Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/08

Chapitre VIII.
Juillet Août 1790. (Nos LII LX.)

LII. Arrivée des délégués provinciaux. Loustallot leur dédie ce numéro, résumé de sa politique. Un mot sur la liberté de la presse. — LIII. La Fédération. Réflexions sur la fête du 14 juillet. — LIV. Attitude du peuple. Honneurs exagérés rendus à La Fayette. La liberté de la presse. Une brochure thermidorienne. « Dialogue des morts entre l’abbé Royou et Loustallot. » — LV. État de l’Europe. Bruits de guerre. — LVL Malouet dénonce Marat et Camille Desmoulins. Ordre du jour du général en chef de la garde nationale. La Fayette démasqué. — LVII. L’enquête sur le 6 octobre. Il faut remonter jusqu’aux véritables coupables, jusqu’à la reine et ses amis. Duel de Barnave et de Cazalès. Loustallot blâme Barnave. Épigramme des Actes des Apôtres. — LVIII. Effervescence dans l’armée. Conseils aux soldats patriotes. — LIX. La politique extérieure. Le Pacte de famille. Camille Desmoulins refuse un cartel. — LX. Le massacre de Nancy. Dernier article de Loustallot.

No LII. (Du 3 au 10 juillet.) — La Fédération approche. De tous les points de la France des gardes nationaux arrivent en députation pour assister à la fête nationale et célébrer avec leurs frères de Paris le triomphe de la Révolution. La municipalité parisienne avait pris des mesures pour assurer aux patriotes des départements une hospitalité convenable. Malheureusement le résultat obtenu ne répondit pas à ses efforts. Et Loustallot nous peint en ces termes l’accueil trop peu fraternel fait aux « députés fédératifs : »

« Un commis leur indique tristement le bureau où ils doivent aller chercher leur carte, ils battent le pavé deux et trois heures avant d’être rafraîchis ; l’uniforme national les fait assez reconnaître, et on se contente de les regarder comme des objets de curiosité. La garde ne bat point aux champs et ne porte pas les armes lorsqu’ils passent ; rien ne leur indique enfin qu’ils soient parmi des concitoyens qui brûlent de se réunir à eux par le même serment et par les doux nœuds de la fraternité… »

« On ne leur a pas même préparé un lieu où ils puissent tous se rendre, se trouver, causer, se communiquer leurs idées, se lier par une estime réciproque, et entamer des correspondances civiques. Hors leur admission aux tribunes de l’Assemblée nationale, on a abandonné tous leurs moments aux filles du Palais-Royal et à nos dispendieux spectacles. »

« Ainsi, les députés fédératifs de la France armée ne peuvent pas se promettre de se voir distinctement. Ils sont accourus d’un bout du royaume à l’autre pour fraterniser, et ils se sépareront sans s’être touché la main. » Loustallot dédie le numéro LII des Révolutions de Paris aux délégués des gardes nationales de province. Ce numéro, qu’il faudrait citer d’un bout à l’autre, est une revue de l’année qui vient de s’écouler. Le jeune publiciste reproduit, en les précisant, ses observations sur les hommes et les choses. Il explique les défauts de la Constitution ; il demande la dissolution de l’Assemblée actuelle, et la convocation des électeurs dans toute la France. Il combat encore une fois la tendance funeste qui pousse les Français, négligents des principes, à idolâtrer des hommes ; il apprécie la conduite du roi, de La Fayette, du duc d’Orléans, de Necker, avec une juste impartialité, faisant la part des circonstances, distinguant les hommes des principes. La plupart des jugements de Loustallot ont été sanctionnés par l’histoire. Nous ne donnerons ici qu’un passage sur la liberté de la presse et les poursuites contre les journaux. Ce sujet a de nos jours encore une triste actualité.

« Vous croyez que la presse est libre à Paris ; vous pensez qu’elle fera contre-poids à la tyrannie ministérielle, à la corruption du corps législatif, au despotisme des corps administratifs ; vous vous persuadez qu’elle pourra redresser peu à peu le caractère national, et réformer la Constitution. »

« Les écrits de toutes les sortes qui arrivent de Paris dans les départements, ont dû, je le sens, vous induire en erreur ; mais sachez que la presse est captive, qu’elle l’est d’une manière d’autant plus exécrable, que la coalition de la cour, du Châtelet etde la municipalité provisoire de Paris contre les écrivains patriotes, échauffe et encourage les écrivains contre-révolutionnaires. L’auteur de l’Orateur du peuple a été emprisonné par guet-apens ; on l’a fait venir à une audience où on l’a arrêté… »

« Le fils du célèbre Fréron est décrété d’ajournement personnel pour avoir pris la défense de l’Orateur du peuple[1], ou plutôt pour avoir proposé dans une adresse d’établir un club de la liberté de la presse. »

« On accable d’amendes arbitraires, on outrage par des placards insultants l’auteur des Révolutions de France et de Brabant ; et si l’on n’a pas étendu cette tyrannie jusque sur les Révolutions de Paris, nous le devons peut-être au bonheur que nous avons eu d’obtenir beaucoup de faveur, non-seulement en France, mais dans toutes les parties du monde, à la crainte d’exciter les murmures d’une foule de citoyens qui tirent leur subsistance de cette opération, ou plutôt c’est qu’avant de renverser un arbre, il faut couper successivement toutes les racines. » « Mais la Gazette de Paris, les Actes des Apôtres tout ce que l’aristocratie a produit de plus lâche, de plus atroce contre l’Assemblée nationale, les pamphlets insidieux et pervers que le ministère fait fabriquer contre les députés patriotes ou contre les écrivains qu’il n’a pu corrompre, circulent tranquillement : on les donne à ceux qui ne veulent pas les acheter… »

« Dites donc, dites à vos commettants que la presse, ce dernier espoir de tout homme qui aime la patrie, n’est libre ici que pour ceux qui distillent l’aristocratie, ou qui calomnient pour la cour : dites-leur que les membres de la municipalité actuelle de Paris n’attendent que d’être réélus pour commencer une guerre à outrance contre tous les écrivains patriotes. S’il leur restait du moins l’espérance de pouvoir se réfugier dans les grandes communes dont les chefs sont patriotes ! s’ils pouvaient y transporter avec leurs dieux pénates la statue de la liberté !… »

« Allez donc, ô députés des grandes communes, allez préparer vos compatriotes à recueillir les restes de la liberté de la presse, et à protéger, contre les persécutions ministérielles, les écrivains qui, après vous, osent se compter parmi les plus utiles défenseurs de la liberté. »

La lecture de ces pages, empreintes d’un patriotisme si élevé, dut faire oublier aux délégués des départements bien des ennuis et bien des fatigues. On peut considérer ce numéro comme la profession de foi de Loustallot. Les lignes suivantes lui servent de conclusion :

