Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 215-232).



VII

LE DRAME VERHAERENIEN


Toute la vie est dans l’essor.
E. V., les Forces tumultueuses.


Les drames d’Émile Verhaeren ne font pas, semble-t-il, partie intégrante de son œuvre. Verhaeren, à proprement parler, n’est rien qu’un lyrique. C’est l’enthousiasme du lyrisme qu’on trouve au fond de sa sensibilité. Des domaines avoisinants jaillissent des sources d’inspiration qui confluent toutes vers cet instinct intérieur qu’elles alimentent. Pour Verhaeren, le drame et l’épopée n’ont presque toujours que des moyens, jamais des fins en soi. Il a usé du développement épique pour sa large tranquillité et pour l’ordonnance architecturale de sa construction. La rapidité dramatique, toute en contrastes, abrupte en ses transitions, fait déborder son poème à la façon d’un dithyrambe. Drame et épopée n’ont d’autre but pour lui que de fortifier l’art lyrique, comme un tonique qu’on infuse au sang. Aussi bien c’est d’un point de vue nouveau qu’il faut envisager les drames — quatre jusqu’ici — que Verhaeren a écrits en dehors de son œuvre : du point de vue de la construction quasiment architecturale.

En un sens, ses drames ne procèdent que de vues générales : ce sont des concentrations, dans le temps, d’éléments lyriques individuels, des conclusions à l’ensemble des problèmes qui, à un moment donné, ont occupé son esprit. Suivant l’ordre de la déduction, ils marquent le point final de chaque développement, indiquant les époques parcourues, ainsi que des pierres milliaires. Ce qui restait épars dans les poèmes lyriques, incapable de se délimiter un domaine systématique, converge ici comme au foyer central d’un programme.

Le pêle-mêle lyrique acquiert enfin une unité intime : le cycle des idées se coordonne et s’inscrit à la façon d’un tableau dans le cadre d’une pièce. Les quatre tragédies de Verhaeren symbolisent quatre sphères du plus haut intérêt : religieuse, sociale, nationale et éthique. Le Cloître n’est qu’une sorte de recréation du livre de vers les Moines, véritable tragédie du catholicisme. Les Aubes concentrent en elles toute la tragédie sociologique contenue dans les Villes tentaculaires, les Campagnes hallucinées, les Villages illusoires. Philippe II, cette tragédie qui met en scène l’Antéchrist des Flandres, érige en contrastes l’Espagne et la Belgique, l’ascétisme et la sensualité. Enfin Hélène de Sparte, qui, par sa forme extérieure, annonce déjà un retour au classicisme, aborde un éternel problème d’ordre purement moral. En fait, les drames de Verhaeren n’ont en conséquence aucune signification capable de déplacer ou de changer son propre centre de gravité. De même son style dramatique, si neuf, se tient en parfaite harmonie avec la nouveauté de son style lyrique. D’une part, s’il a utilisé le drame comme substance du lyrisme, d’autre part il a transmué, dans ses drames, le lyrisme même en élément dramatique. Dans les deux cas, ce ne sont que visions qui s’exaspèrent jusqu’à l’exaltation, et, ici comme toujours, Verhaeren ne peut créer que par l’enthousiasme. C’est de ce qu’il y a de lyrique justement dans cet enthousiasme que naît son inspiration, c’est de cette seconde de tension suprême où il semble que la passion ait besoin de l’explosion des paroles pour que la poitrine n’éclate point. Dans ses drames, les personnages ne sont que des symboles de grandes passions ; ils sont, pour ainsi dire, les ponts qui facilitent cet élan dans l’exaltation. Et l’action scénique n’est plus qu’un chemin qui conduit aux sommets, c’est-à-dire à ces minutes où quelque puissance fatale s’abat sur ces hommes et les force à crier. Des scènes entières de ces œuvres semblent n’être que l’attente du moment où quelqu’un se lèvera pour se tourner vers la foule, lutter avec elle, l’écraser sous son genou ou être anéanti par elle.

