Éloge funèbre/Édition Garnier

ÉLOGE FUNÈBRE
DES OFFICIERS
QUI SONT MORTS DANS LA GUERRE DE 1741
(1748[1])


Un peuple qui fut l’exemple des nations, qui leur enseigna tous les arts, et même celui de la guerre, le maître des Romains, qui ont été nos maîtres, la Grèce enfin, parmi ses institutions qu’on admire encore, avait établi l’usage de consacrer, par des éloges funèbres, la mémoire des citoyens qui avaient répandu leur sang pour la patrie. Coutume digne d’Athènes, digne d’une nation valeureuse et humaine, digne de nous ! Pourquoi ne la suivrions-nous pas, nous longtemps les heureux rivaux en tant de genres de cette nation respectable ? Pourquoi nous renfermer dans l’usage de ne célébrer après leur mort que ceux qui, ayant été donnés en spectacle au monde par leur élévation, ont été fatigués d’encens pendant leur vie ?

Il est juste sans doute, il importe au genre humain, de louer les Titus, les Trajan, les Louis XII, les Henri IV, et ceux qui leur ressemblent. Mais ne rendra-t-on jamais qu’à la dignité ces devoirs, si intéressants et si chers quand ils sont rendus à la personne ; si vains quand ils ne sont qu’une partie nécessaire d’une pompe funèbre, quand le cœur n’est point touché, quand la vanité seule de l’orateur parle à la vanité des hommes, et que, dans un discours composé et dans une division forcée, on s’épuise en éloges vagues qui passent avec la fumée des flambeaux funéraires ? Du moins, s’il faut célébrer toujours ceux qui ont été grands, réveillons quelquefois la cendre de ceux qui ont été utiles. Heureux sans doute (si la voix des vivants peut percer la nuit des tombeaux), heureux le magistrat immortalisé par le même organe[2] qui avait fait verser tant de pleurs sur la mort de Marie d’Angleterre, et qui fut digne de célébrer le grand Condé ! Mais si la cendre de Michel Le Tellier reçut tant d’honneurs, est-il un bon citoyen qui ne demande aujourd’hui : « Les a-t-on rendus au grand Colbert, à cet homme qui fit naître tant d’abondance en ranimant tant d’industries, qui porta ses vues supérieures jusqu’aux extrémités de la terre, qui rendit la France la dominatrice des mers, et à qui nous devons une grandeur et une félicité longtemps inconnue ? »

Ô mémoire ! ô noms du petit nombre d’hommes qui ont bien servi l’État ! vivez éternellement ; mais surtout ne périssez pas tout entiers, vous, guerriers, qui êtes morts pour nous défendre. C’est votre sang qui nous a valu des victoires ; c’est sur vos corps déchirés et palpitants que vos compagnons ont marché à l’ennemi, et qu’ils ont monté à tant de remparts ; c’est à vous que nous devons une paix glorieuse achetée par votre perte. Plus la guerre est un fléau épouvantable rassemblant sous lui toutes les calamités et tous les crimes, plus grande doit être notre reconnaissance envers ces braves compatriotes qui ont péri pour nous donner cette paix heureuse qui doit être l’unique but de la guerre et le seul objet de l’ambition d’un vrai monarque.

Faibles et insensés mortels que nous sommes, qui raisonnons tant sur nos devoirs, qui avons tant approfondi notre nature, nos malheurs et nos faiblesses, nous faisons sans cesse retentir nos temples de reproches et de condamnations : nous anathématisons les plus légères irrégularités de la conduite, les plus secrètes complaisances des cœurs ; nous tonnons contre des vices, contre des défauts, condamnables il est vrai, mais qui troublent à peine la société. Cependant quelle voix chargée d’annoncer la vertu s’est jamais élevée contre ce crime si grand et si universel ; contre cette rage destructive qui change en bêtes féroces des hommes nés pour vivre en frères ; contre ces déprédations atroces, contre ces cruautés qui font de la terre un séjour de brigandage, un horrible et vaste tombeau ?