« Ce journal ne s’est recommandé auprès de vous que par son utilité. Tel il a été, tel il sera, si nous ne parvenons à l’améliorer. L’instruction est le plus sûr moyen de maintenir une révolution. La force peut rebâtir une forteresse que la force a détruite. Une défaite peut être réparée par une victoire ; mais il est au-dessus de tout pouvoir de faire qu'un peuple ne sache pas ce qu’il a appris. »

« Il est au-dessus de tout pouvoir de faire qu’un peuple ne sache pas ce qu’il a appris. » Éloquentes paroles et qui prouvent bien que l’instruction du peuple est le seul remède contre le despotisme, la seule barrière à élever contre la tyrannie. »

No LIII. (Du 10 au 17 juillet.) — Enfin, le grand jour est arrivé ; le peuple français tout entier célèbre avec enthousiasme la prise de la Bastille. Au Champ de Mars, dans cette vaste plaine où Michelet évoque à nos yeux le grand acteur de la Révolution, le Peuple, au Champ de Mars plus de trois cent mille hommes viennent saluer pieusement ce premier anniversaire national. On oublie un moment les soucis de la lutte et les haines de parti : toute la France participe à une communion fraternelle sous les auspices de la liberté révolutionnaire. Quelle date que le 14 juillet 1790 ! Jamais jour plus beau ne se leva sur le monde.

Le roi vint assister à la Fédération. Il parut sans sceptre, sans couronne, sans manteau de cour ; il dut, comme un simple citoyen, prêter serment à la Constitution : le petit-neveu du roisoleil jura de respecter la volonté nationale.

Loustallot nous donne tous les détails de cette fameuse journée. Mais la part faite au peuple ne paraît pas suffisante au jeune publiciste, si l’on en juge d’après les réflexions suivantes, qui ne manquent pas d’une certaine amertume :

« L’ensemble était vraiment frappant, par le nombre des acteurs et des spectateurs, par le bel ordre qui régnait, et qui règne partout où il y a de la liberté ; par le nombre des drapeaux qui flottaient dans les airs ; par la beauté du local ; par la multitude de souvenirs et d’idées qu’excitait le jour du 14 juillet, et le serment de quatre cent mille hommes pour maintenir une Constitution qu’ils se sont donnée. Mais les détails… ! »

« Un peuple d’idolâtres, qui ne voit, dans cette fête, que M. de La Fayette, puis le roi, et qui ne se voit point lui-même. Des députés qui dansent pour braver la pluie ; d’autres qui tuent à coups d’épée les chiens qui passent dans les rues ; des Français qui reçoivent des bannières blanches ; qui souffrent un drapeau blanc sur le trône. Un roi qui essuie, à la chasse, les pluies les plus abondantes, et qui ne marche pas, parce qu’il pleut, au milieu des représentants de la nation délibérante et armée ; qui ne prend pas la peine d’aller de son trône à l’autel pour donner à un peuple qui lui alloue vingt-cinq millions, malgré sa détresse, la satisfaction de l’y voir prêter serment. Les sciences, les arts, les métiers, le courage civique, la vertu, sans honneurs, sans récompense dans ce beau jour. Les vainqueurs de la Bastille ignorés, et pas un mot, pas un seul hommage à la mémoire de ceux qui, à pareil jour, périrent sous les murs de cette horrible forteresse. Un président de l’Assemblée nationale courtisan, et qui permet à un autre courtisan de donner à la cour la misérable petite satisfaction de le dérober aux yeux du public, en se mettant devant lui. Des maréchaux de France et des lieutenants généraux qui ont l’insolence de prendre le pas sur des soldats et des sergents qui ont dix et douze ans de service plus qu’eux. Mille petites ruses pour exciter des acclamations serviles, et pour faire oublier la nation dans un moment où elle était tout. Voilà ce qui empoisonnait ce beau moment pour tout citoyen capable de réflexion, et qui voudrait qu’il n’y ait rien sur la terre d’aussi grand que le peuple français, jusque dans ses plus petites actions. »

Quel ardent amour pour le peuple ! ne diraiton pas le langage d’un père voulant voir devenir parfaits tous ses enfants ?

No LIV. (Du 17 au 24 juillet.) — Loustallot, à propos de la Fédération, se demande si on n’a pas eu pour but d’éblouir le peuple, et si le parti de la cour n’a pas cherché à amuser les Parisiens pour leur faire oublier des intérêts plus sérieux. Le peuple français est léger, il aime les spectacles qui’ parlent à ses yeux et frappent son imagination : trop souvent, oublieux des principes, il ne songe qu’aux hommes, et un penchant funeste le porte à ce que le jeune publiciste appelle si énergiquement l'idolâtrie. Ainsi, au Champ de Mars, La Fayette a été l’objet d’ovations enthousiastes ; on a trop crié « vive La Fayette ! » et pas assez « vive la Liberté I »

« M. de La Fayette a passé entre l’armée parisienne et une haie de fédérés, sur son cheval blanc, le chapeau à la main, distribuant à droite et à gauche des regards souriants et bénévoles, qui flattent l’amour-propre et qui provoquent les applaudissements. Les transports, l’engouement, l’idolâtrie, les contorsions ; la fureur d’applaudir et de crier vive Lafayette, peignaient tout ce qu’on nous raconte d’extravagant des lâches Athéniens envers Alcibiade, à leurs yeux le héros, et aux yeux des hommes sages le plus dangereux ennemi de la liberté… Un citoyen paisible est longtemps observateur muet de ces scènes avilissantes, l’indignation lui arrache quelques plaintes ; il ne voit pas où M. de La Fayette a encore mérité des témoignages d’un attachement si excessif ; il est entendu par un citoyen en uniforme, qui le désigne comme un ennemi du général.

« Oh ! nouvel opprobre du nom français ! cent voix crient : Il faut l’arréter, arrêtez-le ! et bientôt après : A la lanterne ! Pendant qu’on s’agite autour de lui, qu’on le secoue, qu’il veut se faire entendre, qu’il réclame les droits du citoyen, la garde à cheval arrive et s’empare de lui ; deux cavaliers le saisissent au collet ; et ce citoyen, dans une ville qui se dit libre, en présence d’un peuple qui se croit libre, aux yeux d’une troupe armée qui a juré de maintenir la liberté individuelle, est ignominieusement traîné, et, non sans danger, entre deux chevaux presque au galop, pour expier le crime exécrable de ne pas connaître tous les exploits du général La Fayette dans notre Révolution. »

Les députés de province, venus pour la Fédération, ont compromis leur dignité d’hommes libres et de citoyens en applaudissant non pas les vainqueurs de la Bastille, non pas les journalistes révolutionnaires, mais ceux qui ont tout au plus formé des vœux platoniques pour le triomphe de la liberté, s’ils ne l’out pas hypocritement combattue. Le vaillant patriote, voyant avec tristesse que les délégués des provinces ont négligé les défenseurs de la cause populaire, leur adresse ces sérieuses paroles :

