Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 107-122).



DEUXIÈME PARTIE


(1893-1900)


LES CAMPAGNES HALLUCINÉES. LES VILLAGES ILLUSOIRES.

LES VILLES TENTACULAIRES. LES DRAMES.






I

LE SENTIMENT CONTEMPORAIN


J’étais le carrefour où tout se rencontrait.
E. V., le Mont.


Au moment critique où, de toutes parts, Verhaeren sentait que de graves dangers resserraient leur étreinte, il s’enfuit vers les réalités, et ce fut sa délivrance. Le salut lui vint, à vrai dire, non pas de se dérober à son propre regard, non pas de ne plus fouiller jusqu’au tréfonds sa volupté et son tourment, mais de ce qu’il prit la décision d’envisager le monde des apparences, et de s’attacher aux problèmes qui s’y posent. En face du monde, il ne saurait désormais demeurer solitaire : il lui faut se multiplier et se réaliser dans toutes les manifestations de la vie, dans toutes ses expressions : volonté, idée, forme. Le but que se propose sa poésie, c’est de s’expliquer non seulement avec lui-même, mais encore avec le monde entier.

Jusqu’à lui, les réalités — surtout celles qui sont les nôtres — étaient tenues à l’écart par les poètes lyriques. C’était un lieu commun universellement répandu que de parler des dangers que font courir à l’art l’industrialisme et la démocratie. Le machinisme, qui caractérise notre siècle, ne serait bon qu’à rendre la vie uniforme, qu’à épuiser l’idéalisme, qu’à éteindre la poésie en la noyant dans les réalités. Pour la plupart des poètes, les créations nouvelles de l’humanité : machines, chemins de fer, cités gigantesques, télégraphe, téléphone, toutes ces conquêtes matérielles, tous ces résultats pratiques ont arrêté l’essor de la poésie. Ruskin en fait une sorte de prédication, réclamant la destruction des fabriques, la suppression de leurs hautes cheminées. Pour élaborer l’idéal moral et esthétique de l’avenir, Tolstoï propose l’exemple de l’homme primitif qui satisfait à tous ses besoins sans recourir à la collectivité. Dans les poèmes, le passé s’était, peu à peu, identifié avec la poésie : on s’éprenait des époques grecques, des diligences, des ruelles tortueuses ; on s’enthousiasmait pour toutes les cultures étrangères ; on niait que la nôtre pût être autre chose qu’un produit de dégénérescence. Quant à la démocratie, qui nivelle les conditions, elle semblait parquer le poète dans la caste bourgeoise en lui assignant le métier d’écrivain ; elle semblait ainsi marcher de pair avec le machinisme qui rend inutile toute habileté technique personnelle, par le moyen de ces usines où tout est si ingénieusement agencé. Tous les poètes, qui, dans la vie pratique, acceptaient volontiers d’user de tous ces avantages matériels, heureux de faire rapidement les plus longs voyages, de connaître le confort de l’habitation moderne, de voir se modifier dans le sens du luxe les conditions de la vie, de toucher des honoraires et de jouir de l’indépendance sociale, tous, avec opiniâtreté, se refusaient à découvrir dans l’utilité le moindre motif poétique, le moindre objet d’enthousiasme, d’excitation ou d’extase. Petit à petit, le poétique avait fini par être considéré comme opposé à l’utile. Pour ces poètes, toute évolution semblait marquer une régression dans l’ordre de la culture.

