Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/07

Chapitre VII.
Mai Juin 1790. (Nos XLIII LI.)

XLIII. Progrès accomplis depuis six mois. Nécessité de faire une constitution et de convoquer ensuite une nouvelle assemblée. — XLIV. Les patriotes de Marseille poursuivis. Réponse de MarieAntoinette à la commission d’enquête sur le 6 octobre. Justes observations de Loustallot. Quelques lignes de critique théâtrale. — XLV. Le droit de guerre et de paix. — XLVI. Critique du décret du 22 juin 1790. Loustallot condamne la justice sommaire du peuple. — XLVII. Revue de la garde nationale. Le roi quitte Paris. Mémoire de Necker. — XLVIII. La curée. Liste civile du roi et douaire de sa femme. — XLIX. Divisions dans le parti patriote. Menaces contre la presse. Magnifique page de Loustallot. Avertissement à Mirabeau. Appel à tous les journalistes patriotes. Réponse de Camille Desmoulins. — L. Les vainqueurs de la Bastille et les apprêts de la Fédération. Décret du 19 juin en faveur des héros de la Bastille. Colère des royalistes. — LI. Bruits ridicules à propos de la fête du 14 juillet.

No XLIII. (Du 1 au 8 mai.) — Un an s’est écoulé depuis la convocation des États généraux. Malgré les résistances de la noblesse, malgré les défaillances des patriotes, que d’abus ont été déracinés, que de progrès la Révolution a accomplis ! Loustallot par une poétique image nous dépeint la situation : « Lorsqu’un voyageur, épris des beautés de la nature, tente de parvenir au sommet de ces montagnes renommées où elle étale ses plus étonnantes merveilles, il se trouve souvent arrêté par sa propre faiblesse, ou par des dangers ; par des rochers contre lesquels il ne peut gravir, ou par des précipices ; alors il jette les yeux en arrière, il mesure l’espace qu’il vient de franchir, et se rappelle les obstacles qu’il a surmontés ; il trouve bientôt en lui-même de nouvelles forces ; il cherche des issues, il crée des moyens, il réussit, et le plaisir du succès double les jouissances qu’il s’est procurées. »

« Voilà la position des amis de la Révolution. Les circonstances qui les environnent les forcent à considérer leur ouvrage, à se convaincre de l’importance de ce qu’ils ont fait, et à sonder le terrain sur lequel il faut marcher pour arriver à la fin de la Constitution. Après avoir opposé la force à la rage de leurs ennemis, peut-être n’ontils plus qu’à opposer la prudence à la ruse, et la vertu à la corruption ; ce genre de combat n’est pas moins périlleux que l’autre, et la France ne sera libre qu’autant qu’ils en sortiront vainqueurs. »

La Révolution est entrée dans les mœurs : en abolissant les privilèges, la dîme, les gabelles, et mille autres droits iniques et vexatoires, elle a intéressé à sa cause la classe laborieuse. Paris est acquis depuis longtemps aux idées pour lesquelles il a versé son sang le 14 juillet. Les provinces suivent l’exemple de la capitale.

« Les provinces qui gagnent tout et qui ne perdent rien à la Révolution sont disposées à la soutenir ; mais les principes y sont moins connus. La communication des idées étant moins rapide, les intrigues des prêtres et des nobles ont de grands effets. Les officiers de judicature, les parlementaires, les évêques et chanoines, les intendants et les nobles y avaient la plus grande influence ; et dans certains lieux, ce qui les entoure forme une croûte d’aristocratie assez dure pour que le patriotisme n’ait encore pu la pénétrer. Mais, hélas ! qu’ils y pensent ! Nous les en conjurons : on ne s’oppose pas sans péril au cours de la volonté générale, au bonheur du peuple et aux progrès de la liberté. »

Dans le sein de l’Assemblée nationale les partis se sont nettement accusés. Mais la majorité devient de plus en plus libérale. Tout en applaudissant au patriotisme des représentants de la gauche, le jeune publiciste comprend que le rôle de la Constituante est terminé. Il redoute les empiétements du pouvoir législatif sur la souveraineté nationale. Il redoute surtout que le pouvoir législatif, pris de lassitude, ne devienne à la fin l’organe servile da la cour ou du conseil des ministres. Le pouvoir exécutif serait an ce cas plus despotique qu’il ne l’était avant la Révolution.

« Ce despotisme ne serait pas, à la vérité, aussi choquant, aussi apparent ; et c’est en cela même qu’il sera plus dangereux. Le roi ne dira plus : tel est mon plaisir ; il dira, l’Assemblée nationale a décrété. Mais l’Assemblée nationale n’aura décrété que son plaisir. Les ministres n’expédieront plus de lettres de cachet ; mais les décrets de prise de corps en tiendront lieu. Si l’on ne prévient pas l’influence du ministère sur l’ordrejudiciaire, il y aura des paquets de décrets de prise de corps tout dressés chez les officiers criminels, comme il y avait des liasses de lettres de cachet chez les lieutenants de police et les intendants. Et l’on parle de donner au pouvoir exécutif le droit de choisir et d’instituer les juges, comme si ce n’était pas assez de lui laisser les moyens de les corrompre ! »

« Je ne crains donc pas de dire aux aristocrates : Réunissons-nous contre un ennemi commun. Nous ne sommes pas vos ennemis, nous sommes vos frères ; vous vous étiez placés au-dessus de nous ; nous vous avons remis à votre place, tâchez de vous y plaire, puisque c’est tout à la fois une loi de justice et de nécessité. Ne nous forcez pas à nous, ressouvenir qu’il n’y a pas une famille dans la haute noblesse et le haut clergé, contre laquelle la nation n’ait des répétitions légitimes à exercer. Nous oublierons le passé, mais songeons à l’avenir. Réduits à notre niveau, assujettis comme nous aux impositions, sujets aux mêmes lois, votre intérêt, comme le nôtre, est que le fardeau des charges publiques soit le moindre possible, que le pouvoir exécutif ne puisse jamais vexer un citoyen en sa liberté et sa propriété ; par conséquent, que la Constitution fixe les bornes du pouvoir exécutif d’une manière si palpable, que chacun puisse bien voir quand il les excédera. »

Il faut donc avant tout que l’Assemblée rédige une Constitution qui délimite bien les attributions de chacun des pouvoirs de l’État. Ensuite les représentants se retireront, et la nation souveraine, assemblée librement dans ses comices, élira de nouveaux mandataires. Le clergé et la noblesse auront vécu.

