Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/04


CHAPITRE IV.
Novembre - Décembre 1789. (Nos XVII - XXV.)


XVII. Il faut refaire les mœurs de la nation et réorganiser les municipalités par le suffrage universel. Le décret du marc d’argent. Spirituelle satire qu’en fait Loustallot. — XVIII. Protestation contre les tendances despotiques de la municipalité parisienne. Réponse à Brissot à propos des écrits incendiaires. — XIX. Les bons citoyens ne doivent pas s’endormir sur leurs lauriers ; il faut veiller, car les aristocrates conspirent. Résistances de la noblesse. Prophétie de Loustallot. — XX. Les provinces, malgré les agissements de la noblesse, se rallient toutes à la cause révolutionnaire. — XXI. Mauvaise loi électorale. Encore le marc d’argent. Appel au roi. Appel aux députés du tiers état. — XXII. Manœuvres aristocratiques. Propagande royaliste. Pamphlets et libelles diffamatoires contre tous les patriotes. — XXIII. État des finances. Compromis de Necker avec la Caisse d’escompte, transformée en Caisse nationale. Critique de cette mesure. — XXIV. Principes de législation. Guerre aux préjugés. Plaidoyer contre la peine de mort. — XXV. Nouvelle conjuration royaliste. Arrestation de Favras. Discours de Monsieur, frère du roi, pour se disculper.


No XVII. (Du 1 au 7 novembre.) — La France de 1789 avait recueilli le double héritage des philosophes et de la monarchie. La philosophie du XVIII siècle lui légua la liberté ; la monarchie lui légua la corruption. La société, aristocratique tombait en ruine et croulait sous le poids de ses vices encore plus que sous le poids de ses crimes. Elle avait donné à la bourgeoisie et au peuple de tristes exemples de dépravation, et les mœurs se ressentaient, encore du règne de la Du Barry. Il fallait à tout prix remédier à cet état de choses. Dans ce numéro, le rédacteur, après avoir constaté le mal, étudie les moyens de le combattre et discute les chances de salut.

« Le point le plus important et le plus difficile dans la régénération d’un État, c’est le rétablissement des mœurs ; elles peuvent suppléer les lois, mais les lois ne peuvent les suppléer ; un peuple sans mœurs élude ses lois s’il ne les détruit pas. Sans les mœurs chacun se préfère à la patrie, les passions particulières conspirent contre la volonté générale, et il ne peut exister d’esprit public.

« Une belle Constitution n’est pour un peuple corrompu qu’un meuble de parade, si l’on peut parler ainsi ; ou il n’en connaît pas ou il en craint l’usage.

« Il faut donc absolument que nous réformions nos mœurs si nous voulons êtres libres ; mais devons-nous nous croire capables de cet effort ? cette réforme est-elle possible ?… Si nos nouvelles lois font naître ou secondent la volonté de rétablir les mœurs, la Constitution se soutiendra ; si elles ne l’aident pas, ou si elles la contrarient, le plus grand nombre de nos représentants auront le sort de Solon, leur Constitution mourra avant eux ; peut-être même seront-ils punis comme lui de l’avoir faite. Ils ont en ce moment un puissant moyen de faciliter le retour de la nation aux bonnes mœurs, c’est l’organisation des municipalités ; si l’on sait en profiter, nous n’aurons point de rechutes à craindre. Pourquoi les Français qui ont plus qu’aucun autre peuple le goût des lettres et des arts, qui s’enflamment si vite au récit d’une belle action, qui connaissent si bien le prix de la vertu, qui sont humains par caractère et sobres par tempérament, ont-ils tous les vices opposés à leurs qualités natives ; partout des banqueroutes et des banqueroutes frauduleuses, partout des adultères, partout des duels, partout un égoïsme barbare, ou, ce qui est la même chose, une bienfaisance corruptrice. D’un bout de la France à l’autre, le paysan en état de guerre avec le propriétaire, l’artisan avec le capitaliste, et toutes les classes avec le fisc ; le jour du dimanche la terre est jonchée de gens ivres, un tiers des fonds sont en friche ou en mauvaise culture, les petites villes sont dépeuplées et les grandes fourmillent de courtisanes et d’intrigants ; une fureur de s’enrichir qui ne respecte rien, qui ne craint rien, a forcé tous les moyens, toutes les ressources de l’industrie honnête ou criminelle, a détruit toutes les barrières de la morale, et même, pour les grands, toutes celles des lois.

« Le problème que présentent les qualités et les vices des Français s’explique par l’état des hommes en France avant la Révolution ; éloignés, par un gouvernement jaloux et despotique, de toutes les affaires publiques, privés de tous les droits du citoyen et des innombrables jouissances qui y sont attachées, ils étaient forcés de courir après les jouissances privées, de se plonger dans des plaisirs qui leur faisaient oublier leur avilissement, et de faire, pour ainsi dire, assez de bruit pour ne pas entendre la voix de tous les peuples libres qui les accusaient de lâcheté et de prédilection pour l’esclavage.

« Législateurs ! voulez-vous donner des bases solides à votre Constitution, ayez sans cesse les mœurs en vue, et pensez qu’il n’en peut exister de bonnes si tous les citoyens n’ont quelque part active aux affaires publiques… Organisez donc les assemblées primaires de manière que tout citoyen concoure par son opinion au règlement de tout ce qui intéresse le bien commun. »

Mais l’Assemblée ne voulut pas admettre le grand principe du suffrage universel, seule source légitime de l’autorité. Elle le viola deux fois ; furent seuls électeurs ceux qui payaient une contribution égale au prix de trois journées de travail ; furent seuls éligibles ceux dont la contribution s’élevait à un marc d’agent (54 livres). Loustallot déplore ces mesures antidémocratiques qui doivent diviser les citoyens :

« Voilà donc l’aristocratie des riches consacrée par un décret national ; je me trompe, c’est par un décret des représentants de la nation. Eût-elle prononcé elle-même cette malheureuse décision, j’aurais le courage de lui dire, avec tout le respect qu’un citoyen doit à une nation, même lorsqu’elle s’égare, que le décret de la contribution d’un marc d’argent pour être député à l’Assemblée nationale, est le plus grand fléau des mœurs qu’il fût possible de trouver.

