Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 75-93).



VI

LA CRISE


Nous sommes tous des Christs qui embrassons nos croix.
E. V., la Joie.


À approfondir toute sensation, on s’aperçoit en dernière analyse qu’elle n’est qu’une forme de la douleur. Tout ce qui, par vibration ou contact, parvient à l’épithélium l’impressionne douloureusement. C’est cette douleur qui, par la mystérieuse chimie des nerfs, et transmise de centre en centre, se transforme en sensation colorée, auditive, intellectuelle. Le suprême secret du poète réside à proprement parler dans le degré supérieur de sa sensibilité. Il lui faut, pour ainsi dire, un filtre plus fin pour clarifier cette douleur du contact jusqu’à la réduire à un sentiment. Il lui faut un système nerveux plus affiné que celui des autres hommes. Là où ceux-ci ne sentent rien ou ne reçoivent qu’une impression confuse, il doit avoir déjà une perception claire, accompagnée de sentiment, pouvoir en déterminer la valeur et vibrer en concomitance. À chaque excitation, dès les premiers livres de Verhaeren, correspond une réaction d’espèce toute particulière. Son sentiment, à vrai dire, ne se déclanche que selon des excitations fortes, intensives, aiguës. La finesse de sa perception n’a rien d’anormal ; l’énergie du choc en retour est seule remarquable. Ses premières excitations d’ordre artistique, venues des paysages flamands, n’impressionnent que sa rétine : éclat des couleurs et charme plastique. C’est dans les Moines que se cristallise pour la première fois un sentiment délicat des nuances psychiques.

Sur ces entrefaites la vie extérieure de Verhaeren se trouva transformée. Il se détourna de la nature et résolut de se cultiver : il y subit des excitations différentes qui devaient susciter d’autres réactions. Il avait fait de grands voyages et connu Paris, Londres, l’Espagne et l’Allemagne. Une force d’attraction impétueuse l’avait précipité vers toutes les grandes idées, vers les formes nouvelles, les innombrables conceptions de l’existence. Sans trêve, des expériences de toute sorte s’offrent infatigablement à lui et l’accablent. Mille impressions l’abordent et réclament chacune une réponse. Les grandes villes ténébreuses déchargent toute leur électricité vers lui, et ses nerfs se chargent d’étincelles. Sur sa tête, les nuages des cités assombrissent le ciel. À Londres, il erre comme dans une forêt perdue. Cette ville, grise de brouillard, bâtie, semble-t-il, en acier, répand toute sa mélancolie dans l’âme du poète étranger qui y vit isolé, ignorant la langue, sentant grandir sa solitude d’autant que lui restent incompréhensibles les manifestations de toute cette nouveauté qui compose la vie des grandes cités. Il ne sait pas encore capter la poésie qui est en elles. Il ne comprend pas, et il ne lui en demeure que la sensation confuse et douloureuse d’une attaque qui pénètre. Mais cette nouvelle ambiance ne tarde pas à affiner ses nerfs. Déjà le plus léger contact avec le monde extérieur suscite de sa part une réaction frémissante. Chaque bruit, chaque couleur, chaque pensée entre en lui comme des pointes d’aiguilles. Tout son organisme est miné. Sa sensibilité, si saine, s’hypertrophie. Comme il arrive souvent dans le mal de mer, il a cette finesse d’ouïe par laquelle les nerfs ressentent tout bruit — même le son le plus léger — comme un coup de marteau ; l’odeur la plus ténue le corrode comme un acide ; tout rayon lumineux le brûle comme une pointe de métal chauffée à blanc. À ce malaise psychique vient s’ajouter et correspondre une souffrance physique. Verhaeren fut alors atteint d’un mal d’estomac nerveux, par une de ces répercussions du moral sur le physique où l’on ne saurait dire si les douleurs stomacales provoquent l’état neurasthénique ou si c’est le surmenage des nerfs qui cause l’arrêt des fonctions digestives. Intérieurement, les deux maladies sont coordonnées : l’organisme s’oppose aux impressions de l’extérieur et se refuse à la conversion chimique. De même que, pour l’estomac, l’ingestion d’un corps étranger aux aliments fait naître une sensation de douleur, de même, pour l’oreille, chaque son provoque la gêne et la répulsion, et, pour l’œil, toute perception engendre une souffrance. Ce fut un véritable cas pathologique dans la vie de Verhaeren que ce refus qu’il opposait alors au monde extérieur. Il fallut enlever la sonnerie de la porte parce qu’elle l’effrayait ; les habitants de la maison durent changer leurs chaussures pour des pantoufles de feutre ; les fenêtres furent fermées à cause du bruit de la rue. Ce furent là des années de véritable dépression, la crise du sens vital. Lorsqu’ils souffrent ainsi, les malades s’enferment loin du monde. Ils fuient les hommes, la lumière, le bruit, les livres, tout ce qui est contact avec le dehors. Leur instinct les avertit que tout, loin d’enrichir leur vie, renouvellera leur douleur. Ils tâchent à rendre le monde plus silencieux, atténuent les couleurs, se murent dans la monotonie et dans l’isolement. Bientôt cette « soudaine lassitude[1] » s’attaque au moral, paralyse la volonté, pour qui elle dérobe le sens de la vie. Toute valeur s’effondre, tout idéal s’évanouit dans le plus effroyable nihilisme. La terre n’est plus qu’un chaos, le ciel qu’un espace vide. Tout se réduit au néant, à l’absolue négation. Dans la vie d’un poète, de telles crises sont presque toujours stériles. C’est pourquoi nous devons estimer comme inappréciable le fait qu’un poète, dans cet état, se soit observé, se soit expliqué à lui-même, que, sans effroi devant la laideur, la confusion de son moi, il ait trouvé assez d’énergie pour écrire l’histoire de son âme en pleine crise. La trilogie de Verhaeren : les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux, constitue un document de la plus haute valeur pour le psychologue. On y voit une volonté pénétrante développer jusqu’aux dernières conséquences chacune des formes de la vie et décrire l’évolution d’une maladie intellectuelle qui touche presque à la folie. Un poète s’est trouvé qui, comme un médecin, a suivi obstinément les symptômes de son mal jusque dans la douleur la plus lancinante, et qui, du processus d’une inflammation nerveuse, a su faire un poème immortel.

