Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/05


CHAPITRE V.
Janvier - Février 1790. (Nos XXVI - XXXIV.)


XXVI. Affaire de Bésenval. Réponse au mémoire de Desèze en sa faveur. Le droit de poursuite en matière de crimes de lèse-nation appartient à tout citoyen. — XXVII. Il faut sévir contre les conspirateurs royalistes. Insurrections provoquées par la cour. Décret contre le parlement de Rennes. — XXVIII. Conseils aux électeurs des municipalités. — XXIX. À propos de Marat. De la liberté de la presse. — XXX. Le peuple ne doit pas s’attacher aux hommes, mais aux principes. Point d’idoles ! La liberté de la défense et le procès de Favras. — XXXI. Le serment civique. Dialogue entre un impartial et un patriote. Exécution des frères Agasse. — XXXII. Fêtes nationales. C’est toujours le peuple qui paye. Suppression des ordres religieux. Motions de l’abbé Fauchet à propos de La Fayette et de Bailly. — XXXIII. L’Assemblée et le peuple ; adresse des représentants à la Nation. — XXXIV. Plan d’organisation de la Commune de Paris. Les pensions du Livre-Rouge. Officiers de marine et valets de chambre.


No XXVI. (Du 2 an 9 janvier 1790.) — Un Suisse, le baron de Bésenval, lieutenant général des armées du royaume, avait été investi par la cour, en juillet 1789, du commandement des troupes réunies autour de Paris, avec ordre d’étouffer l’émeute. C’est ainsi que les aristocrates qualifiaient la Révolution. Après s’être compromis le 14 juillet, Bésenval, effrayé de la victoire du peuple, voulut se réfugier à Soleure, dans son pays. Mais il fut arrêté, et traduit devant le tribunal du Châtelet.

La culpabilité de cet officier royaliste était parfaitement établie : en essayant d’échapper par la fuite à la responsabilité de ses actes, il avait fourni une terrible charge contre lui. Ses amis feignirent de l’oublier, mais au bout de cinq mois, reprenant courage, ils osèrent protester de son innocence. Desèze, l’avocat qui devait plus tard plaider pour Louis XVI, publia un mémoire pour innocenter le traître. Voici les observations que ce mémoire suggère à Loustallot :

« Il n’y a des peuples esclaves que parce qu’il a existé des criminels de lèse-nation. C’est parce que les actes qui tendaient à établir ou à maintenir le despotisme sont demeurés impunis, qu’un ou plusieurs hommes sont parvenus à substituer leurs volontés particulières à la volonté publique, et leurs caprices aux lois. Le despote est dans un état habituel de crime de lèse-nation ; sa punition est légitime en tout temps, et par toutes sortes de voies ; il est permis de n’opposer que la force à celui qui veut gouverner par le droit du plus fort. Mais lorsqu’une nation réunit la justice à la force, pour se venger des attentats commis contre sa liberté, et qu’elle envoie au supplice ceux qu’elle aurait pu massacrer, sa constitution s’affermit sur des bases inébranlables.

« Les Orientaux égorgent leurs maîtres ou leurs principaux officiers, et ils demeurent esclaves. S’ils allaient jusqu’à donner des juges à un vizir ou à un aga, avant de s’en défaire, ils seraient libres le lendemain… Depuis qu’un comité poursuivait les coupables de lèse-nation, je m’étais imposé silence sur l’affaire de M. de Bésenval, parce qu’il me paraissait peu généreux de forcer un accusé à tenir tête à plusieurs accusateurs, et que je ne supposais pas, dans un cas si évident, qu’on pourrait entreprendre de sauver un coupable, et de le proclamer innocent. J’en avais dit assez cependant sur l’affaire du sieur de Bésenval, pour donner à connaître que, si l’on cherchait par quelque intrigue à frustrer la nation de la juste vengeance qui lui est due, je m’empresserais de l’éclairer, avant que la prévarication fût consommée.

« Le moment est venu de ne rien taire sur une accusation semblable qui touche de près au salut public. La faction aristocratique a tellement pris ses mesures en faveur du sieur de Bésenval, qu’elle ose inviter, par l’impunité qu’elle lui promet publiquement, tous ses complices à continuer ou à recommencer leurs complotis contre la nation. Elle veut les convaincre par un grand exemple qu’elle saura les soustraire aux lois s’ils échouent, pour ne leur laisser apercevoir que les avantages du succès. »

« Elle vient de publier, par le ministère de l’avocat Desèze, un mémoire où elle prétend qu’il n’existe aucune charge contre le baron de Bésenval ; et qu’au lieu d’être décrété, il doit être renvoyé à l’audience, comme dans les affaires de peu d’importance, et qu’on appelle au palais causes de petit criminel. »

Le journaliste s’indigne contre les avocats « qui vont toujours alliant la gloire à la soupe » et embrassent une cause quelconque dès qu’elle doit leur rapporter réputation et argent. Il discute page après page le factum de Desèze. L’avocat prétend que le ministère public a seul qualité pour accuser un individu. Mais le publiciste, prenant les choses de plus haut, remonte au principe de la justice et du droit.

« Tout citoyen, indistinctement, a le droit de poursuivre, c’est-à-dire d’accuser juridiquement les criminels de lèse-nation ; il l’a comme homme et comme citoyen. Tout homme a le droit de repousser ce qui lui nuit personnellement ; tout citoyen a le droit de demander vengeance à la loi du crime de lèse-nation, parce qu’il nuit à tous les individus personnellement, et qu’il renferme autant de crimes particuliers qu’il y a de sujets dans l’État.

« Des citoyens pervers forment le projet d’asservir leurs concitoyens ; les uns se chargent de tromper le monarque sur les actions et les dispositions du peuple ; les autres de rendre suspecte au peuple la foi du monarque. Le but de la conjuration est de dissiper à force ouverte l’Assemblée nationale, ou de forcer ses opérations. Tout l’appareil de la guerre est lâchement déployé contre une ville sans armes. Peu rassurée par cette précaution, car le crime est sans courage, la faction appelle à son secours le plus terrible des fléaux, la famine. Elle arrête, enlève ou fait disparaître la subsistance de huit cent mille hommes, afin de ne leur laisser que le choix de l’esclavage ou d’une mort sans honneur.