Des bords du Pô jusqu’à ceux du Danube, on bénit de tous côtés, au nom du même Dieu, ces drapeaux sous lesquels marchent des milliers de meurtriers mercenaires, à qui l’esprit de débauche, de libertinage et de rapine, a fait quitter leurs campagnes ; ils vont, et ils changent de maîtres ; ils s’exposent à un supplice infâme pour un léger intérêt ; le jour du combat vient, et souvent le soldat qui s’était rangé naguère sous les enseignes de sa patrie répand sans remords le sang de ses propres concitoyens : il attend avec avidité le moment où il pourra, dans le champ du carnage, arracher aux mourants quelques malheureuses dépouilles qui lui sont enlevées par d’autres mains. Tel est trop souvent le soldat ; telle est cette multitude aveugle et féroce dont on se sert pour changer la destinée des empires, et pour élever les monuments de la gloire. Considérés tous ensemble, marchant avec ordre sous un grand capitaine, ils forment le spectacle le plus fier et le plus imposant qui soit dans l’univers ; pris chacun à part, dans l’enivrement de leurs frénésies brutales (si on en excepte un petit nombre), c’est la lie des nations.

Tel n’est point l’officier : idolâtre de son honneur et de celui de son souverain, bravant de sang-froid la mort avec toutes les raisons d’aimer la vie, quittant gaiement les délices de la société pour des fatigues qui font frémir la nature ; humain, généreux, compatissant, tandis que la barbarie étincelle de rage partout autour de lui ; né pour les douceurs de la société, comme pour les dangers de la guerre ; aussi poli que fier, orné souvent par la culture des lettres, et plus encore par les grâces de l’esprit. À ce portrait, les nations étrangères reconnaissent nos officiers ; elles avouent surtout que, lorsque le premier feu trop ardent de leur jeunesse est tempéré par un peu d’expérience, ils se font aimer même de leurs ennemis. Mais si leurs grâces et leur franchise ont adouci quelquefois les esprits les plus barbares, que n’a point fait leur valeur ?

Ce sont eux qui ont défendu pendant tant de mois cette capitale de la Bohême[3], conquise par leurs mains en si peu de moments ; eux, qui attaquaient, qui assiégeaient leurs assiégeants ; eux, qui donnaient de longues batailles dans des tranchées ; eux, qui bravèrent la faim, les ennemis, la mort, la rigueur inouïe des saisons dans cette marche mémorable, moins longue que celle des Grecs de Xénophon, mais non moins pénible et non moins hasardeuse[4]. On les a vus, sous un prince aussi vigilant qu’intrépide[5], précipiter leurs ennemis du haut des Alpes, victorieux à la fois de tous les obstacles que la nature, l’art et la valeur, opposaient à leur courage opiniâtre. Champs de Fontenoy[6], rivages de l’Escaut et de la Meuse teints de leur sang, c’est dans vos campagnes que leurs efforts ont ramené la victoire aux pieds de ce roi que les nations conjurées contre lui auraient dû choisir pour leur arbitre. Que n’ont-ils point exécuté, ces héros dont la foule est connue à peine ?

Qu’avaient donc au-dessus d’eux ces centurions et ces tribuns des légions romaines ? En quoi les passaient-ils, si ce n’est peut-être dans l’amour invariable de la discipline militaire ? Les anciens Romains éclipsèrent, il est vrai, toutes les autres nations de l’Europe, quand la Grèce fut amollie et désunie et quand les autres peuples étaient encore des barbares destitués de bonnes lois, sachant combattre et ne sachant pas faire la guerre, incapables de se réunir à propos contre l’ennemi commun, privés du commerce, privés de tous les arts et de toutes les ressources. Aucun peuple n’égale encore les anciens Romains. Mais l’Europe entière vaut aujourd’hui beaucoup mieux que ce peuple vainqueur et législateur, soit que l’on considère tant de connaissances perfectionnées, tant de nouvelles inventions ; ce commerce immense et habile qui embrasse les deux mondes ; tant de villes opulentes élevées dans des lieux qui n’étaient que des déserts sous les consuls et sous les Césars ; soit qu’on jette les yeux sur ces armées nombreuses et disciplinées qui défendent vingt royaumes policés ; soit qu’on perce cette politique toujours profonde, toujours agissante, qui tient la balance entre tant de nations. Enfin la jalousie même qui règne entre les peuples modernes, qui excite leur génie et qui anime leurs travaux, sert encore à élever l’Europe au-dessus de ce qu’elle admirait stérilement dans l’ancienne Rome, sans avoir ni la force ni même le désir de l’imiter. Mais, de tant de nations, en est-il une qui puisse se vanter de renfermer dans son sein un pareil nombre d’officiers tels que les nôtres ? Quelquefois, ailleurs, on sert pour faire sa fortune, et parmi nous on prodigue la sienne pour servir ; ailleurs on trafique de son sang avec des maîtres étrangers, ici on brûle de donner sa vie pour son pays ; là on marche parce qu’on est payé ; ici on vole à la mort pour être regardé de son souverain, et l’honneur a toujours fait de plus grandes choses que l’intérêt.