« S’il est désormais pour les Français une ambition honorable, s’il est un but auquel ils doivent tendre par les talents et les vertus, c’est sans doute de parvenir à être membre de l’Assemblée nationale. Telle est au moins l’idée que je me forme de ce poste éminent, que je le préférerais sans hésiter à être armé chevalier de tous les ordres. Eh bien ! d’un seul mot on prive les deux tiers de la nation de la faculté de représenter la nation. »

Et il ajoute, avec une éloquente indignation :

« Quoi, l’auteur du Contrat social, bien que domicilié en France depuis vingt ans, n’aurait pas été éligible ! Quoi, cette précieuse portion des citoyens qui ne doit qu’à la médiocrité ses talents, son amour pour l’étude, pour les recherches profondes, ne sera pas éligible ! Je m’attends à entendre dans nos futures assemblées d’électeurs ce singulier dialogue : Messieurs, je vous propose de députer à l’Assemblée nationale M…, vous le connaissez, il suffit de le nommer pour réunir en sa faveur tous les suffrages. — Il ne paye pas une contribution d’un marc d’argent. — Oui ; satisfait d’un modique revenu, il ne s’est occupé que de s’instruire, et il s’en est occupé avec tant de succès qu’on le regarde comme le meilleur publiciste de l’Europe. — Qu’importe ? il ne paye pas un marc d’argent. — Il s’est d’ailleurs acquitté avec autant d’intelligence que d’activité des diverses fonctions publiques qui lui ont été confiées. — Tant mieux ; mais il ne paye point un marc d’argent. — Daignez vous rappeler que redevenu simple citoyen, au lieu d’être fier de ses succès, il n’est aucune vertu dont il n’ait donné l’exemple. — C’est fort bien, mais il ne paye pas un marc d’argent. — Vous n’ignorez pas sans doute que des princes étrangers ont cherché à l’attirer dans leurs États, en lui faisant offrir des dignités, de la fortune, et que l’amour de la patrie l’a emporté sur ces avantages. — Admirable ! mais il ne paye point un marc d’argent. — Vous ne doutez pas que si le prince l’appelait au ministère, avec le talent qu’il a pour manier les affaires, il ne pût nous devenir très-dangereux. — Mais il ne paye pas un marc d’argent. — Le gouvernement connaît d’autant mieux tout son prix, que dans les dernières opérations qu’il a faites pour nous, on a vainement cherché à le corrompre ou le séduire, même lorsqu’il pouvait se laisser aller sans compromettre sa réputation. — Il a fait son devoir, mais il ne paye point un marc d’argent. »

Et le spirituel écrivain continue en faisant prôner un candidat, incapable, malhonnête, — mais qui paye le marc d’argent. On ne pouvait faire une plus virulente satire de ce décret fameux contre lequel tous les journalistes patriotes épuisèrent leur ironie et leurs colères.

No XVIII. (Du 7 au 14 novembre.) — Nous avons vu Loustallot protester plusieurs fois avec fermeté contre les abus de pouvoir commis par la municipalité parisienne. Il fait dans ce numéro une très-juste distinction entre la commune (universalité des habitants), et la municipalité (groupe d’officiers chargés par la commune de l’administration), entre les mandataires et les mandants. Il prouve que ceux-ci sont les maîtres, et non les subordonnés.

« Citoyens ! où sommes-nous ?… Est-il vrai que nous ayons combattu pour la patrie, que nous ayons terrassé le despotisme et l’aristocratie ! Est-il vrai que la Bastille n’existe plus ? Qu’est devenue cette liberté si brillante dès son aurore ? Elle s’est éclipsée devant une nouvelle aristocratie, l’aristocratie de nos mandataires.

« Des lois générales, dont il était important que tout Français saisît l’esprit, nous ont trop occupé pendant quelque temps, pour que nous ayons pu mettre sous vos yeux le tableau des usurpations successives de la municipalité sur les droits de la commune. Il fallait d’ailleurs laisser au pouvoir municipal une carrière d’une certaine étendue pour juger de la vigueur de sa marche, et de la nécessité de lui mettre un frein.

« Dans un clin d’œil, ce pouvoir a franchi toutes les barrières. Déjà la commune n’est rien, et la municipalité est tout ; c’est-à-dire, que notre régime est aristocratique, et non pas démocratique ou populaire : d’où il suit que nous sommes moins libres que sous le despotisme royal, parce que le pire de tous les despotismes est celui de plusieurs. »

Il montre que l’abus des mots a toujours été un des principaux moyens d’asservir le peuple. Quand le pouvoir exécutif est venu à bout d’en imposer au peuple sur le sens de certaines expressions, il paraît faire une chose et en fait une autre. Il charge le peuple de chaînes en lui parlant de liberté. Il ne faut pas assimiler les mots liberté ou licence, confusion que tous les gouvernements sont portés à provoquer. Il ne faut pas parler d’écrits incendiaires, expression que Brissot, membre du comité des recherches en même temps que journaliste, a l’audace d’employer dans son Patriote français. Voici quelques lignes en réponse à cette étrange théorie de Brissot :