Ce fut justement l’action décisive de Verhaeren d’entreprendre la transvaluation de l’élément poétique. Dans l’ordre démocratique, qui étend sa masse à l’infini, il a trouvé le sublime et le beau. Il a su les trouver non point là seulement où les idées reçues les avaient placées ; il a découvert cette beauté cachée encore sous le protophylle de la nouveauté, alors qu’elle commence à peine à se développer. À l’infini il a reculé les limites de l’art lyrique, afin d’y pouvoir intégrer toute manifestation pour peu qu’il lui ait reconnu un sens intérieur et une nécessité. Et il a rencontré un terrain fertile là où tous les autres désespéraient de voir jamais lever une semence poétique. Verhaeren, après s’être confiné dans un si long isolement, ressent tout à coup dans sa plénitude la force qui émane de la société et conçoit la poésie qui, dans les grandes villes et dans les inventions modernes, se dégage de la cohésion de toutes ces forces sociales. Son effort le plus magnifique, son acte le plus sublime, ce fut la découverte lyrique de la beauté nouvelle enclose dans les choses nouvelles.

Cette entreprise, il n’a pu la mener à bien que grâce à la conviction que la beauté n’exprime rien d’absolu et qu’elle varie selon les circonstances et les hommes. Le beau est, lui aussi, soumis à la loi de l’évolution ; il est en perpétuelle transformation. La beauté d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui. Elle obéit à cette tendance générale qui veut tout spiritualiser et qui marque, comme un symptôme des plus caractéristiques, le résultat de toute culture. Ainsi la physiologie a prouvé que la force corporelle de l’homme contemporain est inférieure à celle de ses ancêtres ; par contre, son système nerveux se développe, donc sa force se condense de plus en plus sous la forme intellectuelle. Le héros grec était le lutteur, expression parfaite d’un corps harmonieux ; le héros de notre temps est le penseur, qui représente notre idéal d’un esprit puissant et délié. Or, il est impossible d’évaluer la perfection des choses selon une autre mesure que celle qui nous est idéalement imposée par notre sensibilité personnelle. Et la norme de beauté s’est également pour nous transformée en évoluant vers l’ordre spirituel. Même si nous la cherchons dans l’ordre corporel, et que nous voulions concevoir, par exemple, un corps féminin idéal, nous sommes tellement habitués à ne plus placer la perfection dans la robustesse et la rondeur des formes, que nous imaginons un jeu de lignes nobles et élancées qui exprime avant tout quelque chose d’intellectuel. Pour nous la beauté s’éloigne de plus en plus du plan extérieur, du corps lui-même, pour aller vers l’expression intérieure, vers le psychique. À mesure que la force d’expansion trouve moins à s’extérioriser, et que l’harmonie se fait moins apparente, la beauté s’intellectualise. Pour nous, elle est moins la beauté dans son apparence que dans sa fin. À notre admiration pour le télégraphe ou pour le téléphone, les formes extérieures ne sauraient suffire, réseau des fils, commutateurs et récepteurs ; la beauté en est toute spirituelle ; c’est l’idée que nous nous formons de la course de l’étincelle à travers l’espace, franchissant des parties du monde. Ce n’est pas par son armature de fer, par le bruit qu’elle fait, ou la suie qui la recouvre, qu’une machine est admirable, mais par l’idée qui est enfermée dans son organisme qui est le principe de son action merveilleuse. La conception moderne de la beauté ne doit pas seulement s’enchaîner à celle de la beauté dans l’avenir. L’esthétique future sera une sorte d’idéologie, ou, comme dit Renan, une identité avec les sciences. Nous désapprendrons à ne connaître les choses que par notre sensualité, à n’apercevoir que l’harmonie de leurs plans extérieurs, et nous finirons par les considérer dans leur finalité, leur forme intérieure, et par ne plus concevoir la beauté autrement que sous la forme d’une organisation psychique.

