Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Ses emplois aux docks et chez Hachette


Ses emplois aux Docks et chez Hachette

Que faire après tous ces insuccès ? il fallait vivre, mais comment ? Il ne pouvait compter sur une position administrative, scientifique, universitaire, etc., la clef classique qui ouvre ces portes lui manquait ; il se retourna vers le commerce. M. Labot, son infatigable protecteur, lui fit obtenir, en 1860, aux Docks, rue de la Douane, un emploi de 60 francs par mois, qu’il abandonna, au reste, au bout de deux mois, n’en pouvant vivre. De cette époque, avril 1860 à janvier 1862, où M. Boudet, membre de l’Académie de médecine, parvint à le faire accepter au paquetage dans la librairie Hachette, il vécut, Dieu sait comme, de courses, d’études littéraires et surtout de faim. Oui, je le sais, bien que cela paraisse paradoxal, l’on vit de faim, jusqu’à ce qu’on en meure ou qu’on en sorte, fort et invincible, trempé comme l’acier. Il a connu alors, ce qu’il y a de plus désespérant dans la vie, le travail impuissant et la faim inexorable ; il faudrait un peu de pain pour vivre, une main généreuse pour vous le donner et un cœur ami pour encourager votre travail ; mais rarement, pour ne pas dire jamais, se présentent cette main et ce cœur. Zola, qui a subi énergiquement cette initiation du talent et ce baptême du succès, la lutte à outrance et la misère, se souvient-il, aujourd’hui, au milieu de son luxe, de ses angoisses et de ses désespoirs d’autrefois ? A-t-il purifié l’orgueil de ses succès actuels par ses générosités et ses largesses aux pauvres et aux malheureux ? Celui, qui riche, oublie ses anciens frères en pauvreté n’est digne ni de la fortune, ni de ses succès, ni de son talent, ni même de sa première indigence : son indifférence pour l’infortune des autres prouve son mépris et sa révolte contre la sienne. Ce langage l’étonne peut-être ; qu’il ne s’en émeuve pas outre mesure et surtout qu’il ne l’entraîne pas à des conjectures absurdes : je ne suis ni prêtre, ni dévot, ni protestant, ni athée, ni darwiniste, ni socialiste, ni naturaliste, je suis un passionné du vrai par l’étude, du beau par l’admiration des belles et grandes choses, et du bien par un amour dévoué à mes semblables. J’admire et j’aime ceux qui partagent et qui pratiquent ces convictions, et je plains et je combats ceux qui ne les comprennent pas ou qui agissent contre elles. Que m’importent Zola et ses livres ? Si lui n’était pas responsable d’eux, et s’ils n’attaquaient la famille, la société, la nation et tous les peuples, dans leurs croyances métaphysiques, dans leur art littéraire, dans leurs aspirations sociologiques et dans l’austérité de leurs mœurs, est-ce que je m’occuperai d’eux ? Son œuvre parle trop haut et porte trop loin pour qu’on ait le droit de faire silence.

Ceux-là seuls qui échappent aux cruautés de la vie par le courage et le travail et qui rachètent leur droit au succès par la générosité, sont les vrais triomphateurs ; ils portent gravée sur leur front par la griffe du malheur l’empreinte rayonnante et sacrée du talent ou du génie. Je tenais à dire cela, d’abord pour justifier l’apparente sévérité de mes critiques, et, ensuite, parce que, n’entendant toujours que vanter son style, préconiser sa méthode d’observation et son système d’expérimentation évolutionniste sur les caractères et les milieux, et ne lisant que des descriptions pompeuses de ses demeures royales et de ses voyages de grand seigneur des lettres, j’eusse voulu au moins entendre une voix, lire une ligne, qui nous rappellent à tous deux qu’il a été pauvre.

L’esclave qui suivait le char du triomphateur romain qui avait sauvé la République lui criait de loin en loin, fouettant son orgueil : « Souviens-toi que tu dois mourir » ; moi je crie à ce nouveau triomphateur, moins le char, qui veut la République naturaliste : Souviens-toi que hier tu étais pauvre, et que demain, tu ne seras rien. Ce langage n’a rien d’exagéré sous ma plume, nos situations, toutes diverses qu’elles paraissent, se touchent néanmoins par certaines analogies.

À l’époque où Zola était paqueteur chez Hachette, libraire, 79, boulevard Saint-Germain, j’étais comptable chez Morel et Cie, libraires, 13, rue Bonaparte ; il enveloppait les livres, je les portais au journal ; il fut chef de publicité dans sa maison ; je fus chef de comptabilité dans la mienne ; aujourd’hui, il écrit des romans, moi je les critique ; il est arrivé à la célébrité, moi j’aide les autres à y arriver ; demain, il critiquera mes critiques et moi je vendrai ses romans sur le quai et je les empaqueterai ; seulement, lui, parti de la misère, finit en rentier, et moi je finis comme il a commencé, en paqueteur. Il a la meilleure part, je lui souhaite de la garder avec soin et avec dignité, en surveillant davantage son genre littéraire et en faisant moins de mal et plus de bien.

Je ne peux, ni ne veux suivre É. Zola dans ses nombreuses pérégrinations à travers Paris ; il a fait, en quatre ans, les deux rives de la Seine, habitant d’un côté, le plus souvent, les environs du Panthéon, et de l’autre, les hauteurs de Batignolles ; il a, selon les hasards de sa fortune, pendu sa plume voyageuse à tous les étages, mais de préférence au premier, au temps de la prospérité, et au dernier, le jour des misères noires. Plus d’une fois, s’il s’en souvient, mais où sont les neiges d’antan ? un hiver, en ce temps de neige où les misères de vingt ans s’accouplent, un amour, plus généreux que riche, voisin de la montagne Sainte-Geneviève, le réchauffa sous son aile grelottante et partagea avec lui son insuffisante becquée. La mémoire du riche est toujours plus courte que celle du pauvre ; pourquoi ?