« Et ce plan exécrable, dont les auteurs surpassent en scélératesse tous les grands scélérats des siècles passés, ne me donnerait pas le droit personnel de les accuser, eux, leurs complices, leurs vils agents ? N’ont-ils donc pas armé des assassins contre moi ? Ne m’ont-ils pas exposé aux horreurs de la faim et aux crimes qui les suivent ? Dieux ! j’aurais pu égorger mon père pour un morceau de pain ! je me serais repu de la chair de mon épouse ! j’aurais bu le sang de mes enfants ! et ils ne seraient pas coupables envers moi ? Je remettrais à un officier public le soin de les poursuivre ! n’est-ce donc pas assez que je renonce à celui de me venger ? »

On comprend, en lisant ces lignes éloquentes, que Camille Desmoulins ait pu appeler le journal de son ami « un recueil de droit public. »

No XXVII. (Du 9 au 16 janvier.) — Les aristocrates viennent encore une fois de voir avorter leurs complots. Favras a été arrêté, et le peuple demande la tête de Bésenval. Pourtant ce parti incorrigible, désireux de ressaisir ses priviléges, cherche à renouer de nouvelles intrigues. Il faut que les bons citoyens se tiennent en garde, et mettent fin à une crise qui ne peut durer plus longtemps sans péril pour la liberté naissante.

« Les aristocrates se persuadent que le peuple français ne verra, dans leurs coupables tentatives contre la liberté publique, que des efforts excusables pour conserver des prérogatives que l’habitude avait converties pour eux en propriétés, et qu’il dédaignera de les punir, comme un taureau vigoureux dédaigne d’écraser les insectes qui le tourmentent.

« Il est temps que de grands et terribles exemples détruisent cette opinion ; elle entretiendrait un incendie souterrain, qui se manifesterait à différentes époques, et dans chaque partie du royaume, par d’horribles ravages ; elle causerait peut-être en détail autant de maux qu’une guerre civile, dont l’événement ne serait pas longtemps incertain, mais qui souillerait notre glorieuse Révolution.

« Punissons une fois, pour n’avoir pas à punir toujours. Épargnons à la France trente ans de troubles, en sachant mettre à profit les troubles du moment. Recherchons-en les causes, afin de prévenir ceux qu’elles pourraient reproduire. Livrons les conjurés et les séditieux au supplice, afin d’effrayer ceux qui déjà se préparent à prendre leur place, à suivre leurs exemples. »

Le parti de la cour s’est trop compromis pour se montrer scrupuleux dans le choix des moyens. Il organise des émeutes à prix d’argent. À Versailles, des gens du peuple payés par lui demandent une réduction exagérée des prix du pain et de la viande. La municipalité effrayée a la faiblesse de souscrire à ces ridicules prétentions. Aussitôt les députés royalistes dénoncent dans l’Assemblée les violences d’une démagogie qu’ils ont à leur solde.

Ils excitent une émeute à Paris, autour du Châtelet, sous prétexte de faire enlever Favras. Ils poussent à la révolte les mécontents de la garde nationale. Un attroupement de soldats citoyens se forme aux Champs-Élysées. Heureusement La Fayette en personne va le dissiper, et fait arrêter quelques-uns des factieux.

La coïncidence de toutes ces tentatives insurrectionnelles, provoquée par les royalistes, irrite les patriotes. Après avoir flétri les coupables agissements de l’aristocratie, le rédacteur des Révolutions félicite les bons citoyens de leur courageuse attitude.

« La ville de Paris et toute la France doivent de grands éloges à la conduite de la garde nationale parisienne non soldée et soldée ; celle-ci, et surtout les grenadiers, ont témoigné la plus vive indignation à la vue des séditieux couverts de l’uniforme national. Le respect pour la discipline militaire l’a heureusement emporté sur l’outrage fait aux couleurs nationales.

« La manœuvre du général est au-dessus des éloges ; il ne peut être loué que par le récit du fait. Il a arrêté une sédition d’une soldatesque qui s’est vue poussée au désespoir, et il n’a pas fait couler une seule goutte de sang. C’est ainsi que l’on vit à Saratoga six mille soldats anglais, enveloppés de toutes parts par les Américains, mettre bas les armes devant le vainqueur. »

Loustallot ne marchande pas ici les éloges à La Fayette. Il changera bientôt de langage, et quand le général compromettra la cause populaire en conspirant avec la cour, il ne lui ménagera pas ses vérités.

Le parlement de Rennes avait été un des premiers à protester contre l’Assemblée nationale (voir le no  XX). Celle-ci rendit un décret contre lui.

Ce décret, quoique dirigé uniquement contre l’aristocratie de robe, déplut à beaucoup de patriotes, et fut considéré par eux comme attentatoire à la liberté publique, comme dépassant les pouvoirs de l’Assemblée. Loustallot n’est pas de cet avis ; il développe longuement sa théorie sur les crimes de lèse-nation, et conclut ainsi :

« Quand le corps social, c’est-à-dire le peuple, délègue son pouvoir, soit pour exécuter, soit pour juger, soit pour faire des lois, il le fait toujours selon cette règle : Qui veut la fin, veut les moyens. Ainsi, en déléguant son pouvoir à des représentants, par exemple pour faire des lois, il leur donne, sans avoir besoin de l’exprimer, la portion du pouvoir exécutif ou judiciaire, sans laquelle ils ne pourraient faire des lois. C’est d’après cette théorie que l’Assemblée nationale devait seule juger les criminels de lèse-nation ; car si elle ne le faisait pas, le tribunal chargé de les punir n’aurait qu’à se réunir au pouvoir exécutif, pour tuer le Corps législatif, en légitimant tous les attentats du gouvernement contre les membres du Corps législatif. Cette doctrine trouva beaucoup de contradicteurs : elle semble devoir être étayée par le décret de l’Assemblée nationale contre le parlement de Rennes, puisque, dans cette occasion, l’Assemblée nationale ayant jugé les parlementaires, et leur ayant infligé une peine, elle a exercé à la fois le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. »

No XXVIII. (Du 16 au 23 janvier.) — Les élections vont avoir lieu dans toutes les municipalités de France, et les bons citoyens tremblent de voir réussir les intrigues de l’aristocratie. Loustallot trace à ses amis un plan de campagne, et leur donne sur le choix des candidats les conseils suivants, conseils pleins de justesse, de sens politique et de patriotisme. Nous les reproduisons intégralement : ces préceptes ont toujours de l’actualité ; on ne saurait trop les vulgariser ; on ne saurait trop surtout les mettre en pratique.

