtier les Visigoths, ses sujets fugitifs et les ennemis de Rome ; que les Gaulois eussent donc à bien recevoir leur libérateur et un des généraux de leur empire. Ses paroles, toutes de bienveillance, concordaient avec ses proclamations. C’était un spectacle à la fois risible et effrayant que ce Calmouk, général romain, recevant les curiales des cités, assis sur son escabeau, et les haranguant en mauvais latin pour leur persuader de lui ouvrir leurs portes. Quelques villes le firent ; d’autres essayèrent de résister : toutes furent traitées de la même façon. Incapables de soutenir un choc pareil, les faibles garnisons romaines se réfugiaient dans les places garnies de bonnes murailles, ou faisaient retraite de proche en proche jusqu’à la Loire, qui devint le lieu général de ralliement. De tous les Barbares fédérés, les Burgondes seuls osèrent livrer bataille. Quand la division orientale des Huns traversa la frontière de l’Helvétie pour gagner la route de Strasbourg, ils l’attaquèrent sous la conduite de Gondicaire, leur roi ; mais ils furent battus et mis en déroute : les autres fédérés, ne voyant arriver ni chef ni instructions, suivirent le mouvement rétrograde des garnisons romaines. Les Franks-Ripuaires partirent les premiers. Les Franks-Saliens furent plus lents à se décider, mais enfin ils partirent aussi devant ces masses, contre lesquelles toute résistance isolée était impossible. Leur retraite, gênée par les escarmouches des Huns, présenta tout le désordre d’une fuite. Le jeune Childéric, fils du roi Merwig ou Mérovée, qui gouvernait alors cette nation, fut enlevé avec sa mère par un gros de cavaliers qui les emmenaient déjà en captivité, lorsqu’un noble frank, nommé Viomade, les délivra au péril de sa vie. Il se mêlait dans cette guerre, où tous les Barbares purs s’étaient rangés du côté d’Attila, et les demi-Barbares du côté de l’empire romain, quelque chose de l’acharnement des guerres sociales. Les Thuringiens, qui vinrent sur le territoire des Franks-Saliens après le départ du roi et de l’armée, exercèrent contre les femmes, les enfans, les vieillards qui restaient, des cruautés inouies, dont le seul récit exaltait encore au bout de quatre-vingts ans le ressentiment des fils de Clovis.
Ce fut comme une nuée d’insectes dévorans qui s’appesantit sur les deux Germanies et la seconde Belgique. Tout fut pillé, ruiné, affamé. La division orientale, après avoir battu les Burgondes de Gondicaire, avait détruit de fond en comble les villes d’Augst, de Vindonissa et d’Argentuaria, des débris desquelles naquirent plus tard Bâle, Windisch et Colmar ; ses éclaireurs poussèrent même jusqu’à Besançon. Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, tombèrent l’une après l’autre aux mains des Huns. À l’aile droite d’Attila, Tongres et Arras eurent le même sort. Un moment le front de l’armée hunnique occupa la Gaule dans toute sa largeur depuis le Jura jusqu’à l’Océan. Quoique Attila vît à regret la prolongation de ces pillages, qui disséminaient ses troupes et lui enlevaient un temps précieux pour l’exécution de son plan de campagne, il les tolérait par nécessité, afin de faire vivre son armée, ou par calcul, afin de l’animer. Lui-même, à son départ de Trèves, vint assiéger Metz, ne voulant pas laisser derrière lui une place si forte, qui dominait les principales routes des Gaules, celles qui mettaient le nord en communication avec le midi, et Trèves et Strasbourg avec la ville métropolitaine d’Arles, résidence actuelle des préfets du prétoire. Cependant, dépourvu de machines suffisantes et inexpert d’ailleurs à de telles opérations, il leva le siège tout découragé, après avoir battu long-temps du bélier les murailles de la ville. Il se trouvait déjà à vingt et un milles plus loin, occupé à détruire le château de Scarpone, lorsqu’il fut informé qu’un pan des murs de Metz s’était écroulé subitement. Sauter à cheval, franchir cette distance et accourir sur la brèche, ce fut pour les Huns l’affaire de quelques heures. Ils arrivèrent en pleine nuit, la veille de Pâques, qui tombait cette année-là au 8 avril. L’évêque s’était retiré dans l’église avec son clergé ; il fut épargné et emmené captif, mais ses prêtres furent tous égorgés au pied de l’autel. Les habitans périrent soit par l’épée, soit dans les flammes de leurs maisons, qui furent réduites en cendre ; on rapporte qu’il ne resta debout qu’un oratoire consacré à saint Étienne, premier martyr et diacre. De Metz, Attila se dirigea sur Reims.
La grande et illustre capitale des Rèmes ne lui coûta pas tant de peine à enlever : elle était presque déserte, ses habitans s’étant retirés dans les bois ; mais l’évêque, nommé Nicasius, restait avec une poignée d’hommes courageux et fidèles pour attendre ce qu’il plairait à Dieu. Quand il vit, après la rupture des portes, les Barbares se précipiter dans la ville, il s’avança vers eux sur le seuil de son église, entouré de prêtres, de diacres, et suivi d’une troupe de peuple qui cherchait protection près de lui. Revêtu des ornemens épiscopaux, l’évêque chantait d’une voix forte ce verset d’un psaume de David : « Mon ame a été comme attachée à la terre ; Seigneur, vivifie-moi selon ta parole. » Un violent coup d’épée trancha dans son gosier la sainte psalmodie, et sa tête roula à terre près de son cadavre. Nicasius avait une sœur d’une grande beauté, nommée Eutropie, qui, craignant d’être en butte aux brutalités de ces Barbares, frappa le meurtrier au visage, et se fit percer de coups à côté de son frère. Ce ne fut là que le prélude des massacres ; mais, la basilique sur le seuil de laquelle ils se passaient ayant retenti d’un bruit soudain et inconnu, les Huns effrayés s’enfuirent, laissant là leur butin, et quittèrent bientôt la ville. Le lendemain, les habitans reprirent possession de leurs maisons désolées, et, recueillant les restes de ceux qu’ils considéraient comme des martyrs, ils élevèrent un monument à leur pasteur, que l’église honore encore aujourd’hui sous le nom de saint Nicaise.
Ce sont les légendes nui nous donnent ces indications et nous apprennent également la ruine de Laon et celle de la ville des Veromandues, Augusta, aujourd’hui Saint-Quentin. Ces actes, comme de raison, nous entretiennent plus longuement des malheurs des évêques et de leur clergé que de ceux des habitans laïques des villes saccagées, préférence qui ne tient pas seulement à la nature des documens dont nous parlons, mais qui a sa cause profonde dans les faits mêmes de l’histoire. Au milieu de la désorganisation politique produite par tant de calamités, les magistrats civils et militaires faisaient souvent défaut : les curiales désertaient pour ne point subir les avanies du fisc ou les réquisitions de l’ennemi ; mais l’évêque demeurait, enchaîné à son troupeau par un lien spirituel. C’était donc lui que les Barbares trouvaient toujours en face d’eux, comme le seul fonctionnaire qui représentât la hiérarchie romaine ; c’était lui seulement que les citoyens pouvaient invoquer comme leur conseil et leur guide. Des lois nées des besoins du temps conféraient à l’évêque des attributions civiles qui en firent peu à peu un véritable magistrat et le premier de la cité ; mais la force des choses lui en conférait bien d’autres : elle faisait de lui, suivant les cas, un duumvir, un préfet, un intendant des finances, un général d’armée. Cet état de choses, mal compris par les siècles suivans, donna lieu à cette multitude de martyrs que mentionnent les légendaires dans les guerres barbares du Ve siècle, tout évêque mis à mort étant naturellement à leurs yeux mis à mort pour sa foi. En ce qui concerne la guerre des Huns, nous admettrons comme certain que les profanations s’y mêlèrent souvent aux massacres, et la dérision du nom de Dieu au mépris de l’humanité : nous pouvons supposer même que certains peuples germains vassaux des Huns, tels que les Ruges, les Seyres, les Turcilinges, qui arrivaient avec les passions féroces de l’odinisme, déployaient dans l’occasion contre les prêtres chrétiens une haine fanatique ; mais Attila n’avait point des instincts persécuteurs, et sa guerre à la société romaine ne fut pas marquée au coin d’une guerre au christianisme. Tchinghiz-Khan et Timour en agissaient ainsi, et le premier recommandait expressément à ses enfans de ne se point mêler de la croyance religieuse des peuples vaincus. On aperçoit déjà cette politique des conquérans mongols dans la conduite d’Attila.