No XLIV. (Du 8 au 15 mai.) — Marseille, poussé à bout par les intrigues de la réaction, s’est soulevé. Le peuple, suivant l’exemple des Parisiens au 14 juillet, a pris les forts qui menacent la ville. Mais les aristocrates toujours puissants veulent traiter comme de vulgaires insurgés les défenseurs des libertés publiques. Cet outrage à la nation inspire le parallèle suivant à Loustallot :

« Une forteresse est assiégée le 14 juillet par les citoyens de Paris ; elle est emportée ou rendue ; l’officier qui la commandait au nom du roi est mis à mort par le peuple, pendant qu’il se rend à l’Hôtel de ville ; trois autres officiers de l’état-major sont également mis à mort. Cette action est approuvée dans l’Assemblée nationale ; le roi reconnaît que le peuple a fait un usage légitime du droit de pourvoir à sa sûreté ; ceux qui sont entrés les premiers dans le fort sont des héros ; ceux qui étaient dedans sont des traîtres. Le 14juillet est l’époque la plus glorieuse pour le nom français ; et un décret fixe à ce jour mémorable le serment civique de tous les corps armés du royaume. »

« Trois forteresses sont attaquées le 30 avril par les citoyens de Marseille ; elles sont emportées ou rendues ; elles sont occupées, pour le roi, par les gardes citoyennes. Un seul officier de l’étatmajor est mis à mort par le peuple pendant qu’il se rendait à l’Hôtel de ville ; et ceux qui sont entrès dans les forts sont des gens sans aveu, des révoltés ; ceux qui étaient dedans, des officiers irréprochables. Les Marseillais ne trouvent dans le conseil du roi que des ennemis, dans l’Assemblée nationale que des juges inexorables ; et le 30 avril est un jour d’opprobre pour le nom français. »

« Citoyens de Marseille, votre cause ne peut être séparée de celle des Parisiens. Si vous êtes des révoltés, ils sont des brigands ; s’ils sont les libérateurs de la patrie, vous en êtes les défenseurs. Vous avez marché sur leurs traces ; les circonstances étaient les mêmes ; vos motifs, votre conduite ont été les mêmes. Si l’on plante des potences pour ceux qui ont pris le fort de NotreDame de la Garde, il faut en planter pour ceux qui ont pris la Bastille. »

Les mêmes scènes se reproduisent, hélas ! encore aujourd’hui au milieu de nos agitations et de nos troubles civils. N’avons-nous pas vu naguère le sous-intendant Brissy mis en accusation par la réaction triomphante, et condamné à la détention perpétuelle (c’est à grand peine qu’il a échappé à la mort) pour avoir tenté à Marseille le 4 septembre 1870, au nom de la nation trahie et de la morale publique outragée par vingt ans d’Empire, le même mouvement patriotique qui installait à l’Hôtel de ville de Paris le Gouvernement de la Défense nationale ?

Le Châtelèt dé Paris et le comité des recherches avaient été chargés de faire une enquête sur les événements des 5 et 6 octobre 1789. Les commissaires voulurent entendre la deposition de Marie-Antoinette qui avait joué un rôle dans ces journées. La reine répondit, — ou ses amis répondirent pour elle : « Je ne serai jamais délatrice des sujets du roi. »

Les journalistes du parti de la cour firent grand bruit de cette réponse qu’ils avaient peut-être inventée pour les besoins de leur cause, et profitèrent de ce prétexte pour célébrer le grand cœur de l’Autrichienne. Les déclamations des feuilles royalistes méritaient une réponse ; elle ne se fit pas longtemps attendre.

« Lorsque des officiers publics, dont on ne conteste pas la mission ni le caractère, interrogent un citoyen sur un fait qu’il importe à la tranquillité publique d’éclaircir, les lois veulent que ce citoyen réponde sans détour. C’est se mettre au-dessus des lois, que de refuser de parler. L’obéissance à la loi, dans cette circonstance, n’est pas une délation, mais un témoignage. »

« Dans la supposition que la personne interrogée ait un intérêt personnel dans l’affaire, et qu’elle veuille l’abandonner, elle ne peut le faire qu’en donnant à l’intérêt public tout ce qu’elle peut lui donner. Ainsi le désir qu’aurait eu la reine de pardonner aux coupables de la matinée du 6 octobre, pour ce qui lui est personnel, ne pouvait pas l’exempter de répondre catégoriquement sur des événements qui importeraient si essentiellement à la chose publique. »

« Une reine qui, comme celles de l’ancien régime, se croirait plus puissante que les lois, pourrait bien avoir fait une pareille réponse. Mais une reine qui saurait qu’elle n’est que la compagne privée d’un homme public, soumis lui-même aux lois, aurait déclaré ce qu’elle savait de cette journée aux officiers qui l’interpellaient ; et elle ne se serait pas crue délatrice en devenant témoin. »

« Cette citoyenne se serait bien gardée de se servir de cette odieuse dénomination, les sujets du roi ; car un roi n’a point de sujets. Le mot sujet exprime le rapport de chaque citoyen au souverain. Or, c’est la nation, et non le roi, qui est le souverain. Les rois de France pourraient se croire souverains, et dire mes sujets, s’il en était d’un homme qui croît dans le royaume comme d’une rave qui croît dans un jardin, et que le royaume fût leur propriété. Mais comme, pour ôter toute équivoque, on a changé le titre de roi de France en celui de roi, c’est-à-dire chef des Français, comme il est incontestable en principe, et décrété dans la constitution que la souveraineté résidé dans le peuple, ces façons de parler si insultantes, mes sujets, les sujets du roi disparaîtront peu à peu de notre langue, ou l’attachement à la constitution, si publiquement professé le 4 février, ne serait qu’un leurre, qu’une tournure ; et c’est ce qu’il n’est pas même possible de supposer. »

Les théâtres donnent chaque jour des pièces patriotiques. Loustallot rend compte dans ce numéro de la Mort de César, la célèbre tragédie de Voltaire. Nous détacherons de cet article de critique littéraire quelques considérations sur le théâtre en France.

« Du pain et des spectacles ! Là se bornaient les vœux des Romains, lorsqu’ils devinrent esclaves ; là se bornaient les désirs des Français, lorsqu’ils étaient courbés sous le joug honteux des ministres, des prêtres et des femmes perdues, qui donnaient le ton à l’administration comme aux sociétés. Les conversations les plus relevées roulaient sur la préférence que l’on accordait à Corneille sur Racine, ou à Racine sur Corneille ; mais plus ordinairement on s’entretenait de l’acteur du jour, de la pièce nouvelle, de décorations, de costumes et de musique. Les droits de l’homme, la liberté individuelle, la souveraineté nationale étaient des chimères : on n’en parlait presque point ; ou si l’on s’échappait quelquefois jusqu’à paraître douter de l’infaillibilité d’un ministre, de la pureté des intentions du gouvernement, il y avait, dans toutes les sociétés, dix mouchards pour vous dénoncer, et la Bastille ou Bicêtre s’ouvraient pour engloutir d’innocentes victimes. » Le jeune publiciste finit en donnant une sérieuse leçon au public français, au peuple léger et frivole qui sait mourir pour la liberté et ne sait pas vivre pour elle.