« Les plaintes d’un écrivain, qui désire autant être ignoré qu’être utile, ne peuvent pas paraître suspectes, et il-lui sera permis de dire, sans qu’on le taxe d’égoïsme, qu’il est impossible d’être libre, quand on ne sait pas respecter ceux qui écrivent pour la liberté. Il ne faut que deux bras pour porter un mousquet, et la nécessité de défendre sa vie tient souvent lieu de courage ; mais à quel petit nombre d’hommes la nature a donné un jugement solide, un cœur droit, une tête propre à réfléchir, de la persévérance, de l’activité, du caractère, et une âme assez fière pour ne pas faire à ceux qui auraient tenté de les corrompre, l’honneur de les démasquer ! »

« Les écrivains patriotes sont le conseil privé des peuples, ils veillent sur les gens en place, ils dénoncent les abus, ils indiquent souvent les moyens de les réparer, ils avertissent des dangers qui menacent la liberté. Ce sont eux qui coalisent les volontés individuelles sur les objets du bien public, et qui proclament les résultats du grand scrutin de l’opinion publique. C’était donc un devoir pour les députés fédératifs d’encourager, par quelques témoignages de considération, les écrivains qui sont connus pour s’être jetés dans cette carrière ; non que je croie qu’ils aient besoin pour eux d’un témoignage extérieur de la faveur publique, mais parce qu’il est nécessaire de leur créer des successeurs, de faire éclore des talents politiques, et de susciter aux despotes d’implacables ennemis. La liberté de la presse n’est-elle pas d’ailleurs essentiellement liée à la considération publique pour les écrivains ? Quel autre bouclier peuvent-ils opposer aux actes d’autorité, aux vexations privées, aux jugements iniques ? Peuple, vous voulez être libre, craignez de laisser avilir, craignez de ne pas assez estimer ceux qui se sont voués à vous apprendre vos propres affaires. »

Plusieurs fois déjà nous avons vu Loustallot faire l’apologie du journalisme, et réclamer la liberté absolue de la presse. On ne peut qu’admirer la conviction profonde avec laquelle l’illustre champion de la bonne cause réclamait pour ses confrères la sympathique admiration dont lui-même se sentait digne.

Puisque nous parlons de la liberté de la presse, citons une brochure extrêmement rare, publiée, sous le pseudonyme de Pilpay, sans date, mais probablement en 1795 ou 1796, pendant la réaction thermidorienne. Ce curieux opuscule est intitulé : « Dialogues des morts de la Révolution. » Le premier dialogue a pour sujet la liberté de la presse : les interlocuteurs sont l’abbé Royou, rédacteur de l'Ami du Roi, y et Loustallot.

L’abbé Royou, fidèle à ses principes, demande que le gouvernement mette des bornes à l’insolence des « écrivailleurs. » Le rédacteur des Révolutions combat cette avilissante théorie. « Je crois avoir tout dit, — j’entends tout ce qu’on peut dire de raisonnable, — pour cette liberté illimitée. Je n’ai point envie de me répéter ; assez d’autres en prennent le soin. » — R. « Voici comment je pose la question : Les gouvernements ont-ils le droit d’empêcher le débordement des opinions contraires à leur établissement ? » — L. « Je réponds sans hésiter, non ; et voici pourquoi : Ou ces opinions sont vraies, et alors le gouvernement qu’elles attaquent étant fondé sur l’erreur, il faudra bien que tôt ou tard il cède aux efforts de la vérité ; ou ces opinions ne sont que des erreurs, et alors elles ne peuvent jamais avoir d’inconvénient… Qu’importe dans les révolutions l’opinion de vos honnêtes gens dont les facultés se bornent à compter leurs revenus, dont les occupations se réduisent à faire leurs quatre repas par jour, comme a dit Camille Desmoulins ? Ce n’est point à ces ineptes et paisibles moutons qu’est confié le soin de réveiller les peuples au son du clairon de la liberté. C’est aux écrivains brûlants d’énergie, c’est aux âmes ardentes qu’il convient d’emboucher la trompette et de saisir la plume. Les principes de la morale et de la politique prennent sous leurs vigoureux pinceaux les couleurs éclatantes du soleil ; ils allument l’étincelle électrique dans toutes les âmes ; ils secouent le flambeau de la vérité devant tous les yeux ; ils tonnent, ils combattent, ils renversent les trônes et les tyrans… Les nations ne reviennent pas subitement et comme par inspiration sur leurs pas et contre leurs oppresseurs. Ce sont toujours quelques individus qui élèvent la voix contre les abus d’autorité, contre les actes d’oppression et la violation des droits. Ainsi, Camille Desmoulins, Marat et moi, nous sonnâmes le premier coup de tocsin contre la cour perverse de Louis XVI… Lorsque les individus qui se chargent de ce périlleux et honorable emploi sont doués de quelque génie ou de quelque courage, ils ont bientôt rallié sous leur drapeau tous les amis de l’ordre et de la liberté. »

Si nous avons reproduit cet extrait des Dialogues des morts de la Révolution, c’est que l’auteur, quoique écrivant au lendemain de la catastrophe de thermidor, fait parler à Loustallot un langage digne de ce grand patriote. Un écrivain intelligent et honnête, après les regrettables excès de la terreur jacobine et les sanglantes représailles de la terreur thermidorienne, ayant à parler de la liberté de la presse, la fait défendre du fond du tombeau par celui qui, à la première heure, revendiqua si énergiquement les droits de la pensée. On ne pouvait rendre un plus digne hommage à la mémoire de Loustallot.

No LV. (Du 24 au 31 juillet.) — L’Europe commence à tressaillir : les rois voyant chanceler le trône de France s’effrayent et comprennent que toutes les couronnes sont solidaires. L’empereur Léopold, le successeur de Joseph II, frère comme lui de Marie-Antoinette, est travaillé par les émissaires de la cour : viendra-t-il au secours de Louis XVI ? La population parisienne s’émeut.