Cependant la Gaule entière, mais surtout les provinces belgiques, étaient dans l’épouvante. Tout fuyait ou se disposait à fuir devant cette tempête de nations que précédait l’incendie et que suivait la famine. Chacun se hâtait de mettre ses provisions, son or, ses meubles à l’abri ; les habitans des petites villes couraient se renfermer dans les grandes sans y trouver plus de sécurité ; les habitans de la plaine émigraient vers la montagne ; les bois se peuplaient de paysans qui s’y disputaient les tanières des bêtes fauves ; les riverains de la mer et des fleuves, mettant à l’eau leurs navires, se tenaient prêts à transporter leurs familles et leurs biens sur le point qui leur paraîtrait le moins menacé. C’est ce que firent les citoyens de la petite ville de Lutèce. Lutèce ou Parisii, Paris, suivant l’usage qui avait alors prévalu de donner aux villes le nom de la peuplade dont elles étaient le chef-lieu, bourg obscur du temps de Jules César, était devenue une cité assez importante depuis Constance Chlore. Cet empereur et ses successeurs, trouvant le séjour de Trèves trop exposé aux coups de main des Barbares, avaient cherché plus au midi un lieu de repos pour eux, et d’exercice pour leurs troupes pendant la saison d’hiver ; ils l’avaient fixé tantôt à Reims, tantôt à Sens, et tantôt à Paris. Un camp fortifié, des arsenaux, un palais, un amphithéâtre, des temples, en un mot tout ce qui constituait un grand établissement militaire et une résidence impériale avait été construit successivement par ces empereurs sur la rive gauche de la Seine, et hors de la cité, qui était renfermée tout entière dans une île du fleuve. Julien avait pris ce lieu en affection, et y passa plusieurs hivers. C’est là qu’une émeute de soldats l’éleva en 360 du rang de césar à celui d’auguste, et qu’en 383 une autre émeute en renversa Gratien. Cependant l’importance commerciale de la petite ville avait marché de pair avec son importance politique : elle était devenue l’entrepôt de tout le commerce entre la haute et la basse Seine. En d’autres circonstances, sa population de mariniers, célèbre dès le temps de Tibère, aurait songé à faire respecter son île, que protégeaient doublement les bras profonds du fleuve et une haute muraille flanquée de tours ; mais la terreur panique qui précédait Attila énervait les plus braves, et ne montrait aux peuples qu’un seul moyen de salut, la fuite. Les Parisiens avaient donc tenu conseil et résolu de ne point attendre l’ennemi. Déjà se faisaient les apprêts d’une émigration générale : toutes les barques étaient à flot. On ne voyait que meubles entassés sur les places, que maisons désertes et nues, que troupes d’enfans et de femmes qui allaient dire à leurs foyers un dernier adieu trempé de larmes. Une femme entreprit de les arrêter. Le caractère de cette femme extraordinaire, le genre d’autorité qu’elle exerçait autour d’elle, enfin la juste vénération dont la ville de Paris entoure sa mémoire depuis quatorze siècles, exigent que nous exposions d’abord ici ce qu’elle était, et comment s’étaient écoulés les premiers temps de sa vie.
Elle se nommait Genovefa, mot que nous avons altéré en celui de Geneviève, et, malgré la physionomie toute germanique de son nom, elle était Gallo-Romaine. Son père Severus et sa mère Gerontia habitaient, au moment de sa naissance, le bourg de Nemetodurum, aujourd’hui Nanterre, à trois lieues de Paris ; ils y vivaient sans travailler de leurs mains, et même dans une condition d’aisance assez grande. L’enfance de Geneviève ne se passa point, quoi qu’en dise la tradition populaire, à garder les moutons : douce, maladive, cherchant avant tout le repos, la fille de Severus n’avait pas de plus grand plaisir que de s’enfermer dans une chambre de sa mère pour y prier et y rêver, et, dès qu’elle le pouvait, elle s’échappait à l’église. Son humeur taciturne et solitaire l’isolait des autres enfans, aux jeux desquels on ne la voyait jamais se mêler. À sept ans, elle se dit qu’elle prendrait le voile des vierges chrétiennes sitôt que l’âge en serait venu, et, nonobstant les représentations de ses parens, à qui ce parti déplaisait, ce fut dès-lors chose inébranlable dans son esprit. Il arriva que vers ce temps, c’est-à-dire en 429, Nanterre fut honoré par la visite de deux personnages illustres, Germain, évêque d’Auxerre, et Loup, évêque de Troyes, que le clergé des Gaules envoyait dans l’île de Bretagne comme ses plus éminens docteurs, afin d’y combattre l’hérésie de Pélage, dont la population bretonne et les prêtres même s’étaient laissé infecter. Les deux missionnaires, sur l’invitation des habitans du village, avaient promis d’y prendre gîte pour une nuit. Nanterre était donc dans la joie, et, au jour marqué, hommes, femmes, enfans, revêtus de leurs habits de fête, allèrent attendre leurs hôtes sur la route pour les recevoir et les accompagner à l’église. Au milieu de la foule qui le pressait et l’admirait, Germain remarqua une jeune fille parée des graces modestes de l’enfance, et dont l’œil vif et brillant semblait jeter une flamme surnaturelle ; il lui fit signe d’approcher, la souleva dans ses bras, et, lui déposant un baiser paternel sur le front, il lui demanda qui elle était. Aux réponses brèves et précises de Geneviève (car c’était elle), à la fermeté de son regard, le vieillard resta pensif ; puis, s’adressant aux parens : « Ne la contrariez pas, leur dit-il, car ou je me trompe bien, ou cette enfant sera grande devant Dieu. » Le lendemain matin, il voulut lui imposer les mains. À partir de ce moment, la vocation de Geneviève fut plus opiniâtre que jamais, son caractère plus réfléchi, ses habitudes plus retirées ; elle ne quittait l’église que pour les pauvres ; à un âge où l’on connaît à peine les occupations sérieuses, sa vie se partageait entre la prière et le soin des malades. L’opposition de ses parens ne fit que s’en accroître, et sa mère un jour s’emporta contre elle jusqu’à lui donner un soufflet ; mais ni mauvais traitemens ni menaces ne firent dévier d’un pas cette résolution inflexible. Quand elle eut atteint l’âge de quinze ans, elle se présenta devant l’évêque de Chartres, Julianus, qui lui attacha sur le front le voile des vierges, et, ses parens étant morts peu de temps après, elle se réfugia près de sa marraine, qui habitait Paris.
Ce fut alors que Geneviève donna carrière à sa passion de retraite et d’austérités. On rapporte qu’elle avait fait disposer dans la ruelle de son lit une couche de terre glaise sur laquelle elle s’étendait la nuit ; sa seule nourriture fut long-temps du pain d’orge et de l’eau, et il fallut un ordre de son évêque pour qu’elle y joignît du poisson et du lait ; elle tombait fréquemment dans des extases mêlées de visions. Trois jours durant, on la crut morte, et on allait l’ensevelir, lorsqu’elle rouvrit les yeux et raconta avec des circonstances merveilleuses « comment elle avait été ravie en esprit dans le repos des justes. » Les miracles suivirent les extases, et bientôt on ne parla plus que de la vierge de Nanterre et des prodiges que Dieu opérait par ses mains : paralytiques guéris, aveugles rendus à la lumière, démons mis en fuite ; elle connaissait l’avenir, lisait dans les plus secrètes pensées des hommes et commandait aux élémens ; l’orage, assurait-on, grondait ou se taisait à sa voix. Sa réputation de sainte fut dès-lors bien établie. Cet état de sainteté, manifesté au dehors par le don de prophétie uni au don des miracles, valait à celui qui le possédait une renommée dont le bruit parcourait bientôt toute la chrétienté. Son nom circulait de bouche en bouche ; on colportait le récit de ses actions et de ses discours, de province à province, d’Occident en Orient, des églises romaines aux églises barbares, et ses biographies, écrites avec enthousiasme, étaient lues partout avec avidité. C’est ce qui arrivait à Geneviève. La simple fille dont l’ardente charité s’exerçait dans une petite île de la Seine ne se doutait guère qu’elle était un sujet inépuisable de curiosité jusqu’au fond de la Syrie. Le stylite Siméon, qui passa quarante ans sur une colonne auprès d’Antioche, ne manquait jamais de demander aux visiteurs qui lui venaient d’Occident ce que faisait la prophétesse des Gaules, Genovefa. Mais le mot si vrai de l’Évangile s’accomplissait sur cette prophétesse, à laquelle on croyait au dehors, et qui ne trouvait dans son pays qu’incrédulité et persécution. Beaucoup niaient sa sainteté, et des calomnies habilement répandues firent de Geneviève un objet d’aversion aux yeux du vulgaire. Saint Germain, qui vint la visiter lors de son second voyage chez les Bretons en 447, eut à combattre ces préventions malveillantes, qui finirent par se dissiper. D’Auxerre à Paris, il communiquait avec elle en lui envoyant les eulogies, c’est-à-dire quelques fragmens du pain qu’il avait béni : naïve correspondance entre ce grand évêque, devant lequel les impératrices s’inclinaient, et l’orpheline dont il avait fait sa fille spirituelle.
Depuis qu’on parlait de l’arrivée prochaine d’Attila, surtout depuis que les ravages de la guerre avaient commencé, Geneviève semblait avoir mis de côté toute autre pensée. Profondément convaincue avec toutes les ames religieuses de son siècle que les événemens de ce monde ne sont qu’un résultat des desseins de Dieu sur les hommes, et qu’ainsi le repentir et la prière, en désarmant la colère divine, peuvent conjurer les calamités qui nous menacent, elle priait nuit et jour sur la cendre, appelant avec larmes le pardon de Dieu sur son pays. De même qu’en d’autres malheurs publics une autre fille des Gaules, — Jeanne d’Arc, Geneviève eut des visions ; elle apprit que la ville de Paris serait épargnée, si elle se repentait, et qu’Attila n’approcherait pas de ses murs. Elle alla donc exhorter ses compatriotes à la pénitence, leur ordonnant de laisser là tous leurs préparatifs de départ ; mais, elle ne reçut des hommes pour toute réponse que des paroles grossières et des marques de dérision. Rebutée de ce côté, elle prit le parti de s’adresser aux femmes.
