Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 9-22).



I

L’ÉPOQUE NOUVELLE


Tout bouge et l’on dirait les horizons en marche.
E. V., la Foule.


Notre époque diffère de toutes celles qui l’ont précédée et ce moment d’éternité que nous vivons impressionne aussi différemment notre sensibilité. Seule, immortelle, la terre reste immuable et sans âge, champ obscur où le retour régulier des saisons fait alternativement éclore et mourir les fleurs. Seuls, les éléments poursuivent leur action invariable et les jours succèdent inexorablement aux nuits. Pourtant, ce qui est comme la face spirituelle de la terre s’est transformé : l’activité humaine, partout où elle a pu atteindre, a porté le changement. Ce qui s’est transformé se transformera encore. L’évolution des phénomènes intellectuels se précipite chaque jour davantage. Jamais cent courtes années ne furent aussi remplies que le siècle qui vint s’achever au seuil de celui-ci. Des villes ont étendu soudain leur énormité confuse, impénétrables, sans fin, pareilles aux forêts vierges d’autrefois, qu’on a défrichées et qui sont disparues. L’effort de l’homme tend de plus en plus vers la connaissance de l’infini et des éléments primordiaux dont la nature gardait jalousement le secret. Il a capté la foudre et sait parer aux surprises des orages. Des pays, séparés jadis, sont liés par l’arc de fer qu’on jeta par-dessus les fleuves ; des mers sont enfin réunies qui depuis des siècles vainement se cherchaient ; et, joignant les peuples éloignés, à travers les airs sont tracées des routes nouvelles.

Tout a changé : les ténèbres et les flambeaux.
Les droits et les devoirs ont fait d’autres faisceaux ;
Du sol jusqu’au soleil, une neuve énergie
Diverge un sang torride, en la vie élargie ;
Des usines de fonte ouvrent, sous le ciel bleu,
Des cratères en flamme et des fleuves en feu ;

De rapides vaisseaux, sans rameurs et sans voiles,
La nuit, sur les flots bleus, étonnent les étoiles.
Tout peuple réveillé se forge une autre loi ;
Autre est le crime, autre est l’orgueil, autre est l’exploit.[1]

Différents aussi sont les rapports de l’homme à l’homme, et de l’homme à la société. Le réseau des lois sociales s’est resserré tout en ayant ses mailles plus lâches, et notre existence, en même temps que rendue plus facile, est devenue plus pénible.

Mais voici que s’est produit un événement plus important encore. Cette transformation ne touche pas uniquement les réalités humaines, mais encore l’ordre métaphysique. Non seulement nous vivons en d’autres cités, habitons d’autres maisons, revêtons d’autres costumes ; mais, au-dessus de nous, l’infini lui-même, qui semblait intangible, ne nous apparaît plus tel qu’il était pour nos pères. L’évolution des mœurs implique un changement dans notre conception de l’abstrait. Le temps et l’espace, ces formes indéfinies de la pensée humaine, se sont modifiés. La notion du temps n’est plus la même, car nous le mesurons par rapport à de nouvelles vitesses. Il fallait des jours à nos ancêtres pour cheminer sur des routes que nous parcourons en une heure ; une nuit brève suffit à nous conduire dans des pays que jadis séparait de nous un voyage plein de difficultés et d’ennui. Les anciens devaient sacrifier un an de leur vie pour pouvoir contempler les ciels merveilleusement étoilés dans les monstrueuses forêts tropicales : nous, tout à coup, nous en pouvons rapidement gagner l’accès. Grâce à cette rapidité nouvelle, la mesure de la vie a, elle aussi, changé. De plus en plus le temps triomphe de l’espace. Notre regard, qui peut, dans les froides constellations, distinguer immédiatement les formes pétrifiées des aspects primitifs, sait encore apprécier d’autres distances. La voix semble être mille fois plus puissante depuis qu’elle peut se faire entendre à des kilomètres d’éloignement. Selon ces rapports nouveaux entre les forces naturelles, nous avons une sensation différente de l’étendue terrestre. La vie, dont la cadence s’est élevée et accélérée, nous semble battre sur un rythme plus neuf. La distance qui sépare le printemps du printemps, augmente et pourtant diminue ; l’heure est à la fois plus longue et plus courte ; plus longue et plus courte aussi toute notre existence.