« On juge toujours mal, quand on a peur. M. Brissot a su, autrefois, qu’une brochure n’est pas capable d’armer le peuple contre ses chefs et les provinces contre les provinces. Une calomnie imprimée est facilement détruite par une vérité imprimée ; poursuivre les auteurs des ouvrages incendiaires, c’est les rendre célèbres, c’est donner une espèce de consistance à leurs extravagances. Il faudrait, pour qu’un pamphlet pût produire une explosion subite, qu’au moment où il paraît tout un peuple perdît la faculté de réfléchir, de parler, d’imprimer ou d’écrire, tout en conservant celle de lire, de comprendre et d’agir. »

Du reste, la municipalité n’aime pas la critique, incendiaire ou non. Elle a trouvé un excellent moyen de poursuivre ses adversaires. Voici l’exposition de ses procédés qui sentent un peu leur aristocratie :

« Quant aux expressions dont peut se servir le citoyen qui défend sa liberté personnelle ou celle de la presse contre l’esprit de domination qui tourmente malheureusement quiconque a bu à la coupe du pouvoir, il y a un moyen très-simple de les faire trouver coupables pour peu qu’elles soient énergiques, c’est de dire qu’on manque à l’autorité. Ce moyen d’oppression est renouvelé de l’ancien régime ; il servait depuis le premier ministre jusqu’au dernier professeur de sixième ; il prendra bientôt faveur malgré notre régénération. On sent qu’il est agréable, et surtout commode, pour un homme public d’éluder des objections pressantes d’un homme de bien, en disant, vous me manquez, quoique, dans la vérité, ce soit la justice et la raison qui lui manquent. »

No XIX. (Du 14 au 21 novembre.) — La plupart des patriotes se croient bien définitivement vainqueurs et pensent que l’aristocratie a rendu le dernier soupir. Qu’ils se détrompent ! la cour veut tenter une troisième fois le coup d’État qui a échoué le 14 juillet et le 6 octobre. Le vigilant publiciste tient les bons citoyens en éveil, il ne veut pas qu’ils se laissent surprendre.

« Citoyens, comptons nos ennemis, apprécions leurs ressources, et voyons si nous n’avons pas quelque sujet de nous tenir sur nos gardes. Les nobles ont à recouvrer tous les avantages d’un régime abusif, où leur nom seul l’emportait sur le mérite, la vertu, les talents, et même sur la justice ; les ecclésiastiques sont forcés de se dépouiller des biens immenses qui leur procuraient un grand crédit et des jouissances multipliées ; les magistrats sont déchus du titre de législateurs, de défenseurs des peuples, de précepteurs des rois. Les juges voient finir cette tyrannie judiciaire, qui, jusque dans le plus petit village, était si favorable à leur fortune et si flatteuse pour leur vanité. Les agioteurs n’espèrent plus continuer leur affreux commerce ; les financiers ne doutent pas de la suppression de leurs places ; l’innombrable engeance connue sous le nom de commis ne sait pas qu’il lui reste la ressource d’embrasser des professions utiles ; ajoutez à cette troupe si formidable d’antipatriotes ceux qui ne sont jamais qu’à celui qui les paye, qui n’ont point de patrie, et qui n’en peuvent avoir, et vous aurez une idée de l’armée d’ennemis que l’État renferme dans son sein.

« Mais ce n’est là que le corps d’armée, il a des chefs : où sont-ils ? faut-il le dire ? ils sont en partie dans l’Assemblée nationale, dont, par une tactique perfide, ils enchaînent ou pervertissent les délibérations.

« Si nous ne sommes pas d’accord sur la manière de faire le bien, heureusement ils ne le sont pas davantage sur les moyens de faire le mal ; mais si quelque esprit intrigant, persuasif, fallacieux, vient à les réunir, ou du moins à les faire agir de la même façon, quoique dans un objet différent, le moindre malheur que nous ayons à craindre, c’est la guerre civile. »

Un moment, après le 6 octobre, la peur a fait rentrer les aristocrates dans le devoir. Ils ont laissé l’Assemblée s’occuper paisiblement des affaires du pays, organiser les municipalités.

« Mais le crédit ranimé et le bon ordre rétabli, il ne restait plus alors d’espérance de faire naître une guerre civile, ni d’opérer une contre-révolution. Aussi les députés chez qui les malheurs du 6 octobre avaient fait naître quelques remords, qu’une honte salutaire forçait au silence ou que la frayeur avait glacés, ont-ils commencé à se mettre peu à peu en mouvement.

« Plus la volonté particulière est conforme à la volonté générale, plus les suffrages approchent de l’unanimité. Les délibérations, pendant quelques jours, avaient passé à un avis unanime, pour faire croire que le civisme l’avait emporté dans beaucoup de cœurs sur l’intérêt personnel. L’influence de la majorité populaire a diminué ; peu à peu les débats oiseux, les enchevêtrements ont recommencé, et la coalition aristocratique balance tellement aujourd’hui le nombre des députés honnêtes gens, que l’épreuve par assis et levé est presque toujours douteuse.

« Les efforts de la faction renaissante tendent, comme on peut le croire, à détruire les décrets utiles qui ont été portés pendant son inaction…

« Quel est donc l’espoir des aristocrates, en prolongeant l’anarchie actuelle ? Le voici : de ramasser des forces pour faire dissoudre l’Assemblée nationale avant que le régime populaire ait été établi, de venir à bout de ce qu’ils voulaient faire le 13 juillet, de ce qu’ils avaient entrepris dans les premiers jours d’octobre, de ce qui ne cessera d’être l’objet de tous leurs mouvements, de tous leurs vœux, jusqu’à ce que cette Révolution, qui étonne le monde, ressemble à celle de tous les empires, et qu’elle ait été scellée de leur sang et du nôtre. »

Ces dernières lignes sont prophétiques. En 89, le parti royaliste ne veut pas laisser le pays se régénérer pacifiquement. Derrière les résistances de la cour, Loustallot prévoit la sanglante et implacable justice de 93.