Les rassemblant donc autour d’elle, elle leur disait en leur montrant de la main leurs maisons déjà vides et leurs rues désertes : « Femmes sans cœur, vous abandonnez donc vos foyers, ces toits sous lesquels vous fûtes conçues et nourries et où sont nés vos enfans, comme si vous n’aviez pas, pour garantir du glaive vous et vos maris, d’autres moyens que la fuite ! Que ne vous adressez-vous au Seigneur, puisant des armes dans la prière et le jeûne, ainsi que firent Esther et Judith ? Je vous prédis, au nom du Très Haut, que votre ville sera épargnée, si vous agissez ainsi, tandis que les lieux où vous croyez trouver votre sûreté tomberont aux mains de l’ennemi, et qu’il n’y restera pas pierre sur pierre. » Ses paroles, ses gestes, son regard d’inspirée, émurent toutes ces femmes, qui la suivirent silencieusement où elle voulut. Il y avait à la pointe orientale de l’île de Lutèce, dans le même emplacement où s’élève aujourd’hui la basilique de Notre-Dame, une église consacrée au proto-martyr saint Étienne. C’est là que Geneviève conduisit son cortége de femmes, à l’aide duquel elle se barricada dans le baptistère, et toutes se mirent à prier. Surpris de l’absence prolongée de leurs femmes, les hommes vinrent à leur tour à l’église, et, trouvant les portes du baptistère fermées, ils demandèrent ce que cela signifiait ; mais les femmes répondirent de l’intérieur qu’elles ne voulaient plus partir. Cette réponse mit les hommes hors d’eux-mêmes. Avant de briser la clôture d’un lien saint, ils tinrent conseil et discutèrent d’abord sur le genre de supplice qu’il convenait d’infliger à la fausse prophétesse, comme ils l’appelaient, à l’esprit de mensonge qui venait les tenter dans leurs mauvais jours. Les uns opinaient pour qu’elle fût lapidée à la porte de l’église, les autres pour qu’on la jetât la tête la première dans la Seine. Ils discutaient tumultueusement, quand le hasard leur envoya un membre du clergé d’Auxerre, qui fuyait l’approche de l’invasion et gagnait probablement la basse Seine, espérant y être plus à l’abri. C’était un diacre qui avait apporté plusieurs fois à Geneviève les eulogies de la part de saint Germain. Au nom de l’évêque mort depuis trois ans, il les réprimanda, les fit rougir de leur barbarie, et, les exhortant à suivre un conseil où il reconnaissait le doigt de Dieu : « Cette fille est sainte, leur dit-il, obéissez-lui. » Les Parisiens se laissèrent persuader et restèrent. Geneviève avait bien vu. Les bandes d’Attila, ralliées entre la Somme et la Marne, n’approchèrent point de Paris, et cette ville dut sa conservation à l’obstination courageuse d’une pauvre et simple fille. Si ses habitans se fussent alors dispersés, bien des causes auraient pu empêcher leur retour, et, selon toute apparence, la petite ville de Lutèce, réservée à de si hautes destinées, serait devenue, comme tant de cités gauloises plus importantes qu’elle, un désert dont l’herbe et les eaux recouvriraient aujourd’hui les ruines, et où l’antiquaire chercherait peut-être une trace de l’invasion d’Attila.
L’intention du roi des Huns n’était point de livrer la Gaule à un pillage général, au moins pour le moment. Attila, qui hasardait toujours le moins possible, aimait à surprendre son ennemi : il avait coutume de dire que « l’attaque appartient au plus brave ; » d’ailleurs les expéditions soudaines, rapides, étaient dans la nature des troupes qu’il commandait. Son plan, arrêté dès le premier jour, consistait à marcher directement sur le midi des Gaules pour attirer les Visigoths hors de leurs cantonnemens ou les y écraser avant l’arrivée des troupes romaines, qu’il savait encore en Italie. Les Visigoths détruits, il devait se porter au-devant d’Aëtius, et l’attaquer au débouché des Alpes ; quant aux Burgondes et aux Franks, il n’en tenait pas grand compte, lui qui avait déjà battu les premiers et vu fuir les seconds. Sa marche depuis Metz dévoilait ce plan à des yeux clairvoyans. Deux routes conduisaient de cette ville dans le midi des Gaules : l’une, principale voie de communication entre la province narbonnaise et les bords du Rhin, passait par Langres, Châlon-sur-Saône et Lyon, pour descendre ensuite la vallée du Rhône ; l’autre passait par Reims, Troyes et Orléans. La première, toute montagneuse, parcourait un pays où une nombreuse cavalerie ne pouvait ni se déployer ni trouver à vivre ; la seconde traversait une région plane et ouverte, qui se prolongeait encore au-delà de la Loire, dans les plaines de la Sologne et du Berry. Toujours bien renseigné sur les contrées où il voulait porter la guerre, Attila choisit la seconde de ces routes ; il comptait même s’emparer d’Orléans sans coup férir, grace à certaines intelligences qu’il avait déjà nouées avec le chef ou roi des Alains, campés en Sologne et chargés de garder les passages du fleuve. Sangiban (c’était le nom de ce roi), homme faible et méticuleux, s’était laissé intimider par les menaces d’Attila ou gagner par ses promesses, car Attila avait partout des gens qui travaillaient pour lui soit comme émissaires, soit comme espions. D’ailleurs les Alains de la Gaule, anciens vassaux des Huns, n’étaient pas tranquilles sur les suites de leur désertion, quand ils voyaient les puissans Visigoths eux-mêmes réclamés comme des esclaves fugitifs. Ces réflexions agirent sur l’esprit du roi alain, qui consentit à livrer Orléans aux troupes d’Attila. Peut-être aussi le médecin Eudoxe promettait-il à son protecteur une insurrection de paysans dans les provinces cisligériennes qui avaient été le principal foyer de la bagaudie. Le roi des Huns avait donc bien des motifs de hâter sa marche sur Orléans. Ramenant à lui les ailes de son armée, il la concentra tout entière dans cette direction, et à partir de Reims tous les pillages cessèrent. C’est ainsi que Châlons-sur-Marne, Troyes et Sens furent traversés sans éprouver le sort de Metz, de Toul et de Reims. Quelque diligence que fît Attila, une armée embarrassée de chariots ne devait pas mettre moins de vingt jours à parcourir les 336 milles romains (112 lieues de France) qui séparaient Metz d’Orléans, d’après les itinéraires officiels. Ainsi donc, parti de la première de ces villes le 9 ou le 10 avril, il put arriver devant la seconde dans les premiers jours du mois de mai[2].
La Loire, dans son cours de cent quatre-vingts lieues, forme entre le nord et le midi des Gaules un large fossé demi-circulaire, tracé par la nature entre des climats différens, et qui séparait alors, comme il le fait encore aujourd’hui, des populations non moins différentes d’origine et d’intérêts. La ville d’Orléans, située au sommet de la courbure et boulevard de ce grand fossé, a joué un rôle important à toutes les époques de notre histoire, soit comme point stratégique, soit comme centre commercial. Au temps de l’indépendance de la Gaule et sous son vieux nom de Genabum, elle avait déjà cette double importance, et ce fut de ses murs que partit le signal de la grande insurrection qui mit un instant en péril la gloire et la vie de Jules César. Sous le régime gallo-romain, il y eut peu de guerres civiles ou étrangères dont elle n’eût à souffrir, et sa muraille, trop souvent battue du bélier, dut être reconstruite vers l’année 272, sous le principat de l’empereur Aurélien, dont Genabum, adopta le nom par reconnaissance. De même que la ville actuelle, la cité aurélienne était assise sur une pente qui borde la rive droite de la Loire, et son enceinte, formée par un parallélogramme de murs flanqués de tours, plongeait du côté du midi dans les eaux du fleuve. Une grosse tour, placée à l’angle sud-ouest, servait de tête à un pont qui conduisait sur la rive gauche dans la direction de Bourges, et d’autres ouvrages de grande dimension, dont quelques restes sont encore debout, défendaient la porte orientale, où convergeaient les routes de Nevers et de Sens.
Gardiens d’un point si important, les habitans d’Orléans étaient en émoi au moindre bruit de guerre, et, dans cette décadence du gouvernement romain, où chefs et soldats leur manquaient souvent, ils s’étaient habitués à ne prendre conseil que d’eux-mêmes. Quand ils connurent la marche d’Attila et ses proclamations, dans lesquelles il disait n’en vouloir qu’aux Visigoths, les Orléanais sentirent bien que cet orage allait d’abord fondre sur eux. Remettre leurs murs en état, élever quelques ouvrages nouveaux, réunir tout ce qu’ils pourraient de vivres et de munitions de siège, fut leur premier soin ; le second fut d’épier la conduite des Barbares chargés de les garder ; ils découvrirent ou du moins ils soupçonnèrent les sourdes menées de Sangiban, et, quand le roi des Alains se présenta pour tenir garnison dans leur ville, ils lui en fermèrent les portes. En même temps, ils firent partir leur évêque Anianus pour le midi, afin d’informer de l’état des choses, soit le préfet du prétoire Tonantius Ferréolus, soit Aëtius lui-même, s’il était arrivé d’Italie. La mission d’Anianus consistait à vérifier par ses propres yeux sur quels secours Orléans pouvait compter, et de faire connaître aux généraux romains combien de temps la ville pouvait raisonnablement tenir sans secours étrangers, puisqu’elle avait dû repousser les Alains comme suspects, sinon comme traîtres déclarés.