Le décor de ce livre n’est plus la figuration même du pays ; c’est à peine s’il touche encore à la terre. C’est un grandiose paysage de rêve, des horizons semblables à ceux qui s’ouvrent en d’autres planètes, c’est un univers lunaire, un monde refroidi où ne parvient pas la chaleur terrestre, où seul un froid glacial remplit les lointaines solitudes, où nul être humain ne respire. Déjà, dans les Moines, le joyeux paysage à la Rubens s’était assombri, et dans le livre suivant : les Bords de la route, on dirait que la main grise des nuages s’est abattue sur le soleil. Ici toutes les couleurs qui peignent la vie sont éteintes ; nulle étoile ne resplendit dans ce ciel métallique aux reflets d’acier. Seule, la clarté froide et cruelle de la lune y coule parfois un sourire ironique. Ce sont là livres en accord avec les nuits livides pendant lesquelles les nuages enclosent le ciel de leurs ailes monstrueuses, le monde semble se rétrécir et les heures encerclent les choses ainsi que de chaînes glaciales et lourdes. Un froid intense est répandu sur cette œuvre. « Il gèle…[2] », tel est le début d’un poème, et ces lugubres syllabes reviennent comme sur la plaine sans limite le hurlement continu d’un chien. Le soleil est mort et les fleurs sont mortes. Les arbres et les marais même sont gelés en ces blancs minuits,

Et la crainte saisit d’un immortel hiver
Et d’un grand dieu soudain glacial et splendide.[3]

Dans sa fièvre, le poète rêve sans cesse de ce froid : il en a presque le désir nostalgique. Personne ne lui parle ; les rues ne sont hantées que par le vent hurlant sans cause comme les chiens autour de la maison. Lorsque apparaissent parfois des rêves, ils revêtent un certain caractère Fleurs du Mal. Ils surgissent, de toute cette glace, brûlants, jaunes, empoisonnés. Les jours, de plus en plus, se font monotones, effroyables, et, ainsi que des gouttes d’eau lourdes et noires, finissent par tomber.

Mes jours plus lourds s’en vont roulant leur cours ![4]

Tout, dans ces vers, depuis la pensée jusqu’à l’onomatopée poétique, exprime l’horreur de ce vide. Le tic-tac de l’horloge frappe en vain dans ce néant sans fin pour mesurer une durée stérile. Les murs s’assombrissent de plus en plus et semblent de jour en jour plus pesants. La solitude, comme un miroir concave, restreint les rêves et les transfigure en d’horribles grimaces. Et, dans le cœur que la paix a déserté, les mauvaises pensées, comme des esprits, s’entretiennent l’une l’autre.