No XX. (Du 21 au 28 novembre.) — Paris avait fait la Révolution, conquis et défendu la liberté. Mais les provinces suivraient-elles avec ensemble ce mouvement ? — On pouvait craindre qu’un peuple composé de tant de races différentes, depuis les Lorrains jusqu’aux Béarnais, depuis les Provençaux jusqu’aux Bretons, n’acceptât pas en même temps les mêmes doctrines. Le patriotisme fit ce miracle, malgré la résistance opiniâtre de la noblesse provinciale. Celle-ci, tentant un dernier et suprême effort, avait inspiré de sérieuses appréhensions à tous les bons citoyens. Plusieurs parlements excitèrent le peuple à la révolte contre l’Assemblée.

« Des faits récents prouvent que la dernière ressource des ennemis de la liberté, leur dernier espoir était dans la désunion des provinces ; l’accaparement des grains et du numéraire, des calomnies, des mandements, des exposés, ils ont tout mis en usage pour donner lieu à une scission qui nécessitât une contre-révolution ou une guerre civile ; leur intrusion ou celle de leurs créatures dans les places électives, l’insolence municipale portée à son comble, dès la naissance du nouveau régime, foulant aux pieds la liberté individuelle, auraient suffi seules pour faire regretter le despotisme ministériel ; mais nous avons supporté avec courage tous les maux dont ils nous ont accablés, et nous sommes dignes d’être libres.

« En vain les parlements ont-ils levé l’étendard de la révolte, tous les Français ont frémi d’indignation à ce lâche signal ; et c’est une preuve bien évidente de l’esprit d’ordre qui règne au sein même de l’anarchie, que des hommes qui, pour leur intérêt propre, cherchaient à détruire le bonheur de leurs concitoyens, n’aient pas expié sur-le-champ cet horrible attentat.

« Des bords de l’Océan jusqu’au Jura, depuis Lille jusqu’aux Pyrénées, il n’y a qu’une seule volonté ; une Constitution est l’objet de tous les vœux ; chaque citoyen sacrifie, pour y arriver, sa fortune, ses affaires et son repos : chaque province, chaque commune se dépouille de ses privilèges ou de ses exemptions avec tant d’empressement, qu’il n’est pas possible de douter que les principes de l’ordre social n’y fussent depuis longtemps connus et approfondis. »

De tous les points de la France, en effet, du Béarn, d’Auch, de Rouen, de Dieppe, de Lyon, de Metz on envoie à l’Assemblée des adresses pour demander une Constitution, pour protester contre les résistances intéressées du clergé et de la noblesse.

No XXI. (Du 28 novembre au 5 décembre.) — L’Assemblée continue à s’engager dans la voie de la réaction. Les conséquences funestes du décret du marc l’argent se font sentir dans la loi qui organise les municipalités. Loustallot déplore ces errements qui compromettent le succès de la Révolution.

« Français ! dit-il, car désormais je ne puis appeler citoyens des hommes destinés à l’esclavage ; Français ! vous n’avez été libres que peu de jours ; troublés par les horreurs de l’anarchie, ces jours ne vous ont peut-être point appris à aimer assez votre liberté pour la défendre contre vos représentants ?

« Contre vos représentants ?… Ô douleur ! Trahir la patrie par un lâche silence sur la nouvelle organisation des municipalités, ou altérer la confiance de la nation en cette Assemblée de laquelle dépend, sans doute, le salut de l’État, telle est l’alternative où nous sommes réduits.

« Le décret du marc d’argent a produit tous les mauvais décrets dont il était le germe ; déjà l’aristocratie pure des riches est établie sans pudeur. Eh ! qui sait si déjà ce n’est pas un crime de lèse-nation que d’oser dire : la nation est le souverain

« La liberté publique consiste en ce que les lois soient consenties par la nation : Lex fit consensu populi. L’intérêt commun étant le seul objet de l’institution de la société, on ne peut savoir ce qui est l’intérêt commun, si l’on ne consulte la volonté générale. Toutes les fois que la volonté générale cesse d’être consultée, il n’y a plus de société, c’est-à-dire un corps collectif d’hommes libres ; il y a des tyrans et des esclaves. »

Le jeune publiciste demandait, au moins pour tous les citoyens actifs (puisque cette injuste et ridicule distinction était admise), le droit d’éligibilité. C’était exiger l’abrogation du décret du marc d’argent. Quelques membres du comité de Constitution essayèrent de tourner ce décret ; en proposant un amendement ainsi conçu : « Ceux qui auront volontairement payé une contribution civique d’un marc d’argent, seront éligibles. » Chapelier et Mirabeau défendirent vainement ce nouveau projet. Il fut écarté, après un vote douteux, par l’appel nominal.