Anianus, autrement dit Agnan, appartenait à cette race héroïque d’évêques que produisait le Ve siècle, et qui, hommes de savoir et de piété, hommes de conseil, hommes de main, devenaient, dans les périls publics, les magistrats naturels de leurs cités. L’élection populaire, qui était alors le mode de recrutement de l’église, savait démêler en eux les qualités qui devaient les rendre utiles en toute circonstance, soit qu’elle s’adressât à un commandant militaire comme dans Germain, à un avocat comme dans Loup de Troyes, à un poète homme du monde comme dans Sidoine Apollinaire. Les peuples suivaient avec une confiance que ne leur inspiraient pas toujours les généraux de profession ces capitaines improvisés, qui avaient le bâton pastoral pour arme, qui rangeaient leurs troupes au chant des psaumes, et commandaient la charge au cri d’Alleluia. De leur côté, les Barbares ne voyaient qu’avec une certaine appréhension des généraux sans cuirasse et sans épée, dont ils ne calculaient pas bien toute la puissance ; ils tremblèrent plus d’une fois devant eux, et plus d’une fois des négociations vainement poursuivies par les maîtres des milices ou les préfets se terminèrent par l’intervention d’un évêque. Anianus, en arrivant dans la ville d’Arles, domicile des hauts fonctionnaires romains, aperçut autour du palais impérial un appareil de licteurs et de gardes qui lui révéla la présence du patrice généralissime : Aëtius en effet était de retour depuis quelques jours. Au nom de l’évêque d’Orléans, qui demandait à lui parler sans délai, il traversa son vestibule, déjà encombré d’officiers, de magistrats et d’évêques qui attendaient leur tour d’audience, s’avança au-devant du vieillard jusqu’à la porte, et l’entretint long-temps en particulier ; ils s’expliquèrent sur la situation de la ville et sur celle de l’armée romaine. L’évêque insistait pour obtenir une prompte assistance. Il avait calculé qu’avec la quantité d’approvisionnemens et le nombre d’hommes valides que la ville renfermait, elle pourrait tenir par ses seules ressources jusqu’au milieu de juin, mais que, passé ce terme, elle serait forcée de se rendre. « O mon fils, lui dit-il de ce ton solennel et mystique que la lecture habituelle des livres saints imprimait au langage des prêtres de ce temps, je t’annonce que si, le huitième jour avant les calendes de juillet (c’était le 14 du mois de juin), tu n’es pas venu à notre secours, la bête féroce aura dévoré mon troupeau. » Aëtius promit qu’il y serait au jour marqué, et l’évêque reprit sa route en toute hâte. Il était à peine rentré dans Orléans, qu’Attila y vint mettre le siège.
Le retard prolongé d’Aëtius, si préjudiciable à la Gaule, était encore un fruit de la politique d’Attila. Tant qu’on avait pu craindre que sa marche vers l’ouest et sa déclaration de guerre aux Visigoths, faite avec tant d’apparat, ne fussent qu’une feinte pour surprendre l’Italie, Valentinien avait retenu prudemment au midi des Alpes et les légions romaines et le général qui valait à lui seuil une armée ; même, quand fut arrivée la nouvelle certaine que les Huns avaient franchi le Rhin, l’empereur voulut conserver près de lui la majeure partie de ses troupes. Aëtius partit donc avec une poignée d’hommes, comptant sur les forces que pourrait fournir la Transalpine, principalement en Barbares fédérés ; mais son découragement fut grand quand il vit de près la situation des choses : les Burgondes battus et humiliés, les Alains en état de trahison flagrante, et les Visigoths décidés plus que jamais à rester dans leurs cantonnemens. Aucune raison, aucune remontrance, aucune prière, ne purent fléchir l’esprit obstiné de Théodoric. En vain Aëtius lui expliquait que sa conduite, quel que fût l’événement de la campagne, retomberait sur lui et sur son peuple. « Si les Romains sont vaincus, lui disait-il, Attila viendra sur vous plus fort d’une première victoire, et, abandonnés à votre tour par le reste de la Gaule, vous serez hors d’état de résister ; si au contraire les Romains sont vainqueurs avec l’aide des autres fédérés, l’honneur en appartiendra à ceux-ci, et la désertion des Visigoths ne passera plus pour calcul de prudence, mais pour lâcheté. » A cet argument si pressant, Théodoric n’avait qu’une réponse, celle qu’il avait déjà faite aux messagers de Valentinien : « Les Romains ont attiré comme à plaisir sur eux et sur nous le malheur qui nous menace ; qu’ils s’en tirent comme ils pourront ! »
Cependant la seule présence d’Aëtius, comme par un effet magique, avait ramené dans le midi des Gaules la confiance et le courage. Les nobles gaulois armaient leurs cliens, les paysans demandaient des armes, et, au milieu de cet entraînement patriotique, aucune tentative de bagaudie n’osa se manifester, les esclaves eux-mêmes restèrent en paix. Bien que séparée du gouvernement de l’empire, la petite république armoricaine prouva qu’elle avait toujours le cœur romain en envoyant ses guerriers au camp d’Aëtius sous leur drapeau national et sous la conduite de leur roi breton. Les Franks-Ripuaires ne furent pas les derniers au rendez-vous ; Mérovée y accourut plein d’ardeur avec ses Franks-Saliens, et Gondicaire avec ses Burgondes, impatiens de racheter leur défaite. On remarquait près d’eux un petit peuple des Alpes, les Bréons ou Brennes, qu’Aëtius avait ralliés pendant son voyage et amenés en Gaule. Lorsque Sangiban vint se présenter avec sa horde, Aëtius feignit d’ignorer sa trahison, soit pour ne pas pousser à bout par un éclat cet homme toujours incertain, soit de peur d’ébranler par un pareil exemple la fidélité des autres Barbares ; mais il fit observer soigneusement toutes ses démarches. C’étaient là les grands corps de troupes ; ils se grossirent encore des compagnies de colons barbares ou Lètes, qui arrivaient de tous les points de la province, où les communications étaient encore libres avec le midi de la Loire. Ainsi il y avait des Lètes-Teutons à Chartres, des Lètes-Bataves et Suèves à Bayeux et à Coutances, des Suèves au Mans, des Franks à Rennes, d’autres Suèves à Clermont, des Sarmates et des Taïfales à Poitiers, d’autres Sarmates à Autun, et çà et là des détachemens.de colons saxons entre l’embouchure de la Seine et celle de la Loire ; tous purent se rallier à l’armée d’Aëtius, soit au camp, soit pendant la route. Aëtius, envoyant l’ardeur qui se manifestait de toutes parts, sentit pénétrer en lui-même quelque chose de la confiance qu’il inspirait ; mais l’absence des Visigoths lui causait toujours un regret cuisant. Mettant donc à les attirer autant d’obstination qu’ils en mettaient à s’isoler, il roulait dans sa tête toutes les combinaisons qui pouvaient le conduire à son but, lorsqu’à force d’y songer, il en trouva une dont le succès lui parut infaillible.
Dans la cité d’Arvernie, aujourd’hui la province d’Auvergne, vivait un sénateur, de noblesse à la fois celtique et romaine, dont la famille avait occupé les plus hautes fonctions administratives et militaires dans l’empire d’Occident, — des préfectures du prétoire, des maîtrises des milices, des patriciats, — et à qui ses ancêtres avaient légué de si grands biens, que son fils Ecdicius, dans une circonstance où il s’agissait de la liberté de l’Arvernie, put lever une armée avec ses seuls cliens, et nourrir du blé de ses terres la ville de Clermont affamée. Ce sénateur se nommait Mecilius Avitus. Avitus présentait un étrange composé de mollesse et d’élans énergiques : homme de plaisir et homme d’étude, épicurien patriote, il avait d’abord fait la guerre et servi le gouvernement romain, sous les drapeaux d’Aëtius, avec une bravoure incomparable ; entré plus tard dans les carrières civiles, il le servit également bien, et se fit la réputation d’un politique habile et heureux. On vantait surtout l’adresse avec laquelle, en 439, étant préfet du prétoire des Gaules, il avait arraché au roi des Visigoths une trêve ou un traité de paix que ce dernier refusait obstinément aux généraux romains. À l’expiration de chacune de ses charges, Avitus venait s’ensevelir dans sa délicieuse villa d’Avitacum, qu’il avait fait construire à l’endroit le plus agreste de ses montagnes, sous un rocher couvert de sapins, au milieu d’eaux jaillissantes et sur la lisière d’un petit lac. Il y menait une vie tout à la fois voluptueuse et occupée, en compagnie de ses livres, des gens de lettres qui affluaient chez lui de toutes parts, et des femmes élégantes de la province. Des fenêtres de sa bibliothèque, où les beaux esprits venaient réciter leurs vers et leur prose, on apercevait les bains thermaux qu’il avait fait bâtir à grands frais pour l’agrément de ses hôtes et pour le sien. Sa famille se composait de deux fils, dont l’aîné, Ecdicius, succéda plus tard à son importance, et d’une fille nommée Papianilla, qui avait épousé Sidonius, de la famille lyonnaise des Apollinaires, homme honorable et distingué, et déjà le poète le plus en vogue de tout l’Occident.
