Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 90-93).

LXVI. — Pour ne pas divaguer dans l’infini et pour abréger, la religion chrétienne paraît avoir une réelle parenté avec une certaine Folie et fort peu de rapport avec la Sagesse. Souhaitez-vous des preuves ? Remarquez d’abord que les enfants, les vieillards, les femmes et les innocents prennent plus que d’autres plaisir aux cérémonies et aux choses religieuses et que, par la seule impulsion de la Nature, ils veulent être toujours auprès des autels. Voyez encore que les premiers fondateurs de la religion, attachés à une simplicité merveilleuse, ont été d’acharnés ennemis des lettres. Enfin, les fous les plus extravagants ne sont-ils pas ceux qu’a saisis tout entiers l’ardeur de la piété chrétienne ? Ils prodiguent leurs biens, négligent les injures, supportent la tromperie, ne font aucune distinction d’amis et d’ennemis, ont en horreur le plaisir, se rassasient de jeûnes, de veilles, de larmes, de labeurs et d’humiliations ; ils ont le dégoût de la vie, et l’impatience de la mort ; en un mot, on les dirait privés de tout sentiment humain, comme si leur esprit vivait ailleurs que dans leur corps. Que sont-ils donc, sinon des fous ? Et comment s’étonner que les Apôtres aient paru des gens ivres de vin doux, et que le juge Festus ait pris saint Paul pour un insensé ?

Cependant, puisque j’ai revêtu une bonne fois la peau du lion, je vous enseignerai encore ceci : c’est que le bonheur recherché par les chrétiens, au prix de tant d’épreuves, n’est qu’une sorte de démence et de folie. Ne redoutez pas les mots, pesez plutôt la réalité. Tout d’abord, les chrétiens ont une doctrine commune avec les Platoniciens : c’est que l’esprit, enveloppé et garrotté dans les liens du corps, et alourdi par la matière, ne peut guère contempler la vérité telle qu’elle est, ni en jouir ; aussi définit-on la philosophie une méditation de la mort, parce qu’elle détache l’âme des choses visibles et corporelles, ce qui est également l’œuvre de la mort. C’est pourquoi, aussi longtemps que l’âme utilise normalement les organes du corps, on la dit saine ; mais lorsque, rompant ses liens, elle s’efforce de s’affranchir et songe à fuir sa prison, on appelle cela folie. Si l’effort coïncide avec une maladie ou un défaut organique, il n’y a plus aucune hésitation. Pourtant voyons-nous de tels hommes prédire l’avenir, connaître les langues et la littérature, qu’auparavant ils n’avaient jamais apprises, et manifester en eux quelque chose de divin. Nul doute que leur âme, purifiée en partie du contact du corps, ne commence à développer son énergie native. La même cause, je pense, agit sur les agonisants, qui révèlent des facultés semblables et parlent parfois comme des prophètes inspirés.

Si l’ardeur religieuse provoque de tels effets, ce n’est peut-être point la même folie que la nôtre, mais cela en approche tellement que la plupart les confondent, surtout que le nombre est mince de ces pauvres hommes qui, par leur genre de vie, se tiennent entièrement à l’écart du genre humain.

Je me rappelle ici la fiction platonicienne de ces prisonniers enchaînés dans la caverne, d’où ils n’aperçoivent que les ombres des objets. Un d’eux, qui s’est enfui, revient dans l’antre, leur conte qu’il a vu les objets réels, et démontre par quelle grave erreur ils croient qu’il n’existe rien au-delà de ces ombres misérables. Étant devenu sage, il a pitié de ses compagnons et déplore la folie qui les retient dans une telle illusion ; mais eux, à leur tour, rient de son délire et le chassent. Il en est de même du commun des hommes. Ils s’attachent étroitement aux choses corporelles et croient qu’elles sont à peu près seules à exister. Les gens pieux, au contraire, négligent tout ce qui touche au corps et sont ravis tout entiers par la contemplation des choses invisibles. Les premiers s’occupent tout d’abord des richesses, ensuite des commodités du corps, en dernier lieu de leur âme, à laquelle, d’ailleurs, la plupart ne croient pas, parce que les yeux ne la perçoivent point. Inversement, les autres tendent tout leur effort vers Dieu, le plus simple de tous les êtres, puis vers l’objet qui s’en rapproche le plus, c’est-à-dire l’âme ; ils sont insoucieux du corps, méprisent l’argent et le fuient comme une infection. S’ils sont obligés de s’en occuper, ils le font à contrecœur et avec dégoût ; ils ont ces choses comme s’ils ne les avaient pas ; ils les possèdent sans les posséder.

