Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 87-90).

LXV. — Mais il serait insensé de poursuivre ; ce vaste sujet ne tiendrait même pas dans les volumes de Chrysippe et de Didyme. Je voulais seulement, en vous montrant ce que se permettent les divins docteurs, obtenir votre indulgence pour une théologienne de bois de figuier, lorsqu’elle vous présente des citations un peu risquées.

Revenons à saint Paul. « Vous supportez aisément les fous », dit-il de lui-même, et plus loin : « Acceptez-moi comme un fou » ; puis : « Je ne parle pas selon Dieu, mais comme si j’étais fou » ; et encore : « Nous sommes fous pour le Christ. » Que d’éloges de la Folie, et dans quelle bouche ! Il va plus loin et la prescrit comme indispensable au salut : « Que celui d’entre vous qui paraît sage devienne fou pour être sage ! » Dans saint Luc, Jésus ne donne-t-il pas le nom de fous aux deux disciples qu’il a rejoints sur le chemin d’Emmaüs ? Et peut-on s’en étonner, puisque notre saint Paul attribue à Dieu lui-même un grain de folie ? « La folie de Dieu, dit-il, est plus sage que la sagesse des hommes. » Origène explique, il est vrai, que cette folie ne saurait être mesurée par l’intelligence humaine, ce qui s’accorde à ceci : « La parole de la Croix est folie pour les hommes qui passent ».

Mais pourquoi se fatiguer à tant de témoignages ? Le Christ, dans les psaumes sacrés, dit à son Père : « Vous connaissez ma folie. » D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que les fous ont toujours été chers à Dieu, et voici pourquoi. Les princes se méfient des gens trop sensés et les ont en horreur, comme faisait, par exemple, César pour Brutus et Cassius, alors qu’il ne redoutait rien d’Antoine, l’ivrogne. Sénèque était suspect à Néron, Platon à Denys, les tyrans n’aimant que les esprits grossiers et peu perspicaces. De même le Christ déteste et ne cesse de réprouver ces sages qui se fient à leurs propres lumières. Saint Paul l’affirme sans ambages : « Dieu a choisi ce qui, pour le monde, est folie », et encore : « Dieu a voulu sauver le monde par la Folie », puisqu’il ne pouvait le rétablir par la Sagesse. Dieu lui-même l’exprime assez par la bouche du prophète : « Je perdrai la sagesse du sage et je condamnerai la prudence des prudents. » Il va jusqu’à se féliciter d’avoir caché aux sages le mystère du salut et de ne l’avoir révélé qu’aux tout petits, c’est-à-dire aux fous ; car, dans le grec, pour indiquer les tout petits, c’est le mot « insensé » qui s’oppose au mot « sage ». Ajoutons tous les passages de l’Évangile où le Christ poursuit sans relâche les pharisiens, les scribes et les docteurs de la Loi, tutélaire pour la foule ignorante. Que signifient ses paroles : « Malheur à vous, scribes et pharisiens ! » sinon : « Sages, malheur à vous ! »

Sa compagnie de prédilection est celle des petits enfants, des femmes et des pêcheurs. Même parmi les bêtes, il préfère celles qui s’éloignent le plus de la prudence du renard. Aussi choisit-il l’âne pour monture, quand il aurait pu, s’il avait voulu, cheminer sur le dos d’un lion ! Le Saint-Esprit est descendu sous la forme d’une colombe, non d’un aigle ou d’un milan. L’Écriture sainte fait mention fréquente de cerfs, de faons, d’agneaux. Et notez que le Christ appelle ses brebis ceux des siens qu’il destine à l’immortelle vie. Or, aucun animal n’est plus sot ; Aristote assure que le proverbe « tête de brebis », tiré de la stupidité de cette bête, s’applique comme une injure à tous les gens ineptes et bornés. Tel est le troupeau dont le Christ se déclare le pasteur. Il lui plaît de se faire appeler agneau lui-même, C’est ainsi que le désigne saint Jean : « Voici l’agneau de Dieu ! » et c’est la plus fréquente expression de l’Apocalypse.

Que signifie tout cela sinon que la folie existe chez tous les mortels, même dans la piété ? Le Christ lui-même, pour secourir cette folie, et bien qu’il fût la sagesse du Père, a consenti à en accepter sa part, le jour où il a revêtu la nature humaine et « s’est montré sous l’aspect d’un homme », ou quand il s’est fait péché pour remédier aux péchés. Il n’a voulu y remédier que par la folie de la Croix, à l’aide d’apôtres ignorants et grossiers ; il leur recommande avec soin la Folie, en les détournant de la Sagesse, puisqu’il leur propose en exemple les enfants, les lis, le grain de sénevé, les passereaux, tout ce qui est inintelligent et sans raison, tout ce qui vit sans artifice ni souci et n’a pour guide que la Nature.

Il les avertit de ne pas s’inquiéter, s’ils ont à discourir devant les tribunaux ; il leur interdit de se préoccuper du temps et du moment et même de se fier à leur prudence, pour ne dépendre absolument que de lui seul.

Voilà pourquoi Dieu, lorsqu’il créa le monde, défendit de goûter à l’arbre de la Science, comme si la Science était le poison du bonheur. Saint Paul la rejette ouvertement, comme pernicieuse et nourricière d’orgueil ; et saint Bernard le suit sans doute, lorsque, ayant à désigner la montagne où siège Lucifer, il l’appelle : Montagne de la Science.

Voici sans doute une preuve qu’il ne faut pas oublier. La Folie trouve grâce dans le Ciel, puisqu’elle obtient seule la rémission des péchés, alors que le sage n’est point pardonné. C’est pour cela que ceux qui demandent miséricorde, même ayant péché consciemment, invoquent le prétexte et le patronage de la Folie. Tel Aaron, si mon souvenir est exact, implore au livre des Nombres la grâce de sa femme : « Je vous en supplie, Seigneur, ne nous imputez point ce péché que nous avons commis par folie. » C’est ainsi que Saül excuse sa faute auprès de David : « Il apparaît, dit-il, que j’ai agi comme un fou » Et David, à son tour, sollicite le Seigneur : « Je vous prie, Seigneur, de décharger votre serviteur de son iniquité, parce que j’ai agi follement. » C’est qu’il ne pouvait demander grâce qu’en plaidant la folie et l’égarement. Mais voici qui est plus pressant ; c’est la prière pour ses ennemis que fait le Christ en croix : « Père, pardonnez-leur ! » La seule excuse qu’il invoque pour eux est l’inconscience : « Parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. » Saint Paul pareillement écrit à Timothée : « Si j’ai obtenu la miséricorde de Dieu, c’est que j’ai agi par ignorance dans mon incrédulité. » Qu’est-ce à dire « par ignorance » ? qu’il a péché par folie, non par malice. Que signifie : « Si j’ai obtenu miséricorde », sinon qu’il ne l’eût pas obtenue, s’il ne se fût réclamé de la Folie ? Il est des nôtres, le mystique auteur des Psaumes, que j’ai omis de citer en son lieu : « Oubliez les fautes de ma jeunesse et mes ignorances. » Vous entendez sa double excuse : son âge, dont je suis toujours la compagne, et les ignorances dont le nombre immense montre toute la force de sa folie.