Si l’exquise urbanité d’Avitus et les rares mérites de son esprit le faisaient rechercher en tous lieux, même à Rome, nulle part il ne recevait un accueil plus empressé, il n’était l’objet d’une admiration plus expansive qu’à la cour des Visigoths. Théodoric ne se lassait point de voir et d’entendre ce type de toutes les élégances, qui contrastait si fort avec la tenue grossière, la voix rauque et le mauvais latin des seigneurs en casaque de peau qui composaient le fond de la cour de Toulouse. Une visite du noble arverne était pour le fils d’Alaric une bonne fortune ardemment souhaitée : il le consultait sur toutes choses, principalement sur l’éducation de ses enfans. Il semble même qu’Avitus consentit à diriger les études du jeune Théodoric, fils puîné du roi. Grace aux leçons du digne conseiller, la demeure des ravageurs de Rome se transforma en une académie latine où l’on étudiait le droit romain et où l’on commentait l’Énéide. Le jeune Théodoric se rappela toujours avec reconnaissance qu’il lui devait le bonheur d’avoir lu, comme il disait, « les pages du docte Maron. » C’est à cette autorité toute personnelle d’Avitus sur l’esprit au roi barbare qu’Aëtius eut l’idée de s’adresser, et, comme le temps pressait, il partit immédiatement pour Avitacum en compagnie de quelques nobles arvernes.
« Avitus, salut du monde, dit-il en abordant le maître du lieu, ce n’est pas pour toi une gloire nouvelle de voir Aëtius te supplier. Ce peuple barbare qui demeure à nos portes n’a d’yeux que les tiens, n’entend que par tes oreilles ; tu lui dis de rentrer dans ses cantonnemens, et il y rentre ; tu lui dis d’en sortir, et il en sort ; fais donc qu’il en sorte aujourd’hui. Naguère tu lui imposas la paix, maintenant impose-lui la guerre. » Ce compliment quintessencié à la mode du temps, mais très flatteur, fut fort du goût d’Avitus. D’ailleurs la démarche d’un si grand personnage l’honorait tellement aux yeux du monde, qu’il se fit en quelque sorte un devoir de réussir dans la mission qu’on lui donnait. Il y réussit, et Théodoric, déjà ébranlé, fit aux sages représentations d’un ami le sacrifice de ses dernières répugnances. Avitus fut aidé en cela par le désir secret des chefs visigoths, qui commençaient à rougir du reproche de lâcheté que Romains et Barbares leur adressaient à l’envi. Aussi, quand un ordre du roi annonça le départ, la joie fut générale dans les cantonnemens des Goths c’était à qui se présenterait avec ses armes, à qui se ferait admettre parmi les combattans. Théodoric prit en personne le commandement de ses troupes, et se fit accompagner par ses deux fils aînés, Thorismond et Théodoric, laissant l’administration du royaume aux mains des quatre puînés, Frédéric, Euric, Rothemer et Himeric. Ce fut pour Aëtius et pour toute l’armée confédérée un beau jour que celui où, suivant l’expression du poète, gendre d Avitus, à qui nous devons ces détails, « les bataillons couverts de peaux vinrent se placer à la suite des clairons romains ; » de ce jour, le patrice ne douta plus de la victoire.
Tous ces tiraillemens, toutes ces tergiversations de Théodoric avaient fait perdre aux Romains un temps précieux : des cinq semaines pendant lesquelles la ville d’Orléans avait promis de tenir, la plus grande partie était déjà écoulée, et il restait encore une longue route à parcourir ; néanmoins Aëtius se flattait d’arriver avant le terme fatal. Attila, dont les hordes cernaient la place jusqu’à la Loire, poussait le siège aussi activement que le permettait la maladresse des Huns à manier les machines de guerre, tandis qu’au contraire les assiégés, bien munis de claies, de boucliers, de balistes, de matières inflammables, dirigeaient habilement les travaux de la défense. Plusieurs fois il fit approcher le bélier des murs, mais sans résultat. Les Huns recoururent alors à l’emploi des arcs, dont ils se servaient avec une vigueur et une sûreté de coup d’œil incomparables ; ils firent pleuvoir incessamment une grêle de flèches qui portaient la désolation dans la ville nul ne se montrait plus à découvert sur les créneaux sans être atteint, et les assiégés éprouvèrent de grandes pertes. Dans ces circonstances, et pour relever les courages qui commençaient à s’abattre, l’évêque fit promener processionnellement sur le rempart les reliques de son église ; mais l’ardeur des assiégés déclinait rapidement avec leurs forces, soit qu’ils eussent trop présumé d’eux en s’engageant à tenir jusqu’au 14 de juin, soit que, ne recevant aucunes nouvelles du dehors, ils pussent supposer que le reste de la Gaule s’était rendu. Ils accusèrent leur évêque de les avoir trompés en leur promettant un secours imaginaire. Agnan, ferme dans la croyance qu’une révélation de Dieu même lui avait annoncé leur délivrance et qu’il ne serait point trompé, baignait de ses larmes les marches de l’autel, et, se relevant par intervalle, il s’écriait : « Montez sur la plus haute tour, et regardez si la miséricorde de Dieu ne nous vient pas ! » Quand on lui rapportait qu’aucune troupe, aucun nuage de poussière ne se montrait dans la plaine, il recommençait à prier avec plus d’ardeur. Il fit partir un soldat chargé de ce message pour Aëtius : « Si tu n’arrives pas aujourd’hui même, ô mon fils ! il sera trop tard. » Le soldat ne revint pas. À bout de ses forces et de son courage, Agnan se mit à douter de lui-même. Un orage, qui sembla ouvrir toutes les cataractes du ciel sur la ville et sur le camp ennemi, ayant suspendu les travaux du siège pendant trois jours, les habitans tinrent conseil, et décidèrent qu’il fallait se rendre. L’évêque fut chargé de porter leurs conditions au camp d’Attila ; mais le roi hun, irrité qu’on osât lui parler de conditions, repoussa brutalement le négociateur, qui rentra tout tremblant dans la ville. Il n’y avait plus qu’à se rendre à discrétion : c’est ce que firent les assiégés.
Le lendemain donc, dès le point du jour, les serrures brisées et les portes ouvertes à double battant annoncèrent que l’armée des Huns pouvait entrer. Les chefs pénétrèrent les premiers pour avoir le choix des dépouilles, et le pillage commença. Il s’opéra dans tous les quartiers avec une sorte de régularité et d’ordre : des chariots en station recevaient le butin enlevé des maisons, et les captifs, rangés par groupes, étaient tirés au sort entre les soldats. Cette opération fut interrompue par un cri soudain, qui ramena l’espérance dans le cœur des vaincus et jeta l’effroi dans celui des vainqueurs. C’étaient Aëtius et Thorismond qu’on apercevait à la tête de la cavalerie romaine, accourant à toute bride, et derrière eux on voyait briller les aigles des légions et les étendards des Goths. Ils furent bientôt devant la ville. Un premier combat eut lieu au débouché du pont, sur la rive et jusque dans les eaux de la Loire ; d’autres lui succédèrent dans l’intérieur des murs, où les captifs, brisant leurs chaînes, secondèrent les Romains de leur mieux. Traqués de rue en rue, écrasés sous les pierres que les habitans lançaient du haut des maisons, les Huns ne savaient plus que devenir, lorsque Attila fit sonner la retraite. Le patrice n’avait point manqué à sa parole : on était au 14 juin. Telle fut cette fameuse journée qui sauva la civilisation d’une destruction totale en Occident. L’église d’Orléans la célébra long-temps par une solennité où les noms d’Agnan, d’Aëtius et de Thorismond se confondaient dans ses prières ; mais Orléans était destiné à décider une autre fois encore du sort de nos aïeux, et la gloire plus récente et plus poétique de la vierge de Domremy fit pâlir celle du vieux prêtre gaulois. Cette gloire pourtant était grande au XIIIe siècle, puisque saint Louis vint à Orléans avec ses fils pour avoir l’honneur de porter les ossemens de saint Agnan lors d’une translation de reliques. Les guerres religieuses n’épargnèrent pas les restes d’un héros coupable d’avoir été évêque et canonisé : les calvinistes en 1500 brisèrent sa châsse et dispersèrent ses os. Par une triste coïncidence, le saint roi qui était venu l’honorer eut, lui aussi, sa tombe violée à Saint-Denis, sous l’empire d’autres passions et d’autres fureurs, et la ville de Paris vit brûler en place de Grève les restes de la fille vénérable dont les patriotiques pressentimens et la courageuse volonté avaient empêché sa ruine. Ainsi la France dispense tour à tour à ses enfans les plus glorieux l’apothéose et les gémonies. Puisse du moins l’histoire offrir à ceux qui ont servi la patrie en des temps et sous des costumes différens, prêtres, rois, guerriers, bergères ou reines, un asile sûr où leurs reliques ne seront point profanées !