« Cette pièce n’a pas laissé néanmoins un aiguillon puissant dans L’âme des spectateurs ; la dernière scène affadit tout. On ne peut soutenir Ni l’oraison ampoulée du lâche Antoine, ni l’inconstante légèreté des Romains, qui tantôt applaudissent les libérateurs de Rome, et tantôt jurent de les exterminer. Tel est pourtant le caractère du peuple, dans tous les temps et dans tous les lieux, lorsqu’il agit sans réflexion, et qu’il se laisse entraîner plutôt par ce qu’on lui dit que par ce qu’il observe. Citoyens français ! vous êtes de tous les peuples celui qui a le plus besoin de se corriger de l’inconséquence et de la légèreté ; inculquez-vous bien les grandes vérités que contiennent ces beaux vers de la Mort de César, si vous voulez être libres. »

No XLV. (Du 15 au 22 mai.) — L’Assemblée nationale a été saisie d’un projet de loi sur le « Droit de faire la guerre ou la paix. » Elle consacre à cette discussion importante toute la semaine du 14 au 22 mai 1790. Les débats sont fort animés, la lutte est vive entre ceux qui veulent, comme la raison et la politique l’ordonnent, attribuer ce droit à la nation souveraine et à l’Assemblée, et ceux qui veulent en faire une prérogative du pouvoir exécutif. Tous les patriotes, malgré les raisonnements et les discours de Mirabeau, réclamèrent pour la réprésentation nationale le droit de faire la paix et de déclarer la guerre[1]. Loustallot employa tout son talent et toute son influence à défendre le droit indiscutable de la nation.

« Quand le peuple hébreu, fatigué de la liberté et du bonheur, résolut d’adopter le gouvernement monarchique, quelques personnes sensées ne voulurent point reconnaitre Saül pour roi, quoiqu’il eût été appelé au trône par la majorité des suffrages. Les Hébreux ne témoignèrent pour lors aucun courroux contre ces opposants ; mais quelque temps après, Saül remporta une grande victoire sur les Ammonites, et le peuple s’écria : Quels sont ceux qui ont dit : Saül régnera-t-il sur nous ? Qu’ils nous soient livrés, afin que nous les mettions à mort. Voilà l’avantage que la victoire donne ordinairement à un prince. Il peut disposer de la vie des citoyens qui oseraient lui résister. Il peut dès lors changer la Constitution, et même anéantir la liberté publique… » « L’Assemblée nationale examine, dans ce moment, si ce droit doit être attribué au monarque, ou si elle doit se le réserver. Tous les esprits sont tendus sur cet objet. Les préjugés que nous a laissés l’ancien régime, l’exemple de tous les états monarchiques, semblent balancer, dans un assez grand nombre d’esprits, les dangers évidents qu’entraîne cette sorte d’organisation de la force publique. »

Le jeune patriote résume les arguments des deux partis en lutte ; poser ainsi la question c’est la résoudre d’avance.

« Les défenseurs de la prérogative royale disent que les opérations qui précèdent la guerre exigent secret et célérité, deux choses incompatibles avec la uature du corps législatif. Mais comme en laissant au roi, par ces deux motifs, le pouvoir de la guerre et de la paix, il serait à craindre qu’il en abusât, ils donnent au corps législatif deux moyens de le tenir en bride : le refus des subsides, et la responsabilité des ministres. »

« Les défenseurs de la prérogative royale opposent ensuite au corps législatif sa non-responsabilité pour ses décisions, la possibilité que ses membres soient corrompus, tout aussi bien que les ministres, par l’or des puissances étrangères, et l’absence momentanée des membres du corps législatif. » « Ceux qui soutiennent que le droit de la guerre et de la paix doit être confié au corps législatif, opposent à leurs adversaires que les passions particulières des rois ou des ministres, leurs injustices ou leurs erreurs ont été et seront presque toujours les causes de la guerre ; que le droit de faire la guerre étant celui de rassembler telles forces militaires, et en tel lieu qu’on juge à propos, le pouvoir exécutif pourrait se servir de ces forces contre la nation pour changer ou détruire la Constitution ; qu’un roi victorieux est redoutable à la liberté ; qu’il n’y a point de liberté individuelle là où la volonté d’un seul peut faire égorger arbitrairement plusieurs milliers de citoyens ; que la punition d’un ministre coupable ne peut que faiblement venger, et ne répare jamais les pertes publiques. »

« Les raisons sont si faibles d’une part, et si fortes de l’autre, qu’il est difficile de concevoir ce qui peut tenir les esprits en suspens. »

Nous n’avons pas besoin de suivre Loustallot dans le développement de ces principes. Ils sont assez évidents par eux-mêmes. Voici sa conclusion :

« Résumons. La guerre peut exister sans que ni le pouvoir exécutif, ni le pouvoir législatif en soient prévenus, et malgré eux ; c’est le cas d’invasion : alors le roi doit employer provisoirement à la défense de la propriété nationale les forces habituelles qui lui sont confiées, comme tous les citoyens sont en droit eux-mêmes de repousser l’agression, quand les lois ne peuvent venir à leur secours. »

« Mais, hors ce seul cas où il s’agit de se mettre en garde contre une puissance qui arme ; s’il faut porter secours à des alliés, s’il s’agit de soutenir par les armes une réclamation, d’augmenter les troupes et de faire des préparatifs ; en un mot de choisir entre l’alternative d’armer ou de ne pas armer, le corps législatif doit, d’après les principes, et d’après l’intérêt de la nation, donner seul une décision à laquelle le pouvoir exécutif doit obéir ponctuellement. »

No XLVI. (Du 22 au 29 mai.) — Le décret fut enfin voté le 22 mai. Le droit de déclarer la guerre appartint à la nation : l’Assemblée seule peut voter la guerre, mais sur la proposition « formelle et nécessaire » du roi. Aussi un journal du temps, l'Orateur des États généraux, fit cette réflexion spirituelle : « La question a été enfin décidée : 1o en faveur de la nation ; 2o en faveur du roi ; 3o en faveur de tous les deux. » Cependant Mirabeau, Barnave, Cazalès et les défenseurs des prérogatives royales étaient battus, et les colporteur vendant les journaux dans les rues crièrent :