Souvent, en parlant de tant de travaux et de tant de belles actions, nous nous dispensons de la reconnaissance en disant que l’ambition a tout fait. C’est la logique des ingrats. Qui nous sert veut s’élever, je l’avoue ; oui, on est excité en tout genre par cette noble ambition, sans laquelle il ne serait point de grands hommes. Si on n’avait pas devant les yeux des objets qui redoublent l’amour du devoir, serait-on bien récompensé par ce public si ardent quelquefois, et si précipité dans ses éloges, mais toujours plus prompt dans ses censures, passant de l’enthousiasme à la tiédeur, et de la tiédeur à l’oubli ?

Sybarites tranquilles dans le sein de nos cités florissantes, occupés des raffinements de la mollesse, devenus insensibles à tout, et au plaisir même, pour avoir tout épuisé ; fatigués de ces spectacles journaliers dont le moindre eût été une fête pour nos pères, et de ces repas continuels, plus délicats que les festins des rois ; au milieu de tant de voluptés si accumulées et si peu senties, de tant d’arts, de tant de chefs-d’œuvre si perfectionnés et si peu considérés, enivrés et assoupis dans la sécurité et dans le dédain, nous apprenons la nouvelle d’une bataille ; on se réveille de sa douce léthargie pour demander avec empressement des détails dont on parle au hasard, pour censurer le général, pour diminuer la perte des ennemis, pour enfler la nôtre. Cependant cinq ou six cents familles du royaume sont, ou dans les larmes, ou dans la crainte : elles gémissent, retirées dans l’intérieur de leurs maisons, et redemandent au ciel des frères, des époux, des enfants. Les paisibles habitants de Paris se rendent le soir aux spectacles, où l’habitude les entraîne plus que le goût ; et si, dans les repas qui succèdent aux spectacles, on parle un moment des morts qu’on a connus, c’est quelquefois avec indifférence, ou en rappelant leurs défauts, quand on ne devrait se souvenir que de leur perte ; ou même en exerçant contre eux ce facile et malheureux talent d’une raillerie maligne, comme s’ils vivaient encore.

Mais quand nous apprenons que, dans le cours de nos succès, un revers, tel qu’en ont éprouvé dans tous les temps les plus grands capitaines, a suspendu le progrès de nos armes, alors tout est désespéré ; alors on affecte de craindre, quoiqu’on ne craigne rien en effet. Nos reproches amers persécutent jusque dans le tombeau le général dont les jours ont été tranchés dans une action malheureuse[7]. Et savons-nous quels étaient ses desseins, ses ressources ? et pouvons-nous, de nos lambris dorés, dont nous ne sommes presque jamais sortis, voir d’un coup d’œil juste le terrain sur lequel on a combattu ? Celui que vous accusez a pu se tromper ; mais il est mort en combattant pour vous ! Quoi ! nos livres, nos écoles, nos déclamations historiques, répéteront sans cesse le nom d’un Cynégire, qui, ayant perdu les bras en saisissant une barque persane, l’arrêtait encore vainement avec les dents ; et nous nous bornerions à blâmer notre compatriote, qui est mort en arrachant ainsi les palissades des retranchements ennemis, au combat d’Exiles, quand il ne pouvait plus les saisir de ses mains blessées[8].

Remplissons-nous l’esprit, à la bonne heure, de ces exemples de l’antiquité, souvent très-peu prouvés, et beaucoup exagérés ; mais qu’il reste au moins place dans nos esprits pour ces exemples de vertu, heureux ou malheureux, que nous ont donnés nos concitoyens. Le jeune Brienne, qui, ayant le bras fracassé à ce combat d’Exiles, monte encore à l’escalade en disant : « Il m’en reste un autre pour mon roi et pour ma patrie », ne vaut-il pas bien un habitant de l’Attique et du Latium ? et tous ceux qui comme lui s’avançaient à la mort, ne pouvant la donner aux ennemis, ne doivent-ils pas nous être plus chers que les anciens guerriers d’une terre étrangère ? N’ont-ils pas même mérité cent fois plus de gloire en mourant sous des boulevards inaccessibles que n’en ont acquis leurs ennemis, qui, en se défendant contre eux avec sûreté, les immolaient sans danger et sans peine ?