« Aux armes, aux armes, citoyens, voilà l’ennemi ! A peine ces terribles mots ont-ils frappé les frontières à l’approche des troupes autrichiennes, qu’ils ont été répétés à Paris avec le frémissement de l’indignation et la fureur de la vengeance. Un affreux tableau a frappé nos yeux un instant ; nous avons vu nos premières villes de la Flandre et du Dauphiné dégarnies de troupes et d’artillerie ; Léopold, le beau-frère de Louis XVI, ayant traité avec le roi de Prusse, et venant tout à coup fondre sur la France ; Condé à la tête d’une armée de vingt-cinq mille Savoyards ou Français mécontents, faisant diversion par une descente en Dauphiné ; l’Espagne vomissant des flots d’hommes armés, par les défilés des Pyrénées ; l’Angleterre, de concert avec la Hollande, pillant notre commerce et s’emparant de nos colonies ; et, pour comble de maux, nos ministres, nos généraux, d’accord avec les ennemis du dehors, leur livrant passage pour porter le feu de la guerre dans toutes les parties du royaume. Et le peuple n’a point été effrayé : Eh bien ! nous nous battrons… Aux armes… Renvoyons les ministres : ce peu de mots qui étaient dans toutes les bouches, peignaient l’esprit public, exprimaient les dispositions générales sur les grands intérêts qu’offraient les nouvelles adressées à l’Assemblée nationale par le département des Ardennes. »

Le rédacteur des Révolutions de Paris ne se laisse pas aller à ces paniques irréfléchies. Il montre à ses lecteurs quelle est la situation de l’Europe. La Russie est en guerre avec les Turcs et la Suède la menace. L’Autriche a à réduire le Brabant insurgé. La Prusse arme contre l’Autriche. (Ces trois puissances vont se réunir pour détrousser la Pologne.) L’Angleterre a des difficultés avec l’Espagne à propos des colonies. Il n’y a donc pas lieu de craindre, pour le moment du moins, une coalition de toutes ces puissances divisées par des intérêts opposés. Cependant la situation peut se compliquer. Le prince de Condé est à la tête de vingt-cinq mille émigrés ou mécontents et plusieurs puissances augmentent leur armement. La situation n’est pas très-rassurante, mais elle n’a rien de bien menaçant si la France a foi dans ses destinées.

« Ainsi, braves Français, de quelque côté que vous tourniez vos regards, vous apercevez des périls ; mais en même temps vous voyez vos ressources. Jamais, jamais un peuple qui a voulu être libre n’a été conquis. Soyez justes envers tous les peuples ; défiez-vous des ennemis du dedans ; ayez l’œil sur eux, afin de les mettre dans l’impossibilité de nuire, dès que nous serons attaqués par les dehors. Réfléchissez bien sur votre position, vos moyens et votre caractère, et vous ne vous trouverez que deux ennemis réels : le trop prompt découragement après la défaite et le trop de confiance après le succès. »

No LVL. (Du 31 juillet au 7 août.) — Le parti ministériel, aux gages de la cour, veut tenter un coup d’État, mais la presse veille, et la clairvoyance des journalistes patriotes intimide fort les conspirateurs royalistes.

« Avec 25 millions de revenu, et le club de 1789 à leurs ordres, que ne peuvent pas, que n’oseront pas entreprendre des ministres qui ont vieilli dans les intrigues et les faveurs de l’ancien régime ! Mais la presse, la presse est toujours là ; elle dévoile les plans conçus contre l’intérêt public ; elle nomme le lâche qui s’est vendu, le fourbe qui n’a servi le peuple que pour sortir de l’obscurité, le faible qui abandonne les droits dont la défense lui est confiée ; elle perce les mystères ; elle fond les coalitions ; elle renverse les idoles ; elle rallie les esprits ; et dès lors elle sème les obstacles au-devant des tentatives ministérielles. »

« Il faut donc anéantir la liberté de la presse : eh ! combien le ministère n’est-il pas sûr de trouver du zèle dans les membres de l’Assemblée qui lui sont dévoués, puisqu’il s’agit de satisfaire des vengeances privées en servant l’intérêt de la cour ! On est bien certain de réussir, quand on réunit de pareils moyens… »

« Avant d’aller plus avant dans le récit de ces manœuvres, il faut, citoyens, que je vous dise quel fruit vous en pouvez tirer. Depuis que le parti qui défendait autrefois vos droits s’est divisé, vous entendez les patriotes appeler les autres esclaves ministériels, et leur reprocher de vouloir faire doucement et sans secousse une contre-révolution. Les ministériels, de leur côté, appellent les patriotes factieux, et les accusent de vouloir nous mener on ne sait où. »

« Voici une belle occasion, citoyens, de vous fixer sur le mérite de vos représentants, de distinguer ceux qui vous défendent de bonne foi d’avec ceux qui vous trahissent en parlant de vos droits et de votre bonheur ; de connaître enfin si les patriotes sont des factieux, et si les membres du club de 1789 sont dévoués au despotisme, à la cour, au ministère. »

« Malouet obtient la parole pour dénoncer des criminels de lèse-nation ; il dénonce Marat comme auteur d’une feuille intitulée : C’en est fait de nous, et Camille Desmoulins pour la description qu’il a faite, dans son dernier numéro, de la fête de la Fédération… Les patriotes demandent que l’on comprenne au moins dans la dénonciation les Actes des Apôtres et la Gazette de Paris, ouvrages où l’Assemblée nationale est calomniée, où ses membres sont diffamés, où la guerre civile est prêchée à chaque page. Le parti ministériel fait rejeter ces dénonciations… »

« Vous avez vu, citoyens, que tous les écrivains patriotes ont dénoncé le Châtelet comme coupable du crime de lèse-nation. Et c’est à lui que l’on renvoie les écrivains, pour les juger comme criminels de lèse-nation ! Connaissez-vous aucun arrêt du conseil, même parmi ceux que fabriquaient Le Noir et Breteuil, qui puisse être comparé à ce décret ? et pensez-vous que ceux qui l’ont provoqué ou fait passer soient dévoués au peuple ou vendus au ministère ? »

Cette accusation contre le parti ministériel est écrasante. En voici une autre non moins formelle contre le général commandant en chef la garde nationale. La Fayette, par un ordre du jour du 31 juillet, a requis tous les gardes nationaux d’arrêter les colporteurs de journaux révolutionnaires, de dresser la liste des imprimés saisis, et de prendre le signalement des vendeurs. Loustallot est sévère pour La Fayette, maintenant que le général s’engage dans la voie de la réaction. Le passage que nous allons reproduire, écrit avec la gravité d’un publiciste qui se constitue juge des consciences, parce qu’il se sent lui même au-dessus de tout reproche, est accablant dans sa modération.