« C’est la nation qui a gagné !  » L’Assemblée constituante, en votant le décret du 22 mai 1790, posait les bases du véritable droit politique moderne. Elle méritait bien de l’humanité. »

Loustallot, avec tous les patriotes, n’était pourtant pas satisfait. La part du roi avait été faite trop large, puisqu’il pouvait refuser de proposer la guerre. Voici ses justes observations :

« Admirez, applaudissez, couronnez ;… mais, du moins, lorsque la lassitude de votre folle Joie vous permettra une heure de réflexion, lisez ce grand decret sur la guerre et sur la paix, et rougissez ensuite de votre engouement. Non, ce décret n’est pas en faveur de la nation. Il est contre elle ; il est plus dangereux peut-être que celui qui aurait attribué arbitrairement au pouvoir exécutif le droit de la guerre et de la paix. »

« Français, vous êtes toujours esclaves ; vos habitudes sont des fers plus difficiles à rompre que ceux du despotisme ; vous portez en triomphe, ou vous vouez à l’infamie des orateurs que vous n’avez pas entendus, et vous adoptez sans examen un décret, même avant qu’il soit achevé ! »

« Puisqu’il ne vous reste plus que le frein de l’opinion publique pour guider des représentants qui ne demandent ni n’attendent l’expression de votre volonté pour faire des lois, ah ! rendez-la terrible, cette opinion publique, en recevant leurs décisions dans le silence, en les étudiait plusieurs jours, en les examinant sur toutes les faces, et en n’exprimant votre assentiment ou votre improbation ; qu'en connaissance de cause et jamais sur parole. »

« J’ai droit d’attendre de chacun de vous, citoyens, qu’avant de lire mes réflexions sur ce décret, vous voudrez bien mettre de côté les applaudissements publics que vous lui avez prodigués, l’opinion où vous êtes que l’intérêt national l’a emporté sur celui des ministres. Je demande que vous vous placiez dans une situation d’esprit où vous puissiez apprécier mes combinaisons d’après leur propre valeur, et non sur des préventions qui règnent depuis huit grands jours. »

Le rédacteur des Révolutions de Paris discute ensuite successivement les neuf articles du décret. Il avait espéré une décision plus radicale en faveur de la nation, et se montre peut-être injuste en méconnaissant les avantages de la loi nouvelle. Fidèle au grand principe qui consiste à restreindre les prérogatives du pouvoir exécutif, il aurait voulu que ce dernier eût l’unique mission d'exéculer les décisions de l’Assemblée. Voici la critique que le bon sens et le patriotisme mettent dans sa bouche : « On est parti de ce principe, que l’intérêt du peuple et du roi est le même, pour accorder au roi l’initiative exclusive. On a pensé que toutes les fois que l’honneur ou l’intérêt national exigerait la guerre, le roi ne manquerait pas d’en faire la proposition ; mais le principe inverse est précisément vrai. Il faut toujours supposer, pour faire une constitution libre, que l’intérêt du prince est opposé à celui du peuple ; s’il était le même, il n’y aurait point de tyrans ; il ne faudrait point de constitution. »

« C’est parce qu’une invasion peut être faite d’accord entre l’ennemi et le prince[2] ; c’est parce que, appliqué à miner quelque partie de la Constitution, il négligera d’entreprendre une guerre qui serait nécessaire au bien de la nation, mais qui l’empêcherait de continuer ses manœuvres, c’est parce qu’il pourra laisser écraser un de nos alliés, pour accroître le pouvoir de quelques-uns des siens, qu’il ne fallait pas laisser au roi la faculté exclusive de proposer la guerre. »

La discussion du droit de paix et de guerre avait fait fermenter les têtes et excité les esprits. La veille du jour où le décret fut voté, le peuple se transporta chez le libraire Gattey, éditeur des Actes des Apôtres, ensuite au bureau de la Gazelte de Paris, et il fit des feux de joie avec plusieurs éditions de ces journaux ultraréactionnaires. Loustallot ne craint pas de blâmer ces actes de violence, et suivant son habitude, il défend la liberté de la presse en dehors de toute préoccupation de parti.

« Ceux qui ont conseillé ces expéditions plus que démocratiques, ne se sont pas peut-être bien rendu compte de l’avantage qu’il en reviendrait à la bonne cause. Ils eussent facilement trouvé dans leurs propres réflexions des motifs de s’en dispenser. »

« C’est d’abord une atteinte portée à la liberté de la presse. Le peuple doit-il faire à force ouverte ce que le despotisme faisait autrefois par des lettres de cachet ? Non, sans doute ; et cependant qu’a-t-on fait autre chose ? Il se vengeait, on s’est vengé ; il détruisait l’ouvrage qui lui déplaisait ; on a détruit deux ouvrages qu’on trouvait déplaisants. »

« C’est un attentat à la propriété. Or, on n’a pas plus le droit de dépouiller un libraire de l’édition d’un ouvrage dangereux, que d’enlever de chez un apothicaire toutes les matières qui contiennent du poison. Ou l’on craignait le mal que ces ouvrages pouvaient produire, et alors il fallait en dénoncer les auteurs et distributeurs à l’autorité publique ; ou l’on voulait tirer vengeance d’un mal déjà fait, et c’est encore de l’autorité publique qu’il fallait l’obtenir. »

« Se faire justice soi-même, c’est décrier la bonne cause. Si les principes de la Révolution sont bons, ils triompheront dans les esprits de ceux qui n’ont pas un intérêt direct à la calomnier auprès d’eux-mêmes. Si ces principes sont justes, ils n’ont à craindre ni les discussions, ni les sarcasmes, ni les sophistes, ni les calomnies. »

Des faits plus regrettables se passèrent pendant cette semaine. Le peuple, irrité de voir le Chàtelet relâcher certains coupables pour ne frapper que les patriotes, eut le tort de pendre sans autre forme de procès quelques voleurs pris en flagrant délit. Le jeune publiciste, au risque de perdre sa popularité, s’élève hautement contre ces actes de justice sommaire, et rappelle ses concitoyens à la légalité :