« Je sens combien il est difficile de donner des règles générales pour guider les citoyens dans leurs choix. Il n’en est aucun dont l’application n’entraîne quelque grande injustice. Nous devons voir cependant qu’il est prudent d’exclure des places, au moins pour cette fois, tous ceux qui ont des motifs pour être mécontents de la Révolution.

« Ne choisissons point les magistrats et les juges ; ils ont contre eux l’amour du despotisme, une morgue destructive de toute fraternité, la manie de réglementer et l’habitude de se laisser mener par des commis, par des filles ou par de l’argent ; ils savent faire de sang-froid les plus cruelles injustices ; ils ont appris à masquer leurs démarches, à couvrir leurs négligences ou leurs erreurs par des prévarications, et leurs prévarications par des forfaits.

« Craignons les nobles, qui perdent par la révolution leur supériorité factice, leurs droits odieux sur des hommes leurs semblables, leurs pensions, leurs privilèges exclusifs pour les places et les traitements, et enfin leur impunité pour toutes sortes de crimes.

« Craignons plus encore les anoblis : au sentiment de leurs pertes, ils joignent le désir de se venger du juste mépris qu’on leur a prodigué. C’est par bassesse d’âme qu’ils avaient voulu devenir nobles ; ils n’avaient nulle idée de vertu, de probité, de magnanimité ; ils ne peuvent être quelque chose que par l’argent et pour l’argent.

« Il n’est pas besoin de dire que le bourgeois possédant de grands biens féodaux n’est point ami de la Révolution[1] : laissons-lui le temps de sentir que ses pertes ne sont pas aussi considérables qu’il l’imagine.

« Tous les agents du fisc qui ont perdu leurs places ou qui sont à la veille de les perdre ; tous les commis de bureau, tous les secrétaires, tous les intendants de maison, en un mot tout ce qui compose la populace aristocratique, ne doit point être l’objet de notre choix. Les aristocrates nous gouverneraient par leurs mains ; il serait plus sûr de les élire eux-mêmes.

« Quoiqu’il y ait généralement des lumières parmi les avocats, les médecins, les notaires, les procureurs, chacun de ces états donne des vices particuliers qui rendent de tels choix dangereux. L’avocat subtilise, le médecin agit rarement ; les autres sont routiniers.

« L’homme de lettres a dans la société des occupations trop importantes pour qu’on doive l’en détourner. Sa place est à la tribune des législateurs, plutôt que dans un bureau d’administration.

« Les moines ont renoncé à se mêler des choses de ce bas monde, et ils y portent toujours des vues étroites. Les ecclésiastiques sont chargés d’une administration incompatible avec toute autre ; leurs devoirs sont si vastes, si utiles, que c’est une espèce de crime que de les en arracher. Quant aux ecclésiastiques qui n’ont point de fonctions à remplir, ce sont en général des libertins, des escrocs, ou pour le moins des intrigants, auxquels on ne confierait pas des pouvoirs publics sans danger.

« Citoyens, soyez difficiles dans vos choix, et que toute l’Europe, en voyant l’armée de coopérateurs que vous allez donner au pouvoir exécutif, s’écrie que vous êtes dignes d’être libres.

« Les premiers sur lesquels vous devez porter vos regards, ce sont ces bons habitants des campagnes qui, ayant fait leur unique occupation de l’agriculture, ont su fuir la perversité des villes, et le pouvoir qu’ils auraient pu se procurer. L’homme qui a eu la sagesse de vouloir être obscur sous l’ancien régime est peut-être celui qui mérite le plus d’être connu.

« Le laboureur, l’artisan qui jouit d’une honnête aisance, qui a des mœurs et du bon sens, qui est bon époux et bon père de famille, n’abusera point du pouvoir municipal ; il a une réputation établie à soutenir ; il peut acquérir une illustration à laquelle il ne croyait jamais pouvoir prétendre : il saura réprimer les grands qu’il n’aime pas ; il craindra de donner l’exemple de vexer ses égaux. »

Ces paroles étaient vraies en 1790 ; elles le sont encore aujourd’hui. Le jeune publiciste appartient à cette classe d’hommes qui écrivent pour l’avenir aussi bien que pour le présent, parce que, s’élevant au-dessus des préoccupations banales du vulgaire, leur esprit pénètre le principe même des choses, et semble deviner ce qu’il ne voit pas.

No XXIX. (Du 23 au 30 janvier.) — Le district des Cordeliers poursuit de sa haine le courageux journaliste Marat. Loustallot, qui n’approuve pourtant pas les fureurs de sa polémique, prend encore une fois la défense de l’Ami du Peuple. Il engage les citoyens à ouvrir les yeux, à ne plus se faire d’illusion sur les membres de certains districts qui sont les créatures de l’aristocratie. Et comme on pourrait lui reprocher d’avoir autrefois loué ces magistrats, alors qu’ils défendaient loyalement les droits du peuple, il fait cette déclaration de principes :

« Un écrivain a naturellement trois objets en vue, les principes, les personnes et les choses. S’il varie ou s’il faiblit sur les principes, méprisez-le sans retour ; mais s’il ne varie que sur les hommes et les choses, ne vous hâtez pas de le taxer de contradiction : examinez auparavant si ce ne sont point les hommes et les choses qui ont changé. »

On ne saurait mieux dire en moins de mots.

Nous avons vu déjà l’opinion du rédacteur des Révolutions sur la liberté de la presse. Il revint encore sur ce sujet en discutant un projet de loi proposé par le comité de constitution, sous ce titre : « loi contre les délits qui peuvent se commettre par la voie de l’impression et par la publication des écrits et gravures. »

« Les occupations des membres de ce comité, remarque-t-il, ne leur ont pas permis sans doute de suivre le cours de l’opinion publique et la révolution des idées. Le public patriote ne demande point une loi pour accorder la liberté de la presse ; le citoyen le moins instruit sait que la liberté de la presse est la plus sûre base de la liberté publique et individuelle. Il a lu, il lira toujours. Le besoin de connaître l’état des affaires publiques distrait le peuple de ses propres besoins ; la presse substitue des plaisirs honnêtes, dignes d’hommes libres, à la débauche et au libertinage ; celui qui ne sait pas lire sait écouter, et tous sentent que nul ne peut, sans crime, leur ravir le droit de s’instruire de ce qui se fait dans l’État, où rien ne doit se faire que pour le bien de tous.