Les nomades ne se font pas, comme nous, un déshonneur de la fuite ; attachant plus d’importance au butin qu’à la gloire, ils tâchent de ne combattre qu’à coup sûr, et, lorsqu’ils trouvent leur ennemi en force, ils s’esquivent, sauf à revenir en temps plus opportun. C’est ce que faisait Attila : trompé dans ses prévisions sur Sangiban et maudissant Aëtius, il ne songeait plus qu’à mettre pour le moment ses troupes et son butin en sûreté. Il décampa donc silencieusement pendant la nuit, reprenant la même route qu’il avait suivie à son arrivée, et au lever du jour il était déjà loin de la ville. Il lui tardait de gagner au-delà de Sens un pays moins ravagé que les environs d’Orléans, et des plaines découvertes où la cavalerie hunnique retrouverait tous ses avantages, dans la prévision d’une bataille. Au nord de la ville de Sens, entre la vallée de l’Yonne et celle de l’Aisne, se développe, sur une longueur d’environ cinquante lieues et une largeur de trente-cinq à quarante, une succession de plaines coupées de rivières profondes, dont l’ensemble portait, dès le Vie siècle, le nom de Campania, Champagne, qu’il conserve encore aujourd’hui. À son extrémité septentrionale s’élèvent les montagnes de l’Ardenne, qui, séparant ces plaines sèches et ondulées des plaines fertiles et basses de la Belgique, présentent à l’horizon comme un mur boisé d’une hauteur presque uniforme. Il n’y a d’issue, pour en sortir et gagner le cours inférieur du Rhin, que les défilés dangereux de l’Ardenne du côté du nord-est, ou, du côté du sud-est, le long trajet des Vosges et du Jura ; deux routes romaines conduisant dans ces deux directions se croisaient alors à Durocatalaunum, aujourd’hui Châlons-sur-Marne. Attila, qui avait traversé ce pays en venant de Reims, avait hâte d’occuper la ville et la plaine environnante, qu’on appelait Champs catalauniques, afin d’assurer ses moyens de retraite dans le cas où, serré de trop près par l’armée romaine, il se verrait contraint de livrer bataille. Ce n’était pas la première fois dans l’histoire des Gaules que les champs catalauniques se trouvaient choisis pour être le théâtre d’une lutte formidable entre les nations, et ce ne fut pas non plus la dernière.
On pense bien qu’Attila, dans sa marche précipitée, ne laissa piller qu’autant qu’il le fallut pour se procurer des vivres. Au passage de la Seine à Troyes, il n’entra point dans la ville ; l’évêque Lupus ou Loup (c’était le même dont nous avons parlé plus haut et qui accompagnait saint Germain dans son voyage de Bretagne) vint au-devant de lui, le priant d’épargner, non pas seulement les habitans d’une cité sans défense, comme était alors celle de Troyes qui n’avait plus ni portes ni murailles, mais encore la population des campagnes. « Soit, répondit le roi hun de ce ton froidement railleur qui succédait chez lui aux emportemens de la colère ; mais tu viendras avec moi jusqu’au fleuve du Rhin. Un si saint personnage ne peut manquer de porter bonheur à moi et à mon armée. » Attila voulait garder en otage, à tout événement, un prêtre vénéré dans la contrée et considérable aux yeux de tous les Romains. Pendant qu’il passait l’Aube à Arciaca, aujourd’hui Arcis, il laissa son arrière-garde, composée des Gépides, dans la plaine triangulaire que la Seine et l’Aube baignent à droite et à gauche avant de confondre leurs eaux, non loin de Mauriacum, ou Méry-sur-Seine, petite bourgade qui avait fait donner à ce delta le nom de Champs de Mauriac. L’armée d’Aëtius avait gagné de vitesse celle des Huns, que la famine, les maladies, les embuscades de paysans décimaient tout le long de la route, et son avant-garde, formée des Franks de Mérovée, vint donner contre les Gépides, qui protégeaient le passage de l’Aube. Le choc eut lieu pendant la nuit ; on se battit à tâtons jusqu’au jour dans une mêlée effroyable, et d’un côté la hache des Franks, de l’autre l’épée et la lance des Gépides firent si bien leur office, qu’au lever du jour quinze mille blessés ou morts couvraient le champ de bataille. Ardaric, ayant ramené ses Gépides au-delà de la rivière, rejoignit le gros de l’armée hunhique, qui le jour même entra dans la ville de Châlons.
Il n’y avait plus moyen d’éviter un combat général. À quelques milles au-delà de Châlons, près de la station appelée dans les itinéraires Fanum Minervoe, temple de Minerve, se voient encore aujourd’hui les restes d’un camp fortifié à la manière romaine, lequel commandait la route de Strasbourg, et semble avoir eu pour destination de couvrir les deux villes de Reims et de Châlons, entre lesquelles il était situé. Non loin de ces ruines, dans une plaine à perte de vue, coule la rivière de Vesle, qui, voisine de sa source, n’est encore là qu’un faible ruisseau, et cette circonstance, jointe à d’autres détails topographiques indiqués par l’histoire, paraît confirmer l’opinion qui fait de ce lieu le champ de bataille des Romains et des Huns. En effet, la tradition désigne sous le nom de Camp d’Attila ces restes d’un établissement dont le caractère est incontestablement romain, et dont le bon état de conservation, après quatorze siècles, exclut toute idée d’un bivouac barbare disposé à la hâte. Attila, trouvant des fortifications à sa portée, en aurait-il profité comme d’une bonne fortune ? Se serait-il servi de l’enceinte romaine pour affermir l’assiette de son camp ? On peut le supposer avec vraisemblance, et cette supposition met d’accord, sans grands frais d’hypothèse, la tradition locale et le bon sens. Une fois décidé à combattre, Attila fit ranger ses chariots en cercle et dressa ses tentes à l’intérieur. Le jour même, l’armée d’Aëtius campait en face de lui, les légions suivant les règles de la castramétation romaine, les fédérés barbares sans retranchement ni palissades, et chaque nation séparément.
Attila passa toute cette nuit dans une agitation inexprimable. Le mauvais état de son armée découragée, affaiblie par les privations et considérablement réduite en hommes et en chevaux, ne lui faisait que trop pressentir la probabilité d’une défaite, et cette probabilité n’échappait guère non plus à des yeux moins clairvoyans que les siens. Ses soldats avaient pris dans les bois voisins un ermite qui faisait parmi les paysans le métier de prophète. Attila eut la fantaisie de l’interroger. « Tu es le fléau de Dieu, lui dit le solitaire, et le maillet avec lequel la Providence céleste frappe sur le monde ; mais Dieu brise, quand il lui plaît, les instrumens de sa vengeance, et il fait passer le glaive d’une main à l’autre, suivant ses desseins. Sache donc que tu seras vaincu dans ta bataille contre les Romains, afin que tu reconnaisses bien que ta force ne vient pas de la terre. » Cette réponse courageuse n’irrita point le roi des Huns. Après avoir entendu le prophète chrétien, il voulut entendre à leur tour les devins de son armée, car chez les Huns, comme plus tard chez les Mongols, les consultations sur l’avenir, dans les circonstances décisives, semblent avoir été d’institution publique. Il fit donc venir les magiciens et, comme dit l’historien de cette guerre, les aruspices qui suivaient ses troupes, et alors commença une scène étrange, effroyable, dont l’histoire, en esquissant les principaux traits, laisse à l’imagination le soin de les compléter.
Qu’on se figure, sous une tente tartare plantée au milieu des plaines de la Champagne, à la lueur lugubre des torches, un concile de toutes les superstitions du nord de l’Europe et de l’Asie : le sacrificateur ostrogoth ou ruge les mains plongées dans les entrailles d’une victime dont il observe les palpitations, le prêtre alain secouant dans un drap blanc ses baguettes divinatoires à l’entrelacement desquelles il voit des signes prophétiques, le sorcier des Huns blancs évoquant les esprits des morts au son du tambour magique et tournant sur lui-même avec la rapidité d’une roue jusqu’à ce qu’il tombe épuisé, la bouche écumante, dans l’immobilité de la catalepsie, et au fond de la tente Attila, assis sur son escabeau, épiant les convulsions, recueillant les moindres cris de ces interprètes de l’enfer. Mais les Huns avaient une superstition particulière plus solennelle, et que les voyageurs européens trouvèrent encore en vigueur aux XIIIe et XIVe siècles à la cour des descendans de Tchinghiz-Khan : je veux parler de la divination au moyen des os d’animaux, principalement des omoplates de mouton. Le procédé consistait à dépouiller de chair les os sur lesquels on voulait opérer : on les exposait ensuite au feu, et d’après la direction des veines ou les fissures de la substance osseuse, fendillée par l’action de la chaleur, on établissait ses pronostics. Les règles de cet art étaient fixes et déterminées par une sorte de rituel comme celles de l’aruspicine romaine. Attila observa lui-même les os, et n’y lut que sa prochaine défaite. Les prêtres, après s’être consultés, déclarèrent aussi que les Huns seraient vaincus, mais que le général des ennemis périrait dans le combat. Par ce mot de général des ennemis, Attila comprit qu’il s’agissait d’Aëtius, et son visage s’illumina d’un éclair de joie. Aëtius était le grand obstacle à ses desseins ; c’était lui qui avait rompu par son habileté la trame si bien ourdie pour isoler les Visigoths des Romains, lui qui avait arrêté les Huns dans leur marche victorieuse, lui enfin qui était l’ame de ce ramas de peuples, jaloux les uns des autres, dont Attila aurait eu bon marché sans lui. Acheter sa mort par une défaite, dans l’opinion du roi des Huns, ce n’était pas l’acheter trop cher.