« Je sais, citoyens, jusqu’où la funeste inaction de la justice excuse votre égarement. Mais n’attendez pas de moi que je participe à votre crime par une lâche complaisance. Qu’avez-vous fait ? Vous avez violé non-seulement les lois, mais la justice et l’équité. Il est dans l’ordre des événements, des cas où les lois se taisent. Lorsque vous avez immolé les de Launay, les Flesselles, les Beausset, les Voisins, vous usiez, du droit de légitime défense, vous sauviez l’État et vous. Entre donner ou recevoir la mort, vous choisissiez le parti que vous prescrivaient la nécessité, le salut public et la nature. Mais lorsque, pour un vol d’argenterie ou de mouchoirs, vous vous faites juges et bourreaux des accusés, ne vous dissimulez pas que vous n’êtes que des meurtriers. »

« Le tribunal que vous croyez remplacer, et la loi dont vous vous faites les exécuteurs, n’auraient condamné les coupables qu’à une réclusion, à une flétrissure, à quelques années de galères, et vous leur infligez la mort. Où est l’équité ? Où est l’humanité ? »

« Vous vous exposez à faire périr un innocent, et vous appelez sur chacun dé vous cette horrible anxiété : « Je puis être mis à mort à chaque instant, sans étre ni jugé ni entendu… » Ne croyez pas en effet qu’il suffise qu’un homme soit nanti d’un effet qui ne lui appartient pas pour qu’il soit un voleur. Outre qu’un ennemi peut le lui avoir glissé, un voleur peut s’en être débarrassé sur lui ; il peut l’avoir trouvé et ramassé. Un homme sans expérience peut, dans cette grande ville, se trouver avec des filous qu’il croit d’honnêtes gens. Il peut être leur dupe iet non leur complice. »

« Enfin, cette voie pourrait senrir aux ennemis du bien public, pour perdre les plus ardents défenseurs des intérêts du peuple par ses propres mains. Il ne connaît point de vue tous ceux qui travaillent pour sa cause, et qui hasardent leur vie de plus d’une manière pour la faire triompher. N’est-ce donc pas assez qu’ils aient à redouter les poignards de l’aristocratie, l’épuisement de leur santé, les griffes renaissantes du despotisme, sans qu’ils soient exposés à voir des citoyens abusés porter sur eux des mains fratricides ? »

No XLVII. (Du 29 mai an 5 juin.) — Le mois de mai était l’époque où d’habitude le roi passait en revue les régiments de gardes françaises et de gardes suisses. C’était moins une revue qu’une partie de plaisir : les femmes de la cour venaient insulter les classes laborieuses par le spectacle de leur luxe insolent ; les colonels aristocrates écrasaient le peuple en caracolant sur des chevaux achetés avec la solde de leurs régiments.

Louis XVI, à la fin de mai 1790, vint au Champ de Mars passer en revue les gardes nationales. On lui fit un accueil sympathique. Le peuple ignorait encore les intrigues du roi, et le croyait honnête.

« Le peuple témoigna une joie douce, et non une folle ivresse. Si l’on eût dit autrefois aux Français : pourquoi criez-vous vive le roi, qu’eussent-ils pu répondre ? Dimanche, ils auraient dit : « Nous désirons voir longtemps à notre tête un roi qui a écouté enfin la voix de la raison, plutôt que les conseils forcenés des siens ; qui a mieux aimé être notre roi par la loi constitutionnelle, qu’en vertu d’un droit dont il n’aurait su rapporter des preuves, et qu’il n’aurait pu établir que par le fer et par le feu. Nous lui tenons compte, en un mot, du mal qu’il aurait pu faire, malgré la certitude où nous sommes que nous aurions fait triompher la volonté générale sur la sienne et sur celle de sa cour. »

Mais la joie des Parisiens fut de courte durée. Ils apprirent bientôt que le roi allait quitter la capitale, et s’installer à Saint-Cloud. Les patriotes frémirent, craignant que le parti de la cour ne voulût enlever le roi, l’éloigner des gardes nationales de la Seine, et le placer au milieu de l’armée, sous la garde de régiments étrangers.

« On a gémi, mais non pas murmuré ; et c’est une chose frappante que le départ du roi, qui a eu lieu le vendredi matin, ait jeté le peuple dans une plus grande consternation que l’approche des troupes et le manque de pain. C’est bien là le caractère d’un peuple libre ; quand il craint quelque malheur il cesse de s’agiter, et il recueille en silence toutes ses forces, pour les employer quand le moment est venu. »

« Observateur de ces situations, je me borne à les décrire ; il faudrait, pour parler de l’avenir, savoir jusqu’où va la profonde scélératesse des aristocrates, et combien le désir de la vengeance peut être violent dans certains cœurs. Quoi qu’il en soit, union, courage et fermeté, voilà les vrais soutiens de la révolution, et les plus grands motifs de sécurité que puissent avoir les patriotes. »

Necker, précipité de la roche Tarpéienne après avoir été porté au Capitole, publie un mémoire justificatif. Loustallot, qui s’est montré sévère pour le « ministre adoré, » discute ce mémoire qui n’a guère plus d’intérêt pour nous ; mais il est bon de reproduire la note philosophique par laquelle il commence son compte rendu. Il engage le peuple à se montrer plus modéré dans ses appréciations, à se garder des entraînements irréfléchis.

On peut rapprocher ces lignes d’un passage éloquent du No XXX, contre l'idolâtrie.

« Si les nations pouvaient juger aussi sainement les hommes que les choses, et pénétrer dans les replis d’un cœur, comme elles pressentent les conséquences d’une opération, elles n’auraient point à rougir, et surtout à se repentir de l’enthousiasme extravagant, ou de la haine forcenée que quelques individus ont su leur inspirer ; souvent elles passent d’un de ces sentiments à l’autre sans motif, et elles retournent à leur première erreur avec tout aussi peu de raison. On a vu le peuple adorer Périclès, exiler Aristide, s’engouer d’Alcibiade, et le traiter ensuite ignominieusement. On l’a vu ivre de Coriolan et de Camille avant de les proscrire. Il laisse immoler les Gracques, ses plus zélés défenseurs, et il venge la mort de César, devenu l’oppresseur de la patrie. »

No XLVIII. (Du 5 au 12 juin.) — Les dépenses personnelles, les folles prodigalités des souverains avaient depuis plus d’un siècle mis les finances de la France dans un état déplorable. Les guerres insenséesde Louis XIV, ses fastueuses réceptions de Marly et de Versailles, les maîtresses du Régent et de Louis XV, avaient creusé le gouffre dans lequel sombrait la monarchie. L’Assemblée nationale aurait dû couper le mal dans ses racines, et restreindre la liste civile de Louis XVI, en ménageant l’argent de la nation dont les créatures du prince se servaient pour fomenter la guerre civile. Malheureusement il n’en fut rien.