« Nous allons porter au tribunal de l’opinion publique une accusation grave contre le commandant de la garde nationale parisienne. S’il est innocent, nos raisonnements iront se briser contre le piédestal de sa statue ; s’il est coupable, ils le renverseront ; car l’homme coupable du délit dont nous l’accusons, ne paraîtra, ni à son siècle ni à la postérité, un héros, un ami de la liberté, le défenseur d’un peuple libre. » « J’entends d’avance les adorateurs de M. La Fayette se répandre en injures et en menaces. Il en est, et nous pourrions le prouver, qui ne se promettent pas moins que de lui porter notre tête en hommage. Mais il s’agit ici du salut public, du maintien de la liberté publique et individuelle ; nulle considération ne doit ni ne peut nous retenir. »

« Nous prions seulement ceux qui souffrent si impatiemment que nous attaquions leur idole, dé considérer que nous n’avons nul intérêt personnel à improuver la conduite du général… »

« Nous prions également les citoyens qui n’adorent pas M. La Fayette, mais qui croient qu’il serait utile à la Révolution de laisser, dans toute son intégrité, la confiance qu’on lui a accordée, nous les prions de considérer que si cette confiance même doit causer une dépravation dans l’esprit public, et ruiner la liberté, nous serions coupables de ne pas mettre nos concitoyens à portée de juger par eux-mêmes s’ils doivent persister dans leur confiance, s’ils doivent la retirer ou simplement la modifier. »

Loustallot cite ensuite l’ordre du jour de La Fayette dont nous avons parlé plus haut, et il ajoute avec indignation :

« Voilà donc la garde nationale, même en dehors du service, séparée du corps du peuple en vertu de l’habit bleu. Voilà chacun des gardes nationaux, même n’étant pas de service, investi de la dictature absolue, et autorisé par le général à faire ce qu’il jugera convenable contre tout citoyen qui lui paraîtra coupable de quelquesunes des manœuvres que le général a dénoncées. »

« Jamais les gardes prétoriennes ne reçurent des tyrans de Rome, sous des empereurs faibles ou cruels, un pouvoir aussi arbitraire, aussi absolu, aussi effrayart. Quoi ! chaque garde national, même celui qui ne sait pas lire, a reçu le droit d’inspecter, de censurer les écrits qui se publient dans la capitale, de juger s’ils sont ou ne sont pas incendiaires, et d’être lui-même l’exécuteur de son jugement, en saisissant les écrits, ou en arrêtant celui qui les vend !… »

« Dès l’instant que la garde nationale est devenue une armée à part des citoyens, il ne faut plus, pour que son chef règne dans l’État, que deux choses : que le corps législatif et le chef du pouvoir exécutif soient dans sa dépendance, et qu’il soit sûr d’une obéissance aveugle, d’un amour ardent, d’un dévouement absolu de la part de ses soldats… »

« Que le général se venge des censures qu’il éprouve, en mettant ainsi les citoyens qui parlent ou écrivent contre lui à la merci des sabres, c’est peut-être ce dont les bons citoyens peuvent se réjouir, car la persécution fait des martyrs, et les martyrs des prosélytes ; mais c’est ce dont ses adorateurs doivent vraiment s’affliger. Où en estil donc si l’opinion de la garde nationale lui tient lieu de l’opinion publique ; et si, pour la gagner, il lui sacrifie, la liberté de tout le reste des citoyens ? »

« Pourquoi avons-nous fait une révolution ? Parce que nous gémissions sous le despotisme militaire. Or, si on laisse aller M. La Fayette à son but, si la garde nationale se laisse séduire par la dangereuse amorce du pouvoir qu’il lui abandonne, nous serons sous le despotisme militaire. Il importe peu en effet que les militaires qui attentent à nos libertés soient soldés ou Volontaires, il suffit que, par la seule autorité de la baïonnette, ils violent la Déclaration des droits et la Constitution, tout en disant que c’est pour les maintenir… »

« Général, nous avons cru jusqu’à présent que vous n’étiez que faible, et que les cajoleries de la cour vous avaient seulement entraîné hors de vos propres principes ; mais cet ordre dit tout, démasque tout, et nous force à dire tout. »

« Lorsque vous fûtes nommé commandant, on vous vit jusqu’au 5 octobre vrai citoyen, affable sans affectation, sans courbettes, cherchant à gagner notre confiance sans vous inquiéter de la cour ; mais quand une fois le roi eut quitté Versailles, quand, dans son premier effroi, la cour vous eut prodigué les noms de libérateur, de sauveur, de héros, vous promîtes tout, parce qu’elle parut vous tout promettre ; vous cherchâtes dès lors à vous faire adorer, non des citoyens, mais de la garde ; vous voulûtes notre idolâtrie, et non pas notre estime ; vous voulûtes gouverner la cour et la ville, diriger le conseil du pouvoir exécutif et le corps législatif, être à la fois l’homme du peuple et du roi… Général, il n’est pas un seul citoyen à Paris dont la vie ne soit, en ce moment, à votre disposition. Un mot, un signe, un air de physionomie suffisent à des idolâtres pour les engager à sacrifier quiconque déplait à leur idole. Nous n’avons qu’une plume à opposer à une armée ; jugez si, lorsque nous l’employons à vous rappeler aux devoirs du citoyen, elle peut être dirigée par un autre sentiment que l’amour de la patrie. »

Ces quelques lignes expliquent toute la politique de La Fayette. Comme le dit si bien le rédacteur des Révolutions de Paris, au 5 octobre 1789, le général a abandonné le parti patriote pour se jeter dans la réaction. Il fut vite démasqué par ce grand parti révolutionnaire représenté dans la presse par Camille et Loustallot, et à la tribune par Danton. La Fayette, quarante ans plus tard, ne l’avait pas oublié. Dans ses Mémoires, il se ménagea une vengeance posthume, en essayant de déshonorer l’illustre orateur des Cordeliers. Danton payait pour tous ses amis.

No LVII. (Du 7 au 14 août.) — Le Châtelet, tribunal aristocratique décrié même sous l’ancien régime, avait, nous l’avons dit, pris l’initiative d’une enquête sur les événements des 5 et 6 octobre 1789. Depuis trois mois on ne parlait plus de cette enquête, et les bons citoyens la croyaient abandonnée, quand une députation du Châtelet apporta un rapport à l’Assemblée nationale, le 7 août. Tous les patriotes s’élevèrent contre l’incompétence de ce tribunal exceptionnel.

Dans cette mémorable journée du 6 octobre, le peuple avait mis le roi en demeure de rentrer à Paris. Les chefs du mouvement pouvaient-ils être considérés comme des factieux ? Il faut se rapporter avec Loustallot aux événements qui suivirent la manifestation populaire. La reine avait offert un banquet aux gardes du corps, banquet dans lequel on foula aux pieds la cocarde tricolore et on fit appel à l’intervention des puissances étrangères. Au parti de la cour, aux conspirateurs royalistes remonte la responsabilité des scènes tumultueuses qu’ils ont provoquées. Le scandaleux banquet des gardes du corps n’a pas même été démenti.