« Ce sont les aristocrates qui demandent une loi pour autoriser la liberté de la presse. Esclaves et instruments du despotisme, jamais ils n’ont eu une idée juste, parce que l’intérêt leur tient lieu de raison. Il leur importe que les faibles soient ignorants, afin qu’ils puissent les vexer impunément. Il leur importe que leurs prévarications, leurs vexations soient ensevelies dans le silence, afin qu’ils puissent étouffer dans les bureaux la voix de leurs victimes. Ils voudraient qu’on fît une loi qui accordât la libetté de la presse, afin que cet avantage nous étant donné à titre, de grâce, ils puissent y ajuster toutes les restrictions qui conviendraient à leur orgueil ou leur avarice. »

Loustallot proteste avec raison contre l’art. 3 du projet qui rend responsable l’auteur d’un article des troubles qui peuvent être excités par lui, et éclater huit jours après. C’est la fameuse théorie de la complicité morale ; il la flétrit avec une courageuse indignation.

Il proteste encore contre l’art. 5 qui vise l’outrage aux bonnes mœurs ; « les coupables seront dénoncés et poursuivis par le procureur du roi, » dit le projet.

« Les bonnes mœurs ! Laissez les bonnes mœurs se défendre elles-mêmes ; elles n’ont pas besoin du secours des lois. Une prohibition sur les ouvrages que cet article proscrit ne peut qu’exciter la cupidité des fabricateurs et des marchands de ces sortes de livres, et la curiosité d’une jeunesse égarée par les passions. Le mot livre défendu, doit être supprimé de notre langue ; c’est le moyen de faire oublier ceux qui se vendent sous ce nom, et d’empêcher qu’il ne s’en fasse de nouveaux. »

« J’aurais des choses bien autrement importantes à dire sur cette dénonciation par le procureur du roi. Toujours des principes et des moyens inquisitoriaux ! Si nous ne sommes ni assez sages, ni assez éclairés, ni assez dignes d’être libres, pour anéantir nos inquisiteurs civils, que nous décorons du beau nom de ministère public, du moins renfermons le procureur du roi dans son tribunal, ne souffrons pas qu’il fasse des excursions dans la société, dans les familles, qu’il aille à la chasse aux coupables ; le soin de la tranquillité publique est confié à nos officiers municipaux. Ce sera leur devoir de dénoncer, de livrer au procureur du roi ceux qui la troubleront par leurs actions, par leurs écrits, par leurs discours : mais que le procureur du roi attende dans son tribunal que l’autorité municipale ait jugé nécessaire de lui dénoncer un des membres de la commune. »

En effet, si les juges, les procureurs peuvent faire la police et se mettre en quête de. délits, que devient la garantie, déjà si illusoire pour les citoyens, de la division des pouvoirs ?

No XXX. (Du 30 janvier au 6 février.) — Si une ambition paraît noble entre toutes, c’est bien celle qui pousse les écrivains et les hommes politiques à se faire aimer du peuple, en prenant la défense de ses droits et de ses intérêts. Loustallot qui, dès le premier jour, avait acquis sans la briguer cette popularité de bon aloi, douce récompense des patriotes, ne cherchait pas à s’en prévaloir. Voici le ferme langage qu’il parle au peuple, dans un article intitulé : « Les idoles. »

« La confiance aveugle que le peuple accorde toujours aux chefs, aux administrateurs, aux écrivains qui se dévouent ou paraissent se dévouer à sa cause, les transports d’admiration et même de reconnaissance auxquels il se livre en leur faveur, sont essentiellement contraires à l’esprit de liberté et aux progrès d’une Révolution heureusement commencée. L’enthousiasme ne permet ni de mesurer le danger ni d’apercevoir les précipices ; tout est possible et semble permis à celui qui est l’objet de la faveur publique ; et souvent le délire populaire inspire de coupables desseins à celui qu’une surveillance raisonnable aurait contenu dans de justes bornes. Il ose tout, parce qu’il croit pouvoir tout oser impunément. »

« Aucun peuple ne fut plus enclin à cette sorte d’idolâtrie que le peuple français ; il s’est toujours passionné pour tout ce qui lui a paru brillant, généreux, sublime. Au sein même de la servitude, son inquiète activité eut toujours besoin d’un objet : il était ivre tantôt d’un général, tantôt d’un poëte, un jour d’un danseur, le lendemain d’un ministre. Ces dispositions étaient d’un favorable augure pour ceux qui travaillaient à lui rendre sa liberté ; ils espéraient qu’il s’attacherait exclusivement à elle dès qu’il l’aurait aperçue. Leur attente serait cruellement déçue, si ce peuple ne savait voir la liberté que sous l’image de ceux qui paraissent être à la tête de la Révolution. »

« Les objets de son enthousiasme ne doivent point être les défenseurs de la patrie, les apôtres de la liberté, mais la patrie, la liberté. Dès l’instant que la gloire de quelques citoyens, distingués par leurs lumières ou leurs services, devient plus chère que l’intérêt public, dès que leur volonté est plus puissante que les lois, il ne peut y avoir ni liberté ni sûreté dans un État ; et c’est presque toujours par ce moyen que les peuples libres se sont donné des maître et des fers. »

Ces paroles méritent de passer à la postérité. C’est la meilleure profession de foi, la plus éclatante preuve de sens politique que pouvait donner un jeune écrivain ayant conscience et de son talent et de sa popularité. On comprend, après avoir lu ces lignes, le patriotisme héroïque de cet Athénien proscrivant Aristide, parce qu’on l’appelle « le juste », et que sa vertu pourrait engager le peuple à lui offrir le pouvoir absolu.