« Les symptômes de la servitude se manifestent si fréquemment dès la renaissance de la liberté, qu’on est quelquefois tenté de désespérer de notre régénération. On voit changer les mots et les usages, mais les idées et les abus ne changent point. En liberté comme en finance, il suffit d’une fausse donnée pour déranger les combinaisons les plus sages ; et, presque à chaque moment, un décret inattendu, irréfléchi vient tromper les douces attentes des sérieux amis de la révolution. »

« Si le peuple français reçoit de l’Assemblée nationale elle-même l’exemple de la légèreté dans ses déterminations ; si elle lui apprend à s’attacher plutôt à ce qui est brillant qu’à ce qui est juste, à être généreux plutôt qu’équitable, à délibérer par élans et non avec sang-froid, à être libre par saccades, pour ainsi dire, et non par réflexion et par bon sens, il n’est pas possible que l’esprit public prenne le caractère de tenue, de modération et de prudence, sans lequel les peuples libres en apparence sont toujours esclaves, ou de leurs propres passions ou d’un gouvernement adroit et obscurément tyrannique… »

« Tant que nos rois ont regardé la France comme leur patrimoine, et les impôts comme leur revenu, ils ne faisaient qu’une masse des recettes et des dépenses ; ainsi l’argent du peuple, destiné à l’entretien de la force publique, servait à assouvir les vices de ces individus couronnés ; et si, pour en imposer au peuple, ils avaient eu l’air de former un département séparé, sous le nom de maison du roi, dont la dépense était fixe, les brevets de pension, le livre rouge, les ordonnances de comptant, enfin les sommes prises sur les autres départements, formaient un supplément terrible à cette dévorante maison. »

« Un des grands avantages qu’on devait recueillir de la Révolution, était de restreindre la dépense personnelle des agents du pouvoir exécutif, la vraie, la seule source du déficit, et de tous les malheurs de l’État. C’était là qu’il fallait tailler dans le vif, car les autres départements, qui sont d’intérêt public, étaient desséchés dans plusieurs branches par l’extraction continuelle que faisait le ministre de la maison du roi, des fonds destinés à les entretenir. »

Loustallot demande que l’on réduise ces dépenses absolument inutiles. Il évalue la liste civile de Louis XVI à, cinquante millions, et le revenu de la France à cinq cents millions. La royauté coûtait donc alors à la France le dixième de son revenu. Les souverains savent toujours trouver de l’argent pour leur usage personnel. De même les voleurs de grand chemin se font une liste civile en puisant dans la poche des voyageurs.

L’Assemblée eut la folie d’accorder au roi un revenu net annuel de vingt-cinq millions. Ce n’est pas tout, elle ajouta quatre millions de douaire pour la reine. Le jeune publiciste, dont la clairvoyance avait depuis longtemps deviné le rôle et démasqué les projets antifrançais de Marie-Antoinette, témoigne ainsi son indignation :

« Si j’eusse été membre du corps législatif, et qu’il m’eût échappé, dans un moment d’effervescence, d’accéder à une pareille résolution, je me fusse, je pense, jeté, de pure honte, dans la Seine, en sortant de l’Assemblée. Quoi ! le corps législatif n’a pas encore pourvu au sort de la nation, dans le cas où le roi cesserait de vivre, et elle a pourvu au sort d’Antoinette d’Autriche ! Les articles constitutionnels sur la régence ne sont pas faits, et la reine a déjà acquis des moyens immenses d’influer sur les opérations du corps législatif, dans le cas où elle deviendrait veuve ! La nation pourrait être exposée à une guerre civile, entamée dans le seul objet de forcer la main à ses représentants sur le décret relatif à l'enfant-roi ; et l’on a donné à sa mère assez d’argent pour la faire naître, ou l’entretenir, sans paraître y participer. »

« Supposez maintenant à la place de Marie-Antoinette une Sémiramis ; et l’histoire moderne de l’Europe n’offre que trop de reines, qui, comme elle, ont sacrifié les jours de leur époux à la soif de gouverner ; voyez quel appât vous présenteriez à son ambition. La crainte de l’avenir ne l’épouvanterait pas, puisqu’elle courrait la double chance ou d’être placée à la tête des affaires, ou, en casque son parti succombât, de jouir d’un sort brillant. »

« Ce décret est sans doute un hommage rendu à l’attachement de la reine pour son époux ; mais les législateurs doivent toujours faire abstraction des personnes, n’envisager que les principes et les conséquences. L’épouse d’un roi peut tant influer sur le sort d’une nation, qu’on ne doit régler sa pension douairière que lorsqu’elle a survécu à son époux. »

« Je ne parle pas de l’immoralité d’un décret qui ôte à une femme qui peut beaucoup nuire à la France, le frein de l’opinion publique. Assurée de quatre millions de revenu, pourquoi craindrait-elle la haine des Français ? Pourquoi chercherait-elle à en être aimée ? Elle n’a certainement rien de plus à attendre d’eux ; du premier coup on a fait envers elle tout ce qu’on aurait pu faire si elle avait sauvé la France. »

No XLIX. (Du 12 au 19 juin.) — Le côté gauche de l’Assemblée s’était divisé dans la question du droit de guerre et de paix. Le jeune écrivain avait prévu la formation d’une nouvelle majorité qui sacrifierait les intérêts de la nation au pouvoir exécutif. Dans les discussions importantes du mois de mai, on avait accusé Mirabeau d’être vendu à la cour pour défendre les prérogatives royales.

« Mais comme les accusations de trahison et de vénalité étaient réciproques, que la chaleur de l’amour-propre avait pu égarer les disputants, on avait lieu d’attendre que la première démarche qui se ferait de part ou d’autre, ramènerait la concorde parmi les représentants patriotes. »

« Cette démarche a été faite par la portion de députés qui se rassemble au club des Amis de la constitution ; elle y a rappelé ceux que des clubs et des comités formés par l’influence du ministère en avaient éloignés. On leur a proposé de mettre de côté tout sujet de mésintelligence, et de travailler de concert à l’achèvement des principes constitutionnels avant le 14 juillet. »

« Cette idée était grande et utile. Son exécution était possible, et du moins on ne pouvait que gagner à entreprendre de l’exécuter. Les ministériels n’ont pas osé s’y refuser ouvertement ; mais la froideur avec laquelle ils ont accueilli ce projet l’a fait absolument échouer. »

Une soixantaine environ de députés se sont écartés, dans cette circonstance, des principes démocratiques.