Le style des drames de Verhaeren est purement lyrique ; le mouvement en est d’une passion et d’une fièvre continues. Ce procédé, qui s’oppose brutalement à toutes les lois du genre, a dû nécessairement et organiquement se constituer une technique nouvelle. Jusqu’ici le drame français ne connaît que l’alexandrin rimé ou la prose. Pour la première fois, croyons-nous, la prose et le vers libre de rythme et de rime alternent sans cesse dans les drames de Verhaeren. Dans Shakespeare, vers et prose sont répartis sur quelques scènes et semblent jusqu’à un certain point poser une classification sociale, les serviteurs parlant en prose, et les maîtres parlant en vers. Dans Verhaeren, les passages en prose sont les assises larges et sûres où l’action s’étaye en vue des grandes exaltations. Les personnages expriment en prose leur quiétude ; mais, dès qu’ils s’échauffent, leur langage monte peu à peu jusqu’à la forme du poème. Arrivées à leur sommet, alors seulement les passions s’élancent dans leur libre essor et deviennent des vers, pareilles à l’aéroplane qui s’active sur le sol, gagne de plus en plus de vitesse, et s’enlève soudain dans les airs. À mesure qu’ils deviennent plus poétiques, pourrait-on dire, les personnages de Verhaeren parlent une langue plus pure. Avec la passion, une musique chante dans leur âme, comme ces hommes qui, dans la vie courante, ne sont que gaucherie et balourdise, et qui savent trouver dans les grands moments des gestes d’une héroïque beauté. Ainsi prend corps cette idée qu’il faut à l’enthousiasme pour s’exprimer une langue nouvelle, plus pure et plus noble. Ainsi se trouve démontré que la passion, le désir d’échapper à un terrestre idéal, de se libérer d’un fardeau trop lourd peuvent faire de chaque homme un poète. L’idée que l’homme passionné et enthousiaste est supérieur au critique sans inquiétude, que, jusqu’à un certain point, la réceptivité aux grands sentiments est en fonction directe de la valeur morale, cette idée, disons-nous, s’accorde parfaitement avec toute la conception que Verhaeren a du monde. Les représentations ont légitimé l’emploi de ce nouveau style : le passage de la prose au vers au moment de la passion n’est nullement remarqué du public, et c’est bien la preuve qu’il y est nécessaire.

Cette flamme intérieure et passionnée qui brûle dans les poèmes de Verhaeren vit aussi dans ses drames. Les mérites de son œuvre lyrique se retrouvent tous en ceux-ci, et principalement cette extraordinaire puissance de vision. C’est elle qui dresse derrière Philippe II le paysage tragique de l’Espagne, qui arrondit au-dessus d’Hélène le doux ciel bleu de la Grèce dans tout son épanouissement, qui déroule derrière la tragédie des villes modernes le décor enflammé du ciel vers lequel se tendent les sombres bras des cheminées. Et toute cette incroyable passion extatique qui mène l’action, non par une marche lente et régulière, mais par brutales secousses, jusqu’aux moments décisifs !

Le premier drame de Verhaeren puise sa force lyrique à la source d’une confession. Le Cloître est une paraphrase des Moines. On y retrouve toutes les figures qui s’étaient groupées dans les froids couloirs conventuels : le moine doux, le moine sauvage, le moine féodal, le moine puéril, le moine savant. Tous ces personnages ne sont pas pris ici dans leur action isolée : leurs forces s’exercent les unes contre les autres. Ils luttent pour obtenir le siège de Prieur, et il est vrai de dire que, dans la pensée du poète, ce siège n’est que le symbole d’un concept supérieur. Chaque moine, en effet, pris individuellement, représente une des vertus catholiques et une conception personnelle de la divinité : le siège du prieur exprime que toute la question est de savoir qui le plus mérite Dieu. Le vieux prieur a désigné pour son successeur éventuel un noble, Balthazar, que, depuis longtemps, le monastère héberge. Or, Balthazar s’était réfugié dans ce couvent parce qu’il avait tué son père et qu’il lui fallait fuir la justice du siècle. Mais le remords le torture. En lui s’exaspère le combat de sa propre conscience et de celle de ses frères qui, plus faciles, lui ont depuis longtemps pardonné. Pour recouvrir la liberté de son âme, il fait sa confession devant tous les autres moines. Et il n’est pas encore libéré : contre la volonté du monastère, il renouvelle cette confession devant le peuple et se remet lui-même aux juges séculiers. L’idée catholique de la confession s’allie ici d’admirable façon à la conception de Dostoïevski du rachat de la faute par son aveu même, de la délivrance par la soumission au châtiment volontairement imposé. Au cours de ces trois actes, après un crescendo régulier, l’aveu tragique jaillit comme une flamme. Inspiré d’abord par la crainte, puis par le sentiment de la justice, cet aveu devient enfin pour le criminel une volupté véritable. Et ce sont ces sublimes et lyriques extases qui, comme de grandes ailes, soutiennent l’envol de cette tragédie.