Le rédacteur des Révolutions, prenant des exemples dans l’histoire de tous les peuple, montre que la plupart des usurpateurs arrivèrent au trône moins par la force que par la ruse, en exploitant la reconnaissance de leurs concitoyens, et en spéculant sur leur enthousiasme. Il termine par ces mots :

« Faisons-nous donc un principe, et c’est dès le commencement de la Révolution qu’il faut nous faire des principes, de ne point idolâtrer ceux qui nous deviendront recommandables par leurs vertus, de quelque nature qu’elles soient. Respectons les vertus ; applaudissons les talents ; récompensons led sacrifices : mais n’oublions pas que chaque citoyen doit un tribut de bonnes actions à la patrie ; qu’elles portent avec ellesmêmes une grande récompense ; que, si l’exercice du pouvoir a ses amertumes, il a aussi ses douceurs, et qu’il nous est ainsi plus facile que nous ne pensons de nous acquitter envers ceux qui paraissent porter tout le fardeau des affaires publiques. »

« On a dit de nous, que bien souvent nous adprions nos rois ; que notre amour pour eux était notre caractère distinctif. Je crois en effet que si nous eussions aimé la liberté autant que nos monarques, la Révolution aurait eu lieu depuis longtemps. »

Bésenval et Favras étaient tous les deux en prison. Pour sauver Bésenval, le plus coupable des deux, sans soulever trop de murmures, on jeta au peuple la tête de Favras. Ce dernier n’était qu’un simple agent de la cour, et avait droit à plus d’indulgence que le lieutenant général traître à la nation. Mais en exécutant Favras on satisfaisait la foule, et surtout, on acquérait le droit de ne plus inquiéter ses illustres complices.

Loustallot protesta contre les machinations dont Favras était victime, déplorant non pas qu’on eût condamné un innocent, mais qu’on n’eût pas laissé à un coupable le temps et les moyens de se justifier.

« Si j’avais été assassiné, disait le loyal publiciste, et qu’il me fût accordé de revenir sur la terre, ce serait pour effrayer les juges prévaricateurs qui refuseraient d’entendre les faits justificatifs proposés par mon assassin. C’est une chose si bornée, si vague, si incomplète que l’échelle de nos certitudes, qu’il est inconcevable que des officiers judiciaires regardent une accusation comme prouvée, tant qu’un accusé offre de démontrer qu’elle ne l’est pas… »

«…Et, quoique nous désirions ardemment qu’un grand exemple effraye à jamais les brouillons qui soulèvent çà et là nos bons paysans, qui alarment nos frères les pauvres, les ouvriers, qui nous menacent de la guerre au printemps prochain, des troupes d’Allemagne et des troupes sardes, nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’il fallait ou chercher plus de preuves contre le sieur de Favras, ou l’admettre à détruire celles que la procédure fournit, en admettant des faits justificatifs. »

No XXXI. (Du 6 au 13 février.) — Le 4 février, après un discours du roi, l’Assemblée rédige une formule de serment civique, répétée ensuite par tous les citoyens. Voici les termes de ce serment : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée, et acceptée par le roi. » — Le rédacteur des Révolutions blâme cette formule, et trouve fort extraordinaire qu’on jure de maintenir une Constitution qui n’est pas encore faite. Le peuple, seul véritable souverain, ne peut pas, selon lui, se dessaisir de tout contrôle sur les actes futurs de l’Assemblée. « Sommes-nous donc si faibles partisans de la liberté que nous ayons besoin de nous rassurer contre nous-mêmes par des serments ? » dit-il, et il ajoute :

« Citoyens, nous avons juré sans réfléchir, réfléchissons après avoir juré ; en aucun temps, par aucune raison, dans aucune circonstance, les nations n’ont eu à se repentir d’avoir réfléchi sur tout ce qui touchait à la liberté ; elles se sont presque toujours perdues, au contraire, par des actes d’enthousiasme, par des délibérations précipitées, par des acclamations. Si nos réflexions nous conduisaient à reconnaître que les paroles de ce serment sont en contradiction avec la liberté publique et individuelle, il faudrait s’en tenir à l’intention que nous avons eue en jurant, car je sais bien que nous n’avons pas entendu jurer d’être esclaves. »

Le même numéro contient un dialogue remarquable entre un patriote et un impartial, à propos du discours du roi. On sait que les aristocrates, pour tromper le peuple sur leurs véritables intentions, se décoraient du titre menteur d’« impartiaux. » Voici la fin de ce curieux document ; il s’agit des difficultés financières :

« Le Patriote. Si, en nous parlant sans cesse de rétablir les finances, on eût multiplié les obstacles sur notre route, si on nous eût réduits à adopter des plans dont nous sentions les vices, si ces plans étaient cause de la rareté actuelle du numéraire et de l’agiotage effréné des billets, si l’on cherchait à faire regarder comme l’effet de notre négligence, de notre mauvaise volonté, de notre ignorance, les désordres de la finance et les difficultés que nous éprouverons à les rétablir, que faudrait-il penser ? » « L’Impartial. Supposition absurde ! Vous avez détruit, rebâtissez. »

« Le Patriote. Et s’il était prouvé qu’on a voulu corrompre quelques-uns des nôtres par des places lucratives ? »

« L’Impartial. Oubliez ces misères, et songez aux finances. Je le répète, vous avez détruit, rebâtissez. »

« Le Patriote. La destruction des finances vient du déficit ; est-ce à nous qu’il faut l’imputer ? »

« L’Impartial. Mais ce n’est pas aux impartiaux ; au reste, quand le roi a dit que nulle défiance ne doit raisonnablement vous rester, pourquoi vous en resteraitil ? »

« Le Patriote. Parce que la Constitution n’est pas encore achevée et établie. »

« L’Impartial. Il est un moyen sûr de vous rassurer. Pénétrez-vous du discours du roi, et faitesvous impartial. »

« Le Patriote. Pénétrez-vous du discours du roi, et devenez patriote. »

On voit que le parti réactionnaire n’a pas fait de grands progrès depuis quatre-vingts ans. Ce sont toujours les mêmes arguments. Les impartiaux de 1790 sont aujourd’hui les membres du grand parti de l’ordre. Comme si on pouvait être impartial et ne pas prendre parti entre le mal et le bien ! Comme si la faction conservatrice des abus du temps passé ne se composait pas des pires révolutionnaires !