Constatons encore des degrés et des différences. Bien que tous nos sens soient en liaison avec le corps, certains sont plus matériels, comme le tact, l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût. D’autres tiennent moins du corps, comme la mémoire, l’intelligence, la volonté. C’est où l’âme s’exerce qu’elle est puissante. Les hommes pieux, s’étant dirigés de toute la force de leur âme vers les objets les plus étrangers aux sens grossiers, arrivent à émousser ceux-ci et les annihilent, alors que le vulgaire s’en sert fort bien et n’est pas fort sur le reste. N’avons-nous pas entendu dire que des saints ont pu boire de l’huile pour du vin ? En outre, parmi les passions de l’âme, certaines dépendent plus étroitement de la grossièreté du corps, comme l’appétit charnel, le besoin de la nourriture et du sommeil, la colère, l’orgueil, l’envie. La piété leur fait énergiquement la guerre, tandis que le vulgaire ne saurait s’en passer pour vivre.

Il est ensuite des passions moyennes et comme naturelles, telles que l’amour de sa patrie, la tendresse pour ses enfants, ses parents, ses amis. Le commun des hommes s’y laisse aller ; mais les gens pieux travaillent à les déraciner de leur cœur, ou bien à les élever jusqu’au sommet de l’âme. Ils aiment leur père, non en tant que père, car il n’a engendré que leur corps, lequel même leur vient du Père divin, mais pour être un honnête homme en qui brille à leurs yeux l’image de cette suprême intelligence qui les appelle au souverain bien, et hors de laquelle ils ne voient rien à aimer et à désirer. C’est sur cette règle qu’ils mesurent tous les devoirs de la vie. Si l’on ne doit pas toujours mépriser les choses visibles, on doit du moins les considérer comme infiniment inférieures aux choses invisibles. Ils disent encore que, dans les sacrements même et les exercices de piété, se retrouve la distinction du corps et de l’esprit. Dans le jeûne, par exemple, ils attribuent peu de mérite à l’abstinence des viandes et d’un repas, ce qui pour le vulgaire constitue l’essentiel du jeûne. Ils veulent qu’en même temps les passions subissent un retranchement, que l’emportement et l’orgueil soient refrénés, de telle sorte qu’étant moins surchargé par le poids du corps l’esprit parvienne à goûter et à posséder les biens célestes.

Il en va de même pour la messe. Sans dédaigner, disent-ils, l’extérieur des cérémonies, ils le regardent comme médiocrement utile, ou même pernicieux, s’il ne s’y mêle un élément spirituel que ces signes visibles représentent. La messe figure la mort du Christ, que les fidèles doivent reproduire en eux en domptant, éteignant, ensevelissant, si l’on peut dire, les passions du corps, afin de renaître d’une vie nouvelle et ne faire tous ensemble qu’un avec Lui. Ainsi pense, ainsi agit l’homme pieux. La foule, au contraire, ne voit dans le sacrifice de la messe que d’être présente devant l’autel, le plus près possible, d’entendre des chants et d’assister, en outre, à de menues cérémonies.

Je viens de donner quelques exemples ; mais c’est dans l’ensemble de sa vie que l’homme pieux se tient à l’écart des choses corporelles, et prend son essor vers celles de l’éternité, spirituelles et invisibles. C’est donc un désaccord continuel entre des esprits qui se font mutuellement l’effet d’être insensés : mais le mot, à mon avis, s’applique plus exactement aux gens pieux.