La lassitude, ainsi qu’un brouillard, s’étend sur l’âme, lourde de ses nuages étouffants. C’est d’abord la mort du désir ; puis celle de la volonté qui ne songe même plus à posséder la joie. Les nerfs, fatigués, craintifs, se dérobent à toute impression et retirent leurs antennes de l’univers extérieur. Ce que le hasard amène encore jusqu’à eux n’est plus ni couleur, ni son, ni aucune sensation. Leur faiblesse se refuse à convertir chimiquement leurs impressions : tout reste à l’état primitif de douleur sourde et lancinante. Les sensations nerveuses ne sont plus là pour alimenter les sentiments, et le désir n’est plus éveillé. Voici l’automne, toutes les fleurs sont effeuillées et l’hiver approche.

Il fait novembre en mon âme.
Et c’est le vent du nord qui clame
Comme une bête dans son âme.[5]

D’une poussée lente, mais irrésistible, monte le flot des pensées néfastes : la négation de toute signification de l’existence, l’idée de la mort. C’est le dernier désir qui vibre dans ces mots :

Mourir ! comme des fleurs trop énormes, mourir ! [6]

Tout le corps est comme une plaie mise à nu au contact du monde extérieur et faite de toutes ces petites douleurs lancinantes. Aucun grand sentiment n’est susceptible de s’élever, on est tout dévoré de ces médiocres souffrances, qui vous rongent et vous convulsionnent et qui font le patient se dresser ainsi qu’une bête harcelée par la piqûre des insectes : il brise ses chaînes et se rue droit devant lui, comme un aveugle. Le malade veut s’arracher à son lit de torture, mais il lui est impossible de fuir en arrière : on ne peut plus « se recommencer enfant, avec calcul[7] ». Les voyages, les rêves n’agissent qu’à la façon de stupéfiants : au réveil le martyre redouble. Une seule route semble s’ouvrir, celle qui mène en avant, droit à l’anéantissement. Dans ces mille petites souffrances, la volonté n’aspire qu’à en trouver une qui puisse être mortelle. Pour ne pas se consumer à petit feu, elle souhaite fondre d’un seul coup. Le malade, comme fait celui qui, dans la fièvre, déchire ses plaies, veut que cette douleur, qui l’accable sans pouvoir l’anéantir, s’exaspère et s’envenime jusqu’à pouvoir en mourir. Il s’enorgueillit jusqu’au bout d’être la propre cause de son anéantissement. Il ne permet pas que la douleur ne soit qu’une série de piqûres d’aiguilles ; il se refuse à «  pourrir immensément emmailloté d’ennui[8] ». Il veut que cette douleur soit grande, ardente et sauvage pour le détruire ; il désire une fin qui soit belle et tragique. La volonté de vivre la vie se métamorphose ici en volonté de souffrir, voire de mourir. Subir toutes les tortures, sauf celles de la médiocrité ! Échapper ainsi au mépris de soi-même, à la maladie, à l’abattement !

N’entendre plus se taire, en sa maison d’ébène,
Qu’un silence total dont auraient peur les morts.[9]

Avec une volupté analogue à celle d’un flagellant, il entretient en lui ce feu caché, jusqu’à ce qu’il s’élève en un flamboiement d’incendie. Le fond le plus secret de l’art de Verhaeren réside toujours dans le goût de la surabondance, de la vigueur outrancière. C’est ainsi qu’il exalte sa douleur et sa neurasthénie jusqu’au merveilleux, jusqu’à l’ardent, jusqu’à l’immense. Cette idée de la délivrance éveille enfin un désir, suscite un cri. Voici que, pour la première fois depuis longtemps, le mot joie resplendit dans ce cri :

La joie, enfin, me vient, de souffrir par moi-même,
Parce que je le veux.[10]

Certes, il n’y a là encore qu’une joie morbide, un sophisme, une victoire trompeuse du suicide sur la vie ; car, bien loin d’être un triomphe sur la destinée, celui-ci n’en est que la suprême déchéance. Mais cette erreur porte déjà en elle quelque sublimité. Par cette subite rentrée en scène de la volonté, la torture physique du système nerveux se transforme en phénomène psychique, la maladie du corps gagne l’intellect, la neurasthénie devient une déformation morale. Le conflit que la vie a fait naître dans sa personnalité se dédouble dans une certaine mesure. Il y a en lui deux éléments : l’un qui excite la douleur, l’autre qui la souffre : le tortionnaire et le torturé. L’âme veut divorcer d’avec le corps, s’arracher à ses tourments physiques :

Pour s’en aller vers les lointains et se défaire
De soi et des autres, un jour,
En un voyage ardent et mol comme l’amour
Et légendaire ainsi qu’un départ de galère ! [11]