Nous avons relevé, dans le numéro XXIV, un éloquent réquisitoire de Loustallot contre la peine de mort. Il a une nouvelle occasion de s’élever contre cette pénalité barbare. Deux adolescents, les frères Agasse, ont été condamnés à mort pour fabrication de faux billets de banque. Le jeune publiciste raconta ep. frémissant les détails de leur exécution. On a forcé l’aîné à assister à la pendaison de son frère.

« J’ai lu l’arrêt des frères Agasse ; je n’y ai point vu que l’un ou l’autre fût condamné à être témoin de la suspension de son frère ; et je lis dans la déclaration des droits, que la loi ne peut établir que des peines évidemment et strictement nécessaires ; à plus forte raison, le rapporteur ni l’exécuteur n’ont-ils pas le droit d’ajouter à la peine des circonstances aggravantes qui ne sont pas nécessaires, et que le jugement n’a point prescrites. »

« Puisqu’ils étaient condamnés l’un et l’autre à la mort seulement, il fallait exécuter littéralement l’arrêt, et, après la suspension d’un des frères, soustraire son corps aux regards de l’autre. Il y a donc ici tout à la fois prévarication et inhumanité, soit de la part du juge qui présidait à l’exécution, soit de la part de l’exécuteur. Ils ont outre-passé l’arrêt, par une circonstance qui aggravait considérablement la peine. »

« C’est l’usage… Cannibales ! que m’importent vos exécrables usages ? Le coupable condamné cesse-t-il d’être un homme, d’être votre frère ? C’est un citoyen qui a une grande dette à payer à la société ; et la société doit à ce débiteur tous les adoucissements qu’il n’est pas strictement et évidemment nécessaire de lui refuser. »

« Que des Français eussent été, avant la Révolution, spectateurs muets de cette atrocité gratuite, il n’aurait pas fallu s’en étonner, ils ne savaient être ni hommes ni citoyens ; mais que, depuis la Révolution, trois cent mille Français libres n’aient pas élevé une voix protectrice pour faire enlever le corps du supplicié avant qu’il fût aperçu par celui qui allait l’être, il n’y a que trop de quoi faire craindre que les âmes françaises ne s’élèveront jamais. »

On reconnaît bien à ces lignes le disciple de Montesquieu et de Voltaire, de Rousseau et de Beccaria.

No XXXII. (Du 13 au 20 février.) — La municipalité de Paris résolut de donner une fête à Notre-Dame, le dimanche 14 février, à l’occasipn du discours prononcé le 4 par le roi. Loustallot déclare qu’il est fort partisan, en principe, des fêtes publiques, mais celle-ci ne lui paraît pas très-utile ; elle lui suggère, par contre, les observations suivantes, aussi sensées que spirituelles :

« Ceux qui ont eu l’idée de cette fête nationale n’ont pas pris, sans doute, le temps de la mûrir ; ils auraient vu avec un peu de réflexion qu’il ne fallait point remercier Dieu de ce que le roi avait fait un discours, dans lequel il déclarait qu’il se réunissait intimement à la nation ; cette réunion du monarque existait déjà ; son discours n’avait pour objet que d’imposer silence aux aristocrates, qui prétendaient que sa réunion n’était pas volontaire. La démarche du roi était donc un devoir, une obligation ; en la régardant même comme une action dont il eût pu se dispenser, il n’était ni flatteur pour lui de remercier le ciel de ce qu’il avait fait une belle action, ni consolant pour le peuple d’attacher une si haute importance à un devoir rempli par le monarque. Tous les jours des rois doivent être semés de belles actions. Si l’on eût chanté un hymne à Jupiter à chaque belle action de Titus, qui regardait comme perdu le jour où il n’en avait pas fait une, le préfet de Rome eût bientôt épuisé le trésor public. »

Ne dirait-on pas une page de Camille Desmoulins ? Mais, après l’ironie, voici un langage plus sérieux. « Le peuple commence à savoir que c’est lui qui paye tout, et toujours. Il deviendra donc de plus en plus moins curieux de ce qu’on appelait réjouissances publiques ; réjouissances ordonnées, et qui n’ont ordinairement pour principe qu’une lâche adulation. »

« Il semble qu’il serait juste, avant de dépenser l’argent d’une commune en réjouissances publiques, de savoir si elle veut se réjouir ; et, pour cet effet, il faudrait consulter la volonté générale. Les administrateurs, qui ont toujours quelque chose à gagner à ce qu’il se fasse de la dépense, en ordonneront souvent, s’ils peuvent les ordonner impunément. »

Le samedi 13 février 1790, l’Assemblée, malgré l’opposition désespérée des aristocrates et des membres du clergé, vota la supprçssion des ordres religieux. C’était un grand triomphe pour les idées philosophiques.

« Si la suppression des ordres religieux n’est pas une bonne opération en finances, elle est au moins excellente en politique. Les moines formaient un État dans l’État ; ils n’avaient ni ne pouvaient avoir de patrie ; ils pouvaient facilement former ou servir une conspiration contre l’État : il fallait donc les supprimer. »

Et Loustallot ajoute, s’ adressant à ces religieux des deux sexes qui viennent de rentrer dans le sein de la société :

« Citoyens, citoyennes que nous venons de reconquérir, il est temps de vous rendre à la patrie, et de lui payer par vos soins le tribut d’utilité dont vous étiez tenus envers elle. Vous ne retrouverez plus dans le peuple français cette haine dont il vous accablait, lorsqu’il était forcé de vous regarder comme des frelons qui consumaient dans l’oisiveté le fruit des abeilles diligentes. Nous vous adoucirons la pratique des devoirs sociaux que vous aviez perdus de vue ; et, dans peu, vous goûterez avec nous les grands avantages de la Révolution : la jouissance des droits de l’homme, la liberté politique, civile et religieuse. »

Le jeune rédacteur des Révolutions continue la campagne qu’il a commencée depuis plusieurs mois contre la municipalité de Paris et ses allures despotiques. Il revient à la charge.