« Si les chefs des gardes du corps ont donné un repas au régiment de Flandre, dans le but de séduire les soldats, et de les porter à protéger le départ du roi, ils sont criminels de lèsenation. »

« Ceux qui ont fait jouer l’air : O Richard ! ô mon roi, l’univers t’abandonne, et qui ont ensuite arraché, déchiré, mis à la pointe de l’épée et foulé aux pieds la cocarde nationale, sont criminels de lèse-nation. »

« Ceux qui ont crié : Vive la cocarde blanche ! Au diable la nation ! meurent les rebelles de l’Assemblée nationale ! sont criminels de lèse-nation. »

« Mais il est impossible qu’une poignée d’hommes ait été assez audacieuse pour faire un acte de révolte aussi insensé contre la nation, si elle n’eût pas eu un appui considérable ; si elle n’eût été convaincue que le projet qu’elle commençait à exécuter n’était improuvé que par le roi, et qu’il avait l’assentiment de la cour. »

« Si, comme on le publie, la reine s’est rendue avec le dauphin à ce banquet ; si elle y a entendu jouer l’air : O Richard ; qu’elle y ait vu déchirer la cocarde aux trois couleurs ; qu’elle ait entendu les cris séditieux jetés contre l’Assemblée nationale ; si au lieu de fuir, en bouchant les oreilles de son fils, elle a, au contraire, présenté cet enfant intéressant aux séditieux, elle serait criminelle de lèse-nation. Ces faits sont bien importants à éclaircir, car, s’ils sont vrais, il faut que la nation les punisse ou les pardonne expressément. »

« Que l’on fasse bien attention que, dans la supposition où tout ce qu’on a dit de l’orgie des gardes du corps serait prouvé, la reine serait absolument la cause motrice des événements qui ont suivi. Quand la mère présentait son enfant à ses troupes, n’était-ce pas pour les échauffer en sa faveur, pour applaudir à leurs sentiments, pour les encourager ? La reine connaissait donc la valeur de cette action. Si elle a présenté le dauphin à des hommes qui criaient : A bas la cocarde nationale ! meurent les rebelles de l’Assemblée nationale ! il n’y aurait point de doute et sur l’intention et sur le fait. La nation aurait un grand exemple à donner aux prétendus maîtres du monde. »

« Or, le peuple était convaincu que ces faits étaient certains. Ceux qui l’ont observé les 4 et 5 octobre, ont remarqué qu’il y eut contre la reine une explosion de haine qui fit frémir ceux même qui étaient convaincus qu’elle avait causé de grands malheurs à la France. » « Si la notoriété d’un fait n’est pas une preuve judiciaire, elle suffit pour motiver une dénonciation, et aucune des parties n’aurait le droit de s’en plaindre. La reine doit désirer que le bruit de ces faits soit détruit par une instruction juridique. La nation doit désijrer aussi d’être fixée sur la part que la reine peut avoir prise à ce qui, dans l’orgie des gardes du corps, motiva le mouvement de Paris sur Versailles. »

« Ainsi, quand l’Assemblée nationale examinera si les faits de la matinée du 6 octobre peuvent être la base d’une accusation en crime de lèse-nation, elle sera forcée de jeter les yeux sur les faits qui ont précédé cette journée, et dès lors s’apercevant que ni les comités des recherches, ni le tribunal de lèse-nation, n’ont eu le courage d’instruire sur l’orgie des gardes du corps, et sur les circonstances qui l’ont préparée, accompagnée et suivie, elle les mandera ; et après avoir improuvé, blâmé leur pusillanimité, on pourrait dire leur prévarication, elle ordonnera aux comités de préparer leur dénonciation pour la porter au tribunal national qui sera organisé. »

Le peuple ne doit pas craindre l’enquête sur les 5 et 6 octobre : il doit au contraire la provoquer. Il faut seulement que les juges chargés de poursuivre cette enquête n’hésitent pas à mettre en cause les vrais auteurs de l’insurrection, ceux qui l’ont rendue nécessaire : les conspirateurs de la cour, les complices de l’étranger, et Marie-Antoinette la première.

Le mercredi 11 août, un duel eut lieu au bois de Boulogne entre deux députés, le patriote Barnave et le royaliste Cazalès. Cazalès avait insulté grossièrement son collègue, qui alla sur le terrain ; le provocateur fut blessé d’un coup de pistolet au front.

Loustallot blâme vivement le jeune et éloquent Barnave, et lui reproche de s’être exposé inutilement ; un député n’a pas le droit de risquer sa vie ; elle appartient à ses commettants.

« La conduite de ce député, sur lequel ses talents ont appelé les regards de toute la France, recule de plus de cent ans l’abolition du duel ; elle ôte toute espèce de force à la loi que l’Assemblée pourrait faire sur ce crime ; une loi ne peut lutter contre un préjugé que quand des hommes recommandables l’ont ouvertement bravé à la face du public, et non pas lorsqu’ils lui ont donné l’appui de leur conduite, et, pour ainsi dire, leur sanction… »

« Que devient la liberté publique, si l’on peut ravir au peuple ses meilleurs défenseurs en les faisant battre en duel ? Que deviendrait la Révolution, si l’épée ou le pistolet nous ôtaient dans ce moment sept à huit des plus sincères amis des droits du peuple ; si l’on peut les écarter de la tribune pendant plusieurs mois par des blessures ; et si, à la veille d’une grande question, qui exige toute leur application, ils peuvent être distraits par des provocations ? »

En effet, les bretteurs royalistes résolurent de provoquer tous les hommes marquants du parti révolutionnaire ; ceux-ci dédaignèrent cette politique de salle d’armes. Quant à Bamave, les journaux ultra-royalistes ne lui pardonnèrent pas la blessure de Cazalès. Voici une épigramme un peu lourde des Actes des Apôtres, qui donne la mesure de l’urbanité des talons rouges de la cour :

« Aux vertus le malheur, an crime le succès ;
Barnave a blessé Cazaiés.
Dans ce siècle fécond en fureurs effroyables,
Non, ce n’est pas un spectacle nouveau
De voir des gens irréprochables
Passer par la main du bourreau. »

No LVIII. (Du 14 au 21 août.) — Les nouvelles de l’armée ne sont pas des plus rassurantes. Dans les régiments, encore soumis à l’aristocratie féodale des grades, la Révolution est considérée comme non avenue. Les états-majors continuent à retenir indûment une partie de la solde ; celui du régiment de Beauce a volé aux soldats plus de deux cent quarante mille livres. En outre les colonels renvoient tous les soldats suspects de patriotisme avec des cartouches jaunes, c’est-à-dire avec des congés infamants. L’agitation est à son comble dans plusieurs grandes villes. A Metz et à Nancy les troupes murmurent. Bouillé répondra bientôt par des coups de fusil et par un massacre savamment organisé aux justes observations des mécontents. Loustallot, tout en reconnaissant ce qu’il y a de fondé dans les plaintes des soldats, leur prêche la modération.