Car les choses nouvelles sont toutes laides pour qui les regarde avec les yeux du passé. Notre siècle garde encore des sentiments de piété exagérée, qui le conduisent à faire peu de cas de l’œuvre d’art moderne, tandis qu’il paie mille fois trop cher des œuvres indifférentes d’autrefois. C’est ainsi que nous estimons qu’une diligence est poétique et qu’une locomotive est affreuse ; c’est ainsi que tous les poètes qui n’ont encore acquis la libre indépendance, n’ont avec nos réalités que des rapports hostiles, sinon indifférents. Ils ne conçoivent pas que, par l’enthousiasme et la volonté, beau et nécessaire puissent être identiques, — idée que Nietzsche a parfaitement exprimée : « Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est Amor fati : il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il faut non seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins le cacher — tout idéalisme, c’est le mensonge devant la nécessité — il faut aussi l’aimer[1]. » Cependant, de nos jours, quelques rares esprits ont aimé le nouveau. Ils en ont senti d’abord la nécessité ; puis ils en ont découvert la beauté. Il y a quelque cinquante ans, ce fut Carlyle qui prêchait déjà l’héroïsme de la vie quotidienne, qui conseillait aux poètes de ne pas chercher le sublime dans les vieilles chroniques, mais de le prendre plus près d’eux, dans les réalités. Constantin Meunier a conquis dans l’idée démocratique une plastique nouvelle. Whistler, Monet, dans l’atmosphère fumeuse des grandes villes, où se répand le souffle d’un siècle de machines, ont découvert une tonalité neuve qui n’est pas moins belle que l’éternel bleu d’Italie ou que le ciel alcyonien de la Grèce. Walt Whitman n’a acquis de force et de puissance qu’en accordant sa voix aux grandes agglomérations, aux formidables dimensions de la patrie nouvelle. Toute la difficulté que quelques-uns éprouvent encore à dégager la beauté des choses modernes vient de ce que notre siècle est une époque de transition. Les machines n’ont pas encore triomphé : à leurs côtés subsistent des travailleurs manuels. Les petites villes sont encore innombrables où l’idylle peut se réfugier et retrouver des coins de la beauté ancienne. Ce n’est que lorsque le poète n’aura plus aucune possibilité de fuir vers un idéal hérité, qu’il sera obligé de se transformer. Car les choses nouvelles n’ont pas encore produit leur beauté organique. Chaque nouveauté se présente avec un mélange d’étrangeté, de brutalité, de laideur. Ce n’est que peu à peu que sa forme particulière se constitue. Les premiers bateaux à vapeur, les premières locomotives, les premières automobiles furent choses laides. Mais les modernes torpilleurs aux formes fines et élancées, les automobiles aux vives couleurs, enfermant leur mécanisme et glissant sans bruit, les grandes machines de la ligne du Pacifique avec leur large poitrail, s’imposent à notre admiration par leur seul aspect extérieur. Les grands magasins — comme ceux que Messel a bâtis à Berlin — affirment une beauté de fer et de verre, qui sans doute n’est pas moindre que celle des cathédrales et des palais d’autrefois. Des choses gigantesques, comme la Tour Eiffel, le Forth Bridge, les vaisseaux de guerre, les hauts fourneaux en feu, les boulevards de Paris ont une beauté nouvelle qui fait pâlir celle des choses du passé. Toutes ces nouveautés prennent une valeur inattendue, d’une part par le but qu’elles poursuivent, d’autre part par la grandeur démocratique et par des dimensions formidables auxquelles seuls ont pu atteindre les ouvrages les plus considérables de l’antiquité. Mais, tôt ou tard, toute beauté doit être traduite en poésie. Entre les temps anciens et les nouveaux, Verhaeren a sûrement jeté l’un des premiers ponts. D’autres poètes viendront, célébreront les beautés nouvelles de ces choses nouvelles : villes énormes, machines, industrialisme, démocratie. Ils chanteront cet effort ardent vers une sublime nouveauté. Mais ils ne s’arrêteront pas à la découverte de la beauté ; ils formuleront les lois du nouvel ordre ; ils inventeront une autre morale, une autre religion, une autre synthèse correspondant à ce nouvel état de choses. La transvaluation poétique du beau n’est que le début de la transvaluation poétique du sentiment vital.