« Les municipalités, dit-il, s’organisent dans tout le royaume ; les choix tombent en général sur des hommes qui paraissent dévoués à maintenir la Révolution. Le nouvel ordre de choses va prendre dans les provinces une consistance capable de décourager les aristocrates qui y sont répandus. Par quelle fatalité la ville, qui a le plus contribué à la Révolution par ses lumières et par son courage, sera-t-elle la dernière à avoir une municipalité légale et une organisation régulière ? Quoi ! les Parisiens auront essuyé les premiers orages de la liberté, ils auront fait les premières et les plus grandes pertes, et ils jouiront les derniers des avantages de la Constitution ? »

Il reproche vivement à ces municipaux provisoires de s’occuper de tout excepté de leur mission, qui est d’organiser une municipalité définitive et de se retirer devant elle.

S’il est sévère pour ses adversaires, il l’est aussi pour les patriotes qui ne suivent pas franchement la voie révolutionnaire. La Fayette a eu quelques défaillances ; il commence à trouver que la Révolution va trop loin, puisqu’elle le dépasse. Loustallot, qui souvent a défendu le général, revient un peu sur son compte, voici à quel propos :

« M. l’abbé Fauchet, celui qui a prêché et imprimé[2] que l'aristocratie avait crucifié Jésus-Christ, celui qui a demandé à l’Assemblée des mandataires provisoires qu’elle se soumît à la majorité des districts, et qui a imprimé qu’il ne pouvait y avoir de loi sans que la volonté générale eût été consultée et qu’elle se fût exprimée, vient de perdre, aux yeux de tous les francs patriotes, la réputation que lui avaient méritée ces deux traits de civisme et de courage. »

« Il a voté une adresse à toutes les municipalités du royaume, pour qu’elles conférassent à M. de La Fayette le titre de commandant général des gardes nationales du royaume… »

« Une considération importante devait détourner M. l’abbé Fauchet de faire une pareille motion. Le peuple français est porté par habitude à l'idolâtrie. C’est le plus grand et peut-être le seul obstacle qu’il ait à vaincre pour devenir vraiment libre. »

L’abbé Fauchet veut aussi une récompense pour le maire de Paris, M. Bailly ; il demande pour lui le titre de premier municipe de France, « place que lui confirme d’avance le vœu public. »

Le jeune publiciste répond fort justement :

« Laissez le vœu public se former de lui-même. Ne dites point qu’il existe, lorsqu’il n’existe pas, afin qu’il se forme selon vos vues, selon vos désirs ; n’ôtez pas au peuple, par vos prophéties, la faculté et la volonté de réfléchir sur le choix qu’il va faire ; ne l’accablez pas de l’ascendant que vous donne votre vertu, votre patriotisme ; et sachez que c’est attenter à la liberté du peuple que de vouloir diriger ses suffrages sur un individu. »

No XXXIII. (Du 20 au 27 février.) — Bien des fois déjà Loustallot a posé ce grand principe de droit public : « La nation seule est souveraine. » Il le développe ici en démontrant que l’Assemblée est tout simplement une émanation du souverain, sans pouvoir propre et distinct.

« La majesté du peuple français serait indignement violée, si quelque individu ou quelque corps osait s’adresser à lui sans employer des formes extérieures portant l’empreinte du respect profond qui est dû au souverain. L’Assemblée nationale elle-même ne saurait se dispenser de ce devoir, et tous les principes politiques seraient renversés si elle traitait avec le peuple français d’égal à égal, ou de souverain à sujet. Elle n’est qu’un corps représentatif du souverain ; elle n’est que l'organe du souverain ; elle doit donc à tous les Français collectivement la même mesure d’égards et de soumission que chaque Français individuellement lui doit à elle-même. »

« Il est nécessaire que tout acte d’un simple citoyen envers l’Assemblée nationale porte les caractères du respect, afin qu’elle jouisse de cette force d’opinion qui anéantit toute résistance particulière. »

« Il est nécessaire que tout acte de l’Assemblée nationale envers la nation porte les mêmes caractères, afin que la nation jouisse de sa propre dignité, de sa souvéraneté et que toutes les âmes s’élèvent à la fois à ce degré de grandeur et de sagesse qui convient aux membres du souverain. »

« C’est parce que le sénat et le collége des tribuns ne parlaient jamais à Ia nation romaine qu’avec des formes respectueuses, c’est parce que les consuls faisaient baisser les faisceaux devant le peuple assemblé, que les simples citoyens de Rome avaient le juste et noble orgueil de se croire les égaux des rois. »

Ces observations sont inspirées par la publication d’une adresse de l’Assemblée au peuple français. Le rédacteur des Révolutions regrette que ce manifeste ne soit pas adressé par les députés à leurs commettants, et que le titre ne sousentende pas le rapport de subordonné à supérieur. Voici du reste le contenu de ce document :

« L’Assemblée nationale rappelle tout le bien qu’elle a fait ; elle répond à toutes les objections ; elle explique tout ce qui lui reste à faire. »

« Les bases de la Constitution, la déclaration des droits de l’homme, la substitution d’une Assemblée nationale à des États généraux, l’égalité des droits aux places et offices, l’extinction des ordres et des privilèges, la destruction du régime féodal, des intendants et des lettres de cachet, la création des municipalités, une division régulière du royaume, l’abolition de la vénalité des charges, la responsabilité des ministres, la garantie des dettes publiques, l’adoucissement de la gabelle, la réduction des pensions, d’immenses économies dans les finances : voilà l’ouvrage de l’Assemblée nationale. »

« L'adresse comprend dans cette énumération le droit de décréter les impôts et les lois, que la nation avait perdu, et qui lui a été restitué. Cet article contient deux erreurs singulières. Jamais une nation ne peut perdre le droit de faire les lois et de décréter l’impôt. Lorsqu’elle en est privée par le despotisme, par l’aristocratie, ou par l’anarchie, la privation est toujours de fait ; mais le droit est inhérent à la nation ; il ne peut jamais être perdu. Une si grave erreur dans la bouche de législateurs ne peut que nuire au développement des notions politiques. »

« C’est également par erreur que l’Assemblée se flatte de nous avoir rendu ce droit. Si c’est la convocation des députés des bailliages qui nous a rétablis dans l’exercice de ce droit, cette convocation n’est pas son ouvrage ; si c’est la Révolution, elle est l’ouvrage de quelques patriotes qui n’avaient pas l’honneur de siéger dans l’Assemblée nationale. »

On ne saurait mieux établir les droits imprescriptibles du peuple, droits dont le peuple ne peut jamais perdre que la jouissance, pour un temps plus ou moins long ; et après avoir relevé l’erreur des citoyens, il revient encore sur un sujet que nous lui avons déjà vu développer avec tant de conviction et ajoute :

« Défiez-vous de votre penchant à l’idolâtrie. Ne vous avisez plus dorénavant de croire qu’un ministre peut être l’ami du peuple ; un ministre n’est jamais que l’ami plus ou moins adroit du pouvoir. Défiez-vous des allèchements du pouvoir exécutif ; il a plus d’une fois réussi à forcer les peuples qui avaient repris leur liberté de se remettre sous son joug. »

Si le peuple retombe dans son éternel travers d’admiration stupide et d’enthousiasme servile, il sera sans excuse.