« Ô patrie ! ô liberté ! L’appel nominal a été contre le projet de décret, et celui du marc d’argent subsiste dans son entier par une majorité de 14 voix. Français qui ne payez pas un marc d’argent, vous ne serez donc que de la canaille. Obtenez du roi qu’il use du veto suspensif. C’est maintenant la seule ressource de la France et le palladium de la liberté. »

Et Loustallot s’adresse à Louis XVI lui-même, au roi qui n’a pas encore trahi le peuple, au roi en qui les patriotes espèrent encore ; il lui dit :

« Ô Louis XVI ! ô restaurateur de la liberté française ! Vois les trois quarts de la nation exclus du corps législatif, par le décret du marc d’argent ; vois la nation dépouillée du droit de voter les lois ; vois les communes avilies sous la tutelle d’un conseil municipal. Sauve les Français, ou de l’esclavage, ou de la guerre civile. Purifie le veto suspensif par l’usage glorieux que tu en peux faire dans ce moment. »

Mais combien nous aimons mieux l’allocution chaleureuse qu’il adresse ensuite aux députés du tiers état, du peuple, en les engageant à chasser du sein de l’Assemblée les représentants illégaux du clergé et de la noblesse. Il faut que la nation agisse par elle-même et ne demande rien à la royauté.

« Et vous, vertueux députés des communes, ou plutôt de la nation, vous ne trouverez donc pas un moyen de mettre fin à ces épreuves douteuses, à ces clameurs, aux outrages dont on vous abreuve, à ces embarras qu’on suscite sans cesse pour vous retarder, pour vous égarer ? Il en est un cependant, il en est un qui est fondé sur les propres décrets de l’Assemblée nationale, et qu’elle ne pourrait pas rejeter.

« N’a-t-elle pas décrété qu’il n’y avait plus de distinction d’ordre ? Le roi n’a-t-il pas sanctionné ce décret ? La nation n’y a-t-elle pas adhéré par une foule d’adresses ? Que tardez-vous donc à expulser les représentants du clergé et de la noblesse ? De quel droit sont-ils dans l’Assemblée ?

« Ils ne peuvent avoir séance dans l’Assemblée que comme représentants de la nation, ou comme représentants des deux ordres ci-devant privilégiés.

« Ils ne représentent pas ces deux ordres, puisque, selon les décrets sanctionnés, ces deux ordres n’existent plus : on ne peut pas représenter une chose qui n’existe pas.

« Ils ne représentent pas la nation, puisqu’ils n’ont pas été élus par elle, qu’ils n’ont pas reçu de pouvoirs d’elle. »

Ces quelques lignes sont l’arrêt de mort de la noblesse et du clergé, arrêt prononcé au nom de la raison et de la justice. Ces deux factions n’existent plus comme partis politiques à la fin de 1789.

No XXII. (Du 5 au 12 décembre.) — Le grand mérite de la presse est de frapper chaque jour le même coup, de renouveler sans cesse le même avertissement, de répéter le même conseil. C’est ainsi que le journaliste vraiment digne de ce nom peut exercer une action prépondérante sur la marche des événements. Il peut déraciner à la longue les préjugés les plus enracinés, et convaincre les esprits les plus réfractaires.

Loustallot, publiciste de race, ayant entre les mains un levier comme les Révolutions de Paris, n’ignorait pas quelle était son influence sur près d’un million de lecteurs. Nous le voyons revenir incessamment sur certaines questions fondamentales. Chaque semaine son journal va, au fond de toutes les provinces, réveiller l’apathie des citoyens, et les mettre en garde contre les manœuvres de l’aristocratie.

« La nation, écrit-il, est comme accablée des grands efforts qu’elle vient de faire ; ni la voix des défenseurs de la liberté, ni les insinuations que les mauvais citoyens répandent dans leurs conversations et par leurs écrits, ne peuvent la tirer de l’engourdissement dans lequel elle semble attendre les horribles secousses que lui prépare la fermentation souterraine de l’aristocratie.

« L’explosion sera terrible, si nous ne savons pas ou nous en garantir, ou nous y préparer. Ah ! si elle ensevelit le grand édifice de la liberté française sous ses propres ruines, ce ne sera pas du moins parce qu’elle n’aura été ni prévue ni prédite.

« Le projet des ennemis de la liberté est de nous faire vouloir, de nous faire désirer la contre-révolution, de l’opérer par nos propres mains, à nos seuls risques ; une multitude de faits dévoile chaque jour ce funeste projet aux yeux des patriotes attentifs.

« L’Assemblée nationale offrait à toutes les parties de la France un point de ralliement ; elle suppléait tous les pouvoirs ; elle gouvernait, par la force seule de l’opinion, le vaisseau battu par la tempête ; elle pouvait le conduire au port. Que n’ont pas fait les aristocrates pour la dissoudre ? Efforts inutiles ! Ils tentent de la corrompre, même succès. Ils décrient ses opérations, on ne les écoute pas…

« On peut voir avec quel succès une main presque invisible a travaillé à la coalition des diverses aristocraties par l’obstination avec laquelle le décret du marc d’argent a été maintenu. Honteux de l’avoir proposé, et cédant à la voix impérieuse de l’opinion publique, le comité de Constitution a voulu le réformer ; la coalition aristocratique s’est opposée avec une fureur constante à toute modification, à tout changement qui pouvait ôter aux riches, c’est-à-dire aux ci-devant privilégiés, le droit exclusif d’être membre du corps législatif, et fonder cette égalité de droit, sans laquelle il n’y a point de liberté…

« Français, Français, sachez distinguer la voix de vos amis, qui, en vous éclairant sur les erreurs de vos représentants, vous proposent des moyens légaux ou pacifiques, pour en conjurer les effets, d’avec les sifflements perfides des reptiles qui se glissent au milieu de vous, pour répandre un poison qui vous rendrait furieux. »

Les royalistes cherchent à prolonger l’anarchie en usurpant les fonctions publiques dans les départements. Ils excitent les provinces les unes contre les autres ; ils provoquent des disettes locales en accaparant les grains sur certains points. Mais leur moyen de propagande favori consiste à répandre dans le peuple des pamphlets insultants pour tous les représentants patriotes (voir la collection des Actes des Apôtres), et des brochures tendant à prouver que la condition des classes pauvres était, sous l’ancienne monarchie, bien plus supportable que depuis la Révolution. On distribue à profusion des libelles remplis d’impudents mensonges pour dénaturer les événements du 14 juillet, des 5 et 6 octobre. Les plus grands noms de France signent ces infamies.