Dans la seconde tragédie, les Aubes, toute la scène appartient au présent. Elle a pour décor les « villes tentaculaires », dont les bras de pieuvre épuisent la pauvreté des campagnes agonisantes. Les mendiants, les miséreux, les affamés, les exilés marchent vers Oppidomagne, la moderne ville industrielle, où ils campent. Pour la dernière fois, le passé monte à l’assaut de l’avenir. Dans la trilogie lyrique, ce combat était représenté par une série de visions typiques. Ici, au-dessus de la lutte, plane l’idée de la réconciliation, comme le rêve au-dessus des réalités. Ici, se donnent la main l’avenir et le présent. Le grand tribun Hérénien, héros d’une morale nouvelle, interrompt le combat : il laisse — traître au regard d’une éthique abolie — l’ennemi pénétrer dans la ville et veut, par cette suprême concession, transformer la lutte en apaisement. Porteur tragique d’une nouvelle idée morale, apôtre de la bonté victorieuse de toute haine, il tombe, premier martyr de sa foi. Le concept social de Verhaeren, la description magnifique des réalités se transforment, peu à peu, en utopie. Les aurores nouvelles commencent à luire sur les choses du passé : une harmonie s’élève, qui absorbe en elle le bruit de la révolte. Ce drame est très éloigné de toute possibilité de réalisation sur la plupart des scènes : une idée éthique y est exprimée avec toute l’ardeur enthousiaste que les ouvrages dramatiques réservent ordinairement aux convoitises de l’amour.

Philippe II, la troisième tragédie, a beau ne point se passer en Flandre, ce n’en est pas moins un drame national. Déjà Charles de Coster, dans son Ulenspiegel, l’éternelle épopée de la Flandre, avait vu en Philippe II, avec toute la haine mortelle d’un vrai Flamand, l’ennemi héréditaire de la liberté. C’est la même haine qui pousse Verhaeren, devenu par Toute la Flandre le chantre lyrique de son pays, à peindre dans sa tragédie cette sombre figure. Ici, comme dans Ulenspiegel, Philippe II apparaît le souverain dur et inflexible qui veut éteindre la flamme de la vie, trop ardente pour lui, et rendre le monde marmoréen et froid comme les appartements de son Escurial. Voici, subitement révélé, l’envers du catholicisme, dont le Cloître avait immortalisé l’ardeur : le voici, impitoyable et ascétique, tendu de toutes ses forces volontaires contre l’irréfragable joie de vivre. Quant à don Carlos, c’est l’enthousiaste ami de la foule, l’amant de la Flandre, qui ne veut que jouissance, franchise et passion. Les personnages symbolisent cette lutte entre les deux pôles extrêmes de l’existence, positif et négatif, cette même lutte qui détermina la crise lyrique de Verhaeren, ce combat entre la négation et l’affirmation passionnée de la vie, qui fut la cause profonde de la guerre entre l’Espagne et les Pays-Bas.

Certes la comparaison de ce Philippe II, si grandiose et si inégal au point de vue dramatique, avec le Don Carlos de Schiller paraît au détriment de l’œuvre de Verhaeren. Mais ce que Verhaeren voulait montrer, ce n’est point l’homme dans toute la plénitude de son être, mais surtout la lutte de ces deux sentiments : l’enthousiasme de la vie et son oppression farouche. Ce rapprochement avec le drame de Schiller fait clairement apercevoir, en même temps que l’inobservance des lois dramatiques, une puissance lyrique, formidable et nouvelle. L’Espagne est peinte ici avec une force et une intensité de vision à peine rencontrées jusqu’ici dans les autres drames. On respire véritablement cette atmosphère de froideur et d’hypocrisie, et c’est dans les scènes muettes, mieux qu’à travers toutes paroles, qu’on voit nettement le caractère de Philippe II. Quelle apparition que celle de cette scène où, soudain marchant sur la pointe des pieds, il vient écouter son fils dans les bras de la princesse, et où, silencieux, sans le moindre éclair en son œil fixe, sans aucune manifestation de colère, il disparaît, comme il était venu, dans l’obscurité. Mais derrière lui, qui écoute et qui épie, glisse une deuxième ombre, le moine de l’Inquisition ; et celui qui épie est lui-même épié, et celui qui est souverain est lui-même dominé. Ces visions et l’enivrement de certaines scènes marquent le plus haut degré dans la puissance du développement et dans la construction poétique chez Verhaeren. Ce n’est pas par une lente progression que s’élèvent son art, sa poésie et son lyrisme, mais par bonds soudains et sursauts farouches.