No XXXIV. (Du 27 février au 6 mars.) — La municipalité provisoire chargée de préparer l’organisation de la Commune de Paris vient enfin de publier son plan, résultat de six mois de travail. Loustallot trouve que les nombreux auteurs de ce projet ont perdu leur temps, et que ce n’était pas la peine de collaborer à deux ou trois cents pour un si maigre résultat. Il continue à battre en brèche la municipalité toute-puissante. Voici quelques-unes de ses réflexions :

« Élire et payer, payer et élire, voilà à quoi se réduisent, d’après le plan municipal, toutes les fonctions des citoyens actifs : il reste à savoir si on est libre quand on ne fait que payer et élire…On dit au peuple qu’il est libre, et qu’il n’est point composé aristocratiquement, puisqu’il élit ceux qui votent pour lui. Mais élire ne suffit pas. L’aristocratie élective n’en est pas moins une aristocratie ; et, selon J.-J. Rousseau, c’est l’aristocratie proprement dite. On abuse encore le peuple, en lui disant que s’il votait lui-même les lois, il serait constitué démocratiquement. Il ne faut pas se lasser de le répéter, les mots monarchie, aristocratie, démocratie, se rapportent uniquement à la forme du gouvernement ; c’est à-dire à l’organisation du pouvoir exécutif ou administratif, selon qu’il est entre les mains d’un seul, de plusieurs ou de tous. Mais le pouvoir législatif et réglementaire appartient toujours à la totalité ou des sujets de l’État ou de la commune, parce que la loi doit toujours être l’expression de la volonté générale. »

« Le plan municipal proposé est donc essentiellement vicieux et contraire à la liberté. Au lieu d’être à la merci de cinq ou six ministres, nous serons à la merci de deux à trois cents personnes. Les ministres prenaient à poignée dans nos poches, les municipaux y prendront à pincée ; mais elles n’en seront pas moins vides ; nous n’en serons pas moins opprimés, vils et esclaves. Ce n’était pas la peine de prendre la Bastille, de suspendre le commerce et les affaires, pour changer de fers, pour substituer l’aristocratie municipale au régime ministériel. »

Les Révolutions de Paris donnaient depuis plusieurs mois un extrait des listes de pensions inscrites sur le fameux Livre-Rouge. Citons un passage assez curieux sur ce sujet :

« Les grands n’apprennent rien parfaitement qu’à monter à cheval, » disait le philosophe Carnéade, « parce que les chevaux ne les flattent point. » Il ne faut que lire l’état des pensions payées au trésor royal par le pauvre peuple français, pour sentir la fausseté de cet adage. Tous les écuyers de nos princes ont des pensions plus considérables que les généraux et les magistrats. Il est clair que messieurs des grandes et petites écuries n’ont pu mériter des pensions si énormes, qu’en se faisant un métier de dépraver le naturel du cheval, et de lui apprendre à flatter les rois et les princes qui avaient la prétention d’être bons écuyers. »

« On trouve encore plusieurs dresseurs de chevaux dans la troisième classe de la liste des pensions, dont les dernières lettres viennent d’être publiées. Les porte-arquebuses, les musiciens, les barbiers, les femmes de chambre, les remueuses, remplissent le reste de la liste ; quelques chefs d’escadre ou capitaines de vaisseau retirés, quelques officiers en activité, semblent n’être semés dans cette séquelle de valets-courtisans que pour prouver toute la dépravation de la cour et du ministère, et pour démontrer que des princes indignes de toute estime faisaient réellement moins de cas des services que rendaient à l’État des hommes distingués par leurs talents et leurs vertus, que des complaisances privées et souvent infâmes de la canaille aristocratique qui les entourait. »

Le jeune publiciste relève avec indignation les pensions exorbitantes accordées aux laquais et aux filles de chambre de Versailles, aux policiers, aux proxénètes ; il les compare aux secours dérisoires accordés à de braves officiers de marine blessés au service du roi ; et il ajoute en s’adressant aux officiers de la marine royale :

« Vous regrettez l’ancien régime ! Parce que la marine sera nationale et que les nobles ont perdu pour toujours le privilége exclusif de commander sur nos flottes, vous haïssez la Révolution ! Ce privilége n’était-il pas absurde, inique, révoltant ? Les membres des communes ne sont-ils pas vos frères ? Manquent-ils de courage ou d’intelligence ? La noblesse a-t-elle produit des DugayTrouin et des Jean Bart ? »

« Vous regrettez l’ancien régime ! Vous désirez, vous espérez une contre-révolution ! Eh ! à quoi parveniez-vous, quand vous formiez seuls la marine royale ? Avez-vous jamais été aussi avant dans les faveurs royales que les valets et les femmes de chambre ? Pensez-vous que la nation vous fasse de telles injustices, et qu’elle prise aussi peu votre sang et vos services ? »

Bientôt l’émigration vint désorganiser les cadres de la marine française. Mais les aristocrates fugitifs et traîtres à la patrie furent vite remplacés ; Dugay-Trouin et Jean Bart eurent de dignes émules : Villaret-Joyeuse et les matelots du Vengeur.

  1. Il s’agit de biens féodaux achetés avant 1789. Les acquéreurs de biens vendus plus tard par l’État eurent intérêt au contraire à défendre la Révolution.
  2. Dans son journal, la Bouche de fer, rédigé en collaboration avec Bonneville.