C’est pourquoi nous devons nous créer une sensibilité appropriée à notre époque. Nous comprenons tous que ces nouveautés échappent aux vieilles mesures de nos ancêtres. Ce n’est pas avec des sens déjà oblitérés que nous pouvons affronter cette vie nouvelle ; il nous faut acquérir une autre notion de la distance, une autre notion du temps, une autre notion de l’espace. Sur ce rythme de fièvres et de nerfs, il nous faut inventer une musique originale. Au stade où nous sommes de l’évolution humaine, morale, beauté, éthique demandent impérieusement à être renouvelées. Et de cette confrontation inattendue entre nous et le monde nouveau avec le nouvel inconnu, doit sortir aussi une religion neuve, un Dieu nouveau. Un sentiment cosmique, inconnu jusqu’ici, vient sourdre et s’élever en nous.

Mais ce qui est nouveau veut être coulé dans des expressions qui lui soient propres. Ce temps-ci veut ses poètes, des poètes dont la vision soit à sa mesure, des poètes qui, pour traduire les rapports nouveaux, parcourent entièrement l’orbe brûlant de la vie. Pourtant presque tous nos poètes sont timorés : ils se rendent compte que leur voix ne vibre pas à l’unisson de la réalité ; ils ne sont pas encore incorporés à elle. Les mots qu’ils profèrent ne sauraient l’exprimer. Ils en ont l’impression confuse, et dans les grandes villes ils sont comme des étrangers. Ils sont comme des barques échouées, poussées par les courants impétueux des sentiments nouveaux. Ils s’en effraient et n’osent les pénétrer. Ils acceptent bien de profiter du luxe et du confort que leur offre la vie moderne, avec les perfectionnements des arts et des métiers, et les améliorations de l’organisme social, mais, dans leurs poèmes, ils ne tiennent aucun compte de tous ces phénomènes qu’ils sont incapables de dominer. Ils reculent devant la tâche d’une transmutation de la valeur poétique, se refusant à l’émotion lyrique qui jaillit du monde nouveau. Ils se tiennent à l’écart. Ils fuient le présent et l’avenir, ces formes de l’éternel, pour se réfugier dans l’immuable. Ils chantent les étoiles, le printemps, le murmure invariable des sources, et la fable de l’amour ; ils n’abandonnent aucun des antiques symboles, et se confient aux anciens dieux. Ils ne poursuivent pas l’éternité jusque dans l’heure présente, dans la coulée du métal en fusion : ils se dérobent à cette forge, et ils grattent le sol froid du passé, comme s’ils voulaient toujours en déterrer de vieilles statues grecques. Cela ne fait point qu’ils soient sans valeur, mais s’ils nous ont parfois apporté une œuvre d’importance, jamais ils ne nous ont donné le nécessaire.

Celui-là seul parmi les poètes sera vraiment utile à ses contemporains, qui sera impérieusement inspiré par la beauté et la nécessité des choses contemporaines. Cet homme, ce poète mettra tout son effort à accorder sa sensibilité à celle des hommes qui l’entourent ; le rythme de ses poèmes ne serait autre que l’écho de celui de la vie universelle ; le battement de son cœur scanderait la course vertigineuse de toute notre époque, et notre propre sang coulerait dans ses artères. Qu’il ne méprise point pourtant tout de l’idéal ancien, surtout s’il veut en créer un nouveau : tout véritable progrès implique la collaboration intime du passé. Pour ce poète, le progrès doit être, comme dit Guyau, « le pouvoir, lorsqu’on est arrivé à un état supérieur, d’éprouver des émotions et des sensations nouvelles, sans cesser d’être encore accessible à ce que contenaient de grand ou de beau ses précédentes émotions[2] ».