Que dirai-je de ceux qui sont morts à la journée de Dettingen, journée si bien préparée, et si mal conduite, et dans laquelle il ne manqua au général[9] que d’être obéi pour mettre fin à la guerre ? Parmi ceux dont l’histoire célébrera la valeur inutile et la mort malheureuse, oubliera-t-on un jeune Boufflers[10], un enfant de dix ans, qui, dans cette bataille, a une jambe cassée, qui la fait couper sans se plaindre, et qui meurt de même ? exemple d’une fermeté rare parmi les guerriers, et unique à cet âge !

Si nous tournons les yeux sur des actions, non pas plus hardies, mais plus fortunées, que de héros dont les exploits et les noms doivent être sans cesse dans notre bouche ! que de terrains arrosés du plus beau sang, et célèbres par des triomphes ! Là s’élevaient contre nous cent boulevards qui ne sont plus. Que sont devenus ces ouvrages de Fribourg, baignés de sang, écroulés sous leurs défenseurs, entourés des cadavres des assiégeants ? On voit encore les remparts de Namur, et ces châteaux qui font dire au voyageur étonné : Comment a-t-on réduit cette forteresse, qui touche aux nues ? On voit Ostende, qui jadis soutenait des siéges de trois années, et qui s’est rendue en cinq jours à nos armes victorieuses. Chaque plaine, chaque ville de ces contrées est un monument de notre gloire ; mais que cette gloire a coûté !

Ô peuples heureux, donnez au moins à des compatriotes qui ont expiré victimes de cette gloire, ou qui survivent encore à une partie d’eux-mêmes, les récompenses que leurs cendres ou leurs blessures vous demandent ! Si vous les refusiez, les arbres, les campagnes de la Flandre, prendraient la parole pour vous dire : C’est ici que ce modeste et intrépide Lutteaux[11], chargé d’années et de services, déjà blessé de deux coups, affaibli et perdant son sang, s’écria : « Il ne s’agit pas de conserver sa vie, il faut en rendre les restes utiles ! » et, ramenant au combat des troupes dispersées, reçut le coup mortel qui le mit enfin au tombeau. C’est là que le colonel des gardes-françaises[12], en allant le premier reconnaître les ennemis, fut frappé le premier dans cette journée meurtrière, et périt en faisant des souhaits pour le monarque et pour l’État. Plus loin est mort le neveu de ce célèbre archevêque de Cambrai, l’héritier des vertus de cet homme unique qui rendit la vertu si aimable[13].

Ô qu’alors les places des pères deviennent à bon droit l’héritage des enfants ! Qui peut sentir la moindre atteinte de l’envie quand, sur les remparts de Tournai, un de ces tonnerres souterrains qui trompent la valeur et la prudence, ayant emporté les membres sanglants et dispersés du colonel de Normandie[14], ce régiment est donné le même jour à son jeune fils[15] ; et ce corps invincible ne crut point avoir changé de conducteur ? Ainsi cette troupe étrangère devenue si nationale, qui porte le nom de Dillon[16], a vu les enfants et les frères succéder rapidement à leurs pères et à leurs frères tués dans les batailles ; ainsi le brave d’Aubeterre, le seul colonel tué au siége de Bruxelles, fut remplacé par son valeureux frère. Pourquoi faut-il que la mort nous l’enlève encore ?

Le gouvernement de la Flandre, de ce théâtre éternel de combats, est devenu le juste partage du guerrier qui, à peine au sortir de l’enfance, avait tant de fois en un jour exposé sa vie à la bataille de Raucoux[17]. Son père marcha à côté de lui à la tête de son régiment, et lui apprit à commander et à vaincre ; la mort, qui respecta ce père généreux et tendre dans cette bataille, où elle fut à tout moment autour d’eux, l’attendait dans Gênes sous une forme différente : c’est là qu’il a péri avec la douleur de ne pas verser son sang sur les bastions de la ville assiégée, mais avec la consolation de laisser Gênes libre, et emportant dans la tombe le nom de son libérateur.