Cette bataille, qui ne lui promettait que la défaite, Attila eut soin de l’engager le plus tard possible dans la journée, afin que la défaite même ne fût pas irrévocable, et que la nuit survenant laissât place à de nouveaux conseils et à de nouvelles chances. À la neuvième heure du jour, environ trois heures après midi, il fit sortir son armée du camp. Lui-même se mit au centre avec les Huns proprement dits ; il plaça à sa gauche Valamir et les Ostrogoths, à sa droite Ardaric avec les Gépides et les autres nations sujettes des Huns. Aëtius, de son côté, prit le commandement de son aile gauche, formée des troupes romaines, opposa dans son aile droite les Visigoths aux Ostrogoths, et plaça dans le centre les Burgondes, les Franks, les Armorikes et les Alains de Sangiban, que les troupes fidèles avaient pour mission de surveiller. Les dispositions prises par Attila indiquaient assez son plan. En concentrant sa meilleure cavalerie au centre de l’ordre de bataille et à proximité de son retranchement de chariots, il voulait évidemment tenter une charge rapide sur le camp ennemi en même temps qu’il assurait sa retraite vers le sien. Aëtius, au contraire, en portant sa principale force sur ses flancs, eut pour but de profiter de ce mouvement, d’envelopper Attila s’il était possible, et de lui couper la retraite qu’il voulait se ménager. Entre les deux armées se trouvait une éminence en pente douce, dont l’occupation pouvait être avantageuse comme poste d’observation : les Huns y envoyèrent quelques escadrons détachés de leur front, tandis qu’Aëtius, qui en était plus rapproché, faisait partir Thorismond avec un corps de cavalerie visigothe ; celui-ci, arrivant le premier sur le plateau, chargea les Huns à la descente et les culbuta sans peine. Cette première déconvenue parut de mauvais augure à l’armée hunnique, déjà en proie à de tristes pressentimens. Pour rendre l’élan aux courages, Attila, réunissant les chefs autour de lui, leur adressa des paroles que Jornandès a reproduites dans son récit d’après la tradition gothique. Quoique l’idée de posséder une harangue d’Attila puisse surprendre de prime abord, l’étonnement diminue lorsqu’on réfléchit aux moyens mnémoniques des peuples qui, ne connaissant pas l’écriture, n’ont d’autre histoire que la tradition orale. Les événemens de leur vie publique étant, avec leurs fables religieuses, les seuls objets de leur littérature, ils les fixent dans leur mémoire avec une précision dont les récits de l’Edda nous fournissent plus d’une preuve ; et lors même qu’ils ajoutent à la réalité des faits, ils le font si bien dans la couleur des temps et des hommes, que leurs inventions mêmes constituent pour la postérité une sorte d’authenticité relative. Nous admettrons, si l’on veut, que ce soit là le caractère du discours que Jornandès met dans la bouche du roi des Huns au moins conviendra-t-on qu’il n’est pas l’ouvrage d’un rhéteur grec ou latin, et que de plus il contraste, par son âpre énergie, avec le style et les idées que pouvait tirer de lui-même l’abréviateur de l’histoire des Goths.
« Après tant de victoires remportées sur tant de nations, et au point où nous en sommes de la conquête du monde, je ferais, à mes propres yeux, un acte inepte et ridicule en venant vous aiguillonner par des paroles, comme si vous ne saviez pas ce que c’est que de se battre. Laissons ces précautions à un général tout neuf ou à des soldats sans expérience : elles ne sont dignes ni de vous ni de moi. En effet, quelles sont vos habitudes, sinon celles de la guerre ? Et qu’y a-t-il de plus doux pour les braves que de chercher la vengeance les armes à la main ? Oh ! oui, c’est un grand bienfait de la nature que de se rassasier le cœur de vengeance !… Attaquons donc vivement l’ennemi : c’est toujours le plus résolu qui attaque. Méprisez ce ramas de nations différentes qui ne s’accordent point : on montre sa peur au grand jour, quand on compte, pour sa défense, sur un appui étranger. Aussi voyez, même avant l’attaque, la frayeur les emporte déjà : ils veulent gagner les hauteurs ; ils se hâtent d’occuper des lieux élevés, qui ne les garantiront point, et bientôt ils reviendront demander, sans plus de succès, leur sûreté à la plaine. Nous savons tous avec quelle faiblesse les Romains supportent le poids de leurs armes ; je ne dis pas la première blessure, mais la poussière seule les accable. Tandis qu’ils se réunissent en masses immobiles pour former leurs tortues de boucliers, méprisez-les et passez outre ; courez sus aux Alains, abattez-vous sur les Visigoths : c’est sur le point où se concentrent les forces du combat que nous devons chercher une prompte victoire. Si les nerfs sont coupés, les membres tombent, et un corps ne peut se tenir debout quand les os lui sont arrachés. Élevez donc vos courages et déployez votre furie habituelle. Comme Huns, prouvez votre résolution, prouvez la bonté de vos armes ; que le blessé cherche la mort de son adversaire ; que l’homme sain se rassasie du carnage de l’ennemi celui qui est destiné à vivre n’est atteint par aucun trait ; celui qui doit mourir rencontre son destin, même dans le repos. Enfin pourquoi la fortune aurait-elle rendu les Huns vainqueurs de tant de nations, sinon pour les préparer aux joies de cette bataille ? Pourquoi aurait-elle ouvert à nos ancêtres le chemin du marais Méotide, inconnu et fermé pendant tant de siècles ? L’événement ne me trompe point : c’est ici le champ de bataille que tant de prospérités nous avaient promis, et cette multitude rassemblée au hasard ne soutiendra pas un moment l’aspect des Huns. Je lancerai le premier javelot sur l’ennemi ; si quelqu’un peut rester tranquille quand Attila combat, il est déjà mort ! »
« Alors, dit Jornandès, qui devient dans ce récit presque aussi sauvage que ses héros, alors commença une bataille atroce, multiple, épouvantable, acharnée. L’antiquité n’a raconté ni de tels exploits ni de tels massacres, et celui qui n’a pas été témoin de ce spectacle merveilleux ne le rencontrera plus dans le cours de sa vie. » Le ruisseau presque desséché qui traversait la plaine se gonfla tout à coup, grossi par le sang qui se mêlait à ses eaux, de sorte que les blessés ne trouvaient pour s’y désaltérer qu’une boisson horrible et empoisonnée qui les faisait mourir aussitôt.
L’engagement commença par l’aile droite romaine contre la gauche d’Attila, Goths occidentaux contre Goths orientaux, frères contre frères. Le vieux roi Théodoric parcourait les rangs de ses soldats, les exhortant du geste et de la voix, lorsqu’il tomba de cheval et disparut sous le flux et reflux des escadrons dont les masses se choquaient. Quelques-uns disent que ce fut un Ostrogoth de la race des Amales, nommé Andagis, qui le frappa de son javelot et le perça de part en part. La mêlée continua sans qu’on sût ce qu’il était devenu, et, après un combat sanglant, les Visigoths dispersèrent leurs ennemis. Pendant ce temps, les Huns d’Attila avaient chargé le centre de l’armée romaine, l’avaient enfoncé, et restaient maîtres du terrain, lorsque les Visigoths victorieux à l’aile droite les attaquèrent en flanc. L’aile gauche romaine fit un mouvement semblable, et Attila, voyant le danger, se replia sur son camp. Dans cette nouvelle lutte, poursuivi avec fureur par les Visigoths, il fut sur le point d’être tué, et n’échappa que par la fuite. Ses troupes, à la débandade, le suivirent dans leur enceinte de chariots ; mais, quelque faible que fût ce rempart, une grêle de flèches, décochées sans interruption de toutes les parties de l’enceinte, en écarta les assaillans. La nuit arriva sur ces entrefaites, et l’obscurité devint tellement épaisse, qu’on ne distinguait plus amis ni ennemis, et que des divisions entières s’égarèrent dans leur marche. Thorismond, descendu de la colline pour rejoindre son corps d’armée, alla donner, sans le savoir, contre les chariots des Huns, où il fut reçu à coups de flèches, blessé à la tête et jeté en bas de son cheval. Ses soldats l’emportèrent tout couvert de sang. Aëtius lui-même, séparé des siens, et à la recherche des Visigoths, qu’il croyait perdus, erra quelque temps au milieu des ennemis. Lui et ses confédérés passèrent le reste de la nuit à veiller dans leur camp, le bouclier au bras.