Notre temps saluera comme son vrai poète celui-là seul qui en aura profondément ressenti toute la grandeur. Que nos préoccupations à tous deviennent les siennes. Qu’il s’attache à la solution du problème actuel comme s’il y était directement et personnellement intéressé. En lui, les générations futures verront le résumé des luttes que l’humanité a dû soutenir pour évoluer des origines jusqu’à elles ; elles retrouveront là ces minutes splendides où l’homme, aux prises avec le sentiment cosmique, a dû combattre pour en dégager l’assurance de sa propre personnalité et conquérir son identité psychique. Et s’il arrive que l’œuvre d’un de ces poètes ait perdu de son unité, que ses vers semblent désuets et ses images pâlies, il en demeure toutefois la substance précieuse, les dessous invisibles de son inspiration ; la mélodie, l’effort puissant, le rythme de toute une époque y sont impérissablement conservés. Ces mêmes poètes qui éclairent la route pour les hommes de l’avenir, pour les poètes de demain, sont ceux qui ont, avec la signification la plus pleine, incarné l’esprit de leur propre temps.

Et c’est pourquoi l’heure est venue de parler d’Émile Verhaeren, le plus grand de nos lyriques d’Europe et peut-être le seul des hommes de nos jours qui ait eu la conscience claire de ce que le présent enfermait de poésie, qui ait su en dégager la forme artistique, qui, avec une émotion et une habileté technique incomparables, ait pour ainsi dire sculpté le poème de notre temps.

Toute notre époque se reflète dans l’œuvre de Verhaeren. Tous ses aspects nouveaux y sont envisagés : les sombres silhouettes des grandes villes, la tempête menaçante des foules populaires, les mines avec leurs puits, les cloîtres silencieux qui meurent dans l’ombre lourde. Il n’est pas aujourd’hui de force spirituelle qui chez lui ne soit devenu poème : l’idéologie, les conceptions sociales subversives, la lutte sans merci de l’industrie et de l’agriculture, la puissance démoniaque qui tire les hommes hors des saines campagnes pour les jeter aux agitations brûlantes des grandes cités, tout le tragique de l’émigration, les crises financières, les conquêtes éblouissantes de la science, les conclusions de la philosophie, les acquisitions des arts et des métiers, jusqu’à la théorie impressionniste de la couleur. Toutes les manifestations de l’activité moderne se reflètent dans l’œuvre de Verhaeren et s’y transmuent en poésie. Tout se passe dans l’âme visionnaire du poète, d’abord confusément impressionnée ; puis vient la compréhension, et enfin l’enthousiasme d’un Nouvel Européen. Quelle est la genèse de cette œuvre ? À travers quelles crises, au prix de quelles résistances, le poète a-t-il pu faire sien ce sentiment de la nécessité et dégager la beauté de la nouvelle forme du Monde ? C’est là ce qu’il faut dire. Si, dans le temps présent, on voulait marquer la place de Verhaeren, ce ne serait pas tant parmi les poètes. Joailliers, artisans, musiciens ou peintres, ceux-ci ne sauraient lui être comparés. Il n’est ni à côté ni au-dessus d’eux. Sa place est au premier rang des grands organisateurs, de ceux qui savent endiguer et diriger les nouveaux courants qui entraînent la société, qui commandent, pour en précipiter ou en retarder le choc, aux énergies surexcitées. Il est au premier rang des philosophes qui, dans une géniale synthèse, tâchent d’unir et de discipliner toutes ces forces impulsives, obscures encore et désordonnées. Recréer l’Univers par le verbe, lui imposer volontairement des formes nouvelles, selon des lois esthétiques dictées par un nouvel enthousiasme, tel est l’effort de la poésie de Verhaeren. Poète du temps présent il en est encore le Prédicateur. Le premier, il en a senti la magnificence, sans vouloir, comme tant de mièvres embellisseurs, se livrer à ces retouches qui atténuent les noirs et renforcent les clairs. Nous montrerons, au contraire, par quel effort intense et douloureux la compréhension de la nécessité moderne s’est imposée à lui. Après l’avoir rejetée, il l’a enfin transformée en beauté selon ses fins dernières. Sans plus regarder en arrière, il a tourné ses yeux vers l’avenir et pour lui, comme pour Nietzsche, le siècle présent dépasse tous les siècles écoulés : car il est à la fois l’aboutissement de tout le passé et le point de départ de l’avenir. Que ceux qui déclarent notre siècle misérable et médiocre l’accusent d’exagération, comme s’ils pouvaient mesurer la grandeur ou la petitesse des époques révolues.