De quelque côté que nous tournions nos regards, soit sur cette ville délivrée, soit sur le Pô et sur le Tésin, sur la cime des Alpes, sur les bords de l’Escaut, de la Meuse et du Danube, nous ne verrons que des actions dignes de l’immortalité, ou des morts qui demandent nos éternels regrets.

Il faudrait être stupide pour ne pas admirer, et barbare pour n’être pas attendri. Mettons-nous un moment à la place d’une épouse craintive, qui embrasse dans ses enfants l’image du jeune époux qu’elle aime[18], tandis que ce guerrier, qui avait cherché le péril en tant d’occasions, et qui avait été blessé tant de fois, marche aux ennemis dans les environs de Gênes, à la tête de sa brave troupe ; cet homme qui, à l’exemple de sa famille, cultivait les lettres et les armes, et dont l’esprit égalait la valeur, reçoit le coup funeste qu’il avait tant cherché : il meurt. À cette nouvelle la triste moitié de lui-même s’évanouit au milieu de ses enfants, qui ne sentent pas encore leur malheur. Ici une mère et une épouse veulent partir pour aller secourir en Flandre un jeune héros dont la sagesse et la vaillance prématurée lui méritaient la tendresse du dauphin, et semblaient lui promettre une vie glorieuse ; elles se flattent que leurs soins le rendront à la vie, et on leur dit : Il est mort[19]. Quel moment, quel coup funeste pour la fille d’un empereur infortuné, idolâtre de son époux, son unique consolation, son seul espoir dans une terre étrangère, quand on lui dit : Vous ne reverrez jamais l’époux pour qui seul vous aimiez la vie[20] !

Une mère vole, sans s’arrêter, en Flandre, dans les transes cruelles où la jette la blessure de son jeune fils[21]. Déjà, dans la bataille de Raucoux, elle avait vu son corps percé et déchiré d’un de ces coups affreux qui ne laissent plus qu’une vie languissante ; cette fois elle est encore trop heureuse : elle rend grâce au ciel de voir ce fils privé d’un bras, lorsqu’elle tremblait de le trouver au tombeau.

Ne suivons ici ni l’ordre des temps ni celui de nos exploits et de nos pertes. Le sentiment n’a point de règles. Je me transporte à ces campagnes voisines d’Augsbourg, où le père de ce jeune guerrier dont je parle sauvait les restes de notre armée, et les dérobait à la poursuite d’un ennemi que le nombre et la trahison rendaient si supérieur. Mais, dans cette manœuvre habile, nous perdons ce dernier rejeton de la maison de Rupelmonde, cet officier si instruit et si aimable, qui avait fait l’étude la plus approfondie de la guerre, et qui réunissait l’intrépidité de l’âme, la solidité et les grâces de l’esprit, à la douceur et à la facilité du commerce : il laisse dans les larmes une épouse et une mère digne d’un tel fils[22] ; il ne leur reste plus de consolation sur la terre.

Maintenant, esprits dédaigneux et frivoles, qui prodiguez une plaisanterie si insultante et si déplacée sur tout ce qui attendrit les âmes nobles et sensibles ; vous qui, dans les événements frappants dont dépend la destinée des royaumes, ne cherchez à vous signaler que par ces traits que vous appelez bons mots, et qui par là prétendez une espèce de supériorité dans le monde ; osez ici exercer ce misérable talent d’une imagination faible et barbare ; ou plutôt, s’il vous reste quelque humanité, mêlez vos sentiments à tant de regrets et quelques pleurs à tant de larmes. Mais êtes-vous dignes de pleurer ?

Que surtout ceux qui ont été les compagnons de tant de dangers, et les témoins de tant de pertes, ne prennent pas dans l’oisiveté voluptueuse de nos villes, dans la légèreté du commerce, cette habitude, trop commune à notre nation, de répandre un air de frivolité et de dérision sur ce qu’il y a de plus glorieux dans la vie, et de plus affreux dans la mort. Voudraient-ils s’avilir ainsi eux-mêmes, et flétrir ce qu’ils ont tant d’intérêt d’honorer ?