C’est dans son dernier drame, Hélène de Sparte, que, pour la première fois, Verhaeren s’est approché du véritable art dramatique. Et cela caractérise bien la marche de son développement organique. En effet, voici qu’il atteint l’âge où toute passion nécessairement s’apaise ; l’harmonie lui devient plus particulièrement chère. Durant les années de sa jeunesse, et dans tous les actes de la période virile, le poète a été un révolutionnaire ; mais maintenant il reconnaît que les lois internes sont inéluctables. Par son contenu intellectuel, cette tragédie dernière marque déjà ce retour ; elle n’exprime rien d’autre que le désir qui naît au sein de la passion vers l’harmonie : Hélène n’aspire plus qu’à fuir l’aventure pour se réfugier dans le repos. Ce même retour est sensible jusque dans la facture des vers ; pour la première fois, Verhaeren accepte ici la prosodie française traditionnelle : sa forme encore libre s’y rapproche de l’alexandrin. Cette tragédie d’Hélène est la tragédie de la beauté. Elle s’attache à un de ces caractères antiques dont les lettres grecques n’ont tracé qu’une légère esquisse et à qui un poète moderne peut prêter aujourd’hui ses propres sentiments. Sur Hélène, sur sa destinée particulière, les sources grecques ne nous ont en effet rien appris : nous ne la connaissons qu’à l’état de cause efficiente, que par la réaction que sa personnalité suscite chez les autres héros, mais nous ne savons rien des leurs sur elle-même. Elle fut la reine qui embrasa tous les hommes et déchaîna les plus grandes guerres ; pour l’amour d’elle furent commis meurtres sur meurtres. Elle fut celle qu’on s’arracha de couche en couche, celle en l’honneur de qui Achille ressuscita d’entre les morts, celle qui passa sa vie entourée d’une éternelle passion. Mais le poète antique ne nous a pas dit comment elle accueillait cette passion, si elle en retirait un gain pour elle-même ou bien de la souffrance, si elle avait le désir ou le dédain de ces amours. Verhaeren, lui, a tenté d’écrire, dans cette pièce, la tragédie de la femme qui souffre effroyablement d’être sans cesse convoitée, qui se consume de douleur d’être toujours ravie, d’ignorer un seul regard pur, un seul entretien paisible, un instant même de répit, condamnée qu’elle est au perpétuel bûcher de la passion, environnée toujours des flambantes ardeurs masculines. Nul ne la peut regarder sans désir. On l’emporte et personne ne se demande si elle est consentante. Dérobée ainsi qu’une chose, elle passe de main en main. Chez Verhaeren, c’est l’Hélène revenue dans sa patrie, lasse de toute agitation, de tout succès, lasse de l’amour. C’est la femme qui hait dans sa propre beauté la source de ses tribulations. Elle aspire ardemment à voir venir l’âge où nul ne la convoitera désormais, où elle pourra couler enfin des jours tranquilles. Ménélas l’a ramenée à son foyer, l’a arrachée à toutes les fumées de la passion et du crime. Elle ne veut plus qu’être paisible, vivre des jours silencieux et lui demeurer fidèle : elle ne veut plus rien. Il n’est plus de passion qui la puisse à présent séduire ; elle, qui vit tant de flammes, ne désire plus que le foyer et la lampe, et c’est là sa résignation la plus poignante. Mais le destin ne saurait se désintéresser d’elle. Et Verhaeren fait ici sienne la grande idée des Grecs, qui voulaient que tout ce qui, sur terre, dépasse la commune mesure — toute fortune trop grande, toute beauté surnaturelle — soit poursuivi par l’envie des dieux et nécessite une rançon douloureuse. Ce n’est pas un avantage heureux qu’une beauté trop parfaite, mais un véritable don tragique. Et à peine Hélène, de retour au foyer, se livre aux douceurs du repos et se croit enfin semblable aux autres femmes, que des nuages nouveaux s’amoncellent sur sa tête. Son propre frère la convoite, ainsi qu’Électra son ennemie. À cause d’elle son époux trouve la mort, et voici qu’encore cet effroyable désir de posséder sa chair va embraser les hommes et les jeter les uns contre les autres. Alors elle s’enfuit, loin de tous, au sein des forêts. Et, de nouveau, Verhaeren, dans une vision géniale, se rapproche du sentiment grec. Cette forêt pour elle n’est pas inanimée ; elle vit, de cette vie qui ne s’arrête pas aux êtres humains : des buissons sortent les Faunes ; des rivières, les Naïades ; des collines descendent les Bacchantes. Tout assiège Hélène, désespérée de séductions et d’ardeurs, jusqu’à ce qu’enfin elle se réfugie près de Zeus, dans la mort.