C’est uniquement la confiance des hommes qui y vivaient qui fait la grandeur d’un temps ; c’est l’admiration qu’ont pour lui ses poètes, la puissance que lui attribuent ses hommes d’État. Verhaeren dit de Shakespeare et de Hugo : « Ils grandissaient leur siècle[3] », et des génies tels que Rembrandt : « Si plus tard, dans l’éloignement des siècles, ils semblent traduire mieux que personne leur temps, c’est qu’ils l’ont recréé d’après leur cerveau, et qu’ils l’ont imposé non pas tel qu’il était, mais tel qu’ils l’ont déformé[4]. » En magnifiant leur temps, en exaltant même de fugaces événements par une vue plus large des choses, ils se magnifiaient eux-mêmes. Alors que les écrivains qui rapetissent tout à leur taille et les indifférents se rapetissent eux-mêmes, à mesure que s’éloigne leur siècle, jusqu’à s’effondrer dans la dispersion totale de leur personnalité, les vrais poètes, eux, nous proclament du fond des âges l’heure qui sonnait à leur temps, comme une horloge lumineuse au haut d’une tour. Que reste-t-il des autres ? un poème, quelques sentences, un livre peut-être : quelques miettes. Mais de ceux-ci nous retenons la vision, l’essentielle idée de toute une époque, et cette musique de la vie que les timides et les humbles de l’avenir seront avides d’entendre, faute de pouvoir comprendre le rythme de leur propre temps !

Ainsi Verhaeren, visionnaire enthousiaste, est le grand poète d’aujourd’hui, parce qu’il est le poète nécessaire et le poète de la nécessité. Il ne se contente pas de décrire la réalité moderne : il y applaudit. Il ne l’envisage pas sous un étroit positivisme : il célèbre la beauté qui s’en dégage. De notre époque il accepte tout, jusqu’aux résistances qu’il rencontra ; il y vit l’occasion heureuse d’accroître en lui l’instinct combattif de la vie. Son œuvre poétique est comme un orgue où se serait comprimé tout l’air que nous respirons. Lorsqu’il appuie sur les touches blanches et noires, lorsqu’il traduit des sentiments de douceur ou de force, c’est cet air qui fait vibrer tous ses poèmes. Tandis que les autres font entendre une voix toujours plus lasse et plus éteinte, plus timide et plus isolée, Verhaeren chante d’année en année plus haut et plus clair. Cet orgue est plein de résonances sacerdotales : il s’en exhale la force mystique d’une suprême prière. C’est bien en vérité une force religieuse, non point de renoncement, mais de confiance et de joie. À lire ces poèmes, le sang circule dans les artères, plus rapide, plus rouge, plus frais, notre monde nous paraît avoir plus d’emportement, plus d’âme et de beauté. En nous le sentiment de la vie, comme une flamme qu’allumeraient ses vers pleins de fièvres, se répand plus riche, plus mâle et plus jeune.

À notre existence d’aujourd’hui, troublée et indécise, rien n’est plus nécessaire que de sentir en nous se rajeunir la vie. Aimons donc, par-dessus la littérature, les ouvrages de Verhaeren, et parlons de ce poète avec ce même enthousiasme pour la vie qu’il a été le premier à nous enseigner.

  1. « Aujourd’hui » (les Héros).
  2. Guyau, l’Esthétique contemporaine.
  3. « L’Art » (les Forces tumultueuses).
  4. Émile Verhaeren, Rembrandt.