Épître de Madame la Dauphine écrivant à Madame Marguerite


Epistre de Madame la Daulphine escripvant à Madame Marguerite.
attribué à Catherine de Médicis ou à Clément Marot

vers 1543



Epistre de Madame la Daulphine escripvant
à Madame Marguerite
1.

Vous vous pourrez esmerveiller, Madame,
Dont si soubdain, sans avoir appris d’asme2,
Je me suis mis à composer en vers,
Vu que dormi n’ay sous les arbres verds
De Parnassus, ni bu en la fontaine
Où puiser fault science si haultaine.
Peut estre aulcuns n’en seront esbahis
Et vous diront que je suis du pays
Où de tout temps les neuf Muses habitent3.
Elles, pour vray, à rymer ne m’invitent.
Le grand desir d’envelopper et mettre
Mes durs regrects en moins fascheuse lectre,
Et que je sçay que de nature aymez
Le son plaisant des vers qui sont rymez :
C’est ce qui m’a, et si ne sçay comment,
Faict devenir poeste en un moment.
Ce que l’amour qu’a vous j’ay indicible
M’a fait trouver bien aysé l’impossible.
Helas ! tous ceux qui à rymer se peinent
Les arguments de plaisir entreprennent ;
Mais, pour monstrer ce que faire je sçay,
Me fault escrire en ce mien coup d’essay
L’ennui que j’ay d’estre loing demourée
De vous, Madame et sœur tres honourée,
Sans que esbatz ne me semblent qu’ennuis
Et que les jours ne me semblent que nuits4.
Aulcunes foys avecques habit noir
Je me proumesne en ce noble manoir,
Le quel plus grand qu’il ne souloit me semble,
N’y voyant plus la compagnie ensemble.
Aulcunes foys au jardin m’en alant,
Tout à part moy à luy je vais parlant,
Car vous diriez, tant il croit qu’il agrée,
Qu’il est marri qu’en luy ne me recrée.
« Jardin royal, ce dy-je, ta verdure,
« Tes fruits, tes fleurs, tout ce qu’art et nature
« T’a pu donner, n’a ores la puissance
« De me donner un peu d’esjouissance.
« Si tu veux donc qu’aultre chère te fasse,
« Rends moy la fleur quy les tiennes efface,
« Rends moy la noble et franche Marguerite ;
« Rends moy aussy de noblesse l’eslite,
« Mon cher espous, qu’elle et moy soulions voir
« Sur grands chevaulx, et faire son debvoir
« À les picquer sur tes allées grandes5.
« Lors me verras ainsy que me demandes.
« En ce temps là, pour plaisir les picquoit,
« Et sans danger aux armes s’apliquoit.
« Mais maintenant pour le bien de la France
« Et pour honneur prend armes à oultrance.
« Que Dieu luy doint, aprez tout debastu,
« Fortune esgale à sa grande vertu. »
Sur ce m’en vay à ma chambre ou ma salle ;
Lieux desolez, on ny chante ny balle.
Là, devisant, à mes gens je m’adresse,
Aussy faschez quasy que leur maistresse.
Tandis, parfoys, devers vous se transporte
Hoste ou lacquays qui nouvelles apporte,
Mes lettres prends avec extresme joye ;
Mais tout à coup j’ay si grand peur que j’oye,
En les lisant, quelque mal advenu,
Qu’entre ayse et poine est mon cueur destenu.
Quand j’ay tout leu, et que rien je n’y treuve
De mal venu, m’est advis que j’espreuve
L’ayse de ceulx qui ont faict leur voyage
De sur la mer sans avoir eu orage.
O plus heureux que Mercure celuy
Qui dez demain, ou plus tost aujourd’huy,
Me vouldrait dire, en riant de vray zesle :
« Madame vient ; » ou : « Allez devers elle ; »
Et plus heureux celuy qui viendroit dire :
« Henry vainqueur en France se retire. »
Soubs cest espoir en grants devotions,
Journellement faisons processions.
Processions, regrects, deuil et soucy
Sont les esbats que nous prenons icy,
En attendant la fortune prospère
Des fils aimez6 et de l’honouré père.