De 1863 à 1865, Zola devint chez Hachette, de simple paqueteur, chef de la publicité aux appointements de 2.400 francs ; ce n’était pas l’aisance, mais ce n’était plus la gêne. Cet emploi, presque indépendant, le mit journellement en rapport avec la presse et lui permit, non seulement d’en étudier le fonctionnement commercial, mais de s’y créer des relations utiles et de s’y ménager des débouchés avantageux.

Cette initiation au journalisme, où il conquit, sans difficulté, grâce à son emploi, ses entrées libres, constitue plus de la moitié du succès, en littérature, quand on est habile ; or, cette qualité n’a jamais manqué à Zola, que je sache ; il a su, au contraire, élever l’exploitation de ses œuvres jusqu’à la hauteur d’un génie financier. Personne, mieux que lui, ne saurait tirer parti de la publicité et lui imposer son éloge ou lui inspirer sa critique ; loin de redouter le bruit, il ne craint que le silence, n’ignorant pas que le succès est fait de tapage et que la fausse gloire vient du scandale. Critique acerbe et violent, il frappe d’estoc et de taille, criant haut, cognant brutalement, n’ayant qu’un but, allumer le zèle des amis tièdes et provoquer jusqu’à la rage la colère de ses adversaires injustement critiqués ; il fait bois et flèche de tout, sachant, qu’au bout d’un éloge arraché à l’indiftércnce, on vend dix exemplaires d’un ouvrage et qu’au bout d’une critique scandaleuse, on en vendra cent. Son succès est donc fait d’habileté et de scandale : « Qu’importe d’ailleurs le succès ? écrit-il dans la préface des Héritiers de Rabourdin. Jamais moins qu’aujourd’hui le succès n’a été une preuve du mérite des œuvres. » Jamais pareil dédain n’a été aussi maladroitement affiché, car personne plus que lui ne l’a plus brutalement et plus cyniquement sollicité. Il a appris à son bénéfice que si le succès ne prouve pas le mérite, il en donne l’illusion et en procure les avantages.

Il est donc juste de porter à l’actif de sa célébrité sa science de la publicité et sa maestria de la réclame et de les considérer, non comme un accessoire de son talent, mais comme la cause la plus efficiente de sa réputation et de ses succès ; ôtez, en effet, dans son œuvre bruyante et pimentée, la part de la publicité et celle d’une curiosité perverse, que restera-t-il à l’actif de son talent ? « Les romanciers qui sont, dites-vous, en tête de cette pièce sifflée, les princes littéraires de l’époque, honorent nos scènes encanaillées, lorsqu’ils daignent y mettre les pieds, » honorent-ils la presse et s’honorent-ils eux-mêmes, lorsqu’ils daignent l’inonder de leurs pompeux éloges et de leurs orgueilleuses critiques ? Agissent-ils en aussi bons princes pour leurs adversaires que pour eux-mêmes ? Est-ce le besoin idéal d’apporter un sang nouveau, une langue correcte, un souci de la vérité, qui arde leur plume naturaliste de tous les feux d’un nouvel apostolat littéraire, ou celui plus naturel de faire fortune ?

Son titre de chef de la publicité chez Hachette et son expérience acquise, dans cette matière, m’imposaient de toucher ici à ces questions ; l’anatomie de sa science littéraire, l’analyse de ses œuvres et les titres mêmes de ses livres prouveront jusqu’à l’évidence à ses admirateurs que plus que le souci d’une œuvre artistique et durable dans les lettres, l’âpreté du gain et la satisfaction d’un orgueil égoïste l’ont jeté dans toutes les habiletés savantes et dans toutes les compromissions coupables d’une littérature dite putride par les uns, immorale par d’autres, et naturaliste par lui. La fortune lui donne l’illusion du talent et le succès l’orgueil du génie, tant pis pour lui. L’exemple d’un écrivain, autrement grand que lui, tombé si bas, je parle, on l’entend assez, de Victor Hugo, qu’à peine en se baissant on trouve encore quelques-uns de ses ouvrages, tombés déjà dans l’oubli, devrait lui prouver qu’il faut un bagage littéraire plus sérieux que le sien pour traverser ce siècle et arriver intact et entier au siècle suivant. S’il se sauve de l’oubli, ce sera par la curiosité. Classé dans un certain genre, celui de la pornographie, il prendra place à côté des érotomanes : Nerciat, Rétif de la Bretonne, Louvet de Couvray, etc., mais il n’aura le premier rang que dans la grossièreté du langage, l’effronterie osée des peintures, la trivialité obscène de ses personnages. S’il importe de faire grand en quelque chose, c’est surtout en mal : on n’excuse jamais la médiocrité en ce genre, mais on admire le sublime. Un petit corrupteur, un libertin ordinaire, sera toujours commun, on le critiquera, on le condamnera, on le méprisera ; un grand corrupteur, un libertin de marque sera toujours grand, il aura des curieux et des envieux, voire même des admirateurs. Vous êtes un petit écrivain, mais un grand naturaliste, ne craignez rien, votre place est faite, vous avez des amateurs, vous en aurez toujours.