« Je range, dit Loustallot, dans la classe de ces libelles destinés à égarer le peuple, toutes les productions du comte de Lally-Tollendal, pour qui l’estime publique a paru un fardeau trop pesant, et sa prétendue défense de M. de Saint-Priest contre les inculpations d’un de ses anciens collègues, dont les talents lui ont tant fait ombrage. Le comte Lally interrompt un travail qu’il doit faire pour prendre la défense d’un ministre qu’il ne connaît pas, qui est fort en état de se défendre, qui s’est défendu lui-même, qui ne manquera point de défenseurs ; et ce long recueil d’hyperboles et de pathos n’a d’autre objet que de présenter au peuple« un roi dont le palais est inondé de sang par une armée d’assassins, et une reine courant, à travers les massacres, se réfugier dans le sein de son malheureux époux. »

« On veut tourner contre le peuple français ses propres vertus, son humanité, sa justice, son amour pour ses rois : on pense que, ému par ces horribles tableaux, il s’imputera à lui-même de tels forfaits, que passant, comme il arrive toujours au peuple, d’une extrémité à l’autre, il abjurera une liberté qui aura été si funeste à son roi, et qu’il lui demandera de vouloir bien reprendre l’autorité abusive dont ses prédécesseurs s’étaient emparés, comme une juste indemnité des maux qu’il a soufferts. »

Et le rédacteur des Révolutions de Paris daigne ramasser dans la fange un de ces libelles, intitulé « Ouvrez donc les yeux ! »vrai manifeste des ultraroyalistes. Il en discute les arguments, il prend la peine de relever différents passages qui outragent à la fois la vérité et le sens commun. Nous ne le suivrons pas dans ces développements qui soulèvent le cœur de dégoût.

No XXIII. (Du 12 au 19 décembre.) — La pénurie des finances, sans cesse aggravée par une administration désastreuse, en nécessitant la convocation des États généraux, avait amené la Révolution. Quelques voleurs de grand chemin (comme Calonne) remplacèrent Turgot au contrôle général. Après eux, Necker fut imposé à Louis XVI. La cour le fit chasser, et nous avons vu que le renvoi de ce ministre populaire provoqua le mouvement du 14 juillet. Necker revint, mais cet honnête banquier ne fut pas à la hauteur de sa tâche. Le déficit devenait effrayant.

« Tous les écrivains, dit Loustallot, qui parlent de finances, tous les ministres qui en développent quelques points, se servent de termes et de formes si loin de votre portée, qu’ils ressemblent fort à ces prêtres indiens qui craignent d’apprendre à ceux qui ne sont point de leur caste la langue dans laquelle sont écrites leurs lois politiques et religieuses.

« On a bientôt hérissé de chiffres cinq à six pages qui font peur à la première vue, et qui dégoûtent de l’instruction ; on calcule ensuite tout à son aise, on remplit, on vide comme on veut les coffres publics, quand on est sûr de n’être pas lu. Il faut enfin que ceux qui administrent vos affaires ou qui aspirent à vous éclairer, renoncent à se jouer de votre intelligence, à vous donner des charlataneries pour des vérités ; « ils sont finis, » disent nos représentants, « ces jours de notre enfance, et désormais, en finances »tout ce qui n’est pas à la portée de tout le monde n’est plus à la portée de personne. »

« Vous entendez dire chaque jour, citoyens, que les finances sont le nerf d’un État, que le sort de la chose publique est attaché aux finances. Combien ne seriez-vous donc pas coupables, si vous négligiez de vous instruire sur un point si important ! Quand vous étiez esclaves, vous pouviez payer aveuglément, car votre contribution était arrachée par force à la faiblesse ; mais, puisque vous êtes redevenus membres du souverain, votre contribution devant être volontaire, il faut que vous sachiez pourquoi vous payez, que votre contribution se trouve énorme ou médiocre. »

Et il expose à ses lecteurs le secret des finances, le rapport entre les recettes et les dépenses. Il leur explique la manœuvre coupable des anticipations qui permet au gouvernement de dévorer les revenus futurs. Grâce à ces expédients, l’État a près d’un milliard de dettes criardes.

Necker, pour faire face à ces éventualités menaçantes, dut convertir la caisse d’escompte en caisse nationale, créer 50 millions d’actions. À ce prix, la caisse nationale avancerait 70 millions pour les besoins les plus pressants. Ce compromis, imposé à Necker par les circonstances, inspire à notre rédacteur, fort au courant des affaires financières, les réflexions suivantes ; c’est une justification officieuse du ministre.

« Le ministre n’a proposé ce plan qu’en avouant qu’il était contraire à ses principes, qu’il se ressent de la contrariété des circonstances, qu’il est possible d’en présenter un meilleur. Ne voyons-nous pas dans ce langage celui d’un honnête homme, à qui d’impitoyables agioteurs ont mis le poignard sur la gorge, et à qui ils ont dit : « tu aimes la patrie, tu veux la servir, la sauver ; mais pour cela, il te faut de l’argent dans ce moment de crise ; nous l’avons, nous, l’argent ? Eh bien, tu n’en auras pas, à moins que tu ne fasses convertir notre compagnie en caisse nationale, c’est-à-dire que tu ne nous donnes le moyen de faire payer longtemps et chèrement à la nation le petit secours que tu nous demandes pour elle. »

« La conversion de la caisse d’escompte en caisse nationale assurerait aux actionnaires de gros bénéfices, et aux maisons de banque qui sont en possession de l’administrer avec des bénéfices énormes, le terrible avantage de disposer du sort de l’État, de faire et de défaire les ministres, de faire prendre au commerce la marche qui leur serait la plus avantageuse, enfin de mettre les provinces à la merci, non pas de la ville de Paris, mais de quelques banquiers de Paris.