Ce qu’il y a de caractéristique chez Verhaeren, c’est qu’il ait fait de cette tragédie d’Hélène, qui paraît être la tragédie de l’amour, quelque chose, si je puis dire, d’anérotique, ou mieux d’anti-érotique. Peut-être faudrait-il attribuer le peu d’intérêt généralement porté aux drames de Verhaeren — et même dans une certaine mesure à toute son œuvre — à ce fait que, comparativement aux autres poètes de ce temps, il semble s’être tenu éloigné de tout érotisme. Ce n’est que maintenant, dans son âge mûr, qu’il commence à s’intéresser en artiste à ce problème. Toujours c’est dans les choses purement spirituelles, dans l’enthousiasme et dans l’admiration, que Verhaeren a dépensé toute la passion que les autres ont prodiguée dans les choses de l’amour. Dans son drame, la femme ne joue qu’un rôle subalterne : le Cloître même est peut-être la seule pièce contemporaine de valeur qui ne nous montre aucun personnage féminin. Aussi ses intentions dramatiques s’éloignent-elles énormément des préoccupations qui sont couramment celles du public. Verhaeren cherche à dégager d’un conflit strictement intellectuel cette hauteur et cette ardeur de passion qui ne se rencontrent d’ordinaire que dans les sentiments de l’amour. C’est pourquoi l’exaltation du poète laisse froids et indifférents la plupart des auditeurs. La généralité de ceux qui vont aujourd’hui chercher l’art au théâtre n’ont en eux qu’indolence et médiocrité. Ils sont incapables de se laisser emporter, par un problème purement moral, à un tel degré d’excitation : leur sensibilité se dérobe à ces extases si chaleureuses, à ces frémissements, à ces éblouissements perpétuels. C’est seulement ainsi qu’on peut expliquer la résistance du public aux drames de Verhaeren, car ils sont pleins de beautés, de situations vivantes et dramatiques, et ils contiennent avant tout une admirable nouveauté : ce style dramatique, neuf et passionné.

Déjà cette prose qui s’enflamme peu à peu jusqu’à devenir des vers constitue une complète originalité ; mais encore toute l’intention dramatique diffère, chez Verhaeren, de celle de nos autres auteurs. Son but n’est ni de nous intéresser, ni d’engendrer en nous la terreur et la pitié : il ne veut qu’exciter l’enthousiasme. Il ne prétend pas occuper ses auditeurs au théâtre ; il veut les emporter dans son rythme. Il veut leur verser l’ivresse avec de grandioses excitations, parce que seul un spectateur enthousiasmé peut se hausser à la compréhension de ces passions suprêmes. Il veut enfiévrer les hommes au même degré que les personnages qui sont sur la scène ; il veut que leur sang batte à coups plus précipités ; il veut les arracher à toute froideur, à toute quiétude, à toute considération critique. Son tempérament, qui le porte entièrement vers la surabondance, son talent, qui ne se possède vraiment que dans l’exaltation, demandent des acteurs et des auditeurs passionnés. Peut-être lui faudrait-il rencontrer un comédien, frère par le génie, qui ne craindrait pas d’être qualifié de pathétique, et qui répandrait le torrent de ses vers en laissant éclater dans toute sa splendeur ce qui est en eux de démagogique et en faisant chanter toute la musique du rythme. Peut-être alors celui-là pourrait-il créer cette atmosphère idéale qui paraît nécessaire aux drames de Verhaeren. Ce n’est rien autre d’ailleurs qu’un sentiment enthousiaste pareil à celui qui les lui fit créer : emporter la foule, l’entraîner avec lui, non pas la convaincre par la logique ou l’éblouir par des images, mais l’emporter dans ce sentiment qui, pour lui, se confond avec la forme suprême du sens vital : dans la passion.