Que ceux qui ne s’occupent que de nos froids et ridicules romans ; que ceux qui ont le malheur de ne se plaire qu’à ces puériles pensées plus fausses que délicates dont nous sommes tant rebattus, dédaignent ce tribut simple de regrets qui partent du cœur ; qu’ils se lassent de ces peintures vraies de nos grandeurs et de nos pertes, de ces éloges sincères donnés à des noms, à des vertus qu’ils ignorent ; je ne me lasserai point de jeter des fleurs sur les tombeaux de nos défenseurs ; j’élèverai encore ma faible voix ; je dirai : Ici a été tranchée dans sa fleur la vie de ce jeune guerrier[23] dont les frères combattent sous nos étendards, dont le père a protégé les arts à Florence sous une domination étrangère. Là fut percé d’un coup mortel le marquis de Beauvau son cousin, quand le digne petit-fils du grand Condé forçait la ville d’Ypres à se rendre[24]. Accablé de douleurs incroyables, entouré de nos soldats, qui se disputaient l’honneur de le porter, il leur disait d’une voix expirante : « Mes amis, allez où vous êtes nécessaires, allez combattre ; et laissez-moi mourir. » Qui pourra célébrer dignement sa noble franchise, ses vertus civiles, ses connaissances, son amour des lettres, le goût éclairé des monuments antiques enseveli avec lui ? Ainsi périssent d’une mort violente, à la fleur de leur âge, tant d’hommes dont la patrie attendait son avantage et sa gloire ; tandis que d’inutiles fardeaux de la terre amusent dans nos jardins leur vieillesse oisive du plaisir de raconter les premiers ces nouvelles désastreuses.

Ô destin ! ô fatalité ! nos jours sont comptés ; le moment éternellement déterminé arrive, qui anéantit tous les projets et toutes les espérances. Le comte de Bissy, prêt à jouir de ces honneurs tant désirés par ceux mêmes sur qui les honneurs sont accumulés, accourt de Gênes devant Mastricht, et le dernier coup tiré des remparts lui ôte la vie ; il est la dernière victime immolée, au moment même que le ciel avait prescrit pour la cessation de tant de meurtres. Guerre qui as rempli la France de gloire et de deuil, tu ne frappes pas seulement par des traits rapides qui portent en un moment la destruction ! que de citoyens, que de parents et d’amis, nous ont été ravis par une mort lente, que les fatigues des marches, l’intempérie des saisons, traînent après elles !

Tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ! ô ami tendre, élevé dans cet invincible régiment du roi, toujours conduit par des héros, qui s’est tant signalé dans les tranchées de Prague, dans la bataille de Fontenoy, dans celle de Laufelt où il a décidé la victoire ! La retraite de Prague pendant trente lieues de glaces jeta dans ton sein les semences de la mort, que mes tristes yeux ont vues depuis se développer : familiarisé avec le trépas, tu le sentis approcher avec cette indifférence que les philosophes s’efforçaient jadis ou d’acquérir ou de montrer ; accablé de souffrances au dedans et au dehors, privé de la vue, perdant chaque jour une partie de toi-même, ce n’était que par un excès de vertu que tu n’étais point malheureux, et cette vertu ne te coûtait point d’effort. Je t’ai vu toujours le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. On ignorerait ce qu’on a perdu en toi, si le cœur d’un homme éloquent n’avait fait l’éloge du tien dans un ouvrage consacré à l’amitié, et embelli par les charmes de la plus touchante poésie[25]. Je n’étais point surpris que dans le tumulte des armes tu cultivasses les lettres et la sagesse : ces exemples ne sont pas rares parmi nous. Si ceux qui n’ont que de l’ostentation ne t’imposèrent jamais, si ceux qui dans l’amitié même ne sont conduits que par la vanité révoltèrent ton cœur, il y a des âmes nobles et simples qui te ressemblent. Si la hauteur de tes pensées ne pouvait s’abaisser à la lecture de ces ouvrages licencieux, délices passagers d’une jeunesse égarée à qui le sujet plaît plus que l’ouvrage ; si tu méprisais cette foule d’écrits que le mauvais goût enfante ; si ceux qui ne veulent avoir que de l’esprit te paraissaient si peu de chose ; ce goût solide t’était commun avec ceux qui soutiennent toujours la raison contre l’inondation de ce faux goût qui semble nous entraîner à la décadence. Mais par quel prodige avais-tu, à l’âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans autre étude que le secours de quelques bons livres ? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? et comment la simplicité d’un enfant timide couvrait-t-elle cette profondeur et cette force de génie ? Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton amitié ; à peine en ai-je goûté les charmes : non pas de cette amitié vaine qui naît dans les vains plaisirs, qui s’envole avec eux, et dont on a toujours à se plaindre ; mais de cette amitié solide et courageuse, la plus rare des vertus. C’est ta perte qui mit dans mon cœur ce dessein de rendre quelque honneur aux cendres de tant de défenseurs de l’État, pour élever aussi un monument à la tienne. Mon cœur, rempli de toi, a cherché cette consolation, sans prévoir à quel usage ce discours sera destiné, ni comment il sera reçu de la malignité humaine, qui à la vérité épargne d’ordinaire les morts, mais qui quelquefois aussi Insulte à leurs cendres, quand c’est un prétexte de plus de déchirer les vivants,

1er juin 1748.