Mais, dans les choses, toujours chaque poète ne saura découvrir que son propre tempérament. S’il est mélancolique, le monde, dans ses livres, perdra toute signification : les lumières s’éteignent et le rire meurt. Mais s’il est passionné, tous les sentiments bouillonnent comme dans une chaudière en plein feu, et cette ébullition jaillit en actions. Le monde réel est multiple ; il contient en lui, à l’état élémentaire, les principes et, pour ainsi dire, les élixirs de la volupté et de la douleur, de la confiance et du désespoir, de l’amour et de la haine. Au contraire, le monde, tel que le conçoivent les grands poètes, se résout à un sentiment unique. Verhaeren, revenu à sa force, considère toutes les choses du même point de vue, qui est celui de leur beauté nouvelle, selon ses propres sentiments, lesquels se réduisent à l’énergie, forme matérielle de l’enthousiasme. C’est elle, c’est l’énergie et la force, qu’il a toujours recherchées — et non pas l’harmonie — dans ses ardentes années comme dans son âge viril. Pour lui une chose est d’autant plus belle qu’elle contient de finalité, de volonté, de puissance, qu’elle contient d’énergie. L’univers tout entier, à l’heure actuelle, est comme surchauffé ; il est tendu vers un effort énergique ; les grandes villes ne sont que d’immenses centres d’énergie multipliée ; les machines sont l’expression de forces domptées et organisées ; les foules innombrables s’unissent pour une action commune. Alors tout paraît à Verhaeren plein de beauté. Il aime notre époque parce qu’elle ne disperse pas l’effort, mais qu’elle le condense, parce qu’elle ne s’éparpille pas, mais qu’elle se rassemble pour l’action. Et soudain tout s’anime sous son regard. Tout ce qui a de la volonté, tout ce qui se propose un but, homme, machine, foule, ville, capital ; tout ce qui vibre, travaille, martelle, voyage, tout ce qui porte en soi le feu, l’élan, l’électricité et le sentiment, tout cela sonne dans ses poèmes. Ses anciennes velléités morbides qui le glaçaient et le rendaient hostile sont vivifiées par cet influx de volonté et d’énergie. Tout vit sa minute ; dans cet engrenage multiple, pas de poussière ni d’ornement inutile ; la création est partout ; le sentiment de l’avenir dirige toute action. Voici que la ville, cet amoncellement babylonien de pierres et d’hommes, naît tout à coup à la vie ; c’est un être vivant, un vampire qui suce le sang vigoureux des campagnes. Les fabriques qui, jadis, n’étaient pour Verhaeren que de hideux ouvrages de maçonnerie, deviennent un centre de création pour mille choses qui elles-mêmes engendrent d’autres choses. D’un seul coup — sans l’avoir voulu — Verhaeren s’est affirmé poète social, le poète du siècle des machines, le poète de la démocratie, le poète de la race européenne. L’énergie remplit tout son poème : force enchaînée, enthousiasme, paroxisme, extase, quelque nom qu’on lui donne, c’est toujours une force agissante, ardente, sans cesse en mouvement et qui ignore le repos.

Plus de déclamation dans son poème. Il n’est plus le caveau marmoréen d’un état d’âme. C’est un cri. C’est un combat avec ses alternatives de défaite et de victoire, un véritable combat matérialisé. Toutes les valeurs se sont pour lui modifiées. Ses répugnances d’autrefois, Londres, la grande ville, les gares, la Bourse, lui imposent maintenant leur séduction de difficile problème poétique. Plus une chose semble se refuser à la beauté, plus il engage la lutte pour découvrir cette beauté. Et plus cette lutte est douloureuse, plus il en jouit extatiquement. La force, qui s’était tournée criminellement contre elle-même, se manifeste, maintenant, dans la joie de son pouvoir créateur, à travers le monde. Combattre la résistance, arracher la beauté de ses recoins les plus cachés, ne fait que décupler sa puissance voluptueuse de création. Verhaeren crée maintenant le poème de la grande ville dans le sens dionysiaque, l’hymne à notre époque, l’extase toujours renouvelée devant la vie, incommensurablement belle en son perpétuel renouvellement.

  1. Nietzsche, Ecce Homo (trad. Henri Albert).