Mais ces deux éléments demeurent liés l’un à l’autre : nulle fuite n’est possible, malgré le dégoût que le poète éprouve et qui l’adjure par contraste de sauver au moins une part de lui-même, en l’amenant à plus de pureté, de calme et d’élévation. Jamais, je crois, un malade n’a ressenti plus vivement l’horreur de sa propre personne, jamais un vivant n’a manifesté plus fortement sa volonté de parvenir à la santé, jamais ces efforts n’ont été plus douloureux que dans ce livre de révolte diabolique contre soi-même. L’âme dans sa douleur se trouve scindée. Au sein de la même personnalité, le bourreau et la victime engagent une lutte terrible l’un contre l’autre. « Se cravacher dans sa pensée et dans  son sang[12] », et, enfin, au paroxysme de la fureur « me cracher moi-même[13] », tels sont les cris de haine et du dégoût de soi ; cris épouvantables, cris déchirants. Comme sous un coup de fouet, de toute sa force cabrée, l’âme s’arrache à la pourriture, à la souffrance du corps ; mais cette séparation reste impossible, et la sentir telle est la dernière des tortures. Dans cet effort d’arrachement, voici que vacillent déjà les premières lueurs de la folie.

Jamais — à l’exception de Dostoïewski — aucun poète n’a plus profondément fouillé d’un scalpel plus cruel ses propres plaies jusqu’à effleurer les nerfs à vif. Jamais peut-être — sauf dans Ecce Homo de Nietzsche — aucun poète ne s’est approché autant de l’abîme de la vie, pour se repaître de la sensation de son vertige, du sentiment d’un mortel danger. L’incendie des nerfs a lentement gagné le cerveau. Mais, en vertu de son dédoublement, L’autre est demeuré en éveil ; il a remarqué que l’œil de la folie le guettait ; il en a subi la lente attirance et l’inévitable magnétisme. « L’absurdité grandit comme une fleur fatale[14]. » Avec une terreur douce et mystérieusement voluptueuse, il a senti s’approcher l’Horrible. Depuis longtemps il s’était rendu compte que ce déchirement intime avait chassé sa pensée du cercle de clarté. Et, dans un superbe poème, il a la vision du cadavre de sa raison flottant au fil de la Tamise, et nous décrit ainsi cette fin tragique :

Elle est morte, morte de trop savoir,
De trop vouloir sculpter la cause,
..............
Elle est morte, atrocement,
D’un savant empoisonnement,
Elle est morte aussi d’un délire,
Vers un absurde et rouge empire.[15]

Mais cette pensée ne l’effraie pas. Verhaeren est un poêle qui aime le paroxysme. Et, de même que la souffrance physique s’était enivrée de soi jusqu’à souhaiter ardemment d’atteindre son plus haut degré : la mort, de même la pensée, dans sa maladie, réclame avec ivresse sa propre dissolution, où sombrerait tout ordre spirituel, où elle trouverait sa fin la plus magnifique : la folie. Là encore il se plaît à se préparer de la douleur, et ce goût morbide s’exaspère jusqu’à lui faire désirer sa propre destruction. Tel un malade qui, au sein de ses tourments, se prend à appeler la mort à grands cris, le supplicié n’a plus que ce cruel désir : la folie.

Aurai-je enfin l’atroce joie
De voir, nerfs par nerfs, comme une proie,
La démence attaquer mon cerveau ? [16]

Il a mesuré toutes les profondeurs de l’esprit ; mais toutes les paroles de la religion et de la science, tous les élixirs de la vie n’ont pu lui apporter le salut. Il n’est pas de sensations qu’il n’ait connues, mais toutes sont restées médiocres, semblables à des piqûres d’aiguilles ; aucune n’a su l’exalter, l’élever au-dessus de lui-même. Mais pour l’ultime son cœur flambe d’un ardent désir. Il ne peut plus l’attendre ; il se précipite à sa rencontre : « Je veux marcher vers la folie et ses soleils[17]. » Cette folie, il l’invoque comme un saint, comme le Rédempteur lui-même. Il se force « à croire à la démence ainsi qu’en une foi[18] », et c’est là un tableau admirable, aussi beau que la légende héracléenne, lorsque le héros, sous la torture de la tunique de Nessus, se jette sur un bûcher pour y trouver la mort dans une grande flamme rapide, au lieu de se laisser consumer par la multitude des petits tourments.