N. B.[26] Le jeune homme qu’on regrette ici avec tant de raison est M. de Vauvenargues, longtemps capitaine au régiment du roi. Je ne sais si je me trompe, mais je crois qu’on trouvera dans la seconde édition de son livre plus de cent pensées qui caractérisent la plus belle âme, la plus profondément philosophe, la plus dégagée de tout esprit de parti.

Que ceux qui pensent méditent les maximes suivantes :


« La raison nous trompe plus souvent que la nature. »

« Si les passions l’ont plus de fautes que le jugement, c’est par la même raison que ceux qui gouvernent font plus de fautes que les hommes privés. » « Les grandes pensées viennent du cœur. »


(C’est ainsi que, sans le savoir, il se peignait lui-même.)


« La conscience des mourants calomnie leur vie. »

« La fermeté ou la faiblesse à la mort dépend de la dernière maladie. »


(J’oserais conseiller qu’on lût les maximes qui suivent celles-ci, et qui les expliquent.)


« La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre. » « La plus fausse de toutes les philosophies est celle qui, sous prétexte d’affranchir les hommes des embarras des passions, leur conseille l’oisiveté. »

« Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l’esprit. »

« Ce qui n’offense pas la société n’est pas du ressort de la justice. »

« Quiconque est plus sévère que les lois est un tyran. »

On voit, ce me semble, par ce peu de pensées que je rapporte, qu’on ne peut pas dire de lui ce qu’un des plus aimables esprits de nos jours a dit de ces philosophes de parti, de ces nouveaux stoïciens qui en ont imposé aux faibles :

Ils ont eu l’art de bien connaître
L’homme qu’ils ont imaginé ;
Mais ils n’ont jamais deviné
Ce qu’il est ni ce qu’il doit être[27].

J’ignore si jamais aucun de ceux qui se sont mêlés d’instruire les hommes a rien écrit de plus sage que son chapitre sur le bien et sur le mal moral. Je ne dis pas que tout soit égal dans le livre ; mais si l’amitié ne me fait pas illusion, je n’en connais guère qui soit plus capable de former une âme bien née et digne d’être instruite. Ce qui me persuade encore qu’il y a des choses excellentes dans cet ouvrage que M. de Vauvenargues nous a laissé, c’est que je l’ai vu méprisé par ceux qui n’aiment que les jolies phrases et le faux bel esprit[28].