Le soleil se leva sur une plaine jonchée de cadavres. Cent soixante mille morts ou blessés restaient, dit-on, sur la place. Tout ce que les Romains et leurs alliés savaient encore du résultat de la bataille, c’est qu’Attila avait dû essuyer un grand désastre : sa retraite faite avec tant de précipitation et de désordre en paraissait l’indice certain, et, quand on le vit obstinément renfermé dans son camp, on conclut qu’il s’avouait vaincu. Au reste, bien que retranché derrière ses chariots, le roi hun ne faisait rien qui fût indigne d’un grand courage : du milieu de son camp retentissait un bruit incessant d’armes et de trompettes, et il semblait menacer de quelque coup inattendu. « Tel qu’un lion pressé par les chasseurs parcourt à grands pas l’entrée de sa caverne sans oser s’élancer au dehors, et épouvante le voisinage de ses rugissemens, tel, dit l’historien Jornandès, le fier roi des Huns, du milieu de ses chariots, frappait d’effroi ses vainqueurs. » Les Romains et les Goths délibérèrent sur ce qu’ils feraient d’Attila vaincu ; ils convinrent de le mettre en état de blocus et de le laisser se consumer lui-même, sans lui offrir par une attaque de vive force l’occasion d’une revanche. On raconte que, dans cette situation désespérée, il fit dresser en guise de bûcher un énorme monceau de selles, tout prêt à y mettre le feu et à s’y précipiter ensuite, si l’ennemi forçait l’enceinte de son camp.
Cependant Théodoric ne reparaissait point ; il ne revenait point jouir de la victoire des siens ; divers bruits couraient sur sa disparition ; on le crut captif ou mort. On le chercha d’abord sur le champ de bataille comme un brave, et on trouva, non sans peine, son cadavre enfoui sous un amas d’autres cadavres. À cette vue, les Goths entonnèrent un hymne funèbre et enlevèrent le corps sous les yeux des Huns, qui n’essayèrent point de les troubler. Leurs devins sans doute firent sonner bien haut l’infaillibilité de leurs pronostics, que l’événement semblait vérifier, car enfin ils avaient annoncé la mort du chef des ennemis ; toutefois ce n’était pas sur celle-ci qu’Attila avait compté. Thorismond, guéri de sa blessure, présida aux funérailles de son père, que l’armée visigothe célébra en grande pompe, avec force chants, cliquetis d’armes et cris discordans : il y présida en qualité de roi, car les Goths l’élevèrent sur le pavois en remplacement du roi défunt.
Cette mort de Théodoric, à deux cents lieues de son pays, était un grand événement pour les Goths, dont les rois étaient électifs, quoique pris au sein de la même famille. Le jeune Théodoric, il est vrai, avait consenti sans difficulté à la proclamation de son frère Thorismond ; mais les quatre frères restés à Toulouse reconnaîtraient-ils aussi aisément un choix qui n’émanait que de l’armée ? Maîtres du gouvernement, maîtres du trésor de leur père, ne chercheraient-ils pas à se créer un parti, à soulever la multitude, à s’emparer de la royauté : chose assez facile, conforme d’ailleurs aux habitudes des Visigoths et au caractère particulier de jeunes princes que l’on savait ambitieux et hardis ? Il y avait plus d’une révolte au fond de ce trésor du roi défunt, qui n’était pas autre que celui d’Alaric, et renfermait les plus riches dépouilles de Rome et de la Grèce. Thorismond, rongé d’inquiétudes, eût voulu déjà être à Toulouse, afin de prévenir ou de contenir ses frères ; mais la honte le retenait près d’Aëtius. Il alla donc trouver le Patrice, dont l’âge et la mûre prudence sauraient le conseiller, disait-il, et, au nom de son père Théodoric, dont il voulait venger la mort, il proposa de livrer l’assaut au camp des Huns.
Aëtius, qui connaissait bien les ruses et la mobilité de l’esprit barbare, comprit que les regrets tardifs de Thorismond cachaient une menace de départ : il ne se montra pas d’humeur à changer un plan mûrement délibéré et à tourner peut-être la fortune contre lui pour des alliés qui faisaient si bon marché de l’intérêt romain. Feignant d’entrer dans toutes les craintes de Thorismond au sujet de ses frères, il n’objecta rien à son projet d’emmener l’armée visigothe, si l’on n’attaquait pas Attila. C’était une véritable désertion ; mais, après la conduite de ce peuple au commencement de la guerre, il n’y avait pas de quoi s’étonner ; puis, les Romains étaient habitués à ces retours capricieux, à cette perpétuelle fluctuation de la part d’alliés imprévoyans, égoïstes, toujours plus empressés d’affaiblir que de fortifier l’empire qui les avait admis dans son sein. L’histoire ajoute qu’au fond Aëtius ne fut pas fâché de se débarrasser des Visigoths, qui avaient joué un rôle brillant dans la bataille, et, selon toute apparence, décidé la victoire. Leur jactance et leurs prétentions offusquaient sans doute l’armée romaine, et Aëtius craignit qu’après la destruction des Huns, ces défenseurs de la Gaule ne pesassent d’un poids insupportable sur elle. Telle est du moins la politique que lui prête Jornandès, toujours favorable à ses compatriotes les Goths. Cette version plut tellement aux Barbares, dont elle flattait l’importance, que les historiens des Franks prétendirent aussi (sans la moindre vraisemblance assurément) qu’un stratagème pareil fut employé dans la même intention par le général romain pour éloigner du champ de bataille le petit peuple de Mérovée. En fait, Aëtius parut ouvertement consentir au départ de Thorismond, ce qui équivalait à la levée du blocus d’Attila.
Ignorant de tous ces débats et toujours enfermé dans son camp, où il voyait avec douleur son armée se fondre d’elle-même par les privations et la maladie, le roi des Huns semblait attendre, pour prendre un parti, quelque aventure du genre de celle qui démembrait l’armée d’Aëtius. Il avait bien remarqué que les bivouacs de Thorismond étaient déserts ; toutefois, comme cette solitude pouvait cacher un piège, il se tint soigneusement sur ses gardes. Plus tard le silence, joint à la solitude prolongée, lui ayant donné la certitude du départ des Goths, il laissa éclater une grande joie ; « son ame revint à la victoire, suivant l’énergique expression de l’historien que nous citions tout à l’heure, et ce génie puissant ressaisit sa première fortune. » Faisant à l’instant même atteler ses chariots, il partit dans un appareil encore formidable. Attila ne demandait qu’à s’éloigner : Aëtius, avec des troupes réduites de plus de moitié, jugea prudent de respecter la retraite du lion. Seulement il le suivit à peu de distance et en bon ordre pour l’empêcher de piller, et tomber sur lui s’il s’écartait de sa route. Les Huns semèrent encore tout ce trajet de leurs malades et de leurs morts. On ne sait si les Burgondes accompagnèrent fidèlement Aëtius dans cette dernière partie de sa campagne, ou s’ils s’esquivèrent à l’instar des Visigoths ; mais l’histoire témoigne que les fédérés franks ne le quittèrent qu’après que les Huns eurent repassé le Rhin. Ils poursuivirent même pour leur propre compte jusqu’en Thuringe les tribus de ce pays, contre lesquelles ils avaient de terribles représailles à exercer. L’expédition d’Attila avait donc échoué ; l’épouvantail gigantesque de son armée de cinq cent mille hommes venait de s’évanouir ; la Gaule était sauvée, sinon d’une dévastation passagère, au moins de la destruction, et ce résultat, l’empire le devait à la prudence tout autant qu’au génie militaire d’Aëtius, à qui il avait fallu vaincre sans rien hasarder, car sa défaite eût marqué la fin du monde occidental. Pourtant il ne trouva pas que des admirateurs parmi ceux qu’il avait sauvés. Les Visigoths, qui n’avaient été dans sa main que des instrumens rétifs et dangereux, osèrent lui disputer l’honneur de la victoire, et la cour de Ravenne, plus jalouse et plus inique cent fois, lui fit un crime d’avoir laissé échapper son ennemi. Celui-ci du moins avait su lui rendre justice en proclamant sur le champ de bataille de Châlons que la mort d’Aëtius valait bien une défaite d’Attila.
AMEDEE THIERRY.
- ↑ Voyez les livraisons du 1er et du 15 février.
- ↑ Voici, étape par étape, d’après les itinéraires romains, le chemin que parcourut Attila entre Metz et Orléans. Il est curieux de pouvoir suivre, au bout de quatorze siècles, tous les pas de ce terrible conquérant sur le sol de notre patrie. — 1o De Metz à Reims. — Divodurum, Metz ; Scarpona, Scarponne, 21 milles ; Tullum, Toul, 15 milles ; Ad Fines, Foug, 6 milles ; Nasium, Naix, 21 milles ; Caturiges, Bar-le-Duc, 14 milles et demi ; Ariola, Montgarni, 13 milles et demi ; Fanum Minervae, La Cheppe sur la Vesle, où la tradition place le camp d’Attila, 24 milles ; Durocortorum, Reims, 28 milles et demi.- 2o De Reims à Troyes. — Durocortorum, Reims ; Durocatalaunum, Châlons, 27 milles ; Artiaca, Arcis-sur-Aube, 33 milles ; Tricasses, Troyes, 18 milles. — 3o De Troyes à Sens. — Augustobona, Troyes ; Clanum, Villemaur, 18 milles et demi ; Agedincum, Sens, 25 milles. — 4o De Sens à Orléans. — Agedincum, Sens ; Aquœ Seyestœ, ruines au nord de Sceaux, 34 milles romains ; Fines, forêt d’Orléans entre Cour-Dieu et Philissanet, 22 milles ; Genabum, Orléans, 15 milles.