« Soit que le ministère n’ait pu les corrompre, soit qu’il ne l’ait pas voulu, de peur que le peuple ne s’aperçût qu’il était trahi, ces soixante députés combattent encore avec courage dans les questions qui ne regardent pas le roi ; mais dès qu’il s’agit de ses intérêts, ils se condamnent au silence, de peur de prêter le flanc à cette imputation si souvent répétée, qu’ils sont livrés à un parti opposé au roi, et qu’ils veulent faire de la France une république. »

Voilà pour la première fois le grand mot de République prononcé. C’est à cette limite que s’arrêteront La Fayette et plusieurs autres défenseurs des idées nouvelles aux premiers jours de la Révolution. La Révolution va dépasser ces politiques à courte vue, et ils se tourneront contre elle.

Beaucoup de ces parlementaires prennent peur. Ils parlent déjà de réprimer les excès de la presse ; Malouet dénonce les Révolutions de France et de Brabant ; il demande qu’on poursuive leur rédacteur. La municipalité de Paris emprisonne Fréron, l’auteur de l’Orateur du Peuple. Loustallot frémit en voyant qu’on touche à l’arche sainte, et il écrit un remarquable article, que Camille Desmoulins citera, bientôt hélas ! dans son oraison funèbre.

« Si la liberté de la presse pouvait exister dans un pays où le despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffirait seule pour faire contre poids. » « Cette maxime d’un écrivain anglais est trop connue du gouvernement pour qu’il ne cherche pas à limiter la presse, à en rendre l’usage redoutable aux écrivains courageux, à quelque prix que ce soit. S’il l’obtenait, on verrait le plus grand nombre des gens de lettres se couvrir la tête et se laisser immoler ; quelques autres feraient sans doute une plus vigoureuse résistance. S’il en reste un seul qui soit tout à la fois intrépide et inflexible, qui ne craigne ni les coups d’autorité, ni le couteau des lois, ni les fureurs populaires, qui sache toujours être au-dessus des honneurs et de la misère, qui dédaigne la célébrité, et qui se présente, quand il le faut, pour défendre légalement ses écrits ; ah ! qu’il ne cesse d’abreuver l’esprit public de la vérité et des bons principes, et nous lui devrons la Révolution et la liberté. Écrivains patriotes, voyons qui de nous cueillera cette palme ! qu’il serait glorieux d’être vaincu ! »

« O vous, qu’un peuple aveugle a regardés jusqu’à ce jour comme des héros ou des tribuns ! vous, qu’il suit à chaque pas avec des cris d’admiration ! vous qui, après avoir cherché à humilier une cour où vous n’aviez point d’accès, avez fait votre paix avec elle, aux dépens du peuple ! vous, qui feignez de ne contrarier nos désirs que parce que vous prétendez savoir mieux que nous ce qui convient à notre bonheur ! vous enfin, qu’un espoir, peut-être chimérique, de votre retour à la vertu m’empêche de nommer, je vous offre ici la paix ou la guerre : veuillez être libres, et non protecteurs ; citoyens, et non chefs de parti ; cherchez à être utiles à la nation, et non pas nécessaires ou redoutables à la cour ; et je joindrai mes hommages à ceux des citoyens qui, si vous n’abandonnez vos périlleux desseins, vous couvriront bientôt d’opprobre et de mépris ! »

Ces dernières lignes contiennent une allusion bien claire à Necker, à La Fayette, et surtout à Mirabeau. Le rédacteur des Révolutions de Paris a les yeux fixés sur le grand orateur de la Constituante ; il devine ses projets, il cherche à le retenir dans le parti patriote. Mais il est trop tard. Le peuple, singulièrement perspicace à ses heures, a déjà applaudi dans les rues de Paris les crieurs publics annonçant « la grande trahison du compte de Mirabeau. »

Il y a dans cette page éloquente mieux qu’un avertissement à l’illustre transfuge. On y trouve un appel à tous les journalistes patriotes de France. Leur jeune confrère les invite à se réunir comme dans un pacte fédératif, pour donner un dernier assaut à l’ancien régime.

Cet appel fut entendu. Dans le numéro 31 des Révolutions de France et de Brabant, Camille répond en ces termes : « J’aime cette noble invitation de M. Loustallot. Voyons qui de nous cueillera la palme et sera couronné meilleur citoyen. Je ramasse le gant que vous me jetez, M. Loustallot, et je veux lutter avec vous de civisme. Il ne me reste plus de sacrifices après ceux que j’ai faits,… mais je sacrifierai, s’il le faut, au bien public, jusqu’à ma réputation. Oui, je répète ici le serment que vous avez prononcé, qu’on m’assigne, qu’on me calomnie indignement, j’immolerai jusqu’à l’estime des hommes à ma propre estime… La lâche désertion de quelques journalistes, la pusillanimité et la mollesse d’un plus grand nombre ne m’ébranlera pas, et je vous suivrai jusqu’à la ciguë. Je joins à celle de M. Loustallot mon invitation aux journalistes des quatre-vingttrois départements d’accéder à ce pacte fédératif. Jamais il n’a été plus nécessaire[3]. »

Les deux vaillants publicistes étaient dignes de s’entendre. Au même talent ils joignaient le même patriotisme.

No L. (Du 19 au 26 juin.) — Pour célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille, une fête semblable aux grandes cérérnonies de la Grèce doit réunir, au Champ de Mars, le 14 juillet, les délégués de toutes les gardes nationales de France. La presse révolutionnaire applaudit à cette fête dent elle a donné l’idée. « Mais, dit Loustallot, ce jour sera-t-il celui de la vérité comme du patriotisme, de la justice comme de l’égalité ? » Il craint que toutes les couronnes, toutes les félicitations soient pour le roi, Bailly ou La Fayette, et qu’on oublie, comme il arrive souvent, les véritables héros de la Bastille, ceux qui ont combattu pour la liberté dans cette mémorable journée, ceux qui ont, par leur courage ou par leurs écrits, défendu depuis un an la Révolution.

« La majesté nationale sera-t-elle écrasée par la majesté royale, et l’homme de mérite sera-t-il caché derrière l’homme en place ? Voilà bien des objets sur lesquels il est permis d’avoir des alarmes, d’après la funeste fermentation que des intrigants ont su exciter au sujet des vainqueurs de la Bastille. »

L’Assemblée nationale rendit un décret en faveur de ces derniers. Se réservant de fournir à ceux qui en auraient besoin une récompense pécuniaire, elle promit à tous les combattants de juillet un équipement complet ; un brevet honorable pour exprimer la reconnaissance de la patrie ; et une place d’honneur à la cérémonie. (Décret du 19 juin 1790.)