FIN DE L’ÉLOGE FUNÈBRE.
  1. Ce morceau a été imprimé pour la première fois dans le volume intitulé la Tragédie de Sémiramis, et quelques autres pièces de littérature, 1749, in-8o et in-12. Il porte la date du 1er juin 1748. Ce n’est que dix ans plus tard que l’Académie française commença à proposer pour sujet de prix d’éloquence l’éloge d’un homme célèbre. Le premier ouvrage de ce genre qui fut couronné est l’Éloge du maréchal de Saxe, par Thomas, en 1759. (B.)
  2. Bossuet, qui a fait les oraisons funèbres de Henriette d’Angleterre, de Condé et de Le Tellier.
  3. Prague ; voyez, tome XV, page 194, le chapitre VI du Précis du Siècle de Louis XV.
  4. Voyez, tome XV, le chapitre II du Précis du Siècle de Louis XV ; et tome XX, page 604.
  5. Le prince de Conti ; voyez, tome XV, le chapitre IX du Précis du Siècle de Louis XV.
  6. Voyez, tome XV, le chapitre XV du Précis du Siècle de Louis XV.
  7. Le chevalier de Belle-Isle. (Note de Voltaire.)
  8. Voyez, tome XV, le chapitre XXII du Précis du Siècle de Louis XV.
  9. Le maréchal de Noailles ; voyez, tome XV, le chapitre X du Précis du Siècle de Louis XV.
  10. Boufflers de Remiancourt, neveu du duc de Boufflers. (Note de Voltaire.)
  11. Lieutenant-colonel des gardes, et lieutenant général. (Note de Voltaire.)
  12. Le duc de Gramont.
  13. Le marquis de Fénelon, lieutenant général, ambassadeur eu Hollande. (Note de Voltaire.)
  14. Le marquis de Talleyrand.
  15. Le comte de Périgord.
  16. La brigade irlandaise.
  17. Le duc de Boufflers, lieutenant général, s’était mis avec son fils, âgé de quinze ans, à la tête du régiment de ce jeune homme ; il avait reçu dix coups de feu dans ses habits ; il est mort à Gênes, et son fils a eu son gouvernement de Flandre. (Note de Voltaire.) — Voyez, tome XV, le chapitre XXI du Précis du Siècle de Louis XV.
  18. Le marquis de La Faye, tué à Gênes. (Note de Voltaire.)
  19. Le comte de Froulai. (Id.)
  20. Le comte de Bavière. (Note de Voltaire.)
  21. Le marquis de Ségur, depuis ministre de la guerre. (Id.)
  22. Yves-Marie de Recourt, comte de Rupelmonde, tué le 15 avril 1745, à Pfaffenhofen ; fils de cette même dame de Rupelmonde à qui Voltaire, en 1722, avait adressé le Pour et le Contre, et qui est morte en 1752. Marie-Chrétienne-Christine de Gramont, comtesse de Rupelmonde, sa bru, se fit carmélite en 1751. (Cl.)
  23. Le marquis de Beauvau, fils du prince de Craon. (Note de Voltaire.) — Il fut tué le 23 juin 1744.
  24. Ypres capitula le 27 juin.
  25. Voir la note 2 de la page 201.
  26. Dans la première édition, à la suite de Sémiramis, ce N. B. était en note. (B.)
  27. Ces vers sont de Saint-Lambert, dans son Épître à ****, dont voici les premiers vers :
    À vivre loin du jansénisme,
    Cher prince, je suis condamné.
     Le quatrième des vers que cite Voltaire s’y lit ainsi :
    Ce qu’est l’homme, ou ce qu’il doit être.
  28. L’ouvrage dont M. de Voltaire parle ci-dessus (page 259) est une Épître de M. de Marmontel, production de sa jeunesse, où l’on trouve une philosophie et des vers dignes de son maître.

    Dans le temps de la mort de M. de Vauvenargues, les jésuites avaient la manie de chercher à s’emparer des derniers moments de tous les hommes qui avaient quelque célébrité ; et s’ils pouvaient ou en extorquer quelque déclaration, ou réveiller dans leur âme affaiblie les terreurs de l’enfer, ils criaient au miracle. Un de ces pères se présenta chez M. de Vauvenargues mourant. « Qui vous a envoyé ici ? dit le philosophe. — Je viens de la part de Dieu, » répondit le jésuite. Vauvenargues le chassa ; puis, se tournant vers ses amis :

                       Cet esclave est venu ;
    Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.
                                              (Bajazet, I, i.)

    L’ouvrage de M. de Vanvenargues, imprimé après sa mort *, est intitulé Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

    Les éditeurs, pour faire passer les maximes hardies qu’il renferme, y ont joint une méditation et une prière trouvées dans les papiers de l’auteur, qui, dans une dispute sur Bossuet avec ses amis, avait soutenu qu’on pouvait parler de la religion avec majesté et avec enthousiasme sans y croire. On le défia de le prouver, et c’est pour répondre à ce défi qu’il fit les deux pièces qu’on trouve dans ses œuvres **. (K.)

    — L’Épître de Marmontel, dont il est question dans cette note, est imprimée à la tête de la tragédie de Denis le tyran : elle est adressée à Voltaire, et commence par ces vers :

    Des amis des beaux-arts ami tendre et sincère,
    Toi l’âme de mes vers, ô mon guide ! ô mon père !

    *. Il avait été imprimé de son vivant.

    **. L’assertion de Condorcet relativement à la méditation et à la prière qui se trouvent dans les Œuvres de Vauvenargues est vivement contestée par M. D.-L. Gilliert (édition de 1857, p. 230 et suiv.), ainsi que l’anecdote relative au jésuite et aux vers de Bajazet.