Nous atteignons ici au suprême degré du désespoir. La mort et la folie accolent leurs deux drapeaux, noir et rouge. Par voie de conséquence, selon une logique inouïe, Verhaeren, parce qu’il désespère de trouver un sens à la vie, a haussé la démence et la vésanie à la dignité de fin universelle. Mais justement cette conversion complète porte en elle les germes de la victoire. Ainsi que l’a magistralement démontré Johannès Schlaf, c’est au moment où il est le plus crucifié, où il s’écrie : « Je suis l’immensément perdu[19] », où il erre sans guide aux bords de l’infini, que le malade se retrouve.

À chaque heure, violenter sa maladie ;
L’aimer, et la maudire…[20]

Tel est, dès lors, le leitmotiv le plus important de l’œuvre de Verhaeren : c’en est la clef libératrice. En effet, il n’y a rien là d’autre que sa maxime favorite : maîtriser toute résistance par un amour illimité, « aimer le sort, jusqu’en ses rages[21] », n’éviter jamais une chose, mais se saisir de toutes, les exalter jusqu’à la volupté créatrice et extatique, et s’offrir à toute souffrance avec un empressement, toujours, nouveau. Il n’est pas jusqu’à ce cri vers la folie — sans doute le document le plus significatif sur le désespoir humain — qui n’ait sa cause dans un immense désir de clarté. À travers les dégoûts et les affres de la maladie, c’est bien la joie de vivre qui crie d’une voix peut-être inconnue de nos jours. Tout ce conflit qui semble se résoudre par la désertion devant l’existence provient, au contraire, d’un héroïsme formidable et sans nom. Voici réalisée par la vie la grande parole de Nietzsche : « Pour une tâche dionysiaque, la dureté du marteau, la joie même de la destruction, font partie, de la façon la plus décisive, des conditions premières[22]. » Tout ce qui semble ici négatif acquiert une signification élevée et constitue une préparation à une action positive.

C’est pourquoi cette crise et l’œuvre qu’elle a produite demeurent un impérissable monument de la littérature contemporaine ; elle est aussi l’éternelle commémoration de la victoire remportée sur la souffrance humaine par la toute-puissance de l’art. La crise dont a souffert Verhaeren, en dissociant ses données les plus intimes sur la valeur de la vie, a été plus grave que celle de n’importe quel autre poète de notre temps. Aujourd’hui encore son front haut garde la trace de ce passé douloureux : les souffrances, comme des coins de fer, y ont creusé des rides, qu’aucune guérison, qu’aucun état de santé plus robuste n’a pu effacer. Ce fut un incendie sans pareil que cette crise brûlant de toutes les flammes de la passion. Des acquisitions de jadis, rien absolument n’a pu être sauvé. Toutes les anciennes relations du poète avec le monde ont été brisées. Sa foi catholique, sa religion, sa conception du pays, du monde, de la vie, tout a été anéanti dans ce désastre. Désormais, pour bâtir son œuvre, il se trouvera complètement différent ; il va employer une autre expression artistique, ressentir d’autres impressions, acquérir de nouvelles connaissances de l’univers, d’autres harmonies. Du paysage de son âme, où régnait naguère la paix d’une modeste existence, cet ouragan a fait un désert sans chemins. Mais ce désert et cette solitude embrassent de grands espace libres, afin que puisse s’y élever un nouveau monde, plus riche et d’une valeur infiniment accrue.

  1. « L’Heure mauvaise » (les Bords de la route).
  2. « La Barque » (les Bords de la route).
  3. « Le Gel » (les Soirs).
  4. « L’Heure mauvaise » (les Bords de la route).
  5. « Vers » (les Bords de la route).
  6. « Mourir » (les Soirs).
  7. « S’amoindrir » (les Débâcles).
  8. « Si morne ! » (Les Débâcles).
  9. « Le roc » (les Flambeaux noirs).
  10. « Insatiablement » (les Soirs).
  11. « Là-bas » (les Bords de la route).
  12. « Vers le cloître » (les Débâcles).
  13. « Un soir » (les Bords de la route).
  14. « Fleur fatale » (les Soirs).
  15. « La Morte » (finale du volume : Poèmes, nouvelle série).
  16. « Le Roc » (les Flambeaux noirs).
  17. « Fleur fatale » (les Soirs).
  18. « Le Roc » (les Flambeaux noirs).
  19. « Les Nombres » (idem).
  20. « Celui de la fatigue » (les Apparus dans mes chemins).
  21. « La Joie » (les Visages de la vie).
  22. Frédéric Nietzsche, Ecce Homo (trad. Henri Albert).