« Grand pouvoir et grand bénéfice ; voilà les deux objets auxquels a aspiré la compagnie de la caisse d’escompte. Ils ont dit : l’État nous doit, il ne peut pas nous payer, il a même besoin de nous ; nous pouvons donc tout demander ; et ils l’ont fait.

« N’allez pas croire, citoyens, que le projet de convertir la caisse d’escompte en caisse nationale soit né dans la tête du premier ministre ; je vous atteste qu’il est né de la cupidité et de l’ambition des administrateurs de la caisse d’escompte : ils l’avouent assez clairement…

« Oui, citoyens, la caisse d’escompte exige de nous de la reconnaissance, et pour ce qu’elle a fait en faveur du ministère, et pour ce qu’elle fera dans la suite. Je ne sache rien de comparable à cette prétention, que celle des parlements, qui prétendent aussi que nous leur devons de la reconnaissance, parce que, sous prétexte de nous défendre, ils ont continuellement cherché à donner de l’extension à leurs pouvoirs. »

Et il termine en exprimant l’assurance de voir rétablir facilement l’équilibre du budget, quand l’Assemblée aura déraciné quelques abus et rayé les pensions honteuses inscrites au Livre-Rouge.

No XXIV. (Du 19 au 26 décembre.) — Le rédacteur des Révolutions remonte au principe de l’organisation sociale des peuples et indique dans une page digne de Montesquieu les nécessités qui s’imposent à tous les législateurs.

« Tous les hommes qui ont conçu le sublime projet de donner des lois aux nations ont senti, malgré les vastes ressources qu’ils trouvent en eux-mêmes, la nécessité de s’armer d’une autorité qui commandât l’obéissance, qui créât, pour ainsi dire, la persuasion, qui fît fondre, devant leurs sages conceptions, les nombreuses difficultés que leur opposaient les idées reçues, les habitudes, les préjugés, les vices des peuples et des hommes. Ils associèrent la divinité à leur génie, et ils ne se montrèrent à eux que comme les organes de la sagesse suprême. Ce ressort puissant a soutenu, pendant une longue suite de siècles, les Constitutions auxquelles il était adapté : quelques-unes ont survécu aux États, et subsistent encore comme ces colonnes qui se soutiennent, au milieu des décombres, dans les belles ruines de l’antiquité.

« Il y a trop de lumières répandues dans toute la France, pour que ses législateurs puissent user des fraudes utiles et pieuses des Lycurgue, des Moïse et des Numa. Ce n’est que par la froide et simple raison, par l’évidence du bien, qu’ils peuvent fonder leur ouvrage ; moyen solide, sans doute, mais qui suppose un peuple composé d’hommes également éclairés, également vertueux.

« Un tel peuple n’existe point et n’existera vraisemblablement jamais. Il faut donc faire la Constitution pour le peuple, puisqu’on ne peut faire le peuple pour la Constitution. Il faut, à l’exemple de Solon, proposer au peuple non pas les meilleures lois possibles, mais les meilleures qu’il puisse supporter.

« L’esprit de législation consiste donc à distinguer les coutumes, les abus, les préjugés que l’on peut attaquer à force ouverte, de ceux qu’il faut miner sourdement. Cet esprit ne suppose pas seulement la connaissance du cœur humain ; il suppose une étude profonde du peuple qui est à constituer.

« Préparer des moyens de détruire ses préjugés, et les vices qui lui sont chers, en paraissant s’y accommoder, est la seule magie législative qui soit possible et permise. »

Le vaillant publiciste veut que la législation nouvelle batte en brèche tous les vieux préjugés qui retardent le progrès de la civilisation. Il prend au nom de l’égalité la défense des Juifs, des comédiens, du bourreau, privés encore de leur droit de citoyen. Il s’élève contre l’usage barbare du duel. Enfin, au nom de l’humanité et de la justice, il proteste hautement contre la peine de mort.

« La peine de mort est nécessaire, dit-on, pour empêcher le malfaiteur de récidiver ; et garrottez-le, faites-en un esclave de la peine, rendez-le bon à quelque chose. Quoi ! vingt-quatre millions de citoyens n’ont pas une assez grande force publique pour mettre quelques centaines de malfaiteurs hors d’état de récidiver. Comment faisaient les Romains, comment fait l’impératrice de Russie, comment fait Joseph lui-même[1], ce Joseph dont le nom n’est prononcé dans ce moment qu’avec horreur ? il a aboli la peine de mort. Ah ! que de travaux publics qui écrasent, qui avilissent le citoyen, et auxquels on ne devrait employer que les malfaiteurs !

« Leur mort est utile, enfin, pour effrayer les méchants et les contenir dans la terreur. Quiconque a vu une exécution, et est entré dans un bagne, sent bien le vide de cette objection, et toute la justesse de cette idée de Beccaria : "Le frein le plus propre à arrêter les crimes n’est pas tant le spectacle terrible et momentané de la mort d’un scélérat, que le spectacle continuel d’un homme privé de sa liberté, transformé en quelque sorte en bête de somme ; et restituant à la société par un travail pénible, et de toute sa vie, le dommage qu’il lui a fait…" Dans notre affreuse pratique, la peine de mort ne punissait vraiment pas le criminel ; elle le retranchait seulement du nombre des vivants. Il n’apprenait jamais son jugement qu’une heure avant l’exécution. Il était alors livré aux exhortations d’un prêtre, et quelques minutes de souffrances lui ôtaient bientôt la faculté de réfléchir sur l’énormité de son crime. Je parle du plus ordinaire des supplices, car je ne veux pas savoir, pour l’honneur de la France, qu’elle en emploie quelques-uns où l’art de prolonger la vie et les douleurs s’exerce par une atroce habileté, digne des plus cruels cannibales.