1. Ces vers, dont l’intérêt n’échappera certainement à personne lorsqu’on les aura lus, et surtout lorsque l’on connaîtra le nom de leur auteur, n’ont été imprimés, si nous ne nous trompons, que dans la brochure à petit nombre publiée par M. Fréd. Chavannes, Notice sur un Manuscrit du XVIe siècle, appartenant à la Bibliothèque cantonale de Lausanne (Lausanne, 1844, in-8), et dans la Revue de Paris, du 28 avril 1844, p. 278–280, d’une façon même assez peu correcte. Ils sont extraits, ainsi que ceux de Clément Marot, dont le même numéro donnait des fragments, d’un manuscrit de la bibliothèque de Lausanne, formant 282 pages petit in-fol., et provenant de la succession du docteur Favre de Rolle, célèbre au dernier siècle par sa science et par ses hautes amitiés. Ce manuscrit ne porte aucune signature, mais on voit par certains détails qu’il dut être copié par un maître d’écriture qui vivoit à Genève au temps de Calvin. L’écriture est d’une assez belle gothique. Passons à la question la plus importante. Quelle est la Daulphine dont nous donnons ici l’épistre ? Ce ne peut être que Catherine de Médicis. On en doute dans un article du Bulletin de l’Alliance des Arts, 10 mai 1844, p. 347 ; l’anonyme qui écrivit l’article de la Revue de Paris n’en est pas non plus très-sûr. Quant à nous, nous n’en doutons pas. Catherine de Médicis, c’est Brantôme qui l’assure, « disoit et parloit bon françois, encores qu’elle fût italienne. À ceux de sa nation pourtant, continue-t-il, ne parloit que bon françois souvent, tant elle honoroit la France et la langue. » Non-seulement elle savoit parler celui de la cour, mais aussi celui du peuple. « La Reyne mère, lisons-nous dans le Scaligerana (1667, in-12, p. 46–47), parloit aussi bien son goffe parisien qu’une revendeuse de la place Maubert, et l’on n’eust point dit qu’elle estoit italienne. » On sait par ses lettres qu’elle écrivoit fort bien en prose ; pourquoi, amie de la poésie comme elle le fut toujours, n’eût-elle pas de même écrit fort bien en vers, surtout s’adressant à une muse, à la spirituelle Marguerite de Navarre, tante de son mari ? L’auteur de l’article de la Revue se demande à quelle époque ces vers furent écrits, et penche pour l’année 1536. Ce seroit trop tôt, selon nous. Catherine n’avoit alors que dix-sept ans, il n’y avoit que trois années qu’elle étoit en France, et elle ne devoit pas, par conséquent, s’être encore rompue à toutes les finesses de notre langue. Je préfère pour date l’année 1543. Comme en 1536, le roi est absent de la cour avec ses deux fils, et Catherine, dont l’affection ne s’est pas attiédie, mais dont l’esprit mieux formé et le langage plus expert peuvent enfin traduire à l’aise la délicatesse de cette affection, est plus à même qu’à tout autre moment de sa vie d’écrire ces vers excellents, les meilleurs peut-être qui soient partis d’un cœur de princesse. Esprit et sincérité, ardeur et grâce, éloquence et naïveté, rien n’y manque de ces rares qualités dont la plupart sembloient si incompatibles avec son caractère.

2. De personne, d’âme qui vive.

3. Ici Catherine se révèle elle-même par sa patrie italienne.

4. Ces vers sur les ennuis de l’absence trouvoient un facile écho dans le cœur de cette bonne reine de Navarre, qui en a fait de si charmants sur les mêmes souffrances. Je ne citerai que ces couplets d’une chanson de Marguerite, qui se trouve dans un manuscrit appartenant à M. Fouques, et n’a pas encore, je crois, été réunie à ses autres poésies :

Si tost qu’il souspire,
Je fonds toute en pleurs.
S’il plaint mon martyre,
Je plains ses douleurs.

Pas je ne puis vivre
Si je ne le voy,
Mon cœur pour le suivre
S’absente de moy.

Viens donc, mon amy,
Approche de moy,
Passe ton envie,
Il ne tient qu’à toy.

5. Catherine, dans ses regrets, ne devoit pas oublier ces nobles exercices du Dauphin, son mari, car c’étoient ceux auxquels elle-même se plaisoit le mieux : « Elle estoit, dit Brantôme, fort bien à cheval, et hardie, et s’y tenoit de fort bonne grâce, ayant esté la première qui avoit mis la jambe sur l’arçon, d’autant que la grâce y estoit bien plus belle et apparoissante que sur la planchette, et a toujours fort aimé d’aller à cheval jusqu’à l’âge de soixante ans ou plus, qui pour sa foiblesse l’en privèrent, en ayant tous les ennuis du monde. »

6. Ces « fils aymez » étoient le Dauphin, Henri, et son frère le duc Charles d’Orléans, tous deux au siége de Perpignan, dans les premiers mois de 1543, pendant que leur père étoit allé réduire une sédition à La Rochelle. En 1536, date préférée par l’écrivain de la Revue de Paris, le roi et ses fils, nous l’avons dit, étoient aussi tous en campagne, mais à cette époque Henri n’étoit pas encore dauphin. Son frère aîné, François, ne mourut en effet cette année-là qu’à la fin de l’expédition en Provence contre Charles-Quint. Les vers que Catherine auroient faits sous l’inspiration de l’absence motivée par cette expédition ne pouvoient donc être donnés comme étant de la dauphine, puisque Catherine ne l’étoit pas encore. Le copiste auroit dit : Epistre de madame la duchesse d’Orléans, seul titre qu’elle eût alors. Si donc, pour conclure, Catherine est appelée madame la Dauphine en tête de ces vers, c’est qu’ils sont d’un temps où on l’appeloit ainsi, et par conséquent d’une époque postérieure à l’expédition de 1536.