Ce décret ne faisait qu’acquitter la dette de la nation. Mais les royalistes s’indignèrent. Ils cherchèrent à exciter les gardes françaises contre les vainqueurs de la Bastille, à propos de la place d’honneur qui leur était réservée.

Voici les justes remarques de Loustallot :

« Concevez-vous que la cour pût assister à la cérémonie si les vainqueurs de la Bastille y avaient une place honorable ? Dès que ceux-ci seraient applaudis, ne serait-elle pas nécessairement sifflée ? et les machinateurs de l’atroce expédition du Champ de Mars n’expireraient-ils pas de rage, de honte et de douleur, si ces intrépides citoyens qui renversèrent leurs projets en se rendant maîtres de la Bastille étaient exposés aux regards et aux applaudissements de la France, dans ce même lieu et en leur présence ? »

« C’est donc de la cour, c’est du comité de Saint-Cloud que sont partis d’abord les premiers coups portés au décret rémunératoire du 19 juin. L’état-major parisien était, par la nature des choses, porté à seconder la cour. Supposez en effet qu’une députation de quelque département aborde le marquis de La Fayette et lui dise : « Le courage que vous avez montré lors de la prise de la Bastille, et pendant que Paris était environné de soldats… » (Tour oratoire remarquable et digne d’être cité pour modèle dans une rhétorique.) Le général ne serait-il pas forcé d’interrompre l’orateur et de lui dire : « Vous vous trompez ; je n’étais point à la prise de la Bastille ; je ne suis point venu me mettre à la tête des Parisiens lorsqu’ils étaient en danger ; j’ai seulement accepté le commandement lorsque les troupes étrangères ont été retirées, et sous la condition expresse de l’agrément du roi. » — L’orateur chercherait ailleurs, sans doute, le héros de la Révolution ; et comme tous les officiers de l’état-major auraient autant de modestie que le général, l’orateur ne serait-il pas forcé d’ajouter : « Eh bien ! messieurs, puisque je ne trouve pas les héros de la Révolution parmi ceux qui ont les meilleures places et les meilleurs appointements, permettez que je les cherche parmi ceux qui n’en ont point. » Et se tournant alors vers les Hulin, Arné, Élie et leurs braves camarades, il les saluerait au nom de la nation. Quelle serait alors la contenance des protégés de M. de La Fayette ? Faut-il, pour leur sauver ce moment d’embarras, cacher les héros du 14 juillet dans les rangs de l’armée parisienne, et exposer nos frères des départements à courir de rang en rang pour demander : « Où est Hulin, où est Élie, où est Humbert, où sont les blessés du faubourg SaintAntoine ? »

Il était difficile de donner au langage du bon sens une forme plus incisive et plus spirituellement ironique. Camille Desmoulins cite tout ce passage dans son numéro 32, et l’accompagne des plus élogieux commentaires. « Puisque je suis en train de décerner aujourd’hui, dit-il, mes couronnes civiques, vive encore M. Prudhomme ! c’est-à-dire vive Loustallot ! »

No LI. (Du 26 juin au 3 juillet.) — On ne parle plus dans Paris que des préparatifs de la fête du 14 juillet. Les bruits les plus ridicules et les plus contradictoires sont semés dans la foule. Les patriotes répètent que pendant la cérémonie les émissaires de la cour pilleront ou incendieront divers quartiers de la capitale, que le Champ de Mars est miné et doit engloutir les gardes nationales et tous les amis du peuple. Les aristocrates prétendent, au contraire, que ce jour sera une Saint-Barthélémy de nobles. La contradiction de ces vaines rumeurs est la meilleure preuve de leur absurdité. Loustallot en appelle au bon sens de ses concitoyens, pour les réduire à néant.

« Quelles querelles, quelles rivalités, quelles jalousies pourrait-on élever dans un jour qui sera la fête de l’égalité politique ; où tous les députés de la France seront réunis, sous les drapeaux de la fraternité et de la liberté ; où le plus beau titre sera de n’être qu’un simple citoyen ? »

« Quelle raison pourrait porter les patriotes à écraser un ennemi vaincu, accablé, terrassé ? Une injuste agression pourrait seule forcer les Français libres à frapper ceux qui veulent être esclaves : mais n’est-il pas extravagant de supposer que les aristocrates oseront tenter de dissoudre l’Assemblée nationale, et de détruire la Constitution, au moment même où tous les Français lèveront leurs bras chargés d’armes pour jurer de la maintenir ? »

« Les vrais dangers sont de toute autre nature. Il serait possible que des filous s’introduisissent dans les maisons, pendant que le peuple serait rassemblé au Champ de Mars ; mais des patrouilles au dehors, quelques précautions au dedans, peuvent mettre nos propriétés en sûreté. Il suffit d’être averti de cette sorte de danger pour le prévenir. »

« Ce dont il sera difficile de se garantir peut-être, ce sera de lenthousiasme, de lengouement, de I’adoration, de l’ivresse au propre et au figuré. Il n’est pas difficile dans ces moments de suggérer au peuple une volonté qui n’est pas la sienne, de lui faire applaudir une motion qu’il ne comprend pas, et dont il ne prévoit pas les conséquences. Ce sont toujours dans les grandes occasions et dans les moments d’ivresse que les peuples ont le plus compromis leur liberté. Si, par exemple, on vous proposait, citoyens, comme l’a déjà fait le Moniteur[4], de poser un genou en terre pendant qu’on élèverait le roi sur un pavois, rejetez, ah ! rejetez de telles démonstrations de servitude, et contentez-vous de jurer d’être libres ! »

  1. Voir pour cette importante question le remarquable livre d’un proscrit du 2 décembre, M. Marc Dufraisse, intitulé : Histoire du droit de guerre et de paix, de 1789 à 1815. — (Paris, 1868, Armand Lechevalier, éditeur.)
  2. Cette affirmation dut mettre mal à son aise le parti de la cour.
  3. Un mois auparavant Camille Desmoulins avait fait un appel semblable à ses confrères : « O mes frères d’armes, Loustallot, Brissot, Junius, Carra, Linguet, Mercier, Noël, réunissons toutes nos forces ! etc. » (Rev. de France et de Brabant, No 23.)
  4. Rappelons en passant que la Gazette nationale ou Moniteur universel, fondée le 24 novembre 1789 par le libraire M. Joseph Panckoucke, et rédigée par lui en collaboration avec Rabaut SaintEtienne et Maret (depuis duc de Bassano), était alors un journal comme tous les autres. Le Moniteur ne devint journal officiel qu’à partir du 1er’ nivôse an VIII (22 décembre 1799).