« Cependant, que l’on donne le choix à un criminel, ou de la mort ou d’une servitude à vie, et il ne balancera pas à mourir. Il ne vivrait que pour les remords et les souffrances. La mort est pour lui un véritable bienfait. »

Et à la fin de son véhément plaidoyer contre la peine de mort, Loustallot tire cette conséquence fort juste : « C’est parce que M. le lieutenant-criminel assassine dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassiné sans formes Foulon et Berthier. »

No XXV. (Du 26 décembre 1789 au 2 janvier 1790.) — Nous avons vu dans le no  XXII la dénonciation d’un complot royaliste. Cette conspiration allait éclater à la fin de décembre. Les conjurés voulaient comme au 5 octobre enlever le roi, appeler les provinces à la guerre civile, assassiner La Fayette, Necker, et Bailly, maire de Paris. Dans la nuit de Noël, on arrêta le chef du mouvement, Thomas de Mahy, marquis de Favras. C’était l’agent le plus actif du parti de la cour, la créature de Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII).

Loustallot reproche à la municipalité de n’avoir pris des mesures énergiques que le 25, quand il a annoncé le complot dans son journal, dès le 12. Il demande pourquoi le pont de Charenton, ce poste si important, n’a pas été gardé depuis plusieurs semaines. Voulait-on faciliter le coup d’État ?

Monsieur, gravement compromis, vint à l’Assemblée pour se défendre contre ce qu’il appelait les calomnies des Parisiens. Son discours fut une longue série de mensonges. Il prétendait n’avoir pas vu Favras depuis 1775.

Voici les observations de notre journaliste.

« Monsieur affirme n’avoir point parlé au sieur de Favras depuis 1775, et cependant s’être servi de lui pour faire un emprunt de deux millions, sans l’avoir vu, sans lui avoir écrit, sans avoir communiqué avec lui. Ce qui ne paraîtrait pas vraisemblable s’il s’agissait des affaires d’un particulier, devient possible dès qu’il s’agit des affaires d’un prince. La seule chose qui soit frappante, c’est que ce M. Favras, qui s’est chargé de faire cet emprunt, soit en même temps le chef d’une conjuration. Le hasard, il faut l’avouer, a singulièrement desservi Monsieur.

« Ceux qui savent que M. Favras a un frère, grand faiseur d’affaires, trouveront ce hasard moins singulier.

« Mais ne se pourrait-il pas que ce ne fût point l’effet du hasard, et que ceux qui ont engagé le prince à employer M. de Favras, n’ignorassent point les projets de ce dernier ?

« Ne se pourrait-il pas que les conjurés, manquant d’argent et de ressources, aient su que Monsieur était dans l’intention de faire un emprunt, et qu’ils aient conçu l’idée d’abuser du crédit de ce prince, et de s’en servir pour le compte de l’aristocratie, en feignant de ne servir que lui ?… Monsieur a bien dit qu’il ne s’abaisserait pas jusqu’à se justifier d’un crime aussi bas ; c’est le langage de l’indignation, mais en même temps il s’élevait aussi haut qu’il puisse jamais monter en se justifiant, en mettant le dernier des citoyens à portée d’être juge de sa conduite, en nous tranquillisant sur les papiers qui prouvaient l’existence d’une relation d’intérêt entre lui et le principal conjuré. »

« Monsieur a fait plus, il a professé publiquement ses sentiments patriotiques ; il a rappelé que, dans la seconde assemblée des notables, il avait voté pour la double représentation des communes, et il a demandé que l’on crût à son innocence sur sa parole, jusqu’à ce que quelqu’un eût cité une seule de ses actions, un seul de ses discours, qui ait démenti ces principes. »

Loustallot, demandant que la justice frappe sans distinction tous ceux qui ont conspiré contre le peuple, conclut en ces termes :

« Citoyens ! il faudrait qu’un juste supplice, infligé à ceux que nous avons eu la bassesse d’appeler des grands, et qui ne sont que de grands coupables, effraye le génie aristocratique ; et cela n’arrivera point tant que nous souffrirons que le procureur du roi fasse les fonctions du procureur général de la nation[2]. »

« Que le procureur du roi, le procureur-syndic de la Commune, emploient toute leur activité à poursuivre les coupables ; mais il n’y a point là de quoi nous satisfaire. Le seul moyen de faire punir les criminels de lèse-nation est de rentrer dans les principes, en rétablissant les accusations publiques pour le crime de lèse-nation. »

Nous verrons plus loin que l’affaire se termina comme on pouvait le prévoir. Le comte de Provence sacrifia son complice Favras. Le courageux aventurier apprit à ses dépens qu’il ne faut pas se fier à la parole des princes, et que les grands sont sujets à désavouer leurs défenseurs les plus fidèles dans les jours de malheur. Il fut pendu comme un coupeur de bourses vulgaire, et vingt-cinq ans après, celui qui l’avait lâchement abandonné montait sans remords sur le trône de France.

  1. Joseph II, empereur d’Autriche, fils de Marie-Thérèse et frère de Marie-Antoinette.
  2. Robespierre. (Note des Révolutions de Paris.)