« Un patriote méprise nécessairement un aristocrate ; or, l’obéissance et le mépris sont inconciliables ; il était donc impossible de croire que la subordination pourrait se soutenir en laissant les officiers et les soldats dans la même position qu’avant la Révolution. Une révolution est un changement dans un État, qui détruit de fait et de droit des formes établies. C’est donc véritablement une chose honorable pour les soldats, et qui prouve qu’ils ont craint de donner une trop forte secousse à l’État, que d’avoir gardé à leur tête, en pleine Révolution, tous les comtes, les marquis, les chevaliers, les ducs, qui ne manifestaient d’autre désir que celui de se baigner dans le sang de la canaille française, et de conserver leur privilège exclusif aux places d’officiers. »

« En même temps c’est une chose répréhensible que le pouvoir exécutif ait continué dans le commandement tous ces mêmes hommes ; qu’il n’ait pas révoqué une seule de ces bêtes sanguinaires qui aigrissaient l’esprit des soldats ; qu’il n’ait pas attribué toutes les places qui ont vaqué depuis la déclaration des droits, à des citoyens non privilégiés ; qu’il n’ait pas ordonné une reddition de compte des masses, qu’il n’ait pas puni les officiers distributeurs de cartouches jaunes ; enfin qu’il n’ait pas montré par là que la Révolution était faite dans l’armée, et qu’il était inutile qu’elle en fit une. Le pouvoir exécutif n’eût été que juste envers les soldats en leur ôtant tout motif d’insurrection. »

Il faut prendre au plus vite des mesures sérieuses, afin de prévenir de regrettables conflits ; tout retard causerait peut-être (et l’événement ne le prouva que trop) des désastres irréparables.

« Mais pendant que cette affaire s’instruira, le progrès de l’indiscipline pourrait mettre les régiments hors d’état de faire le service, et les mauvais sujets pourraient se porter à des actions qui aviliraient le corps ; et il est indispensable que tous les amis de la liberté s’empressent d’éclairer les garnisons sur la conduite qu’elles doivent tenir. Il faut leur prouver la nécessité de rentrer dans l’ordre qui doit subsister provisoirement jusqu’à la nouvelle organisation. Il faut leur faire voir que cet état d’insurrection pourrait donner l’idée aux puissances ennemies de fondre sur la France. Les soldats sont patriotes, éclairons-les sur les dangers de la justice qu’ils se font par leurs propres mains ; et ils craindront de nuire à une révolution qui va bientôt leur assurer des droits qu’ils n’osaient pas espérer. »

« Un bel exemple à leur proposer, c’est celui des gardes françaises au commencement de juillet 1789. On en avait mis quatorze à l’abbaye ; leur vie, leur honneur étaient menacés ; le peuple vole à leur secours, les enlève des prisons, et les transporte au Palais-Royal. Le roi demande que tout rentre dans l’ordre ; les gardes vont se constituer prisonniers, et bientôt ils obtiennent justice, autant qu’il était possible de l’obtenir sous l’ancien régime… »

« …La cause des soldats est bonne, mais ils ne peuvent que la gâter en la soutenant eux-mêmes : qu’ils respectent les décrets de l’Assemblée nationale ; qu’ils obéissent à leurs chefs, tout en se tenant en garde contre eux ; qu’ils dénoncent ceux qui se rendront coupables envers la patrie ou envers eux, et qu’ils se reposent ensuite sur les bons députés et les écrivains patriotes du soin de repousser les calomnies et les prétentions injustes des corps aristocratiques qui pèsent encore sur les régiments. »

Les conseils patriotiques de Loustallot ne furent pas suivis, ils ne pouvaient pas l’être. Le parti de la cour resta à la tête des armées. Bientôt, heureusement, l’émigration débarrassa la France de ces officiers incapables, ils allèrent servir contre leur pays, sous les ordres de Condé. La Révolution prit dans les derniers rangs de l’armée pour remplacer les traîtres ; des soldats obscurs, comme Hoche, Marceau, Masséna ou Kléber.

No LIX. (Du 21 au 28 août.) — Les graves questions de politique intérieure ont seules occupé jusqu’ici l’Assemblée nationale. Pour la première fois l’Assemblée a à jeter les yeux sur ce qui se passe hors des frontières à propos du Pacte de famille, projet d’alliance défensive entre les Bourbons de France et les Bourbons d’Espagne.

« Le premier pas de nos représentants dans la politique extérieure mérite notre attention. Il peut fixer à jamais le rang de la nation dans la balance de l’Europe, ouvrir les yeux à tous les peuples sur leurs droits, répandre l’esprit de notre révolution parmi ceux que l’on a le plus cherché à en préserver ; il peut sauver la France ou perdre la Constitution. Les alarmes qu’éprouvent les citoyens sont donc bien naturelles ; car avec la certitude que leurs représentants ont pris le meilleur parti, ils voient que le hasard et la force peuvent déjouer toutes les combinaisons du jugement. Cependant, si nous avons embrassé le parti le plus juste, nous ne devons nous occuper qu’à le soutenir. La justice, la liberté et le courage sont de puissants moyens de triompher.

Depuis quelques mois on assourdit les oreilles du peuple de la justice ou de l’atrocité du Pacte de famille, c’est-à-dire du traité passé entre les rois de France et d’Espagne, pour le maintien respectif de leurs droits. Le nom de Pacte de famille emportait une grande défaveur ; car il prouvait que les Bourbons avaient compté les nations pour rien, et qu’ils se croyaient tout. Le peuple s’était persuadé encore que chacun des contractants s’était engagé à aider l’autre à asservir ses sujets, dans le cas où ils voudraient secouer le joug du despotisme, clause qui ne peut pas se trouver dans les contrats d’une puissance à une autre, et qui est nulle de droit, parce que les peuples ne peuvent jamais aliéner ni perdre le droit de souveraineté. »

L’Assemblée décréta « que la nation française, en prenant toutes les mesures propres à maintenir la paix, observera les engagements défensifs et commerciaux que son gouvernement a précédemment contractés avec l’Espagne. » En outre, elle pria le roi de « donner des ordres pour que les escadres françaises pussent être portées à quarante-cinq vaisseaux de ligne, avec un nombre proportionné de frégates et autres bâtiments. »

« Divers amendements ayant aplani les difficultés, le décret a été rendu à l’unanimité. Présomption favorable ! car il n’est guère que l’évidence du bien et le danger commun qui aient pu réunir sur ce point les députés patriotes, les ministériels et les aristocrates. »

« Néanmoins ce décret a été reçu avec inquiétude dans le public, et en général il n’a pas obtenu l’approbation des patriotes. La première raison de l’improuver est qu’il paraît entrer dans les vues de notre ministère, ennemi décidé de la Révolution. La seconde, que notre alliance avec l’Espagne amènera nécessairement la guerre avec l’Angleterre, et par conséquent avec la Prusse et la Hollande. »

Après avoir reproduit les observations du public, Loustallot défend le décret sur l’alliance espagnole, au point de vue politique et commercial. Cette alliance, en effet, nous était utile, surtout en cas de guerre avec l’Angleterre. Les flottes franco-espagnoles pouvaient seules tenir tête aux escadres anglaises.

Nous avons vu, à propos du duel de Barnave avec Cazalès, le conseil donné par notre rédacteur aux patriotes provoqués par les spadassins royalistes. Camille Desmoulins, insulté publiquement dans un café, suivit le conseil de son ami. Voici dans quelles circonstances :

« M. Desmoulins dînait chez le suisse du Luxembourg il y a quelques jours. Naudet et Dessessarts, comédiens du Théâtre français, se trouvent dans la même salle ; ils adressent en sortant les injures les plus grossières à cet écrivain. Un air de pitié et de mépris devait être et fut sa seule réponse. Dessessarts s’avance vers lui, les poings tendus, et réitère la même provocation. »

« Ce sera, dit M. Desmoulins, en continuant de harceler les noirs et les ministériels que je me vengerai. Il me faudrait passer ma vie au bois de Boulogne, si j’étais obligé de rendre raison à tous ceux à qui ma franchise déplaît. Qu’on m’accuse de lâcheté si l’on veut… Je crains bien que le temps ne soit pas loin où les occasions de périr plus utilement et plus glorieusement ne nous manqueront pas. » — Non, personne n’accusera de lâcheté le héros du 13 juillet. Personne n’accusera de lâcheté ces patriotes qui, du 23 juin au 15 juillet 1789, au moment où Paris était ceint de troupes, où ils pouvaient être enlevés sans résistance, où leur tête devait être le prix de leurs courageuses motions, n’ont pas failli à leur devoir ; la lâcheté serait de ne pas réserver sa vie pour la patrie, et de donner dans le piége des ennemis de la liberté qui veulent se défaire, en détail, des principaux patriotes. »

On peut voir l’histoire du cartel racontée tout au long par Camille Desmoulins, dans le No 39 des Révolutions de France et de Brabant ; grâce à son sang-froid et son esprit, il sut mettre les rieurs de son côté.

No LX. (Du 28 août au 4 septembre.) — Nous avons déjà parlé de la façon dont les états-majors volaient la solde des troupes. Au commencement d’août, la garnison de Nancy était composée des régiments du Roi, de Mestre-de-Camp et du régiment suisse de Châteauvieux. Les Suisses de Châteauvieux, tous de Genève ou du canton de Vaud, Français de cœur, casernés au champ de Mars le 13 juillet, avaient refusé de tirer sur le peuple et laissé prendre les fusils des Invalides. Le général en chef de l’armée de Meuse-et-Moselle, Bouillé, le complice de la cour, leur en voulait particulièrement. Ils étaient pour quelque chose dans la prise de la Bastille.

Les trois régiments avaient à faire régler leur arriéré de solde. Celui du Roi finit par faire rendre gorge à ses officiers. Les Suisses voulurent imiter leurs compagnons, et demandèrent des comptes : mais, hélas ! ils n’étaient pas Français, et leurs officiers prétendaient avoir sur eux le droit de haute et basse justice. Deux délégués envoyés au colonel furent fouettés honteusement en pleine parade. L’émotion fut violente ; les soldats français sentirent vivement l’injure faite à leurs camarades. Le 6 août, La Fayette, à qui on en avait référé, fit voter un décret pour nommer des commissions chargées de vérifier les comptes. Tous les commissaires devaient être choisis parmi les officiers. Quelle amère dérision ! ils étaient à la fois juges et parties. Bouillé fut chargé de maintenir l’ordre. Il ne demandait que cela.

Le 26, un officier, Malseigne, apporta à Nancy le décret et les pleins pouvoirs de l’Assemblée. Tout était calmé. Malseigne irrita la garnison par ses violences, et après avoir blessé plusieurs Suisses à coups d’épée, il dut s’enfuir. Bouillé ordonna aux Suisses de quitter Nancy ; c’était pour eux se livrer pieds et poings liés à leurs officiers qu’ils avaient traités, non sans raison, de voleurs et d’escrocs. Ils refusèrent de quitter la ville. Bouillé, arrivant alors de Toul, avec 4,500 hommes, presque tous Allemands, surprit les Suisses à l’improviste ; un grand nombre de gardes nationaux patriotes s’étaient joints à eux ; les gardes nationaux royalistes marchaient au contraire avec le général (31 août). Bouillé eût pu terminer l’affaire sans verser une goutte de sang. Mais le féroce royaliste (cousin de La Fayette) voulait un exemple. Les Suisses et leurs alliés furent tous massacrés ou faits prisonniers. Les officiers de Châteauvieux décimèrent les survivants ; après la fusillade, vingt et un furent pendus, un roué vif et cinquante envoyés aux galères. — L’ordre régnait à Nancy.

L’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, remercia Bouillé de sa conduite. Le roi Ie félicita : on rendit les honneurs funèbres (au champ de Mars) non pas aux victimes, mais aux bourreaux.

La population parisienne fut épouvantée à la nouvelle du massacre. Loustallot, malade, prit la plume pour la dernière fois, et traça, comme un testament d’indignation, ces éloquentes paroles :

« Le sang des Français a coulé. La torche de la guerre civile a été allumée… Ces vérités désastreuses abattraient notre courage et nos forces, si la perspective des dangers qui menacent la patrie ne nous faisait un devoir de faire taire notre profonde douleur. Que vous dire, Français ? Quel conseil vous donner ? Quel avis pouvezvous entendre ? Dans certaines crises tout se touche, tout se confond ; le bien et le mal s’opèrent presque par les mêmes moyens. »

« Justice et vérité, sous quel épais nuage vous vous présentez aux regards de vos sincères adorateurs ! Comment se préserver des piéges où le corps législatif, où les sages de la France sont tombés ? Comment saisir sous de fidèles rapports une multitude de faits, tous extraordinaires, et que tant de citoyens ont besoin de connaître tout à l’heure sans réticence et sans déguisement ? Comment narrer avec une poitrine oppressée ? Comment réfléchir avec un sentiment déchirant ? Ils sont là ces cadavres qui jonchent les rues de Nancy ; et cette cruelle image n’est remplacée que par le spectacle révoltant du sang-froid de ceux qui les ont envoyés à la boucherie, par le rire qui égaye le front des ennemis de la liberté. »

Loustallot ne devait pas survivre longtemps aux soldats de Châteauvieux et aux gardes nationaux massacrés à Nancy. Dans ces temps héroïques, un citoyen pouvait mourir d’une blessure faite au cœur de la patrie.

  1. L’Orateur du Peuple ne portait alors que le